ART

Tous les métiers, aujourd'hui, exigent de tout impétrant qu'il exhibe, dès l'entrée, ses diplômes. L'art reste une des dernières échappatoires des charlatans, où ils peuvent exercer leurs lubies, sans s'exposer en permanence au risque d'un contrôle inopiné par des inspecteurs orthographiques ou symphoniques. Produire des unités de mesure n'est pas un secteur porteur ; il est moins que secondaire, moins que primaire ; il prétend donner un sens à l'extraction et à la métamorphose de matières. Avec les chameliers, les poètes seront déclarés déserteurs par le mobilisateur mécanique.

P.H.I.



 


Noblesse

L'art est la faculté de créer un rythme s'écartant du visible. Mais c'est la définition même d'aristocratisme en action ! Il manque aujourd'hui à l'artiste l'expérience des mansardes ou des bagnes, pour que sa langue atteigne à une dignité patricienne. Vivre en marge des autres et au centre de soi-même - les plébéiens font l'inverse !
VALOIR

Intelligence

Jadis, une œuvre se découvrait intelligente après coup, par subtile déduction ou par un effet de bord insignifiant. Aujourd'hui, cette ambition s'affiche comme un fait préliminaire, nullement propagé par le mot flasque, au misérable souffle. L'intelligence fuit l'art pour n'être plus qu'artificielle, exposant, criards et rutilants, ses rouages sans liens imprévus.
VALOIR

Solitude

Tant que l'art durera, aucune solitude ne sera absolue. Il crée des contemporains compatissants à travers des siècles et des langues sans aucune chance de contact entre eux, hors de l'art. L'art naît de la conscience, que le dit n'a pas d'oreilles, le fait - pas d'yeux, l'entendu - pas de bouche, le pleuré - pas de vie, le pensé - pas de juge.
VALOIR

Souffrance

De tous les temps, il existaient l'art des repus et l'art des souffrants, l'amusement et la musique. L'amuseur public l'emporta largement sur les muses pleureuses. La souffrance projetait de la gravité sur les classiques, de la stridence sur les romantiques. Elle disparut des écrans de notre siècle échotier, au service de l'allégresse.
DEVOIR

Russie

Dans les pays harmonieux, l'art découle des impératifs de la logique de l'offre-demande. Dans des pays en loques, telle la Russie, il n'est qu'un luxueux intrus, entretenu par des non-solvables. L'exemple russe prouve que, dans l'art, plus de place on laisse à l'homme, plus cela donne de l'art pour l'art, c'est-à-dire débarrassé des hommes.
DEVOIR

Action

Chaque fois que l'art se consacre à l'action, il en ressort le fond de l'état civil, les moyens du travail journalier et la forme du journalisme. L'employeur naturel de l'art, Apollon, passa au service de Hermès. De l'art conceptuel on en vint à l'art fonctionnel, agissant, exécutant des tâches subalternes dans un corps social équilibré par le marchandage.
DEVOIR

Cité

La caverne a bien connu l'art balbutiant, mais c'est la cité qui le porta au stade articulé. Le mécène créa la longévité artistique, car le remords des tyrans les rendait sensibles à la beauté et déliait leur bourse à la convoitise de l'artiste affamé. La démocratie, avec sa conscience tranquille et son culte de l'argent mérité, sonna le glas de la création gratuite.
DEVOIR

Proximité

Personne ne sait si Dieu est en nous ou dans l'infini. La vie pratique le situe quelque part entre le muscle et la cervelle, et l'art fait de Son éloignement un prétexte pour chercher Sa proximité. Ce n'est pas Son magnétisme qui Le dévoile, mais la sensation que toute autre attirance le cède en priorité à la Sienne.
VOULOIR

Ironie

Le sérieux de l'art est dans la foi en l'authenticité de ses sources, son ironie - dans la résignation devant l'inaccessibilité de ses buts. Le reste n'est que ludique, question de mesures et d'écoute de règles. L'Europe artistique est née dans l'ironie impondérable de bohème et meurt dans le souci pataud de barèmes.
VOULOIR

Amour

Quand on aime, la vie devient un art. Le poète rêve, que son art prenne l'épaisseur d'une vie. La belle rencontre de ces mutations se fait dans l'artiste amoureux. L'art existera, tant qu'on aura besoin de chanter l'amour au lieu de le narrer, de le détacher du sol au lieu de le soupeser avec des balances de ce jour.
VOULOIR

Doute

L'art et la science, dans leurs racines et leurs aspirations vers le haut, sont chargés du doute, mais on ne les apprécie que pour la certitude de leurs fruits attirés vers le bas. Toute clarté, dans l'art, est de l'impuissance, de l'incapacité de s'ouvrir à d'autres langages ou d'atteindre une autre altitude, un arrêt au milieu de son temps.
VOULOIR

Mot

Le plus complet des arts, comprenant les couleurs, les sons et la plastique, est l'art du mot. Le seul, où la fonction de traducteur est aussi noble que celle de créateur ; le premier s'occupe de paysages, le second - de climats. Le mot idéal doit son volume à sa présence simultanée en étendue, en profondeur et en hauteur. Une seule absence peut l'annuler.
POUVOIR

Vérité

L'art est ce qui rend la vérité aimable. Il est la grâce et non pas le corps, l'allure et non pas la distance, le climat et non pas la récolte. Sans l'art, toutes les vérités seraient soit déjà cataloguées soit préprogrammées dans un langage déjà spécifié. Dans l'inattendu, l'art n'a plus de complices ; la vérité des codes est la seule mode.
POUVOIR

Bien

L'art, qui se désintéresse du bien, peut être bon pour des anthologies, il ne pourra pas servir d'apologie à une vie vouée à l'échec. Le bien est, il ne se fait pas. N'importe quel mufle peut être sûr d'en faire, il s'agit de le vivre et le fond de cette sensation s'appelle la honte : pour mes muscles trop prompts, pour ma cervelle trop calculatrice, pour ma plume trop sereine.
POUVOIR

Hommes

Même l'art ne peut plus servir de refuge à l'homme, envahi par les hommes. On devra bientôt accrocher des badges aux pinceaux et plumes pour les distinguer des balais et tournevis. La possibilité de l'art sur une île déserte est le seul motif pour fuir les attentes des hommes et cingler vers l'attente de l'homme naufragé.
POUVOIR
 

 


 

La vérité ou la justice sont, littérairement parlant, des cibles médiocres. L'art devrait réserver ses flèches à ce qui se cache. Le pointage et le bandage font un bon archer. Viser haut, le souffle coupé. « Vivre tendu en permanence comme une flèche toujours prête à jaillir à la recherche d'une cible » - Ortega y Gasset - « Vivir en perpetua tensión como una flecha dispuesta siempre a salir lanzada en busca del blanco ».

Tout réduire à une seule facette de la vie - au mystère, au problème ou à la solution - c'est être un homme unidimensionnel, monoglotte, sédentaire. L'intelligence, la richesse et le tempérament d'artiste se reconnaissent dans l'entrain des passages d'un plan à un autre. « L'artiste est celui qui, d'une solution, peut produire un mystère »** - K.Kraus - « Künstler ist nur einer, der aus der Lösung ein Rätsel machen kann ».

Trois approches de l'écriture : par l'opinion, pour le trémoussement et près de la hauteur. Se manifester, se fêter, s'effacer.

Penser = produire du vrai - une des plus mornes équations de l'ère moderne. Sentir = faiblir d'esprit - est sa réciproque. Penser, dans l'art, c'est savoir mettre en valeur nos faiblesses. La pensée rend les sentiments plus déliés ; elle est une nécessité physiologique, et s'en libérer n'honore guère le sentiment. À l'écrivain, le registre des syllogismes doit être aussi familier que celui des véhémences ou des pâmoisons.

Le bon style, ce ne sont ni les yeux ni la vision ni même le regard, mais l'une des facettes du talent, la seconde résumant l'ouïe et l'entendement. Mais le génie serait plutôt la technique que l'imagination, plutôt le mot que l'idée.

Les métaphores sont une marchandise (matière première pour les uns, produit clé-en-main pour les autres), dont la demande, aujourd'hui, chuta spectaculairement (et l'offre suivit servilement). C'est l'aubaine pour celui qui s'obstine à produire des perles en pure perte, sans peur de rengaine ni de contrefaçon, pour celui qui peut se passer de la réalité. Je sais que « le destin funeste de la métaphore - la chute dans le réel »*** - Baudrillard - comme toute aléthéia poétique aboutit, tôt ou tard, à une doxa prosaïque.

Les expériences extatiques de l'esprit doivent servir à peindre les états de l'âme – le devenir artistique au service de l'être organique.

Couler en bronze ses pensées, pour qu'on n'en puisse pas défalquer la moindre virgule ? Ils pensent, que c'est très intelligent et digne. La seule chose, à laquelle je tiendrais, moi, et encore, c'est de retrouver le lendemain parmi mes mots en cendres quelques points d'exclamation non éteints.

L'écriture banale : un amas de choses sous la main dont la plume scrute les frontières. L'écriture doctrinale : un moule imposé au contenu ou aux contours. L'écriture paradoxale : partir des frontières dans le vide, dont on remplit les régions contigües inexplorées. Étreintes, empreintes, contraintes.

Tout l'art est dans le parcours (imaginaire) du grain à l'arbre. J'ai beau n'évoquer que des rameaux, des fleurs ou des ombres, on doit pouvoir remonter au grain et deviner l'arbre. L'art classique, c'est se concentrer aux extrémités ; l'art romantique, c'est se réfugier dans les ramages. La sensation d'éternité, le sentiment qu'il me reste peu de temps à vivre.

La création, c'est la rencontre de la pesanteur et de la grâce, d'où la grâce sorte vainqueur. Triomphe du pneumatique sur le grammatique. « L'art est le regard sur le monde dans l'état de grâce »** - H.Hesse - « Kunst ist Betrachtung der Welt im Zustand der Gnade ». On peut même s'y passer de monde. Le regard est un tableau ou une musique, naissant dans mon âme, et la création en est un écho, tourné vers l'âme elle-même. Et il est sans importance si l'âme a, face à elle, le monde, le néant ou mon propre visage.

L'art aura été le dernier lieu de la persistance de l'humain dans les affaires des hommes. La palpitation se parque dans des gymnases et fuit le Verbe. Le souci du siècle est de ne vénérer le Logos saignant qu'en tant qu'un concept logopédique, coloristique ou culinaire.

On est en présence de l'art, lorsque la verticalité (l'individualité) l'emporte sur l'horizontalité (l'historicité). Le non-artiste est tout entier dans la projection sur la platitude.

Le rêve de tout artiste : peindre un tableau apollinien d'une fête dionysiaque - être absent dans ce qui m'est le plus cher. Et comme le rêve, cette ambition ne connut jamais de succès.

La philosophie ne formula jamais rien de sérieux sur la logique ; en revanche, elle a son mot à dire sur la poésie, à commencer par reconnaître, que ses propres moyens, pour traiter ses seuls domaines légitimes - la consolation et le langage - ne peuvent être que de nature poétique. Et elle devrait faire taire la vieille antienne : la Sorbonne n'a aucun droit sur le Parnasse - Sorbonnae nullum jus in Parnasso

Un style parfait : faire sentir la matière des sentiments, en ne maniant que la géométrie des images. Un mauvais style : ne voir que la géométrie. Pas de style du tout : n'exhiber que de la matière.

Le style naît de la sensation du contact maîtrisé avec le matériau - mot, marbre, couleur. Il se perd, quand seuls le cerveau ou la chose guident ta main. « Être maître de son propre style n'est pas assez ; il faut que le style soit maître des choses »*** - Leopardi - « Non basta che lo scrittore sia padrone del proprio stile. Bisogna che lo stile sia padrone delle cose ».

Le style est la maîtrise du passage du fond à la forme. Le talent et l'intelligence mènent à la naissance imprévisible d'un fond insondable au milieu d'une forme maîtrisée.

Le style émerge davantage des facilités évitées que des difficultés vaincues. Aujourd'hui, la chose la plus facile est la négation ; et la meilleure contrainte est peut-être la négation de la négation, la résignation, le divorce définitif entre le nez et la cervelle.

Le décalage horaire entre le style et la pensée. D'où les artistes, soleils sans aiguilles ni cadran, ou les cuistres, cadrans et aiguilles sans soleil. Les premiers vivent d'empreintes, les seconds d'enregistrements. Le culte du style (juste ! ) est la meilleure preuve d'insignifiance de toute pensée.

Les signes les plus faciles à manipuler en littérature sont le plus et le moins et le plus difficile - l'égalité, ou l'unification d'arbres, ou l'anagramme conceptuelle, l'art de substitution de feuilles ou de branches. Jardin ou forêt opposés à l'arbre.

Il peut y avoir un bon style de présence de l'auteur comme un bon style de son absence. Quand on déclare, qu'il vaut mieux laisser la Nature et l'Éternité agir à la place de l'auteur, agissent, le plus souvent, la matière et la géométrie.

Sans déséquilibre initial - pas de poésie ; sans équilibre final - pas de beauté. « Les étoiles ne se reflètent que dans des eaux sans trouble » - proverbe chinois. La poésie est l'art de porter, d'entretenir le vertige des chutes ou des essors, les pieds sur une corde raide, les mains sur la charge salvatrice de la première émotion.

Nous avons deux types de cordes : pour produire notre propre harmonie ou pour réagir, en écho, aux mélodies des autres. Les premières se logent plus près des yeux, les secondes - de l'oreille. On ne peut devenir artiste que si l'on sait s'ausculter. Si l'on sait transformer un regard en un son. Si l'on est auteur : « Tout fourmille de commentaires ; d'auteurs, il en est grand'cherté » - Montaigne.

Dans l'écriture il y a deux actions indispensables : dessiner des voûtes et faire entendre sa voix, qui s'y répercute. Être à la fois architecte et - chanteur, tribun, oracle, théurge, momie. Dans le vide – créer un auditoire.

L'art n'est qu'une illusion de plus d'une vie justifiée (seul le savoir des sciences mathématisables n'est pas illusion). Cette illusion se dissipe par deux certitudes opposées : la fausse - l'artiste communiquerait avec l'éternité, et la vraie - l'artiste ne vaincrait que les contraintes d'un langage. Et c'est pour entretenir l'illusion ténue, que l'artiste, même l'artiste du souterrain, a besoin du spectateur ou du lecteur.

Devant une feuille blanche, j'ai beau m'accrocher à ma cervelle et déverser mon âme, au bout du compte je vois, que ce que j'aimerais surtout que l'on reconnût - c'est mon visage. À travers les carreaux des vitrages et les barreaux de ma cage.

Vu d'en bas, la poésie, c'est l'imposture d'une perspective sans mouvements latéraux et d'une hauteur dédaignant le volume. Semblable à la lecture de l'Histoire, à l'horizontale d'une destinée individuelle. En tout cas, « la poésie est plus haute que l'Histoire, car la première peint le général, tandis que la seconde narre le particulier » - Aristote. Mais ce qui compte, c'est que la poésie brille par la qualité de la peinture et non pas par la généralité ; et l'Histoire est fade à cause du genre narratif lui-même et non pas à cause des particularismes.

Le but ultime de l'art : que mon image s'anime. Elle peut le devoir à la profondeur apollinienne ou à la hauteur dionysiaque, à l'interprétation ou à la représentation. Mais quand je touche aux deux, j'arrive à l'extase, à la naissance d'un style : l'ivresse en accord avec l'équilibre. Ek-stasis - se tenir au-delà, être en accord avec le soi inconnaissable, se faire son souffle, traduire son âme : « L'âme des choses est insufflée par le style » - V.Rozanov - « Стиль есть душа вещей ».

L'art : ne pas raconter, mais chanter le monde ; ne pas faire marcher, mais danser les images ; ne pas frapper les cibles, mais apprendre à tendre la corde ; ne pas calculer la joie, les yeux ouverts, mais la rêver, les yeux fermés.

Quand je sens, que tout objet peut servir de support pour les épanchements les plus intimes, je touche au mystère de l'art. Et quand j'en fais, machinalement ou naïvement, le centre, je m'aperçois vite de ma méprise.

Avec un vrai artiste, plus il tranche en faveur de l'art palpitant, face à la vie stagnante, plus on vénère la vie, qui s'y naît, harmonieuse ou mystérieuse. La musique y anime les deux. Avec les tâcherons, et l'art et la vie sont banals, sans musique : dans la vie règne l'ennui bruyant, et dans l'art - le chaos silencieux.

Le plus vivant en nous se passe de formes et de cadences apprises, se plaît dans un chaos vocal, ressenti comme bruit, par une inertie mécanique, ou comme musique, par une création organique. Par une oreille routinière, la sortie de l'inertie sera interprétée comme un mensonge de culture ou une barbarie de nature. L'art s'unifie avec la vie, lorsque la part de la musique, entendue dans une vie profonde ou créée dans une poésie haute, est la même.

L'écrit bête évoque des questions à réponse unique ; l'écrit médiocre énumère des réponses plausibles aux questions communes ; le bel écrit se forme dans le style des questions paradoxales, auxquelles chaque lecteur apportera sa réponse enthousiaste ou se taira, indifférent.

La culture n'est ni l'art ni l'éthique. Elle est la maîtrise, ou au moins la curiosité, du connaissable dans la vie et la vénération, ou au moins la reconnaissance, de son inconnaissable.

Tous ces chercheurs de l'intact et du neuf finissent par reproduire, à leur insu, des branches banales d'un arbre littéraire. Sans l'humilité des racines aveugles et irrésistibles, sans le vertige des faîtes vulnérables et inféconds - la littérature n'a pas plus de sens que l'agriculture.

Une culture grandit par la part de l'irrationnel qu'elle comporte, une civilisation - par la part du rationnel. « La culture est organique, la civilisation - mécanique » - O.Spengler - « Kultur ist organisch, Zivilisation - mechanisch ». Le poète s'opposera toujours au robot, comme le mechanicus, l'homme des protocoles, s'opposait jadis à l'Orateur, à l'homme de la parole (Nicolas de Cuse).

Le bon écrivain attend un moment sans enthousiasme pour mieux le recréer sur une page : de l'euphonie à l'euphorie. Le mauvais ne prend la plume que dans un état exalté et la page se chiffonne, sans qu'un bon rythme des mots y soit pour quelque chose : de l'euphorie à la cacophonie. Dans ce monde avachi, la beauté paisible semble être fourbue ; on ne peut plus compter que sur le frisson.

Il y a bien trois catégories d'écrivains : du départ (commencement, genèse), du parcours (structures, devenir), de l'arrivée (être, finalités) - les pensifs, les poussifs, les pontifes. L'impasse ou l'égarement les guettent tous au même degré, mais seuls les premiers en font l'aveu et même leur profession.

Me sentir tragique et le peindre en comique. Tendre vers le comique et susciter le tragique. Tel est le prix de mon goût des contrastes, se réconciliant sur un même axe, voué à la même intensité.

Ce qui rend particulièrement sceptique, face à la tyrannie des pensées, c'est qu'une défectuosité de forme est ressentie, le plus souvent, comme une défectuosité de fond, mais la qualité de fond rattrape rarement la faiblesse de forme.

Créer, en français, c'est tout simplement interpréter, dans les deux sens : musical et logique. L'acte de traduction, qui affiche ses lettres de noblesse.

L'artiste est celui qui s'inspire de belles choses pour créer de belles représentations. Mais on ne parvient jamais à représenter les belles choses, et les belles représentations ne renvoient qu'aux choses imprévues. L'art accompli, c'est l'homme imaginaire moins les choses réelles (F.Bacon fut un mauvais arithméticien : « l'art est l'homme ajouté à la nature » - « ars, homo additus naturae »), l'art acosmique. Et l'interprétation n'y serait pas de l'addition, mais de l'unification d'arbres.

Les moyens de l'art - l'abduction ; le but de l'art - la séduction ; les contraintes de l'art - la traduction. L'artiste est un phénomène de la conductivité. « Au préfixe près, il n'y a de philosophie que de la Duction : la déduction, dans l'aire logico-mathématique ; l'induction, dans le champ expérimental ; la production, dans les domaines de pratique ; la traduction, dans l'espace des textes » - M.Serres.

L'artiste, c'est le présent vivant du passé ; le journaliste - l'avenir schématique du présent ; le philosophe - le passé mystérieux du présent, l'attouchement à la source, la justification de la poésie.

Trois types d'écrivain-fontaine : ceux qui épluchent leur mémoire, ceux qui relatent un paysage, ceux qui répandent leur climat. Inventaire, invention, initiation.

Trois races d'écrivain-éponge : ceux qui s'adressent aux contemporains (solution temporelle), aux pairs (problème spatial), à soi-même (mystère vital). Le message universel ne naît que chez les derniers : Nietzsche, Valéry, Cioran. Et leurs morts, étrangement espacées chaque fois d'un demi-siècle précis…

On comprend ce qu'est un bon écrivain, en confrontant les plaisirs comparables à la lecture de Nietzsche ou de Valéry : le premier écrit avec son corps, sans se soucier du mental ; le second occulte le corps et ne fait que sonder les états mentaux, mais j'y retrouve le même homme, hors tout cadre temporel ou spatial, l'homme seul, résumant tout l'univers.

Trois sortes de bons écrivains : ceux qui font défiler beaucoup de choses, et dans toutes on devine un beau regard d'homme ; ceux qui n'exhibent qu'eux-mêmes, mais on arrive à y reconstituer le regard sur beaucoup de choses ; ceux, enfin, dont le regard donne rendez-vous au vôtre à une hauteur inaccessible aux choses. Quant aux mauvais, le plus décevant spécimen est celui qui nous laisse trop longtemps en tête-à-tête avec des choses.

Ne crois pas le poète, qui dit que tout lui est merveilleux. Le poète doit être absent du non-merveilleux, comme le saint l'est du non divin et le héros - du non grand.

Une règle du noviciat dans l'écurie de Pégase : le premier geste est toujours une ruade. Contre ceux qui caracolent déjà, mais sans panache.

L'écriture ne doit pas être vécue comme une revanche des défaites de la vie (« Les écrivains ne réussissent leurs livres que dans la mesure, où ils ont raté leur vie » - P.Morand), mais une défaite de plus, une défaite glorieuse.

Pour un non-artiste, l'univers est ce qui dicte ses choix ; pour un écrivain, l'univers est ce qui s'anime autour de son livre.

Tenir au sacré dans l'art est une question de goût : tout souffle d'ailleurs justifie une part du salé ou de l'amer dans mes effusions ; sans le sacré il ne reste que du sucré, quand ce n'est de l'insipide, à l'usage des agueusiques.

La sensation du novice : la vie est pleine, la plume n'a qu'à l'écouter. Signe que la vie est passée dans ta plume : la sensation que l'écriture précède la vie.

Avec les mots, notes ou coups de pinceau on ne fait que tenter de se greffer à la vie. L'art est la merveille des greffes réussies, mais on ne sait jamais de quoi il est plus proche : de la vie ou de la greffe.

Le secret de la supériorité de l'écriture sur la vie : où trouver, dans la vie, des équivalents des parenthèses, des guillemets, des points de suspension ? Avec la certitude de son point final, la vie coupe toute verve ironique.

Sur l'influence des astres dans la littérature - on distingue nettement quatre types d'écriture : matinale, diurne, vespérale, nocturne. Cultivant l'espoir, la clarté, la chute ou le songe. Naissant de la paresse, de l'action, de la mélancolie ou de l'insomnie. Vivant hors lumière, surgissent des inclassables : Homère, Milton, Joyce, Borgès ; hors mélodie : Beethoven, Goya.

L'artiste est celui qui voit une distorsion imposée dans l'acte et une droiture imposante dans le mot, il devrait donc être et philosophe et poète.

Je n'apprécie pas la verticalité de la lumière de midi, si chère à Nietzsche, je tiens à la verticalité des ombres, que réussissent le mieux les matinaux, ceux qui vivent des commencements. L'école romantique qualifiait de penseurs matinaux - les pré-socratiques, ce qui est un beau compliment.

L'art ne devrait pas être une revanche d'un ratage passager dans mes pulsions ou mon métier, mais il doit s'inspirer du constat, que toute vie, non rythmée par l'art, ne peut être qu'un ratage définitif.

Ni confessions ni testaments ni catéchèses – mais la musique ! Faite de soupirs, d'élans, de silences. L'état d'âme – le point d'arrivée. Ambition d'artiste.

Tous les pré-socratiques furent des poètes, l'hexamètre et non pas le syllogisme est leur élément naturel. Platon commença à injecter de la prose discursive dans l'écrit rhapsodique, qui aurait dû rester essentiellement poétique, pour faire parler nos sens, et le fastidieux Aristote acheva cette chute vers un verbalisme insipide du bon sens.

Le sentiment esthétique est statique, et l'art est la transposition de la dynamicité des choses en staticité des images. Garder l'immobilité des représentations est une qualité divine, vouloir traduire en bougeotte activiste ce qui, dans l'âme, témoigne de l'intemporel et de l'immuable, est mesquin, sans être diabolique. « Ne se prête au chant initiatique que l'unique, le sauvé du flux des choses » - H.Broch - « Nur das Einmalige, das aus dem Fluß der Dinge herausgerettet ist, öffnet sich zum richtunggebenden Gesang ».

Aucune représentation, aucune interprétation du soi inconnu n'est possible, et l'on veut pourtant en entériner l'irrécusable présence. Il semblerait que les seuls exercices passablement réussis relèvent de la poésie, mais au prix d'un certain hermétisme : « L'obscurité qu'on reproche à la poésie ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit qu'elle explore, nuit du mystère, où baigne l'âme humaine »* - Saint-John Perse.

La musique est le plus anti-philosophique des arts, puisqu'elle ignore la priorité absolue de la consolation et nous laisse un libre choix entre l'abattement et l'enthousiasme. Mais son mérite est de nous mettre immédiatement sur l'axe désespoir-espérance, car tous les autres s'y réduisent, par un travail implacable de l'esprit. La musique nous épargne ce travail et nous laisse en compagnie de l'âme.

Deux conflits polissent une œuvre : entre le fond et la forme et entre la forme et la matière. Quand on comprend, que le premier se réduit au second, on a des chances de devenir artiste. Non seulement « la matière aspire à la forme » - Aristote, mais la forme appelle et déconstruit le fond (Gestalttheorie).

Sur le dernier pas, laissé aux lecteurs : je leur tends un rameau, qu'ils en fassent un oiseau, un arbre ou une saison. Mais il y a toujours le risque, qu'on le prenne pour un déchet, un outil ou une arme. Le regard qui croie et s'éploie, face aux yeux qui croient et se ploient.

Les sources du beau sont en nous, mais nos traductions n'étant pas en chaque occasion assez artistiques, devant le beau réussi des autres nous éprouvons l'envie de nous taire, d'arrêter notre discours sans grâce et, confus, de nous reconnaître, enfin, dans la production d'un autre. C'est, je crois, un sens possible du « le beau désespère » de Valéry. Un autre serait la sensation de chute de la trajectoire artistique : de la loi de l'être vers le hasard du devenir, à l'opposé de la science : du hasard de l'être vers la loi du devenir - le vrai rassure.

Toute bonne lecture est de nature érotique : dès que je ne veux que comprendre ce que je recherche, je suis frappé de honte ou d'impuissance. Chez les autres, je me découvre des pulsions de voyeur ou me comporte comme dans un lupanar. « Ta bibliothèque est ton harem » - Emerson - « A man's library is a sort of harem ». Livre comme visée, à l'usage des chasseurs (Artémis précédant Aphrodite et même Athéna), ou livre initiateur du premier pas, protecteur de l'intouchable.

La naïveté fatale de Cioran - mettre dans le dernier pas l'essence de ses boutades. Et en plus, son dernier pas est toujours une constante, une chute ; cette monotonie géométrique est épargnée aux adeptes des commencements elliptiques, chargés de variables et aux trajectoires imprévisibles, que chacun retrace, en fonction de ses tangentes, suicidaires ou jouissives.

Jadis, pour comprendre un artiste d'une civilisation lointaine, il fallait remonter aux sources mystérieuses de toute création et revivre l'extase de la découverte. Aujourd'hui, dans ce monde devenu village, les sources courantes sont communes, superficielles, bien canalisées, à pression constante et au débit pré-calculé.

Le vrai casse-tête de l'écrivain n'est pas pour qui on écrit, mais qui écrit et à qui on se confie. L'esprit vaniteux ou l'âme pécheresse – tels sont les candidats à la paternité. Le premier ne peut avoir qu'un seul auditoire – les hommes ; mais la seconde n'a même pas son langage à elle. L'âme n'émet qu'une musique, et elle se fie à l'esprit, qui est son seul véritable public et confesseur. L'âme nue inspire la pitié, le dégoût ou l'angoisse ; et l'esprit en deviendra complice, bourreau ou imposteur, ou tous à la fois. Dans le pire des cas, il se prendra pour juge, il exhibera des aveux, rédigera des verdicts ou trouvera des excuses procédurales ou des circonstances atténuantes. Les confessions, genre le plus mensonger.

Le talent ne contient en soi ni palettes ni rimes ni gammes ni images ; on ne les découvre que dans ses productions ; il est une pure relation entre le mystère du fond et le mystère de la forme. Un seul de ces mystères vous manque, et vous n'êtes plus artiste.

Au début on pense, que les livres peuvent apporter des lumières (eux), ensuite on en attend surtout des émotions (nous), enfin, on comprend, que les couleurs (moi-même) sont, en eux, la chose suffisante. Plus on va, moins on voit les autres et plus on s'accommode sur soi-même. Première étape, l'inacceptable, - regarder le monde à travers les livres des autres. La seconde, l'acceptable, - aimer l'art en moi et non pas moi dans l'art. Mais plus on va, moins on voit les autres et plus on s'accommode sur son vrai soi, qui est toujours artiste.

Les yeux des hommes sont en permanence ouverts, en quête de conquêtes. Quelle idiotie que d'écrire, au contact des choses, pour que nos yeux s'ouvrent davantage ! L'écriture noble, écriture au contact de l'âme, devrait donner l'envie de les fermer.

L'art naît de l'arbitrage rendu par ma raison, face aux trois discours, deux intérieurs et un extérieur. En moi, parlent mes passions (goûts, émotions, ambitions) et la voix divine (le beau, le bien, le vrai). Vers moi s'adresse la voix de mes instruments (langue, formes, harmoniques). L'échec, c'est leur rendez-vous manqué, un verdict arbitraire, une peine perdue par contumace.

Je parle à mon semblable, pour en être compris ; j'écris devant Dieu, pour Le comprendre, - il faut écrire à l'absent, à l'inexistant. L'écrit s'inspire de mon soi inconnu ; mon soi connu s'exprime dans l'oral. Deux talents, rarement compatibles.

À fréquenter les musées plus assidûment que les Muses, on transforme sa Caverne de Platon en grotte de Lascaux, sa flamme en reflets, son Verbe en graffiti.

La vie grouillait de rêves silencieux, lorsque l'art était plongé dans un sommeil de plomb ; mais dans le Moyen Âge de l'art contemporain, le rêve commun ne reproduit que le brouhaha des foires. « L'art était une utopie ; aujourd'hui cette utopie est réalisée » - Baudrillard - pour nous ennuyer ou nous épouvanter. En lisant certains journaux intimes, on se croit en pleine place publique ; heureusement, dans les tableaux des places publiques, peints par d'autres, on découvre plutôt un journal intime.

« L'universalité et l'éternité se manifestent le mieux dans la poésie » - qui l'a dit ? - un rimailleur en manque de lecteurs ? - non, le plus fort cerveau de tous les temps, paraît-il (« le maître de ceux qui savent » - Dante - « il maestro di color che sanno », ce que d'autres contestent : « le pire des sophistes, exécrable jouet des mots » - F.Bacon - « pessimus sophista, verborum vile ludibrium ») - Aristote ! Mais dès que le poète penche pour la preuve, au détriment de la musique, il devient aussi borné et impermanent que l'historien.

L'art de l'éternel est dans la musique, l'objet central d'une bonne philosophie, qui ne peut être que poétique : « Seul le philosophe est poète »* - Nietzsche - « Nur der Philosoph ist Dichter ». Par un malentendu terminologique, pauvre Platon, cet authentique poète, n'entendant goutte à la mathématique, n'invitait à l'Académie que des géomètres, (ceux qui savent évaluer les choses terrestres). Lui, qui n'offrait aux hommes que des mythes, s'en prend à ses confrères : « Je mets au défi les passionnés de la poésie de montrer, qu'elle est non seulement réjouissante, mais aussi bénéfique à la vie humaine ordonnée » - Platon. Mais peut-être le chaos et le spleen sont les seuls éléments, dans lesquels la poésie ne se noie pas.

Heidegger, qui voit en poésie « un éveil du regard le plus vaste » - « ein Erwachen des weitesten Blickes », inverse les rôles et se trompe de dimension : c'est un haut regard qui éveille notre fibre poétique ; tout ce qui n'est que vaste prend fin dans la platitude.

Je prône une littérature déplacée, dans trois sens du terme : éloignée des foyers fréquentés, malséante à l'endroit de sa parution, n'ayant de coordonnées lisibles ni dans le temps ni dans l'espace. Être bien placé est le contraire de ne pas connaître sa place, ici-bas, de prendre de la hauteur, de « hausser le temps » (Rabelais). Être une personne déplacée !

Quand, dans le devenir créatif, dominent l'art et l'intensité, le temps disparaît des attributs de la création, et le regard de créateur remplace les yeux d'homme ; c'est un retour éternel, retour sur soi, retour du même soi, après une brève traversée du temps.

Les lectures faites d'une seule haleine ne sont qu'un feu de paille. Je leur préfère des interruptions irrécupérables, obligeant de repartir de zéro de la lecture et de lâcher prise d'avec la vie.

La musique nous laisse en communion immédiate avec notre âme, elle n'apporte rien à notre regard. Le regard est l'équilibre entre l'esprit et l'âme, où la représentation chromatique conduit à l'interprétation musicale.

Il faut écrire comme si tous les aveux m'étaient déjà arrachés, toutes les confessions recueillies, tous les testaments scellés ; il ne resterait qu'à bien libeller le destinataire innommable.

La langue est une œuvre collective et vivante, où presque toute tentative de créer artificiellement des néologismes morpho-lexicaux est de l'enfantillage, voué à échouer lamentablement, comme, par exemple, cette naïve niaiserie de Khlebnikov ou de Joyce, où je n'entends que le grincement de roues dentées, qui fabriquent des mots loufoques et visent une profondeur programmée, celle d'un rouage sans vie, dans une platitude mécanique. Le talent n'a que deux moyens de se traduire en actes : le haut style et la profonde intelligence.

Le débat technique le plus profond, dans l'art, est entre les parts du mécanisme et de l'organisme, entre le concept et le signe, entre le symbole et l'incarnation. Et le but inavouable et haut en est de produire une idole incarnée.

La charpente triadique d'un beau sonnet rend dérisoire et éculé tout échafaudage d'une dialectique professorale. Que vaut un livre de recettes, si tout ingrédient de ma cuisine n'a de goût que pour moi ?

L'univers du rêve, tout comme un système de logique, s'évalue sobrement : indécidable, il est le seul fond du vrai art, art de l'insoluble, l’art qui impose ses illusions.

L'unité, qu'elle soit dans celui qui représente ou dans le représenté, dans le climat ou dans le paysage, ne naît que par un effet de bord d'une lutte de l'artiste contre le hasard et d'une résignation du penseur de céder à l'intuition. L'unité n'est donc ni un but ni une contrainte, mais un accident du parcours.

Le seul intérêt d'une publication est de m'observer, moi-même, dans un objet plus infidèle, mais mieux réfléchissant qu'un miroir, objet extérieur, capable d'entamer avec moi un dialogue, objet étranger comme ma propre enfance. Un manuscrit est un confessionnal, un livre - un péché inexpiable.

L'art devait sa floraison au mécénat des crapules. Confié aux très démocratiques marchands ou ministères, il dégringole au statut d'une brocante ou d'une science sociale. Les rupins s'en détournent - d'où la prospérité de la pseudo-littérature, issue du journalisme, cet enfant gâté des repus.

La hiérarchie des regards sur l'écriture : j'arriverais toujours à me défendre, face à un logicien, un historien, un philologue ou un philosophe ; le seul jugement, que je redoute et que j'accepte d'avance, est celui d'un poète.

L'heure de la création doit être matinale, au regard de mon propre astre, inspirateur ou projecteur de mes ombres. L'étoile matinale de l'éternel retour de Zarathoustra s'élevait au grand midi - am großen Mittag - du Soleil commun !

En philosophie, un maître doit être à l'aise dans la profondeur et dans la hauteur, dans le logos et dans le mythos, dans le rationnel et dans l'irrationnel. Dans la création, l'opposition principale est ailleurs : entre la grisaille et l'éclat, entre le bruit et la musique, entre l'indifférence et le bien.

Ce que j'attends de la littérature : soit de la matière intelligente, relevée par le talent (Valéry), soit un ton, qui se prêterait, à la fois, à la lecture à travers les pleurs ou à travers les rires (Shakespeare et Cervantès). Mais ces deux sources, apparemment, ne se croisent jamais.

L'énigmatisation de balivernes, la banalisation de mystères - deux courants d'un art agonal, ars moriendi succédant à ars nascendi, sans soupir ni relief, précédant la morte platitude finale. « Le jour viendra, où nous aurons mis en lumière tout notre mystère et alors nous ne saurons plus écrire »** - Pavese - « Verrà il giorno in cui avremo portato alla luce tutto il nostro mistero e allora non sapremo più scrivere ». Le mystère du créer (ars inveniendi) se mutera en solution du faire (ars fingendi).

Au lieu d’offrir des étincelles bleues, res cogitans, ils déversent de la matière grise, res extensa.

Une métaphore est une idée, qui compte non pas par son propos, son étendue, son poids, sa profondeur, sa cohérence, mais par une irrésistible impression d'un bel état d'âme. Le pire des mutismes - le manque de métaphores.

Ce qui est bancal et bête, dans une métaphore ou dans une pensée, cherche son salut dans le développement ; mais ce qui est déjà plein - y perd. « L'image gagne toujours à ne pas être développée »** - Aragon - la pensée, en dernière instance, y gagne aussi. Et c'est l'émotion première qui en est victime, puisqu'elle n'est vivante que près de sa source, à laquelle on ne peut être fidèle qu'en mourant de soif.

Les plus ambitieux visent la fusion langagière du statufié et de l'exalté : Heidegger, avec ses révérences à Sophocle et Hölderlin, fait chou blanc dans un langage pourtant naturel ; Cioran, avec Valéry et Nietzsche en références, tire son épingle du jeu dans un langage entièrement inventé.

L’homme de l’oreille (le frère), l’homme du regard (le créateur), l’homme du goût (le noble), l’homme du flair (le poète), l’homme du toucher (le caressant) me sont plus proches que l’homme-plume (le professionnel) de Flaubert ou de Nabokov.

La hauteur du goût ne cédant pas à la hauteur du dégoût - Byron, Leopardi, Lermontov - un équilibre rarissime, mais à un niveau modeste. Ah, si Valéry avait les dégoûts de Bloy, ou Bloy - le goût de Valéry !

Tout travail littéraire est érection d'un temple, autour de ton image, que tu aimerais vénérer. Les apports des autres sont de deux types : fournir des matériaux impérissables ou démolir d'autres idoles. La dernière catégorie est la plus rare, et son rôle est capital ; ma reconnaissance va à Nietzsche, à Valéry, à Cioran, les seuls à savoir renverser les épouvantails du savoir et des écoles. Je me construis autour de leurs questions : Pourquoi je suis le mieux sculpté ? mes miracles sont-ils le plus inattendus ? Comment prier au milieu des ruines ?

Trois épurations successives de toute missive littéraire : se débarrasser de l'enveloppe, du contenu du message et de ses fulgurances langagières. Si quelque chose en reste sous les yeux du destinataire, cela ne peut être autre chose que la hauteur du regard de l'expéditeur.

La science : la nature comprise comme un hasard (le Zufällig-Wirkliche de Goethe) ; l'art : l'affabulation ressentie comme un destin.

En littérature, je suis hermétique au souffle de la vie, mis dans des valeurs-solutions d'une narration ou dans la résolution de problèmes métaphysiques. Le seul souffle vital, au milieu des mots, est le souffle de l'art, cette faculté fabulatrice, que je ne vois que sous forme d'équations de la vie. Une équation est un beau mystère, lorsque sa vue seule est déjà suffisante et n'exige aucun développement. L'art déductif. Un soupir se substituant à une obscure variable. L'ennemi de l'art est la constante.

La critique aurait dû être le plus noble des métiers, sa seule cible étant le maniement du beau, tandis que les créateurs croient devoir patauger dans le montage de faits divers pour faire passer le message du beau. La critique : comment naissent, se vivent et se désamorcent les crises !

Dans l'effort, lié à tout art, il y a une part mécanique, une part réfléchie et une part inspirée. L'équilibre entre les trois dévoile l'artiste. Les mécaniques de la poésie ou de la musique sont des plus risibles, ce qui les expose au ricanement du sot, qui n'a ni l'intuition d'une idée ni le goût d'une prémonition.

Réveillé par les rayons de l'art, le goujat s'ébroue, et le délicat retient le souffle, pour préserver l'éclat de la rosée.

Je ressens ce que je veux écrire, et mon lecteur devine ce qu'il peut lire. Mais la bonne écriture, c'est écrire ce que je peux ; la bonne lecture - lire ce que je veux.

Une curiosité psychologique : plus quotidienne est l'œuvre - plus grandiloquent est son commentaire par l'auteur, plus haute est l'envolée - plus cafouilleuse est sa défense. Shakespeare commentant son œuvre - inimaginable ou pitoyable ! Flaubert, ce Molière moderne, se rattrape magistralement en gloses, qui surpassent l'œuvre. Les Werther et Nouvelle Héloïse ne se trouvent aujourd'hui que dans des journaux intimes.

Ils nous versent tant de breuvages enflammants, tandis que nous nous enivrons le mieux en déchiffrant les étiquettes des bouteilles.

Le concurrent du roman français : au XVIII-ème siècle - le bréviaire, au XIX-ème - l'état civil, au XX-ème - la gazette, au XXI-ème (?) - la gestion de portefeuilles ou le mode d'emploi.

Le romantisme d'antan, ce fut de faire parler les bêtes ou les choses. Aujourd'hui il faut faire parler les concepts, mais le plus difficile, c'est de faire taire les hommes.

Qui ne voit dans la littérature qu'un moyen juste pour faire entendre ses idées, prône la clarté et la vérité. Mais celui qui n'y voit qu'un but injustifiable est porté vers divagations et déviations. Terrain vague ou vague terrain. Nimbes et diadèmes, ou limbes sans baptême.

Romantisme : repousser le présent avec les moyens les plus modernes - la meilleure recette pour devenir classique à l'époque suivante. Donner au caprice la force d'une nécessité ; enlever à la nécessité sa couche d'ennui suranné. Affaire de don pour de nouveaux langages.

Le classique : peindre sans horizons ; le romantique : ne peindre que des horizons ; l'ironique : par une prise de hauteur rapprocher l'horizon - de l'herbe sous nos pieds.

Le romantique crée un nouveau lecteur ; le classique en profite pour le combler. Le non romantique, hautement fervent, se traduit facilement en un oui classique, profondément altier. On n'est jamais classique, on le devient. On ne devient jamais romantique, on l'est.

Une écriture est privée de regard, lorsque l'œil et l'objet vu se trouvent au même niveau.

La poésie est un nouveau langage, que la vie intérieure du poète fait surgir. Mais elle est aussi une vie nouvelle, qu'un langage extérieur insuffle.

Écrire - avec les moyens d'une fièvre faire aimer le feu caché : « Zeus t'a caché ta vie, le jour où il se vit dupé par Prométhée ; il te cacha le feu » - Hésiode.

Dans l'écrit, contrairement à la vie, plus on tient à la lettre, plus on gagne en esprit. La manière qui apporte la matière.

Pour ceux qui veulent conter compte matière ; ceux qui veulent chanter décantent manière.

Sache distinguer ce qui doit son charme à ses enveloppes et ne cherche pas à le dénuder. N'habille pas ce qui n'est beau que nu.

Mon écriture est matinale : le soleil de la raison eut juste le temps de faire briller la rosée du rêve ; je ne veux pas assister à son évaporation ; je laisse tomber ma plume à côté de la rose.

Ce que produit l'imagination du poète, trouve un écho immédiat dans la nature, externe ou interne. Le goujat part toujours de la nature, qui ne se reconnaît plus dans cette imagination de caisse enregistreuse.

Origine de la poésie - partir de la lettre et se rire de l'esprit. Rendez-vous cryptogames avec les mots, les Muses. Tolérance avec les idées, les prostituées.

Un style rêvé : donner l'impression de procéder par raccourcis, tout en faisant entrevoir un regard sur l'absolu. Un style sans intérêt : se laisser guider par la rigueur d'enchaînement. Ne pas quitter la haute contrée, ne pas goûter les bas-côtés.

Le besoin d'une mise à plat, non pas au commencement du livre, mais en pleine lecture, - indice d'une réelle présence, parmi les pages chiffonnées, - de vastes platitudes.

Scintillement de mots dans une houle de promesses - littérature d'un ciel abandonné à l'étoile.

L'invention en art se fait dans l'espace ; désintégrer les formules de la génération précédente est puéril et vain. Une confusion entre le temps (générations) et l'espace (hauteur ou profondeur). Et c'est en intégrant ce qu'on nie qu'on gagne le droit de parler de formules !

La plus forte des contraintes de l'artiste : subordonner la langue au nez - la saveur au goût.

L'homme complet : union d'une musique intérieure et d'une géométrie extérieure. La présence, seule, de la première réveille l'artiste. La maîtrise de la seconde prédestine à la philosophie.

On a beau avoir une hauteur de vue, une profondeur de l'ouïe, mais, en dernière instance, c'est bien le sens du toucher qui détermine la place d'une écriture.

J'aimerais, qu'on comprît, que ce livre aurait gardé tout son sens, si je n'avais pas lu un seul des auteurs, qui en font le fond lointain ou le cadre immédiat. Nous sommes au temps des orages ; des nuages aléatoires traînent au-dessus de nos âmes réceptrices, chargées d'images et d'émotions ; l'éclair doit ne garder que le souvenir de nos âmes illuminées. Un bon exemple de fortuité des nuages passagers : pour Nietzsche - le bref passage de Schopenhauer et de Wagner, aux fonctions météorologiques.

L'art disparaîtra, car tout tend vers un langage unitaire, tandis que l'art est, par définition, la recherche de nouveaux langages.

En littérature, le style, c'est l'emploi individué, conscient, cohérent et maîtrisé, des déviations langagières ; il est l'affirmation de la domination d'une forme nouvelle, face à un vieux contenu résistant.

Parmi les écrivains reconnus, le clivage entre ceux qui voient et ceux qui entendent. Je ne dresse les oreilles, ni mes yeux ne s'apprêtent à s'enflammer que si je devine, chez l'auteur de la page devant moi, les yeux fermés, au bon moment, ou, surtout, les oreilles bouchées, aux mauvais endroits. La littérature aurait dû être de la musique, c'est-à-dire du bruit de la vie bien filtré, madrigaux exécutés a cappella.

Les ratés en tout genre sont ceux qui se prennent pour les meilleurs poètes parmi les géomètres ou pour les meilleurs géomètres parmi les poètes (les marchands mêlés) ; ce qui leur ouvrirait, à la fois, l'entrée de l'Académie et la sortie de la Caverne. Le succès n'attend que près de l'Agora, au Portique ou dans un tonneau. « Si tu as du cœur et de l'esprit, n'en montre qu'un seul » - Hölderlin - « Hast du Verstand und Herz, so zeige nur eines von beiden ». Quand ils vont ensemble, pourtant, ils ne font qu'un, qui s'appelle âme ; il faut l'avoir bien timide, pour dire qu’il fasse sablier avec le cerveau ou « quand la pensée naît, le désir meurt » - G.Bruno - « nascendo il pensier, more il desio ».

Cioran croit, sérieusement, que ce qu'il a à dire est plus important que son style ; Nietzsche occulte le fond et soigne le ton ; Valéry est parfaitement conscient de la part et du fond et de la forme. Le premier ne comprend rien ; le deuxième ne cherche pas à comprendre ; le troisième comprend tout. Mais on ne retiendra de tous les trois que la forme, puisque n'importe qui peut comprendre et même narrer notre fond commun. Tous les trois savent chanter, et peu importe si ce qu'ils ont à dire s'y mêle.

Ce qui donne un sens à cette écriture, c'est le lecteur idéal, mon alter ego (ou plutôt mon altus ego), celui qui, en découvrant ce livre, en serait jaloux, avant d'en être séduit. Mais ce sont mes égaux, imaginaires, impossibles, qui me comprendraient et pleureraient ensemble une défaite annoncée, un amour insensé, mais ils ne parviendraient jamais jusqu'à mes yeux.

L'un des auteurs les plus plébéiens est Proust : on remplace, chez lui, le mot duchesse par caissière, dîner - par beuverie, souffrance - par gueule de bois, pensée - par rigolade, et l'on peut laisser le reste en place, aussi cohérent que vulgaire. Le taux de goujats est le même dans les hôtels particuliers et dans les chaumières ; ce n'est pas la possession, mais la hantise ou la prière, qui adoubent l'aristocrate ; seul, dans son château en Espagne, ou invitant ses glorieux ancêtres, de sang ou de verbe, dans ses ruines. Ahurissant, le nombre et la qualité des dupes que ce cornichon emberlificota : « Proust : la qualité aristocratique de ses sensations » - Levinas.

La musique et la peinture rendent trop facilement jeune ; seule l'écriture, la vraie, oblige à exhiber des rides de mots usés par d'autres siècles.

Tous les artistes cherchent à se résumer en pensées. Et voilà la danse libre du pinceau ou de l'archer se transformant en boitement raisonneur ; chez les non-initiés de la plume, la pensée est prisonnière des mots sans ressort : « La danse est la métaphore de la pensée » - Badiou.

L'art est ce qui peut être ; l'artiste - ce qui veut être ; la science - ce qui doit être ; la vie - ce qui est.

Hygiène intellectuelle en littérature : expurger le discours de toute la gangue du savoir parasitaire et froid, non-porteur ni de saveurs ni de chaleurs nouvelles.

Difficile de reproduire la vie mieux que par l'image d'un arbre. Le récit, le plus souvent, me met déjà au milieu d'une bruyante forêt, cachant les soucis de l'arbre solitaire, tandis qu'une formule de deux lignes ne peut se vouer qu'à un arbre fier et silencieux.

Une voix complice n'apporte rien à la voix créatrice. Il faut dédaigner l'oreille et se faire regard.

Ce qui est déterminant dans le choix de nos genres littéraires, c'est notre susceptibilité à l'ennui. Quelles armures il faut dresser devant les pointes du bon goût pour s'attaquer aux sorties de marquises, aux madeleines trempées ou aux comices agricoles ! On est un professionnel, quand on entend surtout l'effet du complément d'objet direct et animé dans des phrases comme Je vous aime !

Les songe-creux ont toujours tant de choses à dire, dont ils fixent l'être : sans savoir exprimer, ils impriment, ils signifient, ils font, pensant qu'ils sont. L'idéal de l'écriture serait de tout exprimer, de ne dire qu'un minimum, tout en cherchant à réduire le dit au chanté, de l'opérer à l'œuvrer.

Jadis, la littérature eut pour but – de nous tendre vers un ciel incompréhensible et non pas, comme aujourd'hui, de nous détendre, de nous vautrer dans un quotidien transparent.

Les Chateaubriand et les J.Joubert (les Goethe et les Lichtenberg, les Nabokov et les Chestov) semblent être incompatibles. Le second se serait mis à imiter le premier - le rire de l'auteur nous empêcherait de nous émouvoir. Le premier se serait aventuré dans le genre du second - le rire du lecteur compromettrait toute estime. Il est clair qu'entre Chateaubriand et rien il y ait moins d'espace qu'entre Joubert et n'importe qui. Des exceptions : Shakespeare, Voltaire, Nietzsche, Tolstoï.

Balzac n'aurait pas laissé de correspondance, Flaubert n'aurait laissé que sa Correspondance, - j'aurais pu tenir tous les deux pour brillants. Mais chez Balzac, l'homme est bête et l'écrivain - subtil ; et chez Flaubert, l'homme est subtil et l'écrivain - bête.

L'objet d'une écriture est la création d'un lieu géométrique d'attirance, créé implicitement par un jeu de contraintes à variables. Et la lecture est son dessin par substitutions successives.

Tout artiste est un copiste, mais de combien de fibres copiées monte une palpitation ? Là où le tâcheron reproduit la géométrie, l'artiste insuffle déjà une mélodie.

Tout genre littéraire détermine le type de passerelle avec la réalité : les uns bâtissent des ponts, d'autres creusent des mines. La maxime communique avec le monde par le regard, abstrait, hautain, à l'aplomb de la vie. « Le fragment doit être complètement hors du monde environnant et être concentré en soi comme un hérisson » - F.Schlegel - « Das Fragment muß von der umgebenden Welt ganz abgesondert und in sich selbst vollendet wie ein Igel ».

Le peintre dessine l'arbre ; le musicien en fait sentir les saisons, les joies et râles ; l'écrivain y découvre la vitalité des racines et l'éphémère des fleurs. L'artiste est dans la rencontre avec l'arbre ; les autres - dans l'évasion. « Si la poésie ne pousse pas aussi naturellement que les feuilles sur un arbre, elle ferait mieux de ne pas surgir du tout » - Keats - « If Poetry comes not as naturally as the Leaves to a tree it had better not come at all ».

La fin de l'art sonnera le jour, où l'artiste aura compris le au nom de quoi pour confier le comment à l'analyste-programmeur qu'il sera devenu.

On écrit en comptant d'abord sur une affinité d'yeux, mais on lit en appréciant surtout l'affinité d'oreilles. Pour être bon auteur, il faut être bon lecteur.

L'harmonie inarticulée (la voix divine marmonnant ses théories), le chaos pré-articulé (l'obscure justification de mes modèles), l'harmonie articulée (l'impertinence d'un art imposteur, aspiré vers la théorie par-dessus les modèles) - l'art est l'hymne froid au chaos chaud au moyen d'une harmonie chaude et incompréhensible.

Chanter l'immobilité est peut-être une ruse, due à mon genre, puisque si la cohérence du narrateur est dans le mouvement, celle de l'aphoriste - dans la capacité de n'admettre aucun mouvement provenant du dehors des mots.

Chant - conte de fées - mythe - pièce de théâtre - scénario - cahier des charges ; l'art achève sa trajectoire : gestation, gesticulation, gestion.

L'œuvre comme affiche, copie ou trace du proche ? Cette image me gêne. Ni poinçon ni empreinte, mais un mode de réfraction des émotions hautes, se brisant contre la lame des mots profonds, coulant et créant une aura du lointain  ! L'état de grâce céleste exclut l'état de traces terrestres. L’art commence par une sortie de la platitude, des coordonnées et des dates.

Deux tendances anti-artistiques : imputer de la sincérité (mot de débiles) ou de la justesse (mot de serviles) à tout premier regard, tout premier jet, ou bien ne travailler que dans le polissage débouchant sur une œuvre, où aucun détail ne tolérerait plus aucun rééquilibrage, sans mettre en péril tout l'édifice. L'artiste s'interdit de désigner le mot premier ou le mot final. Sur papier, la communication entre les choses et les mots n'est possible que des seconds vers les premières. Dans la tête de l'artiste, la chose doit être systématiquement évincée par le regard.

Tout texte - autant en poésie qu'en plomberie - est une suite de métaphores : de banales, de mauvaises, de bonnes. Dans la grande littérature, cette proportion est de 90 - 9 - 1 ; chez Nietzsche : 20 - 10 - 70 ; chez Valéry : 30 - 5 - 65 ; chez Cioran : 5 - 10 - 85.

La valeur finale d'une métaphore se détermine par ses points d'ancrage : des choses, des états d'âme, des mots, des concepts, des sons, des couleurs. Les plus belles restent au large, à égale distance de ces havres.

C'est la calme majesté d'esprit qui accompagne et rend mieux le tremblé d'âme. Le tremblé de pinceau le défigure et le trahit. Dante : « Maîtrisant l'art, la main d'artiste tremble » - « L'artista ch'a l'abito de l'arte ha man che trema » - a tort.

L'homme-éponge : une lente et continuelle aspiration, suivie d'une longue expiration ; l'homme-écho : nulle expiration sans la compagnie d'une aspiration. Mais c'est seulement l'homme-poète, l'homme d'inspiration, qui fait sentir le souffle.

Comme l'œil reconstitue une image spatiale à partir d'un tableau peint en deux dimensions, l'esprit, dans un texte, cette matrice spatio-temporelle à quatre dimensions, doit saisir l'intuition des espaces au nombre infini de dimensions, la fascination des points d'origine, de l'étendue des métriques et de la hauteur des projections.

Il faudrait vivre à mains nues, à cœur nu, mais la création artistique est affaire d'habits, portés par des top-models de la vie.

Trois dons majeurs d'écrivain - un tempérament, une hauteur, une ironie - que possèdent, séparément et sans partage, trois maîtres français : Bloy, Valéry, Cioran (en Allemagne, la morgue et le nihilisme de Schopenhauer et le port altier de Nietzsche ; en Russie, depuis l'espiègle Pouchkine, ironie est synonyme de légèreté). Sans atteindre les sommets de chacun, dans sa spécialité, ce livre aimerait en présenter l'équilibre.

Le mûrissement de notre plume, à travers nos rapports avec la beauté, - trois étapes : le désir – l'ampleur des choses belles à peindre ; la puissance – la profondeur de notre vision du beau en général ; la création – la hauteur, le ton et le style de notre beau langage. Arrivés au dernier stade, ayant acquis notre propre regard et l'art de manier nos faiblesses, nous nous désintéressons et des choses vues et des puissances.

Les seules nouveautés, dans l'art, ce sont des altérations de points de salut ou d'attache. Même une nouvelle paille de salut n'est qu'une combinaison des points existants et qui ne peut être qu'une feuille. L'art de sauvetage de la noyade dans le Léthé, pour produire de l'a-léthéia, proche, toutefois, de l'apocalypse.

L'art abductif : ne s'occuper que de la justification musicale, justification bien ramifiée, justification de faits en arbre, et réduire les faits eux-mêmes au rang de feuilles, de variables muettes. Le modus explicandi, ramage le plus profond du modus cognoscendi. Les faits, c'est du bruit, qui ne doit pas défigurer ta musique : « Ne laissez jamais les faits gêner une bonne fiction » - Twain - « Never let the facts get in the way of a good story ».

Chez le bon écrivain, localement s'impose et subjugue un libre arbitre, mais globalement une sensation de cohérence fatale s'en dégage. Chez le mauvais, localement règne une cohérence mécanique mais globalement, c'est le libre arbitre des écoles, coteries et guildes, qui résume tout.

Tant de livres annoncent, dès la première page, soit de la noirceur soit des arcs-en-ciel. Et combien ne laissent, derrière la dernière page, qu'une grisaille rapidement dissipée. L'artiste est celui qui, devant sa toile, tente de ne pas brandir sa palette. À l'écriture suffisent une tempête du bocal ou de l'encrier : « un verre d'eau aurait les mêmes passions que l'océan » - Hugo. Pour le regard, c'est aussi simple : « Un rond d'azur suffit pour voir passer les astres » - E.Rostand. Quand le sang ou l'encre vous manqueront, vous vous tournerez, pusillanimes, vers l'univers entier : « Que le cratère de Vésuve soit mon encrier » - Melville - « Give me Vesuvius crater for an inkstand ».

Ne pas savoir vivre sans écrire - graphomanie ; ne pas savoir écrire sans vivre, c'est-à-dire sans l'envie de rêver, - éthéromanie, nulla linea sine nocte plutôt que « nulla dies sine linea » - Pline l'Ancien. Pessõa : « Mieux vaut écrire que risquer de vivre ; l'écriture est la manière la plus savoureuse d'ignorer la vie » - justifie la graphomanie, qui ignore le ridicule de risquer d'écrire, lorsque aucune saveur vitale n'accompagne la plume.

Si, dans ton écrit, tu cherches la stabilité, la continuité, la cohérence, tu peux être certain d’aboutir à la platitude, à ce réceptacle incontournable de ces pseudo-qualités communes. La musique verbale, cette créatrice de reliefs, naît de la mélodie des commencements laconiques.

Faute de flamme intemporelle, d'intensité et d'air, ils n'exhibent que de minables objets, à leur minable lumière : « L'ardeur qui dure devient lumière » - Proust - l'ardeur qui dure est une fadeur. Une bonne flamme n'est qu'étincelle, elle devrait s'allumer dans le mot, s'éteindre dans la note, se refléter dans le marbre. Ne laisser ni la couleur, ni la froideur, ni le goût, ni la réalité des cendres. « Transmettre la flamme et non vénérer les cendres »** - G.Mahler - « Weitergabe des Feuers und nicht die Anbetung der Asche ». Pour ceux qui à la passion préfèrent la réflexion, l’inverse semble acceptable : « La cendre ne parvient qu'à me prouver la flamme » - Hugo.

Dans une œuvre d'art, le commencement, c'est la contrainte, imposée par le regard (le soi inconnu) et suivie par le style (le soi connu). Un commencement réussi serait une pure caresse : « ces regards brillants de caresses » - Balzac.

L'art, c'est une lutte contre le hasard, mais il comporte, lui-même, deux types de hasards internes : le hasard d'émission et le hasard de réception ; le premier, c'est le coup de dés que toute pensée émet (Mallarmé), et le second, c'est la bouteille à la mer recevant cette pensée ; le drame du message et la tribulation de la messagerie.

Je veux peindre l'oiseau, et l'on ne découvre, sur ma toile, qu'une cage. Et je balbutie, avec tous les sots, que le peintre ne doit pas apparaître dans ses tableaux. « Malgré la passion du mouvement, ce que désirais le plus, c’était d’être renfermé dans une cage » - Chagall - « При всей любви к передвижению я всегда больше всего желал сидеть запертым в клетке ». Plus que dans un cachot de l'esprit, c'est dans une tour d'ivoire de l'âme qu'on a besoin de barreaux : « L'âme est le seul oiseau, qui soutienne sa cage » - Hugo. On vit le mieux sa liberté à travers, ou même en-deçà des contraintes : « Il lui semble, que le monde est fait de barreaux, et au-delà de ce monde - aucun autre » - Rilke - « Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe, und hinter tausend Stäben keine Welt ». C'est par la délicatesse des barreaux qu'on reconnaît notre parenté avec les volatiles. « La pensée est un oiseau qui, dans la cage des mots, peut déployer ses ailes »* - Gibran - « Thought is a bird, that in a cage of words, may unfold its wings ».

Aucun autre genre littéraire ne présente si peu de maîtres que le genre aphoristique. Quand l'esprit rencontre le talent, on maîtrise, à la fois, les métaphores et les formules, mais le don des métaphores est plus rare : « Métaphores naquirent avant syllogismes » - F.Bacon - « Parabolae argumentis erant antiquiores ».

Élever le hasard à la hauteur d'un destin - l'art tragique ; réduire le destin aux bas-fonds du hasard - l'art comique ; lire le destin dans le hasard, rire du hasard dans le destin - l'art ironique.

La seule nourriture terrestre est la vie, tout écrit ne vaut qu'en tant qu'un excitant (Valéry jugeant Pascal ou Nietzsche). Mais c'est, curieusement, Nietzsche qui considérait comme excitants pernicieux, barbarica, ce qu'est la vraie vie : « erotica, socialistica, pathologica. ».

Le talent s'accommode aussi bien d'une démarche naturelle que contrainte ; c'est lui-même qui est nature et loi. Toute démarche peut être imitée ; on n'imite pas le talent. Les contrefaçons avortées du contraint remplissent les poubelles ; les copies, de mieux en mieux réussies, du naturel remplissent les étables.

Toute âme est poétique, tandis que les cœurs nous divisent en contemplateurs et en acteurs. L'esprit, comme le cœur, peuvent faire des vers, mais l'âme seule est poète. L'art n'est qu'une belle contrainte, que l'esprit respecte et le talent lui donne les moyens ; le cœur, qui s'y plie, bat pour réveiller l'âme de poète.

L'étrange surdité du goût chez ceux qui en ont pourtant une bonne vue : Platon préférant les généraux aux poètes, Nietzsche reconnaissant son devancier en Spinoza, Nabokov sélectionnant Robbe-Grillet, Valéry et ses faux modèles de Descartes et de Mallarmé, Cioran en admirateur de Saint-Simon ou Fitzgerald, G.Steiner voyant le plus grand génie du siècle en Proust (qui est pire que Saint-Simon, tout en pratiquant la même tonalité sirupeuse et nauséabonde).

L'âme d'écrivain, le corps de ses écrits, le vêtement de sa pensée : le désir, avoué, de s'habiller et le désir, inavouable, de se déshabiller.

Un écrit vaut par ce qui reste, une fois effacées les traces visibles provenant de la mémoire ou de la géométrie (il ne resterait que les « traces de l'absence » - Derrida). Mais à notre époque infovore et vidéosphérique, ne survivent que des narrations conformes au format BD (Bases de Données ou Bandes Dessinées).

Deux écoles de la littérature française : celle de la liberté ou celle de la contrainte, le XVI-ème licencieux ou le XVII-ème cérémonieux, aboutissant à Rimbaud ou à Valéry. Il faut choisir entre siat et fiat, entre une vie donnée et une vie à donner. L'universalité semblant être dans la liberté, le second courant finira par n'être apprécié que des élites cosmopolites.

Définir fait partie d'écrire ; plus grande est sa part, plus intelligente, en général, est la plume. Une raison de plus de soupçonner la France d'être la patrie de l'esprit ; dans quel autre pays, pour savoir ce qu'est voir, entendre, sentir, consulterait-on un dictionnaire ?

Que je rêve du jour, où je pourrais m'accueillir sans honte, dans l'édifice allégorique des mots, que j'aurais élevé moi-même ! J'en ai assez de crapahuter parmi les ruines de l'indicible. Mais tout édifice devient chose, dont je ne veux pas, même sous forme des ruines au passé trop palpable : les métaphores sont héritières des idées, comme les nobles ruines – héritières des châteaux en Espagne.

L'écriture : à partir d'une fleur faire penser au paysage d'un bouquet, au climat d'un arbre ou ni à l'un ni à l'autre (Mallarmé). Dans le dernier cas, la fleur reste en papier.

Manque de goût : peindre en continu, où le pointillé aurait suffi ; semer des points, où seul une ligne est féconde.

Imiter, c'est orienter son regard dans la direction de l'original. Le goût de l'immobilité peut pousser à regarder en sens inverse : les deux mouvements s'annulent et une délicieuse immobilité peut s'ensuivre.

En dehors de traduire, traduire une voix et une langue, qui ne sont pas les miennes, je ne peux pas donner un sens quelconque à créer. Être dans l'état de demande de messages (me sentir ange), ne pas m'attarder dans celui de la réponse (ce que veut le diable). Poétiser, c'est traduire des messages (voix) cryptiques.

Dans le genre discursif, les seuls archétypes, qu'on aurait dû peindre, seraient l'ange et la bête, ou les deux à la fois, au sein d'un même personnage. Les seuls à l'avoir tenté sont Dostoïevsky et Nietzsche ; chez les autres, il y a tellement d'impuretés ou de puretés mesquines, débouchant sur la grisaille réaliste.

Les incompris résument les critiques, qui les éreintent, à ces belles invectives : trop osé, fou, dérangeant. Des mises à l'index imaginaires leur servent de réels coups de pouce, auprès des libraires. Tandis que leur défaut majeur est peut-être tout simplement le manque de métaphores.

Le soi inconnu est, tandis que la meilleure facette du soi connu, la créatrice, devient. La musique, cette traduction de l'indicible voix du soi inconnu, est un processus et non pas un état. Ce serait le sens de l'appel nietzschéen de devenir ce que tu es.

L'objet trouvé dans un livre devrait pouvoir se transformer en outil de vue pour s'apercevoir de nouvelles impossibilités ou compulsions.

Le nihiliste se détourne, ou n'a pas besoin, des commencements d'autrui et, lorsqu'il est, en plus, un artiste, il munit les siens propres - de l'intensité des finalités. Savoir se passer d'épaules des autres et de sentiers battus.

Plume à la main, on devrait ressembler au chat, qui a toujours quelque chose à se reprocher : un vol (plagiat), un meurtre (de son père), une lâcheté (se défiler, ne pas aller jusqu'au bout).

La bonne mémoire transmet icônes et idoles, de l'amnésie naissent spectres et fantômes. La poésie a grand besoin d'oublis.

Le discours est d'autant plus poétique que sa perception se passe de représentations. Pour se rapprocher de la musique, qui est le seul art se passant totalement de toute représentation.

Écrire, c'est faire oublier le levier, qui te soulève ; penser, c'est de ne pas le perdre de vue. C'est pourquoi les deux sont difficilement compatibles, à moins d'avoir l'intelligence d'illusionniste ou de prestidigitateur.

Tant d'écrivains, dont le seul intérêt est de fournir à un autre une occasion pour écrire une phrase. Ce livre en fournit d'innombrables exemples. « Je ne fais parler les autres que pour mieux m'exprimer moi-même » - Montaigne.

Le remplissage est le genre littéraire le plus répandu, et le vidage d'une tête débordant de pensées - la méthode la plus suivie (même Byron succomba à cette niaiserie : « Si je n'écris pas pour vider mon esprit, je deviens fou » - « If I don't write to empty my mind, I go mad »). On aurait dû laisser ce soin au lecteur, en lui tendant un vide vertigineux, aspirant ce qui est, à l'accoutumée, retenu dans des réserves de l'âme. « Viser la plénitude en se vidant »** - G.Steiner - « Evacuation towards fullness » - il faut le faire avant le premier trait de plume !

L'artiste pusillanime, dans sa tour d'ivoire, signe un pacte avec les hommes et en devient bailleur ou locataire. Mais c'est le Faust magnanime, en s'acoquinant avec le diable, qui la transforme en ruines, tout en restant en compagnie de la folle du logis.

Ce n'est pas un hasard que les premiers arts furent la poésie et le théâtre : la poésie satisfait le premier besoin de l'âme – la musique dans le regard, dans le mot, dans le geste ; et le théâtre satisfait le premier besoin de l'esprit – créer des scènes abstraites, sur lesquelles se dérouleraient des tragédies ou des comédies, traduisant le dessein du Dramaturge, mettant en jeu le talent des acteurs, l'exubérance du décor, les contraintes spatiales, les ressources verbales et les dénouements finals. Et l'intelligence philosophique débuta par le genre le plus poétique – par l'aphorisme.

Le cadre idéal d'un créateur : sollicité par la beauté, contrôlé par l'ironie, guidé par le goût, motivé par un doigt féminin.

Pour nous révéler, comme pour nous cacher, l'art, à l'instar des muscles ou des cervelles, est impuissant, imposteur et même faussaire. L'art ne peut que peindre notre circonstance : les barreaux de notre cage, l'élan de notre tour d'ivoire et le périmètre de nos ruines. Tout ce qui nous exprime nous imprime, tout ce qui nous développe nous enveloppe, - mais nous restons insaisissables.

L'Esprit et le Verbe, c'est tout ce qui me reconnaît pour Père. Quand le Verbe est vers Dieu, je suis dans le vers ; quand Il est Dieu Maximus, je suis dans la maxime. Et l'Esprit m'enveloppe d'un fond de silence.

Depuis Aristote et F.Bacon, on répète cette aberration, que l'art, c'est l'homme complétant ou imitant la nature. Dieu créa des algorithmes, auxquels, miraculeusement, obéit la nature ; l'homme crée des rythmes, qu'apprécie ce qu'il y de plus artificiel - notre âme. L'art est dans l'invention de sources et non dans le puisement de confluences divines. Le naturalisme, comme prolongement de l'art, est de l'imitation, où je me ridiculiserais, devant le Créateur inimitable.

L'écrivain médiocre est myope, il écrit au contact avec l'objet. Le bon n'écrit que lorsqu'il réussit à s'en éloigner suffisamment.

Le fragment et le raccourci sont de mauvais procédés des sceptiques stériles ; c'est la modulation qui est féconde. Ni intervalle ni droiture, mais hauteur !

L'ennui des donc, alors, ensuite, l'attrait des ruptures, dans l'inertie logique, et de la fragmentation, dans des monolithes mécaniques. Toute juxtaposition d'images, quand on est sincère, provoque une perte de hauteur, une chute sans éclat, la triste monotonie des n + 1-èmes pas. Vive le pointillé parataxique ! « La continuité dégoûte en tout » - Pascal.

La sainte sueur devrait transsuder dans l'écrit, celle d'une défaite annoncée, d'un front baissé, non celle d'une lutte avec un mot racorni, furtif et railleur.

On reconnaît une vraie écriture, lorsque l'origine du plaisir ne remonte pas directement à la part de l'hallucination ou du calcul dans le livre. Mais sans l'un et l'autre, aucun style ne sauve la mise.

La liberté de l'invention, face à la vie ; cette magnifique scène, chez Sartre, où Cervantès, dépité, sanglote, - il vient de croiser dans la rue un homme ressemblant à Don Quichotte !

Type de livre, qui me plaît : débouchant sur déshérence plutôt que source à résonances et encore moins à conséquences. Je veux sentir davantage ce qu'on exclut, que ce qu'on enferme. « Je trouvai chez Nietzsche, non point une incitation, mais bien un empêchement » - Gide.

En fait d'art, la connaissance la plus utile, c'est comment naît une larme.

Le don, la hauteur, la technique - trois sources irréductibles de l'art. On flaire le génie, lorsque la source principale reste délicieusement indéterminée.

Les valeurs sont dans la vie, et l'art est en leur «réécriture» (et non pas en réévaluation) en vecteurs, dans le Umwerthen aller Werthe, où le mot-clé central est aller – de toutes les valeurs sur un axe : du bien au mal, de la négation à l'acquiescement, de la puissance à la faiblesse.

La qualité la plus requise pour un romancier doit être l'imperméabilité à l'ennui.

Lorsque je devine quelle contrainte surmonte l'auteur, j'éprouve plus de plaisir, que lorsque je constate, qu'il avança encore vers son but. Le plus noble but, dans l'art, est peut-être de faire ressentir dans la belle maîtrise des contraintes le vrai enjeu aristocratique de l'œuvre. « Écrire, c'est omettre »** - Cioran.

L'art est un haut courant, dont on ignore la source. La virtuosité ou la maîtrise guident le parcours du fleuve, mais seul le génie porte à l'océan le message de la source. Comme la source, l'âme n'a pas de langage à elle (pas de sa douce langue natale - Baudelaire) ; seul le magnétisme d'un outil sourcier crée l'illusion d'un courant d'âme.

L'attente d'un écho, où deux hauteurs se renvoient des messages, m'interdit l'écriture inimitable. Mais l'écho doit tirer son volume des hautes substitutions de mes variables.

La poésie est le sacrifice du connu, et même de l'inconnu, pour sacrer l'inconnaissable. Mais il faut savoir ériger des autels, maîtriser le feu et, surtout, créer des divinités inexistantes et crédibles.

Dans les sciences, l’universel se forme dans la profondeur ; dans l’art, il choisit plus souvent la hauteur. « Chez certains poètes, l’universel est affaire de la hauteur intérieure »* - G.Steiner - « In some poets, universality is a matter of intrinsic height ».

L'art n'est possible que parce qu'il est impossible de faire de sa vie une œuvre ni d'être l'artiste de soi-même.

L'état, c'est l'harmonie, et la mélodie, c'est le contraste ; la force du talent les unifie, pour produire l'intensité d'une musique, aux origines cachées du plaisir final. Le talent, c'est l'art d'unification : un nœud, une branche, un arbre - tel est le parcours des meilleurs esprits - des points décrits, des extrémités proscrites, des axes entiers, circonscrits par la même intensité. L'unification est une dialectique vivante, qui fait que l'arbre unifié est plus riche que les arbres contrastés. La dialectique réconcilie des constantes, l'unification génère un arbre à variables nouvelles.

Si mon but n'est que la traversée du désert, alors même si je suis chargé de tableaux ou d'idées, je disparaîtrai dans des caravanes, sans espoir de faire naître un mirage ni d'atteindre une oasis. Mon but doit être l'état, dans lequel naissent des mirages.

Sur la division en naturalistes et en artificialistes : il faut séparer le regard de la vue. Le regard, cet outil de l'intelligence, doit être artificier, tandis que la valeur de la vue ne dépend que du talent et de la créativité. Les couleurs et les notes de la panoplie d'artiste n'existent pas dans la nature ; tout naturalisme de la vue n'est qu'un artificialisme (re)connu, prévisible, sans étonnement.

Le nez est le seul organe, le seul sens, qui se passe de justification : du pourquoi de l'œil, du comment de l'esprit, du quoi du bon goût. Mais flairer un tableau de peintre ou se fourrer dans les cordes de musicien serait de l'abus.

On est en présence de la poésie, quand l'inexpliqué d'une image ne la compromet pas.

Quand on perd pied, dans un livre, on a, au mieux, la panique, pas le vertige. Il faut que le livre, qui emmène dans des éléments nouveaux, donne des moyens d'un nouvel équilibre ou d'une nouvelle respiration (fixer des vertiges - Rimbaud).

Une sensation rare, étrange et magnifique : écrire pour survivre ! Le contraire est banal. Seulement, tôt ou tard, je comprends, que c'est une illusion du même ordre que la préservation d'espèces vivantes ou l'accumulation d'espèces sonnantes.

L'élément, fait pour accueillir la musique, semble être l'air : Mozart - la hauteur, Beethoven - l'ascension, Tchaïkovsky - la chute, Verdi - le chant. Dans l'air on danse. Wagner est dans l'eau, on y nage, à moins de savoir marcher dessus, pour témoigner de mythes ou de miracles. Stravinsky est dans le feu, qui consume et me coupe la respiration, et Rachmaninov - en terre, qui me fait chavirer ou chialer, moi, le déraciné.

Le but de la lecture : découvrir en soi des sources cachées, d'où aurait pu jaillir la lumière.

Pour l'écriture, la maîtrise des dictionnaires est une facette de second ordre. Le savoir n'est qu'un dictionnaire de plus, au même titre que l'Histoire ou la mythologie. L'intelligence peut les transformer en thésaurus, mais seul le bon goût les remet à leur place, où ils deviennent des arbres translucides pour la vision de forêts.

L'écho a plus de chances parmi des ruines qu'au milieu d'un château en Espagne. Il faut que je place mon livre dans celles-là, tout en me réfugiant dans celui-ci.

La hauteur, ce sont des contraintes qu'on se donne sur les foyers des ellipses dessinant le réel, des hyperboles tendant vers la perfection, des paraboles se perdant dans un infini sans contours.

Le contraire de la poésie, c'est l'intimité, la familiarité, la sensation d'un lieu à soi. C'est pourquoi la poésie est l'exil, la migration, l'errance. Et les ruines sont une solution du problème de la Tour d'ivoire bâtie par le mystère des sans-abri.

Bien sûr, le mystère de l'homme est au-dessus de l'art, mais il est indicible. L'homme est bien plus grand que le Mot dans le monde de la démesure divine, mais l'art, c'est l'introduction de la mesure humaine. Donc, résignation, l'art pour l'art, l'art, qui ne dissimule rien, qui ne traduit rien.

La vraie maîtrise artistique est l'habileté d'esquiver tout dernier pas pour ne pas s'arrêter. Seul le non-fini peut faire pressentir le goût de l'infini.

Le non-art : une lourde préférence donnée à un choix fortuit. Le premier signe de l'art : ce n'est pas le hasard qui dicte le choix ; le second signe : la même maîtrise aurait permis de défendre un choix contraire.

S'attacher à son œuvre, à corps perdu, est, j'en conviens, de la servitude. Mais s'en détacher entièrement ne peut apporter qu'une fausse liberté. Il est impossible d'en dénouer toutes les attaches, et celle des mots, placée à une altitude propice à un salutaire étouffement ou à une autodestruction non-polluante, est la moins traîtresse.

Chanter le pouvoir de l'art, qui ne fait pas de doute, tout en sachant les limites de mes propres moyens, qui ne sont que doutes.

L'artiste sans intelligence, le scientifique sans horizon philosophique, le philosophe sans firmament poétique sont pitoyables. Mais le talent poétique n'a besoin d'aucun complément, pour être admiré.

La métaphore, placée dans un discours, perd sa hauteur représentative et rejoint la platitude interprétative ; la grâce aphoristique se transforme en pesanteur sophistique. La liberté expressive d'une maxime, face à l'inertie argumentative d'une harangue.

Toutes les idées intéressantes furent, depuis longtemps, totalement parcourues, scrutées et classifiées ; y imaginer d'étonnantes découvertes et y chercher de l'originalité est l'une des sottises qui expliquent le dépérissement de l'art à base d'idées. Ce siècle est abondant en idées et images banales. Il est stérile en images nobles, cette seule source durable d'un vrai art.

Le lieu d'écriture : un sous-sol ou une tour d'ivoire. Mais la littérature d'aujourd'hui ne se déploie que dans un bureau.

Penser, c'est donner des noms aux choses figurant dans un problème. Résoudre celui-ci est l'affaire de l'artisan, non de l'artiste. L'artiste vit face à l'être naissant, l'artisan - face à la raison des fins.

L'artiste devrait réagir aux convulsions de son époque et rester impénétrable à ses cadences. Deviner derrière la fureur passagère du temps – la majestueuse éternité de l'espace. « Le Beau doit être majestueux » - Pouchkine - « Прекрасное должно быть величаво ».

La poésie est un langage de la faiblesse, de la superficialité et de l'ivresse. Un poète dans l'âme ne peut chanter que défaites et hauteurs. Il est idiot du village, dès qu'il veut être sobre et profond : « Dès qu'un poète se réveille, il est idiot. Je veux dire intelligent » - Cocteau.

Le talent littéraire : pour les paroles prêtes, savoir trouver une mélodie ; pour la mélodie prête, savoir trouver des paroles. Une bonne contrainte : se taire, au lieu de proférer des paroles sans mélodies.

Mauvaise lecture : reconnaître les choses. Bonne lecture : reconnaître le ton.

Le fragment comme genre est précieux comme une promesse de métamorphose. Ne pas s'appuyer sur la page précédente ; que chaque ligne ne compte que sur elle-même ! La pensée discursive, en continu, traduit le culte de l'habitude, de l'étendue. « Il n'appartient qu'au génie de détacher sa pensée de l'habitude »* - Cicéron - « Magni autem est ingenii abducere cognitionem a consuetudine ».

La pensée-éclair, venue de la hauteur, cherche les mêmes débouchées que les fleuves interminables de nos vallées de larmes : « Il faut voir nettement, que le discours pléthorique et le discours laconique ont le même but » - Épicure. Malheureusement, on n'écoute pas le sain constat des postmodernes : ni l'intelligence ni le savoir n'appartiennent plus au genre discursif. Mais la règle de l'économie des moyens est sans exceptions : « Quelle que soit la leçon, la brièveté s'impose » - Horace - « Quidquid praecipies, esto brevis ».

Ceux, qui narrent la réalité, la chantent comme tous les autres, mais dans un récitatif inorchestrable. La marche du siècle, elle non plus, n'est qu'une sorte de danse, mais où les pirouettes se font passer pour files indiennes.

Je pratique une large démocratie dans le choix de mon jury de l'ombre : un comte, un secrétaire de direction, un vagabond - Tolstoï, Valéry, Cioran. Eux seuls pourraient comprendre mon attitude de condamné, s'accrochant au banc des accusés, au milieu des étoiles.

Le récit, ce sont de laborieuses substitutions, par des constantes transparentes, de variables-feuilles sur un arbre, qui n'est beau qu'avec ses frondaisons ombrageuses d'inconnues.

C'est la recherche mécanique de nouveautés à tout prix, qui déprécie l'art le plus sûrement ; le beau naît rarement d'une métamorphose d'un autre beau, il lui faut partir d'un point zéro de la création. Le commentateur ou l'épigone profane le beau, lorsqu'il n'en extrait que le vrai : « Il nous jette du beau dans le vrai, du vrai dans le pur, du pur dans l'absurde, et de l'absurde dans le plat »** - Valéry - la platitude est l'avenir, déjà largement réalisé, de l'art, qui se sépara définitivement du beau.

Je ne peux pas aimer un écrivain, qui ne soit pas sa propre matière.

Toute pensée prend, spontanément, une forme géométrique. Ce qui explique la possibilité de l'art abstrait (la géométrie dépasse rarement le stade d'esquisse !) et de ce pullulement de productions savantes nageant dans l'autoréférence.

La négation, dans l'art, ne vaut que dans la mesure, où elle ne se réduit pas à la chose niée. Les négateurs sans beaucoup d'intérêt : Hugo, Dickens, Dostoïevsky. Les vrais : Leopardi, Tolstoï, Cioran.

Être sa propre source ou son origine ne suffit pas pour être original. L'originalité est un plasma charrié des profondeurs, où il vaut mieux ne pas descendre, une lave fertilisant, dans une longue perspective, le sol de la vie. En plus, la géologie veut, que les volcans s'ouvrent toujours en hauteur.

Ils disent : tout se bâtit, en écriture, avec des briques et ce sont des choses approchées, qui en déterminent la taille. Plus on s'éloigne des choses, plus on apprécie l'argile crue comme matériau de base, éloignant la pétrification ou la putréfaction. « Un vase cassé peut se réparer, s'il était en argile crue et non s'il était en argile cuite » - de Vinci - « Un vaso rotto crudo si può riformare, ma il cotto no ».

L'écriture et son objet : deux êtres dont le contact émeut un troisième. Les trois, fondus en une seule personne, - l'heureuse triade !

Indifférence face aux écrits, où des choses apparaissent avant des états d'âme. On devrait avoir l'impression, que ce n'est pas la main, mais quelque chose d'immatériel, mais intense, qui trace les mots. La mélodie qu'on entend devrait avoir déjà existé, en puissance, dans notre âme de lecteur.

La vraie énergie d'une œuvre d'art provient du sentiment de l'arrêt sur l'avant-dernier pas et du refus d'imprimer le dernier. Comprendre qu'aller plus avant ne serait ni meilleur ni plus précis.

Le talent est le don, qui consiste à produire une harmonie, que la vie ne confirme qu'a posteriori. Chercher la confirmation de la vie a priori - signe d'un travail mécanique, sans génie.

L'image, en littérature, naît des multiples va-et-vient et cascades, zigzags et saccades, revenez-y et torsades, entre le ressac des mots et le calme de la pensée, d'un dialogue, où des réparties adverses rehaussent le débat, mais le mot final appartient - au mot.

On ne doit écrire qu'étant submergé. Il vaut mieux l'être par un vague besoin de forme que par la certitude d'un fond net. La forme est en haut, et le fond – en bas. Toutes les profondeurs furent déjà explorées et réduites aux chiffres ; la musique ne peut naître que de la hauteur, de l'arrachement à la terre et par la montée aux cieux, en suivant un Gradus ad Parnassum : « En montant - écrire, et en écrivant - monter »** - St-Augustin - « Proficiendo scribunt, et scribendo proficiunt ».

Plus je me mêle de la peinture de la réalité, plus vague et commune est mon image ; plus je m'en détourne, plus déterminés sont mes traits. Pour savoir qui je suis, il faut me laisser divaguer.

Un étrange avantage des poètes d'aujourd'hui : l'insensabilité à la honte - ne pas penser, qu'au lieu de s'attendrir, on peut éclater de rire, à la lecture de leur chaos, chaos verbal, sentimental et mental.

Les exigences acoustiques ne sont pas les mêmes pour les lieux, où je compose mes mélodies divines, et ceux, où je les aimerais exécuter. Le fond sonore idéal, pour les premiers, serait l'applaudissement de mon concierge et le ricanement du ciel. Oreilles faites yeux - pour les seconds.

L'intelligence, dans l'écriture, est plutôt une chauve-souris qu'une chouette ; elle permet d'éviter les objets trop tangibles dans la nuit de ce siècle et de s'attacher, tête en bas, aux refuges caverneux. Le savoir, dont se targuent les chouettes, ne sert qu'à terroriser des rongeurs de jour.

Le langage aurait dû être le seul lien visible de l'écrivain avec son siècle. Qui réussit cette gageure ? - Leopardi, Nietzsche, Valéry.

Tout grand écrit naît d'une ivresse, ivresse des choses, des idées, des mots ; mais le plus grand secret consiste à savoir s'enfiévrer de soi-même. Ce beau conseil d'Horace : « tu ne planteras aucun arbre austère avant la vigne sacrée » - « nullam sacra vite prius severis arborem » !

Les uns exposent leur vie, les autres leur savoir, d'autres encore leur sexe. Mais le meilleur art, c'est se cacher élégamment, se perdre, s'éluder, faire entendre son mutisme. Se faire regard, parler aux aveugles, qui verraient en te lisant.

La sonorité d'une phrase peut dépendre de l'acoustique du livre, où elle se produit, mais sa vitalité ne devrait rien devoir à son voisinage.

Signes d'une noble écriture : un ton, qui conviendrait au plus illustre et au plus obscur des hommes, au plus ambitieux et au plus humble, au pécheur et au vertueux. Cervantès, Dostoïevsky, Valéry.

Il est ridicule d'écrire, pour prouver qu'on existe. La seule raison d'une noble écriture est d'exister par elle !

Lorsqu'un incoercible ennui m'assomme à la lecture d'un Faulkner, d'un Priestley, d'un Joyce, je comprends, que l'esprit n'existe qu'en France, car leur homologue, Proust, s'en tire avec des bâillements nettement plus espacés. Dans leurs dialogues extérieurs comme monologues intérieurs, le mot est toujours de trop, il remplit des cases d'une grille mécanique. Que ce soit au niveau de la tête ou au niveau des pieds, que se produit le remplissage, le résultat est presque le même, dans la perspective de la hauteur. Idiomatisation de balivernes débouchant sur l'idiotisme.

Je me méfie de ceux qui proposent des murailles du savoir, des portes du paradis (ou de l'enfer), des fenêtres sur la vie et, plus que de tous les autres, de ceux qui vous tendent des clefs d'un système. Mais je me fie à ceux qui livrent, clefs en main, des châteaux en Espagne ou des Tours d'ivoire.

Toute trame livresque a ses hauts et ses bas. Mon livre est exceptionnel, car ses hauts restent solidaires des chutes et ses bas ont toujours la tête tournée en amont. « Si l'homme, qui tombe, est grand, sa chute sera grande » - Sénèque - « Si magnus vir cecidit, magnus jacuit » - il y faut mettre altus à la place de magnus !

Toute beauté a besoin de miroir. Non spéculaire, toute belle chose en soi ne dépasse pas le grade d'idole, de poids ou d'outil. Le miroir minimal - une négation. Toutefois, ce qui nous émeut le plus dans une beauté ne figurera jamais sur un tableau ni dans une formule ; elle est annonciatrice du merveilleux : « La beauté devient la preuve visible des miracles » - Dante - « La bellezza diviene argomento visibile dei miracoli ».

La part du hasard, chez l'artiste moderne, devint si énorme, qu'il m'est plus étranger que le chroniqueur, contre lequel, naïvement, je peste. Le hasard peut être maîtrisé par l'intelligence ou harmonisé par l'intuition qui, dans l'alphabet artistique, se situent juste après la hauteur.

Le sentiment, rehaussé par la noblesse et élargi par l'intelligence, fut au centre de la poésie de Rilke, R.Char et Pasternak. Cette poésie est morte pour laisser la place à la poésie des dictionnaires, vocabulaires ou onomatopées.

Je ne sens que vaguement où je commence, rien de plus obscur que mes fins - pourquoi s'étonner, que ce que je peins avec le plus de netteté soit mon absence !

L'art - produire des métaphores, une fois que je suis subjugué par un concept. Les piètres sciences, ce qui nous élargit et corrobore (l'art rétrécit et désespère !), c'est traduire en concepts les métaphores insaisissables. L'idole (verbe mental, représentation), le portrait (verbe intellectuel, propositions), l'état d'âme (verbe inspiré, discours). Il est de belles métaphores, devant lesquelles palissent les formules, les pinceaux et même les mots…

Quand je ne sais pas grand-chose des notes, qui se veulent sons, il faut chercher des accords paradoxaux, uniques ou iconoclastes. Ou me taire, plutôt que chercher à espérer des mélodies, produites dans un espace, dont je ne maîtrise pas l'acoustique, étant étranger à ses murs et à son sol. Tandis que dans les sous-sols je gémis et sur les toits je soupire.

Même dans l'art, la fonction collective domine désormais la forme personnelle. La devise des designers, form follows function, devint une norme ; l'artiste oublia que le beau pour soi se déprécie en présence de l'utile pour les autres.

Artiste est celui qui inverse la hiérarchie habituelle des hypostases de notre soi inconnu ; elle devient – idée, icône, idole, image – en privilégiant la couleur haute face à la rigueur profonde, l'arbre musical - aux structures silencieuses.

Communiquer avec le lecteur, c'est laisser de la place à son regard, à sa perplexité, à son arbitraire. « Grand homme est celui qui laisse après soi les autres dans l'embarras »** - Valéry. Ne pas suivre l'inertie, pour aller jusqu'au bout d'une idée, s'arrêter au plus fort d'une tentation, laisser les sons mourir de leur propre éloignement. Les vagues de communion, une fois les fonds bien secoués, ne sont portées que par le vide.

Nos seuls lecteurs sont la raison et l'oreille. Jamais le cœur, jamais l'âme. L'oreille est plus proche du cœur, la raison - de l'âme. Ne pas se tromper d'interlocuteur, qui ne sera donc qu'un ambassadeur, et qui transmettra, comme il peut, nos notes et nos mémorandums, que dictaient nos cœur et âme.

Travail de plume : coups de main à l'oreille musicale, coups de pied à la raison tribale.

Tous les plumitifs clament leur inappartenance à tout courant. Quand on a de bonnes voiles et, surtout, quand on a son propre souffle, on devrait se désintéresser du courant lui-même. Et le meilleur navigateur n'a pas besoin de déployer sa voile ni même gaspiller, trop près du sol, son souffle. Son plus beau désir de voyage est dans la suspension à l'aplomb des voies impénétrables.

Tout bon Narcisse n'est qu'un Pygmalion agenouillé devant sa Galathée, dont les mots font reconnaître l'image de son créateur.

On ne peut bien écrire qu'en comprenant, que l'écrivain, en nous, ne doit rien à l'homme que nous sommes.

Ma présence, dans un livre, se manifeste non pas par l'ostentation de mes opinions, mais par l'écart que je mets entre moi et les choses. Mais je peux me fondre avec une chose en profondeur et en être infiniment éloigné en hauteur. Et la meilleure absence, là-bas, se dégage parfois d'une belle présence, là-haut.

Dans l'art, il n'existe pas d'imitateurs de la nature, opposés aux soi-disant créateurs. L'art est l'enrichissement langagier d'un modèle et non d'une réalité à modéliser. Seuls les non-artistes prennent le modeleur courant le plus en vue pour la nature elle-même. On n'imite que des théories (ce qui nous apprend quelque chose de nouveau sur la nature) ou des modèles (ce qui crée un semblant de nature dans un langage artificiel).

Avoir pensé ne sert strictement à rien pour la qualité de l'écriture. Avoir écrit apprend la joie de penser.

Me limiter à la seule voix du mystère vital est une contrainte, dont seul le talent dispense. Mais, dans tous les cas, si ma plume vise le grand, un autre mystère doit émaner de mon opus. La médiocrité, c'est l'exhibition des seuls problèmes ou de leurs solutions. Chez les meilleurs, le mystère de la vie se fusionne avec celui de l'art.

Derrière toute belle forme, même la plus détachée des choses, on retrouve, sans peine, un fond monumental. Y aurait-il une règle mystique, qui associe à une hauteur de forme - une profondeur de fond ? Mais toute tentative savante de les rapprocher débouche, inéluctablement, à de la platitude. L'art est dans l'isolement de la forme, en communication incompréhensible avec le fond.

Signe d'une œuvre d'art : le lisible si fin qu'il devient invisible, le visible si bouleversant qu'il devient illisible. Si l'on ne lit que le lisible et ne voit que le visible, c'est un symptôme de la médiocrité. La primauté de l'absence.

L'art devrait survoler toute pensée ardente avec la ferme intention ironique de ne pas se consumer en l'embrassant.

L'artiste, c'est la sensibilité plus l'imagination plus l'ironie. Il crée des vérités. Le scientifique cherche des vérités toutes prêtes. La plèbe accepte des vérités en fonction de ses besoins. La vérité d'artiste s'ouvre aux yeux sachant se fermer. La vérité scientifique se conquiert en se saisissant des vérités d'appoint, qui l'éclairent. Pour les vérités plébéiennes, on n'a besoin ni d'yeux ni de lumière.

La hauteur du regard d'un écrivain, c'est le désir de contenir la résonance entre les murailles, dans les limites du goût. Au-dessus - la sensibilité, en-dessous - la compréhension. Et le goût est la complicité harmonieuse entre les deux.

Si Dieu te fit cadeau d'un talent, la seule exigence extra-littéraire indispensable, pour en être digne, est la noblesse ; dans la littérature « la noblesse doit être ta première contrainte »** - Iskander - « благородство должно быть в самом замысле ».

Le livre est un puits. J'éprouve les fils de ma pensée (ou les fibres de ma sensibilité) en essayant d'atteindre sa face (surface). Le livre est aussi un avatar de l'existence et je dois introduire, entre lui et moi, un vide nommé ironie.

Le livre est plus perdu et plus aveugle que ton soi indicible. À celui-ci de le guider vers des sentiers, où poussent des images et s'entraînent des pas.

Tout livre, comme tout homme, peut être transformé en ton allié, il suffit d'imaginer une lutte, lutte des esprits ou des calculs, et de s'accorder avec son ton, grave ou ironique.

Le poète est reconnu par l'élégance de son éloignement des cadences du visible.

Le poète suit le souffle, non les desseins de Dieu. Manier la voile sans souci d'horizons.

Le constat est ennemi juré de la poésie. La poésie est le refus d'attacher les meilleures images aux heures et aux tables d'événements. « Rester dans l'incertitude et le mystère, sans fouiller les faits »* - Keats - « Being in uncertainties, mysteries without reaching after facts ».

Ne peut être poétique que ce qui ne peut être possédé, c'est-à-dire échangé. Poésie - manque de monnaie d'échange, don ou vol. Me tout donner, c'est me priver de ma soif vitale. Posséder, jouer sur des vases communicants ; ne rien posséder, s'occuper d'un vase vide en matériaux crus.

Les poètes ne poussent que dans un sol stérile. Les fleurs des hauteurs se ressemblent davantage entre elles qu'avec des fleurs des vallées respectives. Le poète est celui qui peut se passer de racines. Ses pousses sont fleurs et ses feuilles - sève.

Ceux qui lisent peu se surestiment et ceux qui lisent trop - surestiment les autres. Le bon équilibre de modestie et de fierté naît de fréquentations égales des autres et de soi-même.

Dans l'écriture banale, la forme résulte du fond ; mais quand, à l'inverse, d'une belle forme surgit, imprévu et imprévisible, un fond, on est en présence d'un style, d'une littérature, d'un talent.

L'écriture elliptique : trouver une distance harmonieuse entre les deux foyers – l'esprit et le sentiment – pour que le langage dessine une courbe, dont tout point serait à la même distance sommaire de ces deux points.

Poète est celui, pour qui les rêves sont plus véridiques que les choses. L'immensité du possible s'éploie devant le poète, là où pour le Terrien n'est possible que ce qui est. Le sûr n'est vrai pour lui qu'improbable !

Le poète aime le printemps pour les chimères qui naissent et l'automne - pour celles qui se meurent. Les fleurs à peine nées et les fleurs à peine mortes. Chanter apparitions, pleurer disparitions - le contraire de Nietzsche : « être sans pitié pour ce qui est faible ou mourant en nous » - « unerbittlich sein gegen alles, was schwach und alt an uns ist ».

Le poète, c'est le désir toujours renaissant, remettant les pendules à l'heure zéro, communiquant, Dieu sait comment, avec l'éternité, cet oubli du temps, cette durée, qui ne se réduit jamais aux heures, cet éternel retour aux commencements. Les fardeaux de la vie ne rendent ce désir que plus léger ; c'est porté aux nues qu'il gagne en poids et en besoin d'ailes.

Être poéteux, c'est ne voir que le beau. Être poétique, c'est voir de la poésie partout. Être poéteux, c'est t'élever jusqu'à la beauté, qui te frappe. Être poétique, c'est tout élever jusqu'à ta hauteur. Avoir de la hauteur, être à la hauteur. Être poéteux, c'est mourir faute d'images ou de couleurs viables. Être poétique, c'est insuffler la vie dans des tableaux effacés. Être poéteux, c'est refuser aux constats l'accès au désir. Être poétique, c'est réveiller le désir dans des constats. Être poéteux, c'est demander au moment unique : Suspends ton vol. Être poétique, c'est trouver dans chaque instant quelque chose, qui mérite d'être suspendu. Survol anaphorique sans envol métaphorique.

La poésie, c'est un songe dans la nuit de la vie, c'est la faculté de ne pas se réveiller et vivre et croire le rêve plus profondément que la réalité. « La matière propre de la poésie est l'impossible crédible » - G.B.Vico - « La propria materia della poesia è l'impossibile credibile ».

Le poète devrait penser en vers et non pas versifier ses pensées. Le poète dans l'âme dit Je fleuris comme les autres disent J'imagine, Je crée, Je produis.

Signe de présence d'idées dans une image, qui trouva son mot : elle ne se fige guère et reste presque crue, prête à servir de matière première pour un nouvel étonnement, nouvel arbre de désir : « De la semence de l'étonnement naît l'arbre de la raison, lequel produit des fruits capables d'étonner » - Nicolas de Cuse - « De semine admirationis arbor exoritur rationalis, quae fructus parit admirationi similes ». Le doute perd de hauteur : jadis, la présence réelle suggérait un corps derrière des images (l'Eucharistie) ; aujourd'hui, on doute des images, qui se trouveraient derrière des mots trop plats.

L'harmonie est une chose insaisissable, et l'on le comprend sur l'exemple des types de versification nationaux. Leur niaiserie formelle est du même ordre que la niaiserie de fond des tanka ou haïku. La longueur des syllabes grecques, la métronomie de l'allemand ou du russe, l'orthographe dans le choix de rimes françaises. De concert avec le sonore, on devrait rimer pour l'olfactif, mais surtout pas pour le visuel.

L'esthète fait de l'esprit, le penseur l'invente, le poète le fuit. Plus discrète est la place de l'esprit, plus crédible est le transfert du sens. L'image est la langue qu'on tire à l'esprit.

Dans chaque écrit se reflètent nos sens : l'odorat – perspicacité, le goût – élégance, la vue – horizons, l'ouïe – connaissance, le toucher – caresse. Toutes ces facettes s'inscrivent dans l'ampleur et se rehaussent par le talent.

Ce n'est pas le courage, mais l'obligation de l'artiste : énoncer l'ineffable, chanter l'inaudible, séjourner dans l'inexistant, tenir à l'insaisissable, se fier à l'irréparable, se détourner du prouvé, faire carrière et « sombrer avec le sublime et l'impossible » - Nietzsche - « am Großen und Unmöglichen zu Grunde zu gehen ». L'impossible devenant ma nécessité : « La nécessité, mère de l'art » - Apulée - « Mater artium necessitas ».

Avec du talent, le délire des mots devient un rêve ; sans le talent, il tourne à un misérable verbiage. C'est sûrement un misérable qui dit : « Là où un homme rêve et délire, un autre se lève et interprète » - Ricœur – cet homme debout, sans doute, interprète des balivernes. Et vive l'homme couché, homme du rêve !

Styles descriptif ou aphoristique : flamme maintenue au petit feu ou feu sans flamme. La flammèche enflamme, le feu attire. La force du scandale, l'impuissance de la tentation.

Ruptures de stock des mots, déficits du style, pénuries de la négation, surproduction de la grandeur - en littérature comme dans la vie, on s'enraye, on frôle la faillite, on est liquidé par des huissiers compatissants, te suggérant de te recycler en journaliste ou en comptable.

Un chiasme utile : je dois entraîner et par le jeu des idées - la beauté - et par l'idée du jeu - la nature. On peut aimer l'idée du jeu, sans la comprendre - le bon sauvage. On doit comprendre le jeu des idées pour l'aimer - le bon artiste.

Ce qui compte, en art, c'est ce qui ébranle la beauté ou le rêve. L'art pour la vie et la vie pour l'art - le but et les moyens. Mais par-dessus tout - la noblesse des contraintes : quand on maîtrise le qui et le quoi, on s'entend avec n'importe quels pourquoi et comment. Et Nietzsche : « Tout comment est bon pour celui qui a, dans la vie, un bon pourquoi » - « Wer ein Wofür im Leben hat, der kann fast jedes Wie ertragen » - ne fait que la moitié du bon chemin.

L'écriture devrait servir à maintenir à une hauteur recherchée mes troubles d'âme. Non pour chatouiller ma vanité par des visions de chutes ou d'envolées. Garde ta disponibilité de volatile : « Être léger comme l'oiseau et non comme la plume » - Valéry. Plume à la main, je suis un juge dessaisi ou un accusé par contumace.

Dans toute œuvre d'art, il y a une facette temporelle, portant la sensibilité, et une facette spatiale, reflétant l'intelligence. Sur la première, la musique l'emporte sur le récit, en qualité des échos de notre âme. Sur la seconde, le bâti poétique, plus que la construction philosophique, excite notre esprit.

L'écriture est l'alchimie d'extraction d'or à partir du plomb des mots. La logomachie est à l'âme ce que la physique des actes est aux muscles. L'écriture est un faux-monnayeur, la vraie monnaie du bonheur est frappée dans les alliages des mains et des regards. La vraie écriture est l'invention de ma propre effigie ; face à la monnaie, c'est à dire à la monnaie courante, à la règle, mes pièces, à la première lecture ou au premier emploi, seront déclarées fausses. Le premier à recevoir cet étrange présage delphique, être faux-monnayeur, c'est à dire allant à contre-courant, fut Diogène.

Le véritable promoteur de l'art fut toujours le marchand, tiraillé par le mauvais souvenir des saloperies, qu'il fut amené à perpétrer. La meilleure dispensatrice d'aumônes fut toujours la honte. Les instincts carnivores bien canalisés, l'excellente bonne conscience l'anime désormais et laisse peser, sur l'avenir de l'art, de sombres perspectives, prévues par le deuxième Commandement.

La poésie relève de la transfiguration, quand les formes banales s'étoilent d'une lumière, dont on ignore la source, qui peut se trouver aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur du poète.

Les financiers furent, de tous les temps, mécènes et consommateurs de l'art, mais, jadis, ils vivaient dans le souci du grandiose, de l'éclatant, de l'exubérant - dans l'habitat, dans l'habillement, dans les fêtes - et ce penchant s'appliquait aussi à l'art. Aujourd'hui, aux yeux des financiers incultes, seul compte le prix, que le marché assigne aux transistors, aux tableaux, aux fonds de commerce. Le digital égalitaire supprima l'analogique dignitaire.

Tous les arts sont condamnés à disparaître, à cause du délitement des goûts aristocratiques ; les premiers à dégénérer furent la peinture et l'architecture, si proches des chambres et des bureaux des goujats riches. « L'effet du commerce sont les richesses ; la suite des richesses, le luxe ; celle du luxe, la perfection des arts » - Montesquieu - le luxe, c'est à dire l'oubli de l'argent, ayant disparu, l'artisan succédera à artiste.

Écrire, c'est mordre à son propre appât et répandre, ce faisant, son fiel, élixir, sang, poison, baume, antidote, sueur, larme. Refus du solide, identification avec le liquide.

Il faudrait que je pétrisse mes valeurs dans des matériaux si crus, qu'ils ne se figeraient pas si vite, que le Malin lui-même les eût mis dans le creuset infernal du quotidien. L'art est le pétrissement du vase et non son remplissage.

À ne voir que des objets concrets de ce bas monde, on se donne pour but de les élever à la hauteur des généralités ; je ne vois que des abstractions, et je m'impose la contrainte de ne pas les abaisser par trop de concrétude.

Il faut hériter l'art de mise de pierres de touche et innover dans l'artisanat des pierres angulaires. L'expérience des bâtisseurs et le goût des architectes.

La liberté est nue, la création est l'habillage. Même si la création-source est libre, la création-fleuve ne peut pas l'être, à moins que celle-ci réussisse à préserver le rythme de celle-là (l'étymologie du mot rythme !). On n'est libre qu'en rêvant, c'est-à-dire en ne désirant pas la mise en forme. La création est l'affectation, la recherche des empreintes de ce qui n'a pas de corps. L'art ignore la liberté connue, il en invente une autre, inconnue, il la crée ; il n'écoute pas, il émet sa musique au milieu du silence : « L'art est appel à la liberté » - Schiller - « Die Kunst ist ein Appell an die Freiheit » - sans être libre lui-même.

Pour ce fichu genre qu'est le roman, le seul remède contre l'ennui serait une langue de Céline, Bloy ou P.Morand. Mais, apparemment, pour la pratiquer avec succès, il faut impérativement « s'abêtir » (Montaigne).

Les passions vécues par Shakespeare lui-même, si l'on en juge d'après ses sonnets, furent médiocres ; une raison de plus d'admirer celles, bellement inventées, que vivent ses personnages, aussi loufoques que ceux de Dostoïevsky.

Mon soi inconnu, source de mes images et de ma musique, contient déjà toutes les merveilles de la vie ; l'expérience n'y apporte rien de décisif. Ce qui compte, dans mes productions, ce n'est pas ce que j'ai vécu ni ce que j'ai entendu, mais ce que je fais voir ou laisse entendre, en traduisant mon inspiration irréelle.

Dans un métier, où compte surtout l'invention, ils poursuivent cette chimère impossible, l'authenticité.

Dans la vie, deux facettes sont omniprésentes : la mécanique et l'organique. Sur la première se formulent et se résolvent des problèmes ; sur la seconde se déposent des mystères. Et dans l'art, on retrouve ces facettes, éclairées par des problèmes ou mystères, propres à l'art lui-même et non pas à la vie, dépourvue de notes et de mots. Une certaine adéquation consiste à traduire des problèmes vitaux en problèmes artistiques, et des mystères vitaux - en mystères artistiques. La profanation : réduire des mystères en problèmes ; la bêtise : entourer de mystères ce qui n'est que problèmes.

Gide, A.Schlegel et Pasternak traduisent Shakespeare : le premier en retient surtout les images, le deuxième - les pensées, le troisième - le ton. Seul l'original met ces trois facettes à une même hauteur.

Tout est cerné, ravagé, occupé par le journalisme. Aucune trace de Gide ni de Valéry dans les lettres françaises. Cioran, dans une ultime convulsion, clôt l'agonie de la lettre, qui n'est plus qu'un cimetière comblé, sans renouvellement de concessions crédible.

Je n'aime ni fragments ni miettes ; mes mots ne font pas partie d'un tout, qui aurait pu ou dû être narré en récit continu. Quand on n'a pas d'éclairs, comme Héraclite ou Cioran, on dessine des nuages, on fait du bourrage. On n'a rien à déchirer, quand on tisse en l'air. Mais j'aime une alvéole fractale, un motif en pointillé, qui tapisserait une surface projetée vers l'infini.

Le style d'un auteur (Nietzsche, Nabokov) permet de reconstituer assez fidèlement non seulement son visage, mais aussi sa biographie, mais les auto-biographies de ceux qui manquent de style (St-Augustin, Rousseau) embrouillent leur visage jusqu'aux paradoxes et mensonges.

Dans un contexte littéraire, la musique, c'est surtout la musique symphonique, où s'affirme le compositeur-esprit, brille l'interprète-âme et où nos sens sont des instruments ; et je suggérerais que ce n'est pas l'ouïe qui devrait être le plus sollicités de ces instruments, mais le toucher, la caresse. En dernière instance, ce sont nos sens qui devraient animer nos mots. En poésie, ce mouvement se complète, en s'inversant, et devient : « l'écoute réciproque de l'élan et du mot » - Mandelstam - « соподчиненноcть порыва и текста ».

Une fois que j'ai recueilli, ressenti, saisi les chauds balbutiements du monde, je pourrai réagir en confesseur (si j'ai le talent d'âme ou de plume) ou en professeur (si l'inertie de mouton ou le réflexe de robot sont les motifs de mon existence) : ou bien la musique des métaphores ludiques et consolantes, ou bien le silence des formules logiques et pontifiantes.

Peut-on peindre son soi, en confessant ses turpitudes, face aux Manichéens ou aux duchesses (St-Augustin ou Rousseau) ? - à la limite, on y trouve quelques éclats de cervelle. Heureusement, il y a aussi la chair ; et la concupiscence augustinienne ou la mauvaise paternité rousseauïste nous font entrevoir quelque chose de vraiment intime. Heureusement, il y a aussi l'âme et le talent, c'est à dire le regard, qui, à toute sa production, affecte le genre de confession ou de testament.

Pour un non-artiste, le langage et l'esprit servent à reproduire le bruit (ou le silence) du monde, tandis que, pour un homme d'esprit, la poésie et la philosophie en extraient la musique ; la poésie est le même dépassement du langage que la philosophie - celui de l'esprit ; mais la nature de la musique, qui en naît, est la même, dans les deux cas, pour élever l'âme ou consoler le cœur.

L'harmonie et le rythme maîtrisés, l'écrivain-goujat n'accorde qu'une attention secondaire au choix des objets et liens du discours - l'insensibilité à la hauteur. J'évite tout objet, que je ne parvienne pas à faire danser ou chanter.

Faire de l'art profond et de la vie haute - des alliés et même les unifier ; l'arbre ainsi construit s'appellerait - la création. Quand on n'en est pas capable, on voit dans l'art un mercenaire du rêve, ou, pire, on dit, que la vie, c'est « l'extinction du rêve par la réalité »** - Gogol - « разрушение мечты действительностью ».

Le regard, dans ce livre, c'est le réveil de l'imaginaire sous l'impulsion du rêve, c'est le choix partial de représentations.

Le but le plus enviable de l'écriture : qu'à travers ton cerveau on découvre ton visage et lui voue un regard fraternel. À comparer avec « Perdre le visage, écrire n'a pas d'autre but » (G.Deleuze). Ces sots, qui opposent l'interprétation et le manifeste aux protocoles d'expérience et programmes de vie ! Ta Muse - au minois hors commun - devrait être la seule à tenir le miroir. En son absence, on se contentera du lac le plus proche.

Remarquable hiérarchie des genres littéraires, dans l'Antiquité ! Que diraient les Anciens en apprenant qu'aujourd'hui, le genre de Pétrone est placé au-dessus de ceux d'Horace ou de Sénèque !

La prouesse de la hauteur cioranique : pris par son vertige, j'oublie que sa langue est du XVIII-ème siècle, ses thèmes - du XIX-ème, son ton - du XX-ème. Si les cadences du siècle me sont étrangères, c'est dans le passé que je dois m'incruster (le seul autre exemple réussi, qui me vient à l'esprit, est celui de Hölderlin) ; ceux qui soi-disant dépassent leur siècle et sont chez eux dans l'avenir se retrouvent, d'habitude, hors toute vie. « Quant à sa plus haute destination, l'art reste une chose du passé » - Hegel - « Die Kunst bleibt nach der Seite ihrer höchsten Bestimmung ein Vergangenes ».

Un genre des plus dérisoires, la confession. On sait, que l'inavouable est autant source d'ennui que l'avoué. L'écriture devrait se vouer à la hauteur plutôt qu'à l'étalage ; mais en hauteur, ce n'est pas sa vie, qu'on aura peinte, mais une vie inventée ; dans l'étendue, on n'exhibe que de la platitude, aux lumières et idées interchangeables. Le genre enviable est celui de poème des mots, renvoyant élégamment au modèle gracieux des fantômes.

L'art est la tentative de mettre en contact direct mon soi connu et mon soi inconnu, mon visage et mon âme.

Tous les regards de l'art moderne sont tournés vers le morne enchaînement des actes. L'art suprême - le regard sur le regard, dans une liberté hors actes, dans une musique au-delà des images.

En littérature, comme en théologie, un chef-d'œuvre doit son assise au poète, au philosophe et au citoyen, qui sont en nous : dans l'étendue des mythes, la hauteur des élites, l'épaisseur des rites.

L'homme de plume est fait du don, du fond et du ton. Sans savoir me prévaloir ni du don de Cioran ni du fond de Valéry, je ne trouve qu'une seule proximité possible : avec le ton de Leopardi.

L'idée s'arrête, quand l'épithète faiblit. Aller jusqu'au bout d'une idée désincarnée, c'est accepter un corps à corps avec l'ennui.

Je reconnais ma faute musicale : avec des cordes en permanence tendues, on risque de ne plus être en accord avec l'harmonie de la vie. Comme J.Joubert, je ne joue que de la harpe éolienne. Il faut savoir détendre ce qui vibrerait faux, mais je désappris à tendre l'oreille aux sons directeurs de l'époque.

Mon admiration oscille entre l'art de la naissance (paysage de Valéry) et l'art de la transformation (climat de Nietzsche). Mais les deux fuient le pire, celui de la nature morte. L'élégance d'une logique monotone, l'audace d'une logique non-monotone. Quelle cervelle que celle de Valéry, voyant en Nietzsche « un essai d'une logique à base réflexe » !

Les Français pensent avoir créé la tragédie plus parfaite que chez les autres, mais la perfection n'est pas une catégorie artistique, elle appartient à la réalité. La présence du vouloir rapproche de la réalité, mais éloigne de la tragédie, qui, comme chez Shakespeare, est dans le devoir sans le vouloir.

Une œuvre d'art - certainement pas un achèvement, ni une vie suspendue, lévitante, mais un jaillissement, une naissance de mesures, de poids et d'essors : « Les œuvres les plus belles relatent leur propre naissance »** - Pasternak - « Лучшие произведения рассказывают о своём рождении ». Le créateur choisit les lieux et les instants de ses (re)naissances, en y imitant la naissance annoncée du Verbe.

Tant de pseudo-poètes, cherchant auprès de l'algèbre un viatique à leur poétique inexistante, tant de lamentables pseudo-romanciers, à la plume grisâtre, mobilisant l'ontologie ou la phénoménologie, pour étaler leur prétendue intelligence.

La différence entre l'art et la science : l'art arrache, à son contemplateur, des oui et des non, que la science impose. Mais les signes d'adhésion ou de rejet, en l'art, sont précédés d'interjections ah, oh, eh, sont suivis de prometteurs points de suspension et surtout, sont accompagnés de riches substitutions des variables implicites, profondes ou hautes.

L'écriture est union de la peinture et de la musique : dans son écrit, l'écrivain met son corps, comme le peintre, et son âme, comme le musicien ; d'une union réussie entre le corps et l'âme naît l'esprit ; la dénatalité sévit aujourd'hui au pays littéraire, où prolifère et pullule le clone.

Si je veux rendre ma caresse - un soupir, un gémissement ou un silence voluptueux – la vigueur est préférable à la douceur, la contrainte - le fouet et les chaînes – au déchaînement. Et A.France : « Caressez longuement votre phrase, et elle finira par sourire » - a de mauvais moyens et buts.

C'est l'ennui et non pas l'horreur qui fait pulluler l'art abstrait. Mais ceux qui s'enquiquinent à mort adorent le discours de fin du monde, qui pousserait les créateurs à fuir la vie et se réfugier dans la géométrie. L'horreur d'artiste est le vide du ciel, le regard des hommes étant, de fond en comble, absorbé par la cervelle. L'intelligence vouée au service de la pesanteur, l'artiste sans grâce ne reproduit, dans le vide, que la géométrie.

Dans l'écriture pleine se croisent crier, créer et croire.

Toute la littérature est dans les variations d'une douzaine de métaphores. Le talent : en polir quelques-unes à la verticale. Le génie : les dévisager, toutes, de haut. Curieuse coïncidence, il se trouve des hommes, qui pensent, que même « l'histoire universelle est l'histoire des divers infléchissements de quelques métaphores » - Borgès - « la historia universal es la historia de la diversa entonación de algunas metáforas ».

Les métaphores primordiales, serrées jusqu'à devenir maximes, doivent former une constellation, que j'appellerai mon étoile. « Penser, c'est être sous la contrainte d'une idée unique, qui, telle une étoile, reste immobile »* - Heidegger - « Denken ist die Einschränkung auf einen Gedanken, der wie ein Stern stehen bleibt ». De sa froide lumière je dois jeter sur la vie - mes ombres chaudes.

Le cafouillage le plus servile se forme sous la plume ou le pinceau d'un larbin, qui s'exclame, en jubilant : « Je suis libre ! ». Tant que de nobles chaînes de contraintes ne délimitent pas mon périmètre ; je ne peux pas être artiste, au moins en hauteur. La pensée sans frein n'engendre que de l'inertie.

Un bon lecteur parle rarement de lectures indigestes, car, avant de les ingurgiter, il les filtre avec son regard (l'heure), son nez (le goût), ses mains (le poids). Les indélicats méritent d'avouer, que « connaître, ce n'est plus manger, c'est vomir » - Sartre.

Trois sortes d'audace font reconnaître un maître : l'audace pré-langagière (Cioran), l'audace de langue (Rilke, Pasternak), l'audace de concepts (Valéry). Et Shakespeare en est le plus grand, car il a l'audace de les pratiquer toutes les trois, même sans posséder la profondeur des premiers. Le talent veut gloser sur les autres, le génie peut oser la confiance en son propre soi inconnu.

On pense progresser en écrivant successivement sous l'influence des secondes, des jours, des années, des siècles. Et l'on comprend, un jour, que ce cheminement est celui de la régression, et que la seule chance de ressentir le souffle de l'éternité est de se concentrer dans un instant sans durée.

L'écrivain, c'est un champ en friche de magnétismes, la hauteur, à laquelle se condensent et éclatent des orages, la charge d'arômes ou d'éclairs. Les mots, presque aléatoires, dont respire toute la contrée, tombent sur lui, l'emplissent et en émanent en un courant plus propice à enflammer les yeux qu'à dilater les poumons.

Tout art est dans l'effort de se démarquer du hasard, et ce n'est pas pour rejoindre une objectivité quelconque, sans aléa, mais un rythme implacable, où une belle loi doit se deviner derrière tout jet de dés.

Un livre est complet, s'il peut servir, à la fois ou plutôt cycliquement, de solution-produit, de problème-outil, de mystère-principe. Si une seulement de ces lectures survit au regard ironique, le livre ne mérite pas ton chevet.

Les dieux pris au sens non-figuré ont aussi peu de pouvoir que les pensées sans métaphores - de valoir. « Les dieux sont nos métaphores, et nos métaphores sont nos pensées » - Alain - une pensée sans métaphore est une figure géométrique, un squelette.

Trois conditions nécessaires, pour que l'éternité prête l'oreille à mon message : il doit être sans lendemain, l'aujourd'hui y doit être absent et l'hier constituer la perspective ou le point zéro de mon écriture. Pour un bon interprète, comme pour un bon créateur, « hier n'est pas encore né » - Mandelstam - « вчерашний день еще не родился ».

Ni donné ni construit (tâches réservées à Dieu ou à l'artisan), mais engendré (tâche d'artiste) – telle devrait être l'impression se dégageant du fruit de ta plume, mais la pudeur et le bon goût t'interdiront de peindre les ébats fécondants, entre l'esprit et l'âme, entre le regard et la langue, entre l'orgueil et l'humilité.

La montre, l'échelle et le zoom comme seuls outils de lecture moderne. Quand on n'a que l'intensité pour outil d'écriture, on ne compte, chez le lecteur, que sur le regard nu. Le feu, cet autre nom de l'intensité, fut le seul élément, que le bon Dieu biblique cachottier aurait escamoté à l'homme (« Il créa le ciel et la terre, et Son esprit planait au-dessus des eaux » - et le feu, alors ?), avant que Prométhée ne relève le défi divin.

Les buts de l'art : donner de l'ivresse à une forme sensée ou donner de la forme à une ivresse des sens. « Ce qu'on lit doit non seulement étancher une soif, mais enivrer »*** - St-Augustin - « Non solum sapit, quod legis, sed etiam inebriat ».

Narrer, en littérature, c'est recoller les morceaux. Acceptable tant que la colle du style ne sert que la qualité de la mosaïque. Je préfère des collections de pierres précieuses, où chaque pièce surgit comme une perle, sans trace de mains affairées. Mais veiller à ne pas tourner en un kaléidoscope soumis au hasard des tournis ambiants. Fuir les continents, rester insulaire, pratiquer une « écriture en archipel » (R.Char).

Ce qui dévitalise l'écriture et la réduit au journalisme : faire l'Histoire, commenter une partition ou un tableau, être le Juste. Même les diaristes devinrent, aujourd'hui, journalistes.

Face aux adeptes du mot unique, qui s'imaginent cambrioleurs devant un coffre-fort, égrenant des chiffres, avant de se saisir du trésor grâce à la combinaison gagnante : je rêve de clefs, dont la beauté me ferait oublier toute serrure (« pouvoir enténébré de la clef » - Celan - « eingedunkelte Schlüsselgewalt »). Vol ou don.

Exclus de ta vie les événements, qui auraient pu arriver à n'importe qui ; ceux qui restent se cantonnent dans les rêves imagés. Je les fixe avec des métaphores, d'où jaillit une vie inconnue, mais dès que je les développe, la vie se dissipe et j'entends les roues dentées ou je lis les compteurs. L'art, c'est le courage de l'abandon, au sommet, ou mieux, en hauteur optimale.

La vie d'un sage est un fatras de hasards, et son livre est muni de filtres, qui excluent tout hasard fade. La vie du sot ignore le hasard, mais son écrit en déborde.

Même les plus obtus des philosophes professionnels (« la tourbe philosophesque » - Rousseau) se doutent bien, que leurs concepts sont dus au hasard, à l'impéritie et à l'inertie, que leurs preuves ne sont que fatras de sentences d'apparence logique (« Les résultats de la «métaphysique» sont et doivent être nuls, plaisir à part » - Valéry), et que le poète, par son jeu de métaphores, atteint le même but avec autant de rigueur et avec plus d'élégance.

Un chemin d'accès devient métaphore, par la substitution aux mots - des objets de la représentation. Une opération que certains identifient avec la philosophie : « La philosophie est effacement du signifiant et désir de l'être dans son éclat » - Derrida - la métaphore serait l'éclat de l'être ! D'autres accès ne seraient que des axiomes. Je finirais par me reconnaître phénoménologue (Dieu m'en garde !) : « Pensée phénoménologique ? Quand une idée n'arrive pas à se séparer des voies qui y mènent » - Levinas.

L'indépassable, en nous, est ce qui réussit à rester immobile. J'écris pour préserver ce centre - de la bougeotte générale. Écrire pour ne pas se parcourir, et non pas se scruter pour se narrer.

La littérature - volonté de la représentation ; la musique - représentation de la volonté. Le monde se réduirait à elles deux.

La fleur et le fruit, dans la vie, ne se rencontrent jamais ; la science trace la voie de la fleur au fruit ; l'art, sur la voie du fruit, nous conduit à la fleur.

Il y a des écrivains, qui m'enfoncent dans les impasses ou dans la honte, et je leur balbutie des mots de reconnaissance et de joie. D'autres viennent pour m'aider, me ragaillardir ou me consoler, et je leur renvoie du mépris ou de l'indifférence.

L'écriture, c'est la culture de l'arbre complet, l'ouverture à l'unification dans toutes ses parties. La lecture, c'est la puissance d'unification (die Macht der Vereinigung) - Hegel.

Dans l'écrit de jadis on sentait le frisson des mains, des cervelles et des plumes (« découvrir une chose, c'est la mettre à vif »** - G.Braque) ; aujourd'hui, le mode flagrant, qui domine, est copier-coller.

L'écriture, hélas, est mouvement ; mais, heureusement, deux courants y sont possibles : une avancée vers la différe(a)nce (espace/temps) avec le passager ou bien un retour éternel de l'Identique (chaldéen ou nietzschéen).

La poursuite d'une beauté doit aboutir au recueillement auprès d'un arbre : telle est la leçon d'Apollon vénérant le laurier surgi à l'endroit, où la terre engloutit Daphné. « La beauté donne le bonheur non pas à celui qui la possède, mais à celui qui la peut vénérer »*** - H.Hesse - « Schönheit beglückt nicht den, der sie besitzt, sondern den, der sie anbeten kann ».

Le plumitif préfère la forme de rite sur un fond de raison ; je pratique les formes de raison sur un fond de mythes.

L'écriture est une dramaturgie, où les mots-acteurs n'ont qu'une importance toute virtuelle. Autour des mots, un écrit crée un cadre acoustique : soit c'est du bruit répercuté par une lecture échotière, soit c'est du silence sacré animé par une lecture de recueillement.

Trois axes d'opposition kierkegaardienne, dans l'art : l'éthique, la noblesse s'opposant à la vulgarité (à la correction démocratique) ; l'esthétique, le beau défiant le banal (le vrai du jour) ; le mystique, l'harmonieux fatal évinçant le hasard (sans regard vers l'intemporel).

L'écriture est un acte (et non pas un rêve) surveillé par une sensibilité, une mémoire et une intelligence, ce qui le décompose sur ces axes : la hauteur du style, l'étendue de l'ambition, la profondeur de la construction.

Les quatre éléments offrent à la poésie ses quatre facettes : la poésie de la terre - le mythe, la poésie de l'eau - le naufrage, la poésie du feu - le romantisme, la poésie de l'air - la musique.

Dans le genre discursif, les lacunes témoignent du manque de maîtrise, et non pas d'une volonté délibérée d'un inachèvement artistique, comme c'est le cas chez les maximistes, qui fixent le vecteur, évoquent les valeurs, mais laissent au goût du lecteur l'accès aux intensités et aux vertiges. « L'art d'inaboutissement est l'un des plus insoumis à la raison » - Iskander - « Искусство недосказанности – одно из самых неподвластных разуму ».

L’échec fatal du genre discursif est dû au fait que le passage d’une perle à l’autre est presque toujours une grisaille mécanique. « La création – le passage continu d’un échec à l’autre » - Chestov - « Творчество есть непрерывный переход от одной неудачи к другой ». L’échec est dans le passage ! Tu renonces aux passages – tu restes avec les seules maximes, ces nœuds solitaires, ces triomphes des étincelles dans la nuit du rêve ! Hors lumières communes.

Les romans ou les vers ne sont que des applications, des images projetées d'un noyau, seul digne d'être peint, de notre climat intérieur, de notre réfringence qu'identifie la qualité de nos ombres. Et cette source ne peut se peindre qu'en maximes. Il faut être sot pour croire, que « toute opinion philosophique, énoncée sous forme d'aphorisme, est une bêtise » - Unamuno - «  Cualquier opinión filosófica, formulada en el aforismo, es una tontería ». On n'étale que ce qui est difforme.

Naissance du style sec : le sang ou la larme pressent, prêts à se répandre sur ma page ; leur fermentation trop rapide risquerait de faire oublier le goût de leurs sources ; je finis par me dédier à l'arbre, conservateur de sources illisibles, conducteur de sèves invisibles.

Satisfaction, béate et bête, de tout écrivain, apprenant que son livre a bouleversé une vie. Je ne parierais pas gros sur l'épaisseur des fonds secoués par un livre. Je serais comblé, si le mien te faisait accrocher à ce qui te reste de toi-même, pour mieux vivre le naufrage quotidien, au milieu des courants hostiles, sans aucune Loreley en vue. Le moi est peut-être la hauteur de la houle, que je maîtrise, sans chavirer.

Le miroir narcissique, l'écran d'observateur, le métronome de savant, comme figures ou instruments d'art pour saisir ce qui se rythme ou se cadence, paraissent bien inutiles et niais, quand on a la chance de posséder un bon altimètre.

Un pointillé d'artiste et ses chances d'aboutir à la vie ont la même fatalité géométrique et thermique qu'une constellation : un jeu des forces de gravitation et des réactions atomiques.

Le genre littéraire résulte de la qualité d'une analyse fonctionnelle : ou bien on fouille les propriétés d'une fonction - le récit large, ou bien on en énumère des membres d'un développement en série - le récit profond, ou enfin on se contente d'en dégager des harmoniques génériques - les maximes hautaines.

L'âme et l'esprit sont deux fonctions d'un même organe inconnu ; le romantisme se sert de l'âme comme le classicisme - de l'esprit. Seulement, il ne faut pas pousser trop loin sa fidélité, puisque derrière l'esprit se vautre la raison de reptile et derrière l'âme guette la folie de volatile. La reptation semble l'emporter, en séduction, sur la chute ; le romantisme humaniste s'étiole, et le classicisme conduit vers une culture mécaniste.

L'art consiste en ceci : dans mes vouloir, devoir, pouvoir - qui présupposent toujours une dualité - virtualiser leur objet, ne parler qu'au nom du valoir, devenir monologue de l'arbre (même Valéry n'en préconise que le Dialogue !), d'un arbre à variables, ouvert au dialogue, futur et virtuel, avec un arbre interprétatif.

Lecture intellectuelle : œuvre - masque - machine (Valéry). Lecture affective : plaisir impur - admiration purifiante - enthousiasme pur. Je sais qu'en jetant les masques, c'est-à-dire en renonçant au style, je n'offre au regard qu'un visage impur, et que la machine ne peut tourner qu'à l'essence impure.

De beaux noms et titres préparèrent l'instrumentation de l'art des robots : « Ars Magna » (Lulle) et « Sigillus Sigillorum » (G.Bruno).

Dans le jugement d'un mot ambitieux, au quoi aléatoire (« vous ne l'auriez pas trouvé »), au pourquoi servile (« vous ne remonteriez pas si loin ») et au comment banal (« vous n'avez pas de bonne panoplie ») on devrait privilégier le qui souverain (« essayez de faire mieux ! »).

Chez un créateur cohabitent deux personnages – l'homme et l'artiste. Ce qu'il faudrait retenir de l'homme, ce ne sont pas ses expériences – le savoir et les preuves, mais ses dogmes - le goût et le tempérament. Et l'art, c'est la sophistique de l'artiste au service des dogmes de l'homme.

L'artiste d'antan voulait s'adresser à Dieu ; celui de nos jours se produit devant son spectateur ou son lecteur ; l'homme fait la roue devant la femme ; la femme s'exhibe devant l'homme. Dans le lac, l'artiste Narcisse n'avait pas trouvé un miroir, mais une frontière, qui l'isolait des autres (comme la fontaine de Villon ou la mer de Valéry) ; le visage qu'il aimait était peint par son imagination, en tête-à-tête avec le dieu de la beauté. Et le visage est peut-être ce que nous avons de plus intérieur, Socrate, dans sa seule prière : « Cher Pan, donnez-moi la beauté intérieure, et que l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur ! »** - l'avait bien compris.

La bonne écriture est un palimpseste : une couche fraîche de mots, par-dessus les esquisses de notre âme à court d'outils. La mauvaise : le canevas des choses d'aujourd'hui forçant une peinture de reproduction.

Deux ambitions, dans l'art, le plus souvent opposées : étancher les soifs ou les entretenir, produire du contenu ou du contenant, polir des objets sensibles ou créer des outils intelligibles.

Deux objectifs louables de la philosophie : donner de la vie à la vie, enlever de l'art à l'art.

Tout développement est une souillure de la virginité, qu'il faut donner à toute œuvre d'art. Développer par complication - l'œuvre du Mal ; envelopper la complexité - l'œuvre du Bien (St-Paul : « soyez sages dans le bien, simples dans le mal » ! ). Et l'ennui du développer l'explication !

L'image de synthèse collective évinça l'image sculptée de solitaires. Plus d'élan indicible, que la netteté d'un verbe fractal. Ils parlent, discourent, raisonnent, au lieu de chanter. La mort de l'art fut provoquée par celle de Dieu ; l'image, dans sa chute iconoclaste, entraîna l'extinction de tout souffle de caste.

La profondeur d'une harmonie se reconnaissant dans la hauteur d'une mélodie - l'art réussi ; le monde, dans lequel je vis, s'unifiant avec le monde, qui vit en moi - toute la littérature est là : soit mon âme accueille une mélodie et je lui cherche des mots d'esprit, soit mon esprit subit le poids des mots et je cherche une mélodie qui les porte jusqu'à mon âme.

Prêcher la créature - Goethe, Nietzsche, le créateur - Tolstoï, Cioran, la création -Shakespeare, Valéry. Polir, pâtir, bâtir.

Valéry juge ridicule la scansion métrique, mais les plus beaux vers français, qu'il cite, sont tous métriques ! « Et dans ses lourds cheveux, où tombe la rosée », « le dur faucheur avec sa large lame avance », « L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes ! ». Dans le dernier vers il entend un beau cadrage des m ; or la moitié des lettres m n'y correspondent pas au son m ! La misérable orthographe mieux écoutée que le mètre musical ! Et dans tomba - pont bas on n'entend pas de rime.

Le ridicule de l'alexandrin français : l'homme sachant compter (jusqu'à 12 ! ) est préféré à l'homme sachant chanter. Compter les syllabes n'a de sens qu'en versification métrique.

Trois ambitions d'un livre, la musicale, l'architecturale, la picturale : qu'on se trouve devant sa voix, qu'on soit heureux au milieu des ruines, que son dessin égale ses couleurs.

Une fois sorti de l'ennui et de l'absurde du descriptif, tout bon créateur se tourne, successivement, vers la transformation, ses invariants, ses noyaux. Le sommet de l'art : réduire au noyau tout ce qui était transformable. Progrès des opérations : additionner, multiplier, annihiler ; progrès des opérandes : désigner, exprimer, substituer. « Méprise le savoir dont l'œuvre finale périsse avec son opérateur » - de Vinci - « Fuggi quello studio del quale la risultante opera more coll'operante d'essa ».

Le seul écrivain ayant réussi à se mettre hors de son siècle, en-dessous de son orgueil et par-dessus sa langue - Valéry.

L'art est possible grâce à ce prodige : ce qui émeut et l'émotion s'ignorent.

Ma répulsion pour la dissertation vient aussi de cette observation, que le langage des questions et celui des réponses sont radicalement différents. La langue n'est un outil plein que dans le premier cas ; dans le second, on s'occupe de substitutions de termes, fournies par un interprète conceptuel et non langagier. Seul le premier langage est vraiment expressif ; le second est essentiellement mécanique.

L'écrit ne vaut que par sa musique ; et le descriptif et le discursif ne sont que bruit, si le récitatif ne s'y mêle. « Constituer le monde et l'homme comme la musique a été constituée à partir du bruit »*** - Valéry. Le même défaut d'oreille depuis Quintilien : « On écrit pour raconter, non pour prouver » - « Scibitur ad narrandum, non ad probandum » - prouver, dans l'art, c'est séduire, induire en extase.

Flaubert et Nabokov : l'ironie, plutôt verbale que tonale, et la poursuite de mots ou périodes justes pour narrer les faits. Le bon Dieu (ou le diable) est, pour eux, dans le détail, et ils déversent ce détail verbal, le faisant passer pour du style. Le style, c'est l'art d'élimination ascétique plus que d'échafaudage décoratif de platitudes. Que valent les litanies, trop claires, à l'éclairage sans ombres, sans l'intelligence intuitive, vibrante et par à-coups, sans ce ton, laconique et hautain, servant à chanter les rêves obscurs ?

Ne pas chercher à être lu, mais à être (ap)pris par (le) cœur (une brigue d'aphoriste tirée de Nietzsche).

Tout écrit est composé de trois parties : d'un noyau banal et reproductible, d'un remplissage vrai et insipide, d'une gangue fausse et prégnante. Ne pas donner l'envie de secouer ton arbre pour mettre à nu son noyau commun ; se fondre avec la gangue.

Pour ne pas profaner le mystère de l'être - tout désert inspirateur étant déserté par le prophète du Verbe incarné -, le poète, ce prophète du mot désincarné, devrait traduire une théorie de l'inspiration en une théorie de l'incarnation : l'annonciation par un ange, la consubstantialité sinon avec le géniteur, au moins avec son esprit, la maîtrise de la parabole, l'expiation des péchés du monde, le port d'une couronne d'épine ou d'une croix, la résurrection au milieu d'une ivresse, la transfiguration au-delà d'une certaine hauteur.

La littérature discursive suit le conseil de Bias : « Entreprenez froidement, poursuivez chaudement », tandis que l'aphoriste se dit : « Entreprends chaudement et surtout ne poursuis rien ».

Le contact avec une œuvre d'art devrait rendre un grand homme encore plus grand et un minable - encore plus minable. Le goût socialo-réaliste ou américain veut agrandir tout le monde.

Ceux qui aiment l'art, puisque leur haute vie serait ratée, sont beaucoup moins nombreux, que ceux qui y sont indifférents, puisque persuadés que leur basse vie est une réussite.

Une règle infaillible : chaque fois que je m'absente de mon opus, ce ne sera ni le bon Dieu ni l'éternité ni la beauté qui occuperont ma place, mais bien l'ennui, le mouton et l'inertie. Libre aux Flaubert ou Gide de penser le contraire.

Plus je me laisse fasciner par le fond, plus étriqué devient mon diapason sur la chaîne : esprit - âme - cœur - corps - habit - le plus souvent, ce seront deux chaînons adjacents qui m'obstrueront le reste. Plus je maîtrise la forme, mieux je me passe des intermédiaires pour ne plus jouer, enfin, que sur le registre : esprit-habit, le reste n'étant que délicatement suggéré.

Nos sens et l'art : l'un crée, parce qu'il voit des choses, l'autre - parce qu'il entend des voix, le troisième - parce qu'un attouchement le conduit à sculpter son regard, où le flair et le goût se disputent la palme.

Les ruses, cachotteries, feintes d'artiste ressemblent étrangement au travail de cambrioleur. L'appât de trésor, la trouille du banc des accusés, le gant musqué et le visage masqué. Et à la clé, souvent, le ridicule de la bredouille : « Le banc des accusés, ce n'est pas grave, ce qui est grave c'est d'y être acquitté, sous ricanement général ! » - Prichvine - « Не страшно, что будут судить, а страшно, что при общем смехе еще и оправдают ! ».

Socrate ne gagne rien des niais acquiescements ou objections de ses disciples, comme Faust de Méphisto (ni vice versa !), ni Don Quichotte de Sancho, ni Hamlet d'Ophélia. C'est ainsi qu'on aboutit aux soliloques aphoristiques de Zarathoustra, de Messieurs Teste et Cioran.

L'état inspiré résulte d'un contact miraculeux avec mon soi inconnu, contact qui surgit et s'annihile indépendamment de ma volonté. Comment reconnaître un maître ? Peut-être « la maîtrise, c'est le souvenir d'une inspiration »** - Iskander - « Мастерство есть воспоминание о вдохновении ».

Il est trop facile de battre mes coulpes, lorsque je suis déjà terrassé ; c'est au comble de ma puissance, que je devrais en enterrer les rêves. La confession, c'est la reconnaissance de ma faiblesse primordiale ; c'est pourquoi il faut la pratiquer, dès que je ressens un accès d'orgueil ou de dynamisme. « L'art, c'est la confession gagnant de hauteur, c'est un monde de la faiblesse » - Pasternak - « Искусство - это повышающаяся исповедь, мир бессилия ».

Les passages entre la nature (réalité) et la liberté (jugement de valeur) : par le sacré, par le bien, par le beau, par le vrai. Le sacré est entièrement dans le conçu de mon âme, le bien - dans le perçu de mon cœur, le beau comme le vrai métaphorique sont des navettes entre le représenté et le réel. C'est pourquoi l'art et la science sont plus complets que la religion et l'éthique.

Une fois mon imagination détachée des choses - deux issues plausibles : une chute à cause de la pesanteur, une ascension à cause de la grâce. Je les accompagne de pitié et d'ironie - leurs trajectoires se rejoignent. L'ironie étant égalisation du risible et de l'horrible, on comprend Pouchkine : « Le rire, la pitié et l'horreur, ce sont les trois cordes de notre imagination » - « Смех, жалость и ужас суть три струны нашего воображения ».

La hauteur indicible du qui devient intelligible par la profondeur du quoi et lisible - par l'étendue du comment. Les dimensions à ne pas confondre ! « Cette osmose, dans laquelle on n'arrive plus à reconnaître la frontière entre le quoi et le comment » - K.Kraus - « Jenes Ineinander, bei dem die Grenze von Was und Wie nicht mehr feststellbar ist ». Cette intersection - le point zéro de la création ! Quand le quoi et le comment s'attachent, avec un poids égal, aux buts et aux contraintes.

L'implacable chronologie verticale de l'évanescence finale nous est donnée par Goya : « la mort de l'Objet, la mort de l'Auteur, la mort de l'Œuvre et la perte du regard, la mort des Valeurs » - « la muerte del Objeto, la muerte de la autoría, la muerte de la obra y la pérdida de la mirada, la muerte de los valores ». Sur quelle longévité parier ? - de la main, qui traçait, ou de ce qui avait été tracé ?

Tout bon écrit est une perle isolée ; je la gâche de deux manières : en étendue, en l'enfilant avec d'autres perles (développement pour s'adapter au goût des pourceaux, tenants des écrans) ou en profondeur, en l'accrochant aux fonds solides (justification devant les lourdauds ignorant les écrins).

Le poète n'est pas enfant de l'harmonie, c'est l'harmonie qui naît du poète ! L'harmonie du scientifique a pour porteuse la perfection de la réalité, à laquelle il réussit à donner une interprétation ; l'harmonie du poète - l'appel de l'irréel, qu'il munit de musique.

L'art est le but, l'âme - le moyen, l'esprit - la contrainte, la vie - la page blanche.

Extraire des harmoniques communes d'une agonie ou d'une onde de tendresse, les unifier en un frisson, où chacun entendra ce qui lui chante - la tâche d'artiste.

Tout ce que redresse la langue est voué à l'étendue ou à la profondeur de la terre, telle une idole, mais il relève de moi de la munir d'un regard vers la hauteur.

Les pharaons et les saints s'immortalisent dans notre désir de réécrire leurs funérailles ; le contraire de la création iconoclaste, c'est l'entretien de momies ou d'icônes, pour fêter les mortels.

Chercher à se débarrasser de son ombre trop grande (Flaubert, Kafka) ou chercher à propager des lumières extérieures (l'ambition des majorités) sont des buts médiocres, surtout comparés avec la belle contrainte - un angle de vue, jouant de la taille des ombres et de l'intensité des lumières, une union du nombre et de l'expression, une coopération du calculateur et du danseur : « L'horloge de lumière : mesurer ce qu'on manifeste, manifester ce qu'on mesure »*** - Valéry.

L'artiste-artisan, par conviction ou par dépit, proclame, que le fond et la forme doivent être de même tonalité. L'artiste à la plume impassible veut justifier la platitude de la forme par la houle du fond à maîtriser, fond resté muet, dans une traduction servile. L'artiste-énergumène fait la découverte fondamentale : toute forme artistique doit être apollinienne ; ne peut être dionysiaque que le fond, lisible à travers la forme inventée et libre.

L'écriture est une savante reconstitution d'une tour d'ivoire, à partir des ruines ; une envolée des mots pour freiner la chute des sons ; un poids salutaire pour l'équilibriste indécis de la corde raide ; l'assentiment du regard en dépit du ressentiment des larmes : « Voué au regard, adoubé pour la Tour, ce monde me plaît »* - Goethe - « Zum Schauen bestellt, dem Thurme geschworen, gefällt mir die Welt ».

Une contrainte de l'art : exclure le savoir réticent à la traduction libre en sentir ; une contrainte de la science : négliger le sentir, qui se traduit trop mot-à-mot en savoir.

Une œuvre est grande, si l'auteur y est invisible (Flaubert), ou si derrière le dramaturge visible transparaît un démiurge anonyme (S.Weil). Un anonymat partiel étant inévitable, je chercherais à le réduire à la seule langue visible et à l'exclure du message invisible. Plus l'auteur s'émancipe de son œuvre, plus l'œuvre fuit devant son créateur. « Les plus ardentes ambitions sont celles qui ont eu l'orgueil de l'Anonymat » - Modigliani.

Aucune profondeur initiale ne peut me protéger des platitudes du parcours. Mais le haut comment conduit, sans aucune continuité, miraculeusement et discrètement, à un quoi profond, l'un des miracles de l'art, peut-être le seul.

Préférer l'étincelle à l'éclairage public, la perle – aux colliers, l'inspiration – à la respiration -, telle est la pose poétique : danser, ne pas s'abaisser jusqu'à la marche, chanter, sans tomber dans le récit, rompre, plutôt qu'enchaîner. « Le poète ne doit pas traverser au pas un intervalle qu'il peut franchir d'un saut » - J.Joubert.

Entre J.Joubert et Valéry, la rhétorique française n'existe pas. D'où, au XIX-ème siècle, le pullulement des herménautes parasitaires. Translatio studiorum ou studium translationem (la noétique, la Wirkungsgeschichte ou la médiologie)

Le fond à rendre est le même pour tous les hommes. C'est par le choix de la forme - syllogistique, narrative, pulsionnelle - qu'ils se distinguent : la profondeur, l'étendue, la hauteur. Mais pour s'entendre, le vrai dénominateur , le talent, suffit.

Le but de l'art : rendre une grâce de sentiment par une grâce de lumière. Il se trouve, que le meilleur instrument de cette traduction serait la grâce de mes ombres.

Le sentiment : ni outil ni contenu d'une bonne écriture. Il me faut une maîtrise psycho-linguistique de deux courants indépendants : de mon âme vers l'écriture et de l'écrit vers l'âme d'autrui. Idéaliste des sources, matérialiste des débouchés.

Le but et la contrainte : rendre lisible ce qui est saintement invisible, rendre invisible ce qui est trop lisible.

La vision est hors de moi, et l'audition – dedans. Ainsi, ce qui est le plus près de moi et réveille mes sentiments les plus intimes, c'est la musique. La souffrance et l'amour accompagnent la musique et doivent être plus près du Commencement que les choses, sans parler du verbe, ce venu de dernière minute. Dans l'écrit, il faut imposer la primauté de la musique et réduire au minimum la place des choses vues ou verbalisées.

Une œuvre : le choix de l'objet (choses et relations), le choix du projet (angle de vue), le choix du sujet (style). Ambition suprême : que personne ne puisse te surclasser sur l'une de ces trois facettes, sans être obligé à changer les deux autres.

Intrigué par une silhouette, qui point sous les yeux de mon âme, je me mets à frotter la vitre des mots ; le goût de la perfection mobilise toutes mes ressources pour la polir, au point qu'un jour elle devient un miroir, avec le seul objet reflétable, mon âme éblouie, irisée, mais sans silhouette.

Dans l'éternel retour, sur la spirale de la création, peu importe sur quelle étape je m'attarde le plus (sur l'œuvre - Nietzsche, sur le créateur - Cioran, sur la création - Valéry), intensité - ironie - intelligence, envol - chute - invariants, - le regard tangent peut y être de la même hauteur et suivre la même direction.

Ni miroirs, ni échos, ni modèles, ni horloges, ni récits ne peuvent rendre ce qui sourd dans mon âme. Quelque chose entre une mélodie et une formule. C'est pour cela, peut-être, que même les tableaux auraient dû relever du genre aphoristique. Me fusionner en un minimum d'espace. Aucune effusion de la cervelle ne vaut une fusion de l'âme, du tempérament et du talent.

Nos rapports avec la vie prennent forme en fonction des trois types de son interprétation : par le cerveau (la science), par les sens (l'instinct), par l'âme (l'art) - la comprendre, la subir, la jouer. La vie semble être un jeu, puisque seul l'art fait durer l'illusion d'une fidélité à la vie.

Le contraire de la caresse, c’est la violence – verbale, musicale ou gestuelle. La caresse est unique, la violence est commune. La violence rend la tragédie de la vie - banale, la caresse lui apporte de la consolation. Quand on découvre la poésie par Shakespeare ou J.Racine, on pense que « la violence, en poésie, est tout » - G.Steiner - « violence is all in poetry ». Quand on comprend Tchékhov, on ne cherche que la caresse.

Les valeurs particulières circonscrivent la vie, mais les axes entiers charpentent l'art. Il est trop facile de chanter la valeur de Wagner ; lui opposer celle de Bizet est bête, mais le défendre est une tâche si ardue, qu'elle est à l'honneur du talent paradoxal de Nietzsche. Son discours y est à prendre avec ironie et cynisme, sans pédanterie ni sérieux.

Ce qui est authentique, ou fidèle à l'original : des empreintes du réel, des étiquettes sur le représenté. Mais la création, c'est la traduction en une autre langue, une (re)invention libre. L'authenticité, c'est de la servilité. Mais ce n'est pas tout écart qui témoigne de la liberté, et encore moins de la beauté : « En s'éloignant de la représentation littérale, on aboutit a plus de beauté et plus de grandeur » - Matisse – heureusement, c'est beaucoup plus incertain.

Un bel écrit est une partie d'échecs commentée, dont la beauté s'éploie surtout dans des combinaisons imaginaires en dehors de l'échiquier et constitue des contraintes plus que des réalisations. « L'idée est une mise en échec de la vérité » - Ortega y Gasset - « La idea es un jaque a la verdad ». La vie, elle aussi, est plus près de l'échiquier que de la scène : les plus beaux coups-actions ne se déroulent que dans l'imaginaire, impliquent des sacrifices et visent surtout la cible royale.

L'art commence par la création d'un langage, et donc, dans l'ancien, il est mensonge : « L'art est de la magie, débarrassée du mensonge d'être vraie »* - Adorno - « Die Kunst ist Magie, befreit von der Lüge Wahrheit zu sein ». On bricole de la vérité dans l'authentique, on crée du beau dans l'inventé. La vérité aide à vivre, mais la beauté apprend à rêver, bien que Nietzsche pense le contraire. Mais pour celui qui s'identifie avec l'axe entier art - vie, ce n'est qu'un retour du même.

Toute plume, fatalement, commence par « agiter les eaux du langage » (Kierkegaard), mais le style naît de la capacité d'entretenir le début du sentiment plutôt que de maintenir le débit de la réflexion.

Ce n'est pas l'invasion par le moi qui ravagea l'art moderne ; dans l'expression du moi il y a une part de l'inertie, langagière ou sociale, et une part spirituelle, en relation avec le Créateur ou avec la création ; c'est l'extinction de la seconde et l'hypertrophie de la première, l'inconscience de son origine, qui firent de l'art exhibition de parties banales et absence d'un tout mystérieux.

Le mode énumératif, le plus répandu de nos jours au royaume des lettres, a sa place dans la résolution de problèmes, mais seulement après deux étapes préliminaires, exigeant beaucoup plus d'ingénuité : l'élaboration d'une riche requête et la recherche de substitutions inattendues. Quand on ne maîtrise ni langage ni modèle, on est condamné à vivre du seul contact avec le monde.

L'écriture de rêve est dans cette triade : avec les contraintes de penseur et les moyens d'artiste peindre les commencements de héros.

Le secret d'une grande littérature : créer le plus grand écart entre l'auteur et son rêve, et en vivre l'harmonie (Pouchkine ou Goethe) ou le conflit (Cervantès ou Cioran).

La grandeur, ou plutôt la hauteur, d'une œuvre : lorsque aucun nouvel argument n'apporte ni n'enlève rien, une évidence irrésistible du tout et une évanescence discrète des parties : « La musique est quelconque, comme le côté poétique ou dramatique, - mais tout s'absorbe dans l'Un, à une vraie hauteur » - Nietzsche sur Wagner - « Die Musik ist nicht viel werth, die Poesie auch, das Drama auch nicht - aber alles ist im Grossen Eins und auf einer Höhe ».

Il faut donner raison aux sots, ricanant que la meilleure sonorité provienne du creux : aller au bout de la forme aboutit au vide résonnant, se solidariser avec le fond débouche sur le bourrage raisonnant.

La philosophie devrait créer des états d'esprit, comme la littérature crée des états d'âme. Créer un ciel, une hauteur, à laquelle s'illuminent ou se consument nos astres, nos espérances ou rêves les plus hauts. Mais les concepts des philosophes cathédralesques se distribuent en préfabriqués (Dostoïevsky : « Maintenant, les idées se vendent comme de petits pains » - « Мысли теперь продаются как калачи »), tandis que « les concepts sont des aérolithes plutôt que des marchandises » - Deleuze.

Un appel, paternel et divin, est à l'origine de la création artistique ; mais c'est dans l'état d'abandon, d'orphelinat, qu'on atteint, Dieu sait pourquoi, la liberté d'artiste ; donc, proclamer la mort de Dieu est reconnaître la primauté de l'art.

Avant Balzac, les héros littéraires ne pouvaient pas exister dans la réalité, ce qui en donnait la hauteur. Depuis, on ne fait qu'approfondir ou d'étaler tous ces rentiers, comtesses, soubrettes ou apothicaires. D'où la grandeur de Dostoïevsky aux protagonistes tous loufoques.

Le genre narratif dans la littérature : se consacrer à la description des couloirs, toits, escaliers d'un musée, où ne comptent que les tableaux.

La musique est le seul art - et même pas la peinture - où la lumière parvient à moi déjà décomposée en coloris séparés. La lumière est blanche ailleurs, et c'est le prisme de ma sensibilité et de mon goût qui produit les vraies couleurs. Et pour cette recomposition, l'intensité de mes ombres m'est plus importante que la pureté de ma lumière propre.

On doit entrer dans ton livre comme on entre dans un temple païen en ruines, sans objets familiers, sans confort ni viable ni vivable. Dans les livres d'aujourd'hui on entre comme dans des archives de l'année passée, tout y est pour héberger le promeneur de dimanche.

Je dois régner déjà, en hauteur, sur le pays du regard et de la musique, avant d'envisager la cérémonie scripturale, qui assoit ou sacre ma tyrannie. Mais la foi précède l'onction, contrairement à ce que dit K.Kraus : « C'est dans l'écriture que se décide ce que je crois » - « Was ich sagen will ist was ich schreibe ».

La science définit la nature d'une inconnue, qu'elle finit par affecter d'une valeur connue. Le poète fait l'inverse : « Le Poète devient le suprême Savant, car il arrive à l’inconnu »*** - Rimbaud.

Tout artiste veut parler de ses rêves ; mais c'est seulement chez les meilleurs qu'on voit, que leurs rêves sont dissociés d'avec leurs veilles. Chez les sots on revit la veille.

L'écriture persuade d'une chose : aucune autre agitation de l'esprit ne vaut celle qui naît au bout de ta plume. Et elle rend le bête encore plus bête, et le délicat encore plus délicat. Sans l'écriture, on glisse imperceptiblement vers l'état de robot ou de mouton. « On se ruine l'esprit à trop écrire. On le rouille à n'écrire pas » - J.Joubert.

Le médiocre, en étalant, d'une main incertaine, ses pensées tout prêtes, crée un faux mystère ; le bon artiste crée, en passant, de vraies pensées inattendues, en traduisant un mystère, qui vit en lui. Mais il ne faut pas oublier, que ce que tu essaies de traduire est plus mystérieux.

Même chez le plus raisonneur des penseurs, le message ne perd presque rien, si l'on en extirpe toutes les transitions pseudo-déductives. Le noyau métaphorique gagne à être débarrassée de toute la gangue des syllogismes.

Si la valeur de ton œuvre est sans comment, sans présence explicite de ton pinceau, on peut être sûr qu'elle fut conçue au nom de la hauteur ; Maître Eckhart se trompe et de type de justification et de dimension : «  C'est à partir du fond le plus intime que tu dois opérer toutes tes œuvres, sans «pourquoi» » - « Aus diesem innersten Grunde sollst du alle deine Werke ohne Worumwillen wirken » - le profond dicte des contraintes, des matières premières ; le haut désigne la mélodie, l'édifice, un but musical et vital.

Plume à la main, ce qui compte, c'est la profondeur de mon regard sur les fins, l'étendue de l'ironie sur le poids des moyens, la hauteur des contraintes. Bref, je ne serai jamais ni choix ni mouvement. (« Nous sommes choix » - Sartre ; « tout est mouvement » - Héraclite).

L'ambigüité de l'art : ce que je ressens comme travail sur et de la forme, sera pris pour fond, contenu ou ressassement. Ce que je pressens comme réceptacle d'échos, sera entendu comme ma propre trompette, tambour ou voix grinçante.

La poésie n'est qu'une fleur coupée du temps et de son inertie ; toute tentative de la relier, en amont, aux racines, ou, en aval, - aux fruits, la rend fanée, la prive de couleurs, d'arômes et de saveurs.

La poésie est une représentation qui se réduise à une ré-interprétation permanente. Moins on a besoin de remonter à la représentation, plus pure est la poésie. C'est pourquoi il ne faut pas s'offusquer du fait, que, pour représenter l'univers visible, le poète est en-dessous du peintre, et, pour représenter l'univers invisible, - du musicien.

La naissance d'une œuvre d'art est vécue par l'artiste comme jaillissement immanent d'une liberté, relevant de son soi inconnu, son seul dépositaire, et que l'artiste, ce soi connu, subit. Mais la perception, par le spectateur, d'une œuvre réussie doit être empreinte d'une nécessité presque transcendantale. « La création comme liberté sans transcendance » - Jaspers - « Schaffen als Freiheit ohne Transzendenz », dont l'artiste n'est qu'instrument. Cette dualité entre la hauteur visée et la profondeur atteinte est presque la définition même d'une œuvre d'art.

Qu'est-ce que ma réalité ? - des sources, le fond, la fin mystérieux. Qu'est-ce que la réalité des autres ? - des causes justifiées, mécaniques. Vous comprendrez, que ce n'est pas un réaliste qui proclamait : « Un grand poète ne puise jamais que dans sa propre réalité » - « Der große Dichter schöpft nur aus seiner Realität ». Vénérer cette réalité suprême fait de l'homme - un surhomme.

Quand, par une exigence croissante, on presse le discours des bavards, on reste, dans le meilleur des cas, avec quelques misérables gouttes de leurs sueurs de rats de dictionnaires ; l'idéal d'écriture : quelle que soit la pression, donner, par l'expression minimale, l'impression d'une source, qui coule indépendamment de toute soif. L'idéal : l'expression haute et l'impression profonde ; mais ne pas oublier que le haut firmament ne doit pas faire perdre de vue l'horizon, et que l'impression profonde peut être produite même par la platitude.

Vis-à-vis de mes écrits je n'éprouve pas de sentiments paternels, puisque toute insémination ne peut y être qu'artificielle. Je ne m'en sens pas le fils naturel non plus, car dans ma substance pré-langagière, à l'état sauvage, aucune analyse génétique n'est possible. Et Valéry a doublement tort : « L'homme, père et fils des idées, qui lui viennent ».

J'ai beau m'exclure de ma palette - dès que je prends un pinceau, des miroirs sont là pour renvoyer de mes reflets sur ma toile. Ce qui compte, c'est ce que j'exhibe devant eux : mes pieds, mon esprit ou mon visage. Et Gracián n'est pas allé assez loin : « Il y a des miroirs pour le visage, il n'y en a pas pour l'esprit » (« Hay espejos del rostro, no los hay del ánimo »).

La prose sans profondeur et la poésie sans hauteur se rencontrent dans la platitude.

Le chant du poète anime le silence du cœur, comme le sens divin remplit le vide de l'esprit. Le chant est aussi éloigné du bruit sensible que le sens - de la représentation intelligible. Et Chateaubriand se trompe de source : « Les poètes sont des oiseaux : tout bruit les fait chanter » - la musique naît dans l'âme, qui, chez le poète, est toujours neuve : « Cette 'âme nouvelle' devrait chanter et non pas narrer ! »** - Nietzsche - « Sie hätte singen sollen, diese “neue Seele” - und nicht reden ! ».

Dans un texte littéraire, une fois le brillant verbal démonté, qu'en reste-t-il à l'amateur des choses précieuses ? - des fils d'interprétation et des perles de représentation. Mais une belle disposition de fils, à l'origine d'un joyau, est, elle aussi, effet d'une représentation. Cependant ils continuent à tenir aux parades de masse et à bouder les hit-parades de classe.

Peu importe si les avis d'un artiste sont minoritaires ou majoritaires, tournés vers le passé ou abandonnés au futur, exhibent une ouverture d'esprit ou une clôture d'horizons, traduisent un savoir ou s'abîment dans une ignorance, s'adonnent à une reptation optimiste ou à une danse pessimiste, exhalent la bonté ou filtrent la haine ; le seul critère, qui placera son œuvre dans une bonne case, c'est à dire dans une élite ou dans une étable, - c'est la qualité de ses images.

L'unité aristotélicienne dans l'art : vénérer le début incompréhensible, rêver la fin imprévisible, vibrer entre les deux. Et tout le reste est maculature.

Le bruit, dans la littérature, ce sont des objets trop criards ; on le réduit en leur préférant des relations entre innommables ; la poésie est une dissolution musicale de représentations ; avec la seule intensité on atteint le stade suprême, en découvrant, que « l'intensité est silencieuse » - R.Char.

L'art crèvera à cause de son succès populaire. Le bourgeois, le vrai bienfaiteur de l'art, n'y voit plus un moyen de se distinguer du peuple, depuis que celui-ci pend des tableaux dans ses bureaux et chambres à coucher, dévore des polars et livres de science-fiction et applaudit la fanfare municipale.

Platon, en reprenant les poèmes de Pythagore et Parménide, les dilue avec de l'ennuyeux bourrage abductif, mais en préserve le fond poétique ; la sobriété critique d'Aristote et Kant prouva, quelle profondeur conceptuelle on peut tirer de la hauteur métaphorique ; enfin, vint Heidegger, poète-philosophe, dont le récitatif de l'oubli de l'être n'est que le lamento de l'oubli de la métaphore.

L'un des axes, dans lesquels Nietzsche pratique ses retours éternels du même, est art - vie, où l'on finit par comprendre que vivre, c'est vivre en artiste, ce qui munit les deux extrémités d'une même intensité.

En dernière instance, toutes mes débâcles sont dues au manque de mes talents ; pour un défi minable je ne lève pas mon petit doigt, mais tout défi, pour lequel je m'apprête à lever ma plume, est hors d'atteinte humaine ; dans tous les cas, je me retrouve sur un banc des accusés : « L'ambition dont on n'a pas les talents est un crime » - Chateaubriand.

La démarche la mieux réussie vers la musicalité d'une œuvre, c'est la démarche bien calculée nietzschéenne : la sélection d'axes intéressants, la création d'une tension entre les extrémités, entre deux langages respectifs également défendables, le refus de faire son choix sur cet axe et donc la confiance aux langages, le maintien de cette intensité comme ressource, contrainte et but de l'art.

L'intelligence, c'est surtout savoir écouter les autres ; seul un génie peut t'en dispenser, pour que la qualité de ta propre création n'en pâtisse.

Deux types d'écrivain intéressants : celui qui porte, en soi, une lumière si libre, que le choix des objets à éclairer devient sans importance, et celui qui, trouvant que toute lumière ne peut être qu'extérieure, crée des jeux des ombres jetées par son soi ineffable.

La même lumière nous atteint, et en traversant notre soi se brise en reflets de mots ou de notes ; notre climat, cette matière transpercée, porteuse de la même brisure régulière, ne laisse, d'habitude, que des traces de nos yeux, cervelles, bras ou pieds ; mais un bon artiste, ce créateur de brisures nouvelles, produit un jeu d'ombres, dont la source de lumière reconstituée s'appellera âme.

La poésie - s'arracher à la routine du rapport chose-mot, pour redécouvrir la consistance primordiale ou initiale des couleurs, des arômes et des mélodies. « Le sens, dont on munit les choses, leur donna de l'âme, de la hauteur, de la proximité, mais les priva de couleurs »*** - Pasternak - « Введённый в вещи смысл одушевил их, возвысил, сделал близкими и обесцветил ».

Tout art s'occupe du sentiment, et en fonction de l'origine de ce sentiment, il y a trois sortes d'artistes : ceux qui communiquent leur propre sentiment, ceux qui peignent un sentiment anonyme, ceux qui réveillent notre sentiment à nous – les lyriques, les épiques, les romantiques. Savoir distinguer entre ces trois démarches est signe d'un bon goût.

Demeurer-dans-le-monde (Heidegger - in-der-Welt-Sein) est l'attitude la plus anti-vitale ; rien n'éloigne du monde comme l'art ; rien ne nous y ramène plus sûrement qu'une œuvre d'art (Goethe). Mais la poïésis, réduite au travail sans inspiration, fait qu'on ne prône, aujourd'hui, que l'être-à-l'œuvre (am-Werk-Sein).

Dans un écrit, il y a du réel, ce qui est porté par l'évidence d'une lumière - les faits et les pensées, et il y a de l'inventé, ce que te font ressentir les jeux d'ombres, le style. Une étrange inversion terminologique avec Valéry : « La structure de l'expression a une sorte de réalité tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre » - tandis qu'au fond, nous sommes d'accord sur la place de la forme.

L'explication de la dégénérescence de l'art se trouve quelque part dans les rapports entre l'âme, l'esprit et la réalité. Jadis, une distance salutaire séparait l'artiste du réel ; aujourd'hui, c'est le réel qui envahit toutes les âmes et tous les esprits. L'art a beau continuer à se réclamer de l'âme, mais l'âme elle-même n'est plus qu'un pâle reflet de la réalité. Et lorsqu'on cherche la source ailleurs, on se trompe et de lieu et de dimension : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, ô Beauté ? » - Baudelaire - comme si le ciel avait une autre dimension que la hauteur et que posséderait l'abîme !

Nietzsche n'a rien à dire ; son message est dans le chant. S'il avait écrit avec la lourdeur littéraire de Hegel ou Schopenhauer, personne ne l'aurait pris au sérieux.

Les contraintes dans l'art, c'est comme le vent et la flamme : la faible s'éteint, et la forte gagne en intensité.

Trois niveaux de perception du réel : les solutions de l'ingénieur, les problèmes de l'ingénieux, les mystères du génie ; et la dictature du réel signifie la domination du premier, même dans les têtes des artistes, qui ne se disent plus : « L'artiste se tourne vers le sens du mystère, qui entoure nos vies » - Conrad - « The artist speaks to the sense of mystery surrounding our lives ».

Mon arbre n'est fait ni pour l'appétit, ni pour l'ombre, ni même pour les yeux, il est fait pour le regard, qui, lui aussi, est un arbre, capable de s'unifier avec le mien, pour gagner en ramages, en hauteur ou en ombres.

Deux choses contribuent pour tuer l'art : la disparition de toute distance entre la réalité et la création ; l'instauration d'une seule scène publique, où s'exhibent, presque dans un même langage, la technique, l'amusement et ce qui, par inertie, s'appelle art.

En commençant par se mettre au-delà du bien et du mal, l'art finit par se trouver au-delà du beau et du laid. Ou, pire, il devient « la laideur à la deuxième puissance, parce que libérée de son rapport à son contraire » - Baudrillard.

Ils veulent bourrer leurs écrits de pensées et de sentiments (qui peuvent être respectables), tandis que le bon artiste sait, qu’il faut n’y mettre que de la musique humaine et des échos des mystères divins (qui génèrent de la matière et pour l’âme et pour l’esprit). « Ô viens, l’union de mélodies magiques, d’idées et de passions » - Pouchkine - « Ищу союза волшебных звуков, чувств и дум ».

Qu'on soit adepte du fragment ou du système, sa création se réduit toujours à un arbre, et l'ennui des systèmes est dans la sécheresse des branches surchargées de constantes, là où le fragmentaire verdit de ses variables vitales, pénétrant les racines, s'élevant jusqu'à la cime, animant les ramages et embellissant les fleurs. La langue systématique se construit ; l'arbre fragmentaire croît.

De mon écrit doit surgir une vie, sous forme d'un arbre ou d'un animal imprévisible ; mais je sais, que les mots ne bâtissent que des structures et ne présentent que des bêtes domptées ; je dois donc préparer le terrain d'un dialogue avec l'arbre requêteur, hors des forêts et des zoos, débouchant sur une unification vivifiante des inconnues en cages et d'un regard libérateur.

Le commencement - ma blanche main, la fin - ma noire mort ; la création et l'angoisse ; la forme de mes traits et ma toile de fond. Le talent est une bonne palette, indépendante du pinceau et de la toile ; le génie est le sens du tableau, dans lequel le pinceau reste invisible, la toile est bien tendue et qu'on n'y voie, n'y lise, n'y entende que la musique, c'est à dire les contours et couleurs de mon âme.

Tout se réduit au nombre : le fond et la forme, l'intelligible et le sensible, ce qui doit être dit et ce qui doit rester indicible, la science et l'art : « L'art est interprète de l'indicible » - Goethe - « Kunst ist eine Vermittlerin des Unaussprechlichen » - comme la science est interprète de l'intelligible pour le rendre lisible. « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible »* - Aristote.

Ceux qui tiennent à leur visage et défendent leur liberté ne peuvent pas posséder le style, qui est le masque et l'aveu (Cioran).

L'art n'est pas l'expression de ce qui aurait existé sous une forme non-artistique ; les creux et présomptueux voient dans leur œuvre un sommet et s'y attachent, corps et âme ; les profonds, les hautains et les humbles en éprouvent presque une honte, puisque tout ce qui est exprimé ou fixe est si dérisoire, si aléatoire, une fois comparé avec le monumental inexprimable, qui nous pousse vers les plumes et pinceaux. « L'inexprimable se loge, inexprimablement, dans l'exprimé »** - Wittgenstein - « Das Unaussprechliche ist unaussprechlich in dem Ausgesprochenen enthalten ».

La métaphore n'appartient pas à la langue ; elle naît d'une double et désespérante méfiance : face à l'indicibilité de la chose et à l'impondérabilité des mots ; la métaphore cherche à idéaliser la chose en en libérant le mot. Et Nietzsche n'y comprit rien : « les tropes ne surgissent pas dans les mots que sporadiquement, ils sont la nature même des mots » - « die Tropen treten nicht dann und wann an die Wörter heran, sondern sind deren eigenste Natur » - l'expression est dans l'élégance de la référence et dans l'originalité du référencé, et presque jamais - dans le mot même.

La peinture ou la sculpture sont faites pour proclamer nos triomphes ; la musique et la littérature - pour témoigner de nos défaites ; évoquer les œuvres des autres, en fonds de nos jérémiades, confirme nos aveux de vaincus.

Devant une grande œuvre d'art, le plaisir est double : on cherche à en pénétrer les représentations et, à leur lumière, à l'interpréter. L'ennui des images banales : l'évidence des représentations et/ou l'interprétation mécanique.

Aphorisme accompagné de citations - on arrive à accorder à ce genre la palme absolue d'excellence au bout de trois humbles reconnaissances : que, dans tout écrit, ne comptent que ses métaphores, et que tout délayage l'affadit, que tout ce qui est intellectuellement intéressant fut déjà exploré par les autres, que les contraintes (miroirs, ennemis, fratries) sont plus nobles que les buts.

Aujourd'hui, Aristote nous expose surtout des évidences, Platon - surtout des banalités, mais Homère est une éternelle découverte et un étonnement sans fin. La philosophie sans poésie va tout droit aux archives.

Le type d'amplification ou le choix d'opérateur - l'addition, la multiplication, l'élévation à la puissance - classent les écrivains en trois familles : se joignant à l'étendue, augmentant la profondeur, gardant la hauteur. C'est encore plus flagrant avec les philosophes : élargissant, transformant ou intensifiant l'existence. Les pires de tous, les modernes, affichent même la soustraction comme seule base du sujet et de l'être.

Comme la science, l'art peut être appliqué ou fondamental, mais si la passion du pur savoir survit bel et bien, même au milieu des robots, la passion de la pure forme est étouffée par l'invasion des moutons, à moins que ce soit par le choix de mauvaises altitudes.

Avoir trouvé dans la vie une musique, que ne surpassera aucune sonorité discursive, avoir découvert à la réalité une hauteur, dont aucun verbe ne pourra envisager l'ascension, me sentir un fond que ne tapissera aucune parole, avoir compris, que le meilleur emploi de ma force est dans la peinture de mes débâcles - c'est seulement après ce parcours initiatique d'humble que je pourrai dire d'avoir écrit par faiblesse (Valéry) : « Quand, le même jour, vous songerez à votre force et à votre complet néant, je croirai, que vous êtes à la recherche de la forme » - L.Reisner - « Когда Вы, в один и тот же день, будете мечтать о своей силе и полном ничтожестве, я поверю, что Вы ищете форму ».

La création scientifique produit des vérités et des lumières ; la création artistique – de la musique et des ombres. La prétention des philosophes de relever de la première catégorie (d'Aristote à Heidegger) est intenable ; la philosophie ne peut être que de l’art poétique.

La netteté de la frontière entre la vie et l'art est signe d'artiste ; c'est en la franchissant qu'il devient, respectivement, maître ou esclave ; sa force n'a aucun sens dans la vie, son humilité n'a aucun sens dans l'art. La vie est une épreuve de forces ; l’art n’est qu’une consolation par la beauté. Toute force étant devenue suppôt du désespoir, la consolation ne peut plus compter que sur nos faiblesses – l’amour, la caresse, le sacrifice.

L'une des plus belles preuves du fond poétique de l'homme est l'énigme des premiers littérateurs, historiens ou philosophes, qui, tous, furent poètes ! « Dire et chanter était autrefois la même chose »*** - Strabon. Et c'est pourquoi les premiers philosophes écrivaient en aphorismes, cette forme poétique de la véritable sagesse.

En musique, en peinture, en poésie, en philosophie règne, aujourd'hui, une conjuration de jargonautes professionnels, en fonction des goûts des directeurs, des lignes budgétaires, des héritages de vocabulaires. Un charlatanisme du fini, aux assises en béton, - vendre, signer, prouver - intelligent et mort ! Que le charlatanisme antique de l'infini, enfantin, naïf et fragile, fut plus humain ! - éclairer les hommes, les purifier de vices, les délivrer d'erreurs, les ramener à la vertu - bête et vivant ! « C'était du charlatanisme, mais du plus haut » - Napoléon.

Non seulement il est impossible de trancher si la beauté des choses naît en elles-mêmes ou dans notre regard, mais toute exclusive y débouche sur une tragédie : « Un être bien malheureux serait celui qui aurait le sens interne du beau et qui ne reconnaîtrait jamais le beau dans les objets » - Diderot, et le bonheur de celui qui est privé de son propre regard ne peut être que bien court et manquant de hauteur.

Le métier, c'est à dire l'outil, doit nourrir son homme et encore davantage - son amour de l'art et son amour-propre. Laisse tomber ton instrument, si tu ne tombes pas amoureux de ce qu'il produit, sous tes doigts, ton âme ou ton cerveau : « Dans mon violoncelle, je reconnus une voix - ma voix ! - et j'en suis tombé amoureux »** - Rostropovitch - « В виолончели я услышал голос - мой голос ! - и я влюбился в неё ». En plus, violoncelle ne peut être qu'au féminin, en russe.

Tout livre est un voyage vers une île ; les plus bêtes exhibent les coordonnées, les itinéraires ou les tarifs, d'autres vantent l'esquif insubmersible, qui les y propulse, d'autres encore narrent des conflits avec les autochtones ; tandis que sa meilleure image devrait refléter le message, que j'eusse confié à la bouteille, avant mon naufrage, réel ou imaginaire.

Ce qui, de peur de vieillir, veut se placer dans l'avenir est généralement bien fade : « Ce qui porte trop sa date vieillit et passe avec le moment » - A.Suarès ; il faut se détourner du temps, de celui qui court comme de celui qui s'annonce ; toute date, comme tout nom, ne doit pas déborder le cadre et empiéter sur ton tableau.

L'affranchissement du lieu et l'inactualité rendent l'esprit - serviteur de l'imaginaire. Les noms et dates le transforment en tyranneau d'un réel trop palpable. « Toute localisation me semble odieuse, aussi bien que toute datation, pour nos pauvres fêtes de l'esprit » - Saint-John Perse. Ah, ce beau halo de l'acquiescement au réel non-daté et innommé !

Se rendre compte de l'ineptie de tout système apriorique, c'est renoncer à la synthèse dialectique, laisser polyphonique toute partition ; l'art, dans lequel ne réussissent que les plus forts : Shakespeare, Dostoïevsky, Nietzsche.

Pour laisser la meilleure impression, seule l'expression compte : éliminer du chant tout ce qui aurait pu se narrer ; un bon écrit est davantage peinture qu'écriture.

L'intensité d'un écrit naît mieux d'une caresse musicale que d'une violence verbale. Ni le jargon ni la doxa ni le savoir ne peuvent atteindre ce qui se concentre dans une mélodie. « En intelligence, comme en poésie, compte non pas le quoi, mais l'intensité » - H.Hesse - « Es kommt beim Denken, ebenso wie beim Dichten, nicht auf das Was an, sondern auf die Intensität ».

L'intelligence, dans l'art, c'est la rencontre rare entre un talent et un goût, le goût étant orienté plutôt par un choix des contraintes que des buts ou chemins. Après une judicieuse exclusion de l'aléatoire mécanique, le talent ne produit que du vital artistique. Et Rilke : « l'art n'est qu'un chemin et non pas un but » - « die Kunst ist nur ein Weg, nicht ein Ziel » - s'arrête à mi-chemin, sans enchaîner sur deux négations de plus.

L'axe originel, qui, chez Nietzsche, se projette sur tous les autres, est celui de vie - art, une égale intensité répartie sur toute son étendue. Donc, ce qu'on appelle communément vital peut être qualifié, au même titre, - d'artistique. C'est surtout palpable aujourd'hui, où la vie est sans art et l'art - sans vie.

Ils me parlent de ce qu'un quidam, écrivain de son métier, croit, adore, nie, tolère ; ils scrutent son esprit, ses phobies, son savoir ; au bout de trois lignes, je vois, que le bonhomme manque tout simplement de talent, ce qui enlève, irrévocablement, tout intérêt à ses rapports avec Dieu, l'intelligence ou l'âme. Chez l'observateur, la foi, l'intuition ou la passion ne valent rien, si le pinceau, qui les exprime, est dépourvu de bonnes couleurs.

L'arsenal complet d'artiste - le talent, le goût, l'intelligence. Avec la seule intelligence, on est condamné à l'insondable ennui ; avec le seul goût, on pataugera dans la platitude ; avec le seul talent, on esquive la platitude, on se moque de profondeur, puisque le talent, c'est la hauteur, c'est à dire la maîtrise musicale du mouvement et de l'immobilité.

Ceux qui ont beaucoup à dire font, d'habitude, du remplissage de formes, qu'ils ne maîtrisent pas, et une fois le travail accompli, ils éprouvent la sensation de vide ; le maître ne fait que rêver et créer des formes, qui parleront elles-mêmes, et à la fin il éprouve le sentiment de plénitude, car son œuvre aura rejoint la réalité, c'est à dire la perfection. « Écris sous l'attrait de l'impossible réel »*** - Blanchot.

L'artiste, qui ne serait pas un grand artiste, est-il inutile ? - oui, mais les grands le sont également et même au plus haut degré. Mais, contrairement aux cordonniers, les poètes, même médiocres, n'ont pas que des piétons comme commanditaires et juges. Il est vrai, que le gros du troupeau aurait pu et dû exercer le sacerdoce de boutiquier, sans vendre son âme. Seulement, quelques brebis galeuses auraient retrouvé leur véritable statut, celui de vagabond, de nomade.

Dans leurs écrits règne la vie, la vie sociale, le bruit social ; l'art, comme musique personnelle, y est absent. Leurs outils (y compris leur plume), leur matière et leur fond (les phénomènes), tout est de nature sociale. Le seul outil de l'art est la plume invisible ; la manière doit rendre inutile la matière ; le noumène doit se passer de phénomènes. « Une fois dans l'art, l'homme quitte la vie » - Bakhtine - « Когда человек в искусстве, его нет в жизни ».

L'intelligence, c'est la prépondérance de l'intuition sur la vision ; mais l'art, c'est le diktat du talent et de la noblesse, au-dessus de toute intelligence, le regard s'imposant et à l'intuition et à la vision.

Le talent s'attache au bon, mais le génie vise le meilleur, qui reste pourtant invisible et inaccessible ; c'est cette cible que je dois rendre présente, tout en ne montrant que la puissance de mes cordes. « Je rate la mesure que je vise ; seul un Dieu se doute de mon désir de mesurer le meilleur »** - Hölderlin - « Nie treff ich, wie ich wünsche, das Maß. Ein Gott weiß was ich wünsche, das Beste ». C'est la volonté finale qui prend le dessus sur le désir des commencements : « Choisir non seulement le bon, mais le meilleur, est une loi de notre volonté » - J.G.Hamann - « Die Wahl nicht nur des Guten, sondern des Besten, ist ein Gesetz unseres Willens » - heureusement, on s'aperçoit, ensuite, que le meilleur est toujours, en soi, - un commencement.

L'œuvre idéale : un fond, tragique, dionysiaque, humble, rendu par une forme, apollinienne, royale, maîtrisée.

Dans l'art, on fait appel au microscope ou au ralenti, au macroscope et à la syncope, tandis que la vie ignore ces libres et variables effets d'échelle et de rythme, étant mystérieusement attachée à son absolutisme, à son arbitraire et à ses constantes.

La philosophie et l'art se séparèrent, puisque la philosophie ne s'occupe que de valeurs, que l'art abandonna, en se tournant du côté des prix : l'écrivain est dorénavant journaliste, le peintre - décorateur, le musicien - accompagnateur, le poète - chamane.

Que devient un vaste talent, sacré ou purifié par un souffle de génie ? - Haydn se retrouvant dans la profondeur intense de Beethoven ou dans la hauteur gracieuse de Mozart.

Ils veulent, par leurs livres, assouvir notre soif, tandis que je ne cherche qu’à la maintenir. Tout bon livre est une proclamation d’une soif.

L’amour de l’art est dans l’abandon conscient de la connaissance, de la profondeur, de la possession et l’adhésion aveugle au rêve, à la hauteur, à la caresse.

Qui est le vrai producteur de mon œuvre ? - le moi ? mon esprit ? ma mémoire ? mon âme ? Tant de doutes sur la paternité, et encore davantage sur la valeur de ma progéniture, ni traître ni maître ; la pitié pour le moi et l'ironie pour l'œuvre entretiennent cette profonde ambigüité.

Le talent est apollinien ou pythagoricien, et le génie est dionysiaque ou orphique. Le talent : une démarche, guidée par le savoir et le vouloir. Le génie : une danse, rythmée par le pouvoir et exprimant le valoir.

La musique est l'art le plus innervé de mathématique, mais qui, en sa perception, ne fait pas appel au moindre calcul ; premier en jouissance, dernier en connaissances (Kant) - c'est ce qu'on devrait chercher ailleurs. « La musique est du calcul caché, dont l'esprit reste inconscient » - Leibniz - « Musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi ».

Le philosophe doit réunir les dons de peintre, de musicien et de poète, pour que dans le visible on admire l'invisible, pour que du bruit de la vie ressorte la musique, pour que la langue parlante soit plus forte que la langue parlée.

Notre soi est toujours un mélange inextricable entre le propre viscéral et le commun mental ; clamer que je ne parle qu'en mon nom propre ou au nom des valeurs universelles n'infirme ni ne confirme rien sur la vraie part de ma voix primordiale dans le message (« Je ne peux écrire qu'à travers moi-même » - Gogol - « Не могу писать мимо себя ») ; on n'a son propre regard à soi que lorsque l'essentiel est dû au talent musical, à la fois de compositeur, d'interprète et de maître d'acoustique, et non pas aux thèmes, instruments, lieux ou forces.

Le ressort de la poésie et de la musique : le plaisir y naît non pas de l'excès des concepts problématiques, mais de la trajectoire mystérieuse de leurs accès ; la résignation de ne pas aller jusqu'au bout, de s'arrêter en chemin et de vivre le vertige d'un lien, qui fait oublier les objets liés.

Aucune liaison matérielle, causale ou hiérarchique entre le rêve inarticulé, qui soulève l'artiste, et le rêve surgissant, ensuite, de son œuvre. On ne narre ni ne récite ni même ne peint son rêve ; c'est l'écrit ou le sculpté lui-même qui doit être un rêve en soi, à la généalogie obscure.

La poésie est la traduction du message de Dieu ; le mythe - du message des hommes, donc une traduction de la traduction. La poésie est une chute en déshérence, une supplique lancée à une belle image ou à un bel instant, pour qu'ils s'immobilisent, t'illuminent et t'abandonnent.

Le langage du réel et un langage d'art renvoient aux objets incommensurables ; on ne copie jamais un objet réel, on ne peut copier que d'autres objets artificiels ; ces reproductions privent l'objet copié de statut d'objet d'art ; les métaphores meurent comme meurent les mots. Dans l'art, comme dans la science, on construit des chemins d'accès (artificiels) aux objets réels ; ces chemins sont l'origine des métaphores ; le regard, c'est un chemin d'accès au réel sans intermédiaires.

Les profonds et les médiocres s'attachent au fond (les connaissances, la cohérence, la justice) : les profonds - pour le maîtriser, les médiocres - à cause de son prestige, les deux - parce qu'ils gardent la tête haute ; les hautains, dans leur âme profonde, s'accrochent à la forme (la musique, le ton, la noblesse). Le vrai commun asservit les têtes ; le beau unique rend libres les âmes ; le bon est à portée des cerveaux et des bras des premiers, il ne quitte pas l'étoile des seconds. Les positions doctrinaires, face au fond, ne traduisent plus rien de personnel ; seule la pose musicale d'esthète ou d'ascète, face à la forme, peut faire entrevoir une promesse d'originalité.

Un don musical ou pictural est le seul à pouvoir pallier à l'incapacité de formuler de bonnes définitions. « Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre »* - La Bruyère - le et devrait y être substitué par le ou. Nietzsche et Valéry sont les seuls à réunir ces deux talents.

Les écrits des hommes sont composés, à 95%, dans le genre débrouiller, genre ennuyeux mais utile ; si je l'exclus, il ne me resteront que deux choix : briller ou brailler - être sophiste du silence lumineux de Dieu ou activiste du bruit calamiteux des hommes.

L'exercice d'intelligence ou l'exercice de plume sont des rivaux, mais qui apportent des résultats paradoxaux, qu'on attendrait plutôt de l'autre : le premier apprend à distinguer entre le bruit et la musique, et le second conduit, dans les domaines les plus graves - la vérité, la liberté, le nihilisme, la cité -, à l'abandon de prises de position au bénéfice de prises de pose.

Quand je cherche à adapter la forme à un fond préexistant, je deviens superficiel ; c'est le fond profond qui doit naître d'une haute forme. Le fond final doit être intelligible, le parcours stylistique – lisible et la forme initiale – sensible, mais ces trois rayonnements, ou trois répartitions d'ombres, doivent se soumettre à la lumière de mon haut regard, si je ne veux pas me retrouver dans la platitude : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » - Hugo.

La mathématique part d'un but, dont la solution découle de l'harmonie et de l'élégance des définitions nouvelles, de ces contraintes initiatiques ; le commencement de la poésie et de la philosophie se trouve dans des contraintes, c'est à dire dans un sentiment ou dans un goût, pour lesquels un bon regard trouvera toujours des buts harmonieux et élégants. La maxime est un genre, qui cherche un compromis : elle n'est que définitions, mais ne véhicule que le sentiment et le goût.

Tout artiste d'antan devenait intellectuel ; l'intellectuel moderne s'éloigne de plus en plus de l'artiste. L'artiste est le sens de la forme, l'intellectuel - celui de la profondeur. Le génie visite le premier, la passion - le second. Le génie peut être passionné, mais on n'a pas encore vu de passions géniales.

Le style que j'apprécie le plus est le style inaugural, le style de l'aube ou des commencements, de l'accès, par essor ou par chute, vers le point zéro de tout ce qui est vital, accès donnant sur la hauteur. « Écrire, c'est avoir la passion de l'origine »** - Jabès.

On écrit sous l'impulsion de la logique ou de la musique ; il faut être méfiant du premier courant et essayer de suivre fidèlement le second ; mais les deux se concilient, comme la contrainte se concilie avec le but. « Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n'escrit que regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié » - Montaigne.

La musique est le seul art, où tout créateur, quel que soit son talent, ses goûts ou ses ambitions, traduit la noblesse du fond et poursuit la caresse de la forme ; c'est pourquoi la musique est la meilleure métaphore de notre existence et de nos meilleures productions.

Aussi bien dans les questions de fond que de forme, on doit choisir entre symphonie et rhapsodie ; mais si l'intelligence vote pour un fond symphonique, le goût se prononce pour la forme rhapsodique ; étaler une mosaïque, avec des cailloux, ou dresser un tableau, avec des perles, - les meilleurs choisissent le second terme.

Ils s'imaginent, qu'il existe une littérature naturelle, aux mots épousant fidèlement les choses, et une littérature déviée, ne guettant que l'élusif et le trouble. Cette fidélité béate à un réel dominateur semble ignorer, que les seuls êtres, qui peuplent la littérature, sont des objets à naître, des fantômes demandant surtout, de la part de celui qui crée ce réel docile, - des sacrifices.

C'est dans ses commencements, que l'artiste met le maximum de son énergie et de ses visées ; pour lui, la croissance, le progrès, l'avancement n'ont pas beaucoup de sens. S'il réussit à garder l'intensité de ses préludes jusque dans ses finales, il aura pratiqué le retour musical du (au) même. Il faut choisir entre la marche de la vie et la danse de l'art.

L'absence de talent artistique se remarque non pas tellement dans le manque de moyens d'expression, qu'en déficience des contraintes : l'élimination de banalités, qui est une tâche du haut goût, est plus dirimante que l'affirmation d'originalité et même de profondeur.

La poésie moderne, de plus en plus, est réduite aux relations entre mots et déclarée intransitive ; quand, en plus, elle est désespérément anti-réflexive et foncièrement symétrique, elle aura beau parler et marcher, elle ne nous fera ni chanter ni danser.

La danse est une marche ayant la hauteur pour horizon. « Le chant est une parole excitée jusqu'à l'extase extrême » - Wagner - « Der Gesang ist die in höchster Leidenschaft erregte Rede ». Dans ces marches et ces paroles, il s'agit de n'en extraire ou de n'y entendre que de la musique.

Un écrivain, qui, par ses mots, vise un sens primordial quelconque, se trompe de métier. La chimie ou la thermodynamique en sont beaucoup plus proches. Ce n'est pas la fouille des profondeurs interprétatives, mais l'appel des hauteurs représentatives, qui est la première raison d'être d'écrivain. Ses recherches sont des effets de bord interprétatifs ; ses trouvailles tiennent lieu des causes premières.

Tant de livres, qui enseignent ou renseignent, et si peu - qui saignent. En se détournant des astres, on creuse jusqu'à atteindre une platitude finale ; en se penchant sur nos plaies, on découvre, dans nos émotions saturniennes, la hauteur initiale.

La prose vaut par son fond, et la poésie - par sa forme ; mais un aphorisme, ce n'est qu'une frontière entre une forme finale et un fond initial ; sa valeur n'est donc accessible qu'à celui qui aime la perfection de la forme et maîtrise la naissance du fond.

Tous les sots proclament leur attachement infaillible au fond, tout en faisant preuve de leur impuissance dans la forme. Ils ne comprennent pas, que le fond humain est commun, et mieux on le comprend, plus on cherche à le réduire à la banalité, tout en cultivant son propre style. Et Gide le comprend de travers, confondant le fond et la forme : « Le grand artiste classique travaille à n'avoir pas de manière. Il s'efforce vers la banalité » - puisque la manière commune (introduite par des romantiques) est aussi une manière (que le classique consacre).

Il faut être classique par le fond et romantique par le ton : concevoir, par son soi connu, le monde entier, et oublier le monde entier, en prêtant l'oreille à son soi inconnu.

Dans la peinture, le dessin porte la perspective du tableau et la couleur en détermine la hauteur. Le défi consisterait à intervertir leurs rôles ; dans le domaine scriptural, ce serait demander au nom de Dieu d'en porter le Verbe et à Son Esprit - d'en exprimer l'Objet.

La vie profanée, comme l'art profané, c'est la prégnance du calcul silencieux, guidant les actes ou dessinant les images. Mais la vie la vraie a ses intensités et ses miracles, et l'art vrai - sa musique (rythmes, mélodies, harmonies, hauteurs). « Je veux qu'on dise de mon œuvre : cet homme sent intensément » - Van GoghApollon s'inspirant de Narcisse. Si l'art pour l'art signifie ne pas atteindre l'intense et le miraculeux, autant le classer parmi les profanations.

La prose intégrale, c'est à dire la pratique exclusive du Fermé conceptuel, n'existe pas ; la poésie, cette voix de l'Ouvert, est le vrai souffle d'une grande prose, et elle perce toute clôture prosaïque.

La représentation crée un Fermé, l'interprétation y reste, tandis que l'art est dans l'aspiration d'un Ouvert créé : « Une aspiration fermée dans le cadre d'une interprétation, voici ce qu'est l'art » - B.Croce - « Un'aspirazione chiusa nel giro di una interpretazione, ecco l'arte » - qu'un tableau ait besoin de cadre, notre regard peut l'ignorer.

Jusqu'aux impressionnistes, n'importe qui pouvait se permettre de juger de la beauté des tableaux des maîtres ; depuis, seuls des marchands et des investisseurs sont convaincus de l'excellence des gribouillis, qui décorent les bureaux des PDG ou les salons des basketteurs ou des avocats. Moi, sale conservateur, je continue à préférer Bouguereau à Renoir. Par respect de la défunte peinture, il faudrait serrer en cabanon tous ces robots-tâcherons de M.Duchamp, Warhol, F.Bacon, P.Soulages, où ils pourraient se livrer à leurs exercices sanitaires, mécaniques et géométriques, loin des caprices poétiques de la liberté. À force de sophistiquer les règles du jeu de fond, ils en oublièrent l'enjeu, qui se trouve à l'opposé - en hauteur de la forme.

Dans la chaîne : l'impression de l'auteur - l'expression - l'impression du lecteur, il faut être lucide sur le contenu des nœuds et sur les ressorts des passages entre eux. Quand on comprend, que nos impressions sont, d'une manière écrasante, communes, interchangeables, reproductibles, on se focalise sur le deuxième nœud et le second passage, on devient créateur, et par la même occasion, - imposteur ; et l'on finit par redéfinir le métier du poète - faire durer la première impression - puisqu'il ne sera plus très clair, de l'impression de qui il s'y agira.

Ce livre n'est pas de la nourriture, il n'est qu'une cuillère. Qui n'a rien à y mettre, a le droit de le trouver vide. Tout s'évapore à une certaine altitude, tout se glace dans une certaine bassesse. Mais c'est tout de même le livre qui détermine le volume, bien que ce soit ton goût qui en dresse des facettes et promet des gestations et fermentations.

La musique, c'est le langage des finales, de l'abouti et de l'irréversible ; on écrit bien des sérénades ou des nocturnes, mais même des matines finirent par représenter la nuit ; la musique prend donc le contre-pied de la philosophie et de la poésie, qui sont des hymnes des commencements et des aubes.

À l'échelle verticale, l'écriture doit viser et l'esprit (la profondeur) et l'âme (la hauteur). Le besoin d'un écho, d'une reconnaissance hégélienne ou d'une recognition kantienne, nous poursuit : de l'esprit on attend l'étonnement et la fraternité, et de l'âme – une espèce de réciprocité amoureuse. Les eunuques ne le comprennent pas : « L'amour de la gloire, cette dernière infirmité des têtes nobles » - Hume - « Love of fame, the last infirmity of noble minds ».

Le genre narratif n'a pas besoin de talent ; le développement de nœuds, c'est de l'artisanat ; c'est la liaison qui relève de l'art : « Le talent est un art mêlé d'enthousiasme, le goût leur sert de lien » - Rivarol.

Est artiste celui, chez qui les mélodies pénétrantes et les pensées accueillantes (et non pas l'inverse !) se fécondent profondément, pour enfanter de hautes images.

La musique est le contenu principal de tout art, et, d'ailleurs, parmi les maîtres du pinceau et de la plume il y a plus d'excellents musiciens que parmi les maîtres du luth.

La division des écrivains en myopes et en presbytes n'a pas beaucoup d'intérêt, puisque l'outil principal d'une écriture n'est pas l'œil, mais le regard, qui, plus que des yeux, a besoin d'oreilles musicales, de goût électif, de toucher des caresses. Il y a donc ceux qui produisent du bruit et ceux dont émane une musique ; que les premiers soient sourds, cela blesse notre oreille, mais notre goût et notre peau, mobilisés par notre charité, les réduisent tout de suite en muets ou en manchots.

Puisque le littérateur d'aujourd'hui s'adresse soit aux moutons soit aux robots, son écriture est soit discursive soit intentionnelle - trop d'ennui ou trop de mécanique ; la noblesse solitaire et l'intelligence solidaire s'adressent à l'arbre et se moquent de la forêt.

Qu'on soit philosophe, scientifique ou artiste, la création est au-dessus de la volonté et de la connaissance ; l'artiste, qui le sent intuitivement, est toujours au-dessus des autres.

Dans le meilleur des cas, le soi connu se verbalisera dans des épîtres ; le soi inconnu a besoin de révélations, pour être entendu. Le travail ou la création : « Le talent travaille, le génie crée » - R.Schumann - « Das Talent arbeitet, das Genie schafft ». Le travail t'attelle, la création te révèle : « La création est une révélation de mon moi, devant Dieu et le monde » - Berdiaev - « Творчество - это откровение “я” Богу и миру ». La poésie, serait-elle l'outil de dévoilement philosophique ? « La philosophie n'a pas le moindre organe pour entendre une révélation » - Heidegger - « Auf Offenbarung zu hören, fehlt der Philosophie jedes Organ ».

Ce n'est pas tellement les inepties mêmes des Warhol ou Soulages, qui me surprennent, que l'absence de ricanements et de rires, chez la gent intellectuelle, qui garde un sérieux respectueux et dubitatif devant tant d'idiotie, qui n'est nullement secrète. Baudrillard fut le seul à oser dire franchement, que l'art contemporain est nul.

Si tous les genres littéraires étaient aussi exigeants que la maxime, le métier de critique disparaîtrait aussitôt ; parasiter sur des romans bourrés de graisse narrative est chose banale, mais comment nourrir leur indigence sur l'ascèse décharnée d'un apophtegme ? Aux idées on peut opposer mille balivernes ; à la maxime on ne peut opposer qu'une autre maxime.

Quand Apollon, au lieu de tendre son propre arc, guide les flèches des autres, il n'inscrit pas un nouvel exploit herculéen, mais s'inscrit en apprenti d'abattoir. Héracle et Odysseus ne laissèrent, derrière eux, qu'un arc sans flèches. « Les poètes sont des Antée, qui touchent le sol avec leur talon d'Achille » - S.Lec.

Sur l'arbre de la poésie, l'apport littéraire de Rousseau est plutôt d'ordre lacrymal que végétal, mais cette branche fut à hauteur d'homme, et le choix de la hauteur y est peut-être plus vital. La plus grande dispute, de tous les temps, fut la hauteur, à laquelle doit se hisser l'homme, pour échapper à la largeur des coteries des hommes.

Les philosophes insensibles à la poésie (les légions de professeurs), ou les poètes impuissants en prose (comme Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé) font douter de l'universalité de leur don. Les poètes complets mettent de la poésie en tout, y compris dans la prose : Shakespeare, Goethe, Pouchkine, Lermontov, Hugo, Rilke, Valéry, Pasternak. La poésie comme genre ayant sombré, la poésie comme tonalité discursive ne peut plus se pratiquer qu'en philosophie.

Trois mondes : le silence du réel, le bruit du mental, la musique du poétique. Et la poésie est de la musique pure, ayant fait foin de la réalité ; et elle est le point de départ de la bonne philosophie, qui nous fait découvrir, que cette musique est l'écho le plus fidèle, quoique paradoxal et étrange, de la perfection du monde réel, son point d'arrivée. La prose des choses, traduite en poésie des mots.

Le monde n'est pas un catalogue de choses, ni même un roman d'aventures, mais un poème. Il s'agit de le traduire : dans un silence mécanique, dans un bruit de concepts, dans une musique d'images. Très proche d'une traduction littéraire : « La traduction prosaïque, c'est de la servitude, la traduction poétique, c'est de la rivalité » - V.Joukovsky - « Переводчик в прозе - раб, переводчик в стихах - соперник ».

La maxime n'est pas un fragment d'une entité plus profonde ou complète ; elle est une image minimale d'une perfection admirée, avec l'ambition d'excellence expressive, et que tout développement, aussi cohérent soit-il, amoindrirait. Les cartésiens ne le comprennent pas : « Ce qui peut faire le plus, peut aussi faire le moins ».

Ce qui compte en littérature doit être achevé par la forme et rester en suspens par le fond, pour que le lecteur ne puisse poursuivre, par soi-même, que vers les derniers pas évités du fond et se laisser caresser par les premiers pas de l'auteur. La forme, c'est la maîtrise et la fidélité du premier pas, le côté monologique, la face du soi inconnu ; le dialogue, c'est le fond, la face du soi connu ; l'interprétation inévitable du monologue, du langage au soi inconnu, - en tant que langage dialogique du soi connu (Selbstgespräch - Sprache des Selbsts - Hegel).

Dans un bon écrit, la voix ou la musique de l'auteur compte plus que le bruit des choses invoquées, mais le mauvais lecteur s'attarde au bruit et rate la musique ; mettre au registre du bruit - le choix rhétorique de la force, de la négation, de l'indifférence, de la versatilité ; extraire des métaphores, pures et décharnées, les faire vibrer au courant de la vie et de ta propre sensibilité.

Quel mot est une réussite artistique ? - celui qui fait de l'image et de l'idée - deux alliés, victorieux du hasard et de la routine. Le mot raté est celui qui les fait se chamailler. « Une grande œuvre d'art, c'est une pénible victoire d'un bel esprit sur une brillante imagination » - Shaw - « Great work of art - it is a painful victory of a genius mind over a brilliant imagination » - la victoire du camp adverse aurait été encore plus pitoyable.

Les contraintes, auxquelles doit tenir mon écriture : en largeur - ne pas toucher à ce qui est en-deçà de l'horizon, en profondeur - ne jamais croire avoir touché le fond, en hauteur - ne laisser rien échapper du bouillonnement verbal, tant que la soupape du goût ne le laisse jaillir.

La justification de la maxime comme d'une illustration précise de la pensée de l'éternel retour, surgissant de la chaîne : l'être (la création divine, le savoir, l'intelligence), le devenir (la création humaine, le mouvement, la vie), l'intensité vitale (le seul dénominateur commun entre le héros, l'artiste et le bel esprit), le commencement résumant la finalité et coïncidant avec elle, ce que reprend le symbole de l'éternel retour du même et dont la maxime est la miniature. Un commencement, dont toute suite pensable ne serait que du retour du même, de ce qui est prégnant ou déjà exprimé dans le commencement, - la définition même de la maxime.

Ce qui est poétique naît des contraintes assez intelligibles. La marche, comme la prose, s'ensuivent des moyens et des buts trop visibles. « Pourquoi la danse est-elle belle ? - parce qu'elle n'est pas libre, parce que son sens est dans une contrainte esthétique »** - Zamiatine - « Почему танец красив ? - потому что несвободен, потому что его смысл в эстетической подчинённости ».

La maxime est au discours ce qu'un théorème mathématique est à son exposé aux ignares. Le sens de la métaphore distingue un bon poète et un bon mathématicien. « Deux catégories d'hommes : ceux qui s'y connaissent en métaphores ou bien en formules »** - Kleist - « Zwei Klassen Menschen : die sich auf eine Metapher und auf eine Formel verstehn » - un maximiste appartient aux deux.

Quand je vois, chez les romanciers, tant d'inertie sans pensée, j'y trouve une raison de plus pour m'attacher à la pensée sans inertie, qui est la définition même de la maxime.

Dans tout discours se glisse l'inertie, et toute volonté de conclure est signe d'orgueil et de faiblesse. Que toute métaphore coule de mes hautes sources, sans découler de mes raisons profondes. « Le commencement appartient au génie, la suite et la fin - au sot et à la bête » - L.Andréev - « Начинает гений, а продолжает и кончает идиот и животное ».

Quand le comment porte sur le style et le pourquoi - sur la noblesse, le talent du qui justifiera tout quoi. Mais l'écrivain d'aujourd'hui ne voit dans les comment et pourquoi que des quêtes logiques, ce qui rend moutonniers tous ses et quand. Ce n'est peut-être pas si saugrenu que de prétendre, que toute littérature est de circonstance ? L'instrument devrait rester invisible, l'époque et lieu - évoqués en beaux fantômes. Des réponses respectables aux et quand : dans l'âme (et non pas - à Paris), en pleine euphorie (et non pas - à l'heure de grande écoute).

Le soi connu et le soi inconnu forment nos frontières : le premier s'occupe de nos clôtures et le second - de nos ouvertures. Nos limites accessibles, critiques, sont dessinées par la science ; de ce côté-ci nous sommes clos. Mais tout le contenu de l'art est dans l'élan vers nos limites inaccessibles ; l'art est ce qui nous donne la sensation d'être Ouverts, puisque son élan naît aux sources même du beau, et ses limites sont hors de notre emprise et nous font rêver. « Une œuvre universelle : ayant montré les limites de ses lieu et époque, - montrer, sans limites, ce qui dépasse le lieu et l'époque » - Tsvétaeva - « Мировая вещь : предельно явив свой край и век - беспредельно являет всё, что не-край и не-век ».

L'art : faire travailler le regard plus que les yeux, substituer aux aperçus - des échappées, traduire la marche en danse et le bruit - en musique.

Le narratif et l'épique, c'est à dire le grégaire, dominent la littérature. « Le style est une dimension verticale et solitaire de la pensée »** - Barthes. Oui, le style est une tentative d'échapper à l'horizontalité commune ; sur l'axe vertical, cohabitent le beau des hauteurs et le bon des profondeurs, fusionnés par le talent.

Le style est affaire du seul talent ; aucun effort ou discipline ne t'en approchent. Mais ses symptômes sont : la hauteur des contraintes, l'ampleur des moyens, la profondeur des valeurs. Il n'est pas dans le développement d'un monde en mouvement, mais dans l'enveloppement d'un mouvement, qui est l'origine d'un monde. Le style des enchaînements n'est qu'une technique artisanale ; le vrai style jaillit des commencements, il est la fidélité à la source nouvelle.

Tout écrit se réduit à un arbre, mais seul le style va encore plus loin et fais de l'arbre un être vivant, dans lequel on reconnaîtra une main qui caresse, des pieds qui mesurent la terre, une digestion saine, les yeux qui deviennent regard, l'ouïe qui se tourne vers les hommes, le goût qui recherche de la délicatesse, le flair qui devine le danger et la joie, le cœur qui s'élargit et l'âme qui s'élève. Et tant d'éclopés, ou de constructions mécaniques, là où le style manque.

Il y en a, pour qui écrire, c'est développer, dresser un échafaudage ; ô combien plus brillants sont ceux, pour qui écrire, c'est envelopper, caresser une image !

Je suis libre de choisir mon sujet, mon genre, mon exigence ; je ne peux pas choisir mon style, qui est peut-être la seule vague manifestation de mon soi inconnu, que je ne puisse pas soumettre à mon seul talent. « Le style est plus près des origines que toute conviction » - Koublanovsky - « Стиль первичнее выбора ». Et les fautes de style résultent de mon inattention à mon soi inconnu.

Les plus enthousiasmants des écrits sortent de tant de mortifications de l'amour-propre, de luttes dégradantes avec le mot résistant et coriace, de la honte devant tant de déchets. La honte avalée purifie tant de mots, maculés de doute. Maint souvenir des ruines pittoresques ne sait plus s'il remonte à l'architecture d'Augias ou bien à son fumier. Tant de sol déracinant et méconnaissable, tant de firmaments étriqués ou clos, pour nous faire croire, que « le poème éclot telle étoile ou rose » - Tsvétaeva - « стихи растут, как звёзды или розы ». Le génie est un arbre solitaire, qui ne doit rien aux forêts ou champs, où le hasard l'avait fait pousser. Et ce navrement de Malraux avec son « Le génie est inséparable de ce dont il naît » !

Que je colle mon nez à la vie, ou bien que je me livre à l'imaginaire le plus débridé, mon écrit portera la même part de mon talent, de mon savoir ou de mes inquiétudes. Pour qu'une vie naisse de mes pages, seul mon talent est nécessaire. « Que ta vie s'accorde avec l'écrit, et ton écrit - avec la vie, sinon tous les échos de ta lyre sonneront faux » - Batiouchkov - « Живи как пишешь, и пиши как живёшь : иначе все отголоски лиры твоей будут фальшивы » - la vie n'a pas de musique à elle, elle est pleine de bruits, que la lyre ou l'esprit traduisent en notes. Si je peux vivre ce qui est écrit, c'est que c'est un mauvais écrit ; le bon n'est fait que pour me faire rêver.

Impossible de faire de tout instant – une aube ; le culte du commencement, auquel débouche l’éternel retour, ne peut être que spatial : ni répétition ni déjà vu ni durée, mais création en hauteur.

Dans une œuvre d'art doivent apparaître mes négations et mes affirmations, résultant de mes contraintes ou de mon goût, ce que mes yeux évitent d'envisager et ce que mon regard perçoit dans les ombres de ma Caverne, des silences et des révélations, des voilements et des dévoilements. C'est aux non-artistes que s'adresse le pragmatique conseil d'Héraclite : « Ne voile ni ne dévoile, mais montre ».

Le médiocre cherchera de l'inspiration dans ses expériences, ses savoirs, ses émotions. Le grand sait, que la seule fontaine, près de laquelle expire le poète et respire l'art, s'appelle imagination. « Le seul bien, qui puisse combler un artiste, vient de son imagination » - Pasternak - « Художнику неоткуда ждать добра, кроме как от своего воображенья ».

Dans les écrits savants modernes, les auteurs ne se rendent pas compte, que n'importe quel de leurs collègues aurait pu écrire leurs chinoiseries et que le choix de leurs concepts et de relations entre eux n'est que le hasard des traditions académiques. Prenez, par exemple, ceci : « La division est la structure fondamentale de l'univers tragique » - Barthes. - une excellente ineptie cartésienne, pour qu'on s'amuse au jeu de substitutions ! Dans le désordre, substituez à division - multiplication, soustraction, addition, à structure - descriptif, comportement, à fondamentale - auxiliaire, superflue, à univers - recoin, cuisine, à tragique - comique, épique - tout est aussi valable et sot ! De Gargantua à Phèdre, tout y passe.

L'inspiration n'est pas la matière - de rêves ou de sensations - qu'il s'agirait de simplement noter. Elle n'est pas la forme, non plus, - le style ou le ton - à imprimer à tout fond, se trouvant sous la main. Elle n'est que l'organe furtif, qui se met à créer ex nihilo, dans un langage, qui, même à l'auteur, paraît être, au début, incompréhensible. Si le premier à comprendre ce message est l'esprit, on a à faire avec une intuition intellectuelle ; et si c'est l'âme, alors c'est une révélation aux initiés.

L'écrivain médiocre suit ses idées et n'aperçoit pas la platitude de ses mots ; le bon suit ses mots, ressent leur bafouillage et s'astreint à mieux écrire ; de ce mieux naissent, par enchantement, des idées. Ce tâtonnement, c'est l'impossibilité de s'installer dans une vérité, quelle que soit son éloquence. La rhétorique est l'affaire des hommes de convictions, mais les convictions, ennemies de l'ironie, ôtent à l'écriture tout pathos, qui ne peut être qu'ironique.

Les contenus, les fonds, les profondeurs font partie du patrimoine collectif des hommes, seule la forme artistique pourra traduire mon originalité, et Buffon a presque raison : « Le style est l'homme même », si l'on précise, que l'homme y englobe et le sous-homme et le surhomme, tout en excluant les hommes. Mais l'homme insensible à la forme continue à s'identifier aux faits et idées et devient indiscernable. Le style, c'est le même souffle sur la surface des choses ou dans le vide.

La pensée, c'est le contenu pur, elle n'a pas de forme ; on ne peut pas lui rester fidèle en restant en contact avec elle ; il est idiot de dire, que « le style d'idées doit se mouler sur la pensée » - J.Benda. C'est aussi spirituel que d'inviter l'amour à s'inspirer du Code civil. La vie se moule-t-elle sur un squelette ?

Sénèque et Chesterfield voient dans le style un vêtement de la pensée. Alors les nus, autour de nous, sont légion. Le goût est un couturier, vassal de l'impudique nature, lui payant un tribut, mais ayant son propre domaine. Voir Leopardi, Stendhal, Dostoïevsky.

Peindre le regard avant les choses vues, peindre ce qui les rend intelligibles. « Il faut peindre ce qui fait voir » - Michel-Ange - « Dipingere ciò che fa vedere ».

L'artiste est celui qui fait parler son âme, enveloppée par son cœur et développée par son esprit. « La littérature est produite par les âmes qui pensent » - Carlyle - « Literature is the Thought of thinking Souls ». Les têtes qui sentent sont plus rares ; elles extraient de profondes matières premières, les autres fabriquent plutôt des produits terre-à-terre. « Tant d'usines pour fabriquer des génies, mais des matières premières ne sont plus livrées »** - S.Lec.

On reconnaît la présence d'un vrai artiste, quand on comprend, que ce qui, pour les autres, n'est que de la forme, est, pour lui-même, - le fond. Ceux qui ne s'occupent que du fond des autres n'accèdent pas à la forme, c'est à dire à l'art.

La valeur inconditionnelle d'une œuvre d'art frappait, jadis, votre âme, et vous parveniez même, parfois, à en dégager des idées pour votre esprit. Aujourd'hui, devant des pinceaux ou plumes aléatoires, il faut s'interroger sur les idées, qui auraient pu guider la raison de l'auteur, pour n'aboutir qu'au prix d'un produit.

Jadis, on conseillait à l'auteur de n'apparaître nulle part dans son œuvre ; aujourd'hui, l'auteur veut être partout. Et, en plus, oubliant sa vocation d'instigateur de révoltes, il veille, de plus en plus fidèlement, sur la paix des marchands. Et, tel un gendarme, il ne voit dans l'ordre qu'un moyen d'assurer une circulation d'idées fluide.

Comparer l’harmonie d’une épopée à celle d’une maxime, c’est comparer la lumière solaire avec l’étincelle d’une imagination ou avec l’étoile d’un poète inspiré. « L’esprit ne peut pas se contenter des jouets de l’harmonie ; l’imagination exige des tableaux et des récits » - Pouchkine - « Ум не может довольствоваться одними игрушками гармонии, воображение требует картин и рассказов ». Ce que certains cherchent en étendue des gammes, d’autres atteignent en laconisme de mélodie et d’intensité.

Il faut reconnaître que l'artiste est aussi pitoyable dans ses tentatives de définir ce qu'est l'art, que le logicien - ce qu'est l'idée. Les philosophes sont légèrement plus pénétrants, quoique dans une mauvaise direction ; ils croient que l'esthétique apporte à l'œuvre d'art autant de lumière, que la logique - à la pensée (Heidegger) ; ils s'imaginent que cet apport est décisif, tandis qu'il est moins que furtif.

L'idée n'a quelques chances de prendre la forme d'une belle image que lorsqu'elle réussit à se détacher de son fond réel. Le but recherché - rendre cette image aussi vivante que le réel, mais « toutes les formes créées sont irréelles » - le Bouddha

La beauté se concentre sur la hauteur, ne fait qu'effleurer la profondeur et est absente de l'ampleur ; c'est pourquoi elle est teintée d'azur, fuit le noir et ignore le gris. L'ardeur, à l'origine de la rencontre au sommet entre la hauteur et la couleur… « Plus ton regard gagne en hauteur, plus ample est l'ardeur, qui s'y alimente »** - Dante - « Onde la vision crescer convene, crescer l'ardor che di quella s'accende ».

Le poète, qui est chantre du déracinement, part d'un sentiment profond, pour en ériger l'image en hauteur ; le philosophe, qui doit être poète de l'enracinement, fait deux pas, en sens inverse, mais complémentaires : de l'image au concept, et du concept à la réalité. Ce parcours est à l'opposé des scientifiques ou des techniciens.

La poésie fut à l'origine de tous les genres littéraires, puisque l'homme naît poète ; c'est la cité qui le rendit prosaïque. « Enfin un Philosophe, ne pouvant se plier aux règles de la poésie, hasarda le premier d'écrire en prose » - Condillac. Il se détourna de ce qui reproduisait des rythmes - que ce soit le cœur ou la raison - pour se vouer à l'arythmie, à l'arithmétique, à l'algorithme. Et cette nouvelle espèce contribua pour l'extinction de l'originelle.

Si je me crois fort en pensées, puisque j'aurais atteint une hauteur, au-dessus des autres, je dois me tromper de dimension : la hauteur doit donner le vertige de la faiblesse et du rêve. La place des pensées est la profondeur, qui, inexorablement, devient platitude, si, chemin faisant, un mot ailé ne les élève pas en hauteur.

Les mouroirs discrets, les progrès de l'hygiène sociale et l'arrogance du cerveau autocrate rendirent l'homme si puissant, que l'art devint inutile et se mit à couvrir de son prestige un artisanat sain et bien portant. « Est-ce que l'art est autre chose qu'un aveu de notre impuissance ? » - Wagner - « Ist die Kunst etwas anderes als ein Geständnis unserer Ohnmacht ? ». L'artiste est celui qui se sent un être mortel porteur d'un message immortel. L'artisan agit, comme s'il était immortel, et ne transmet que les traces d'un être mortel.

L'art, c'est la création d'une intensité imagée entre la profondeur enthousiasmante d'une vie et la hauteur palpitante de ton regard. Les idées y jouent un rôle secondaire de support ou de vocabulaire. « L'art, c'est une ascension vers la hauteur idéelle et, simultanément, une plongée dans une pensée sensuelle profonde » - Eisenstein - « Искусство : вознесение на идейные ступени и одновременно проникновение в глубинное чувственное мышление ». Le mouvement en sens inverse paraît être plus prometteur encore : profiter de la profondeur des idées, pour garder la hauteur du sentiment ; mais, toutefois, sans cette dualité ou cette tension, tout art est menacé de platitude.

Savoir bien raisonner n'apporte rien à la qualité de l'écriture. Apprendre à penser, avant de prendre la plume, c'est conseiller au peintre de se soumettre à la géométrie ou à l'amoureux de s'attarder sur l'anatomie.

En écriture, être libre signifie ne pas suivre un seul maître, même s'il s'appelle l'esprit. « Bien écrire, c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût » - Buffon. Le fait d'avoir le dernier donne le droit de parler au nom des deux premiers. Mais l'essentiel n'est pas dit - la grâce du verbe dont la présence remplace tout et dont l'absence efface tout. Une servitude du génie doit compléter la liberté du talent.

Le bon goût a deux facultés : fuir le banal et s'opposer à l'excès. Le choix d'amplitude est dicté par la mélodie ; le bon goût est élimination des notes dissonantes. Mais celui qui n'entends rien au-delà de ses propres notes extrêmes ne doit pas avoir une bonne ouïe : « L'excès va de pair avec la médiocrité » - Bélinsky - « Крайность есть сестра ограниченности ».

L'image s'oppose à la copie (empreinte ou accointance) ; l'expression, c'est la représentation par images, représentation sensible par-dessus représentation intelligible.

Celui qui pense que « l'art de commencer est grand ; plus grand encore celui de terminer » - Longfellow - « great is the art of beginning, but greater is the art of ending » - inverse les poids. L'art est le culte du premier pas, s'inspirant du point zéro de la création. Le pas dernier (le sens, la portée, la capitulation) est réservé à Dieu et au lecteur. Je ne peux lui adresser que mon soupir ou ma vénération.

La réalité, c'est la vie palpable du soi connu ; le rêve, c'est à dire la musique et la poésie, c'est la vie inventée du soi inconnu ; la vie supérieure est non pas dans le créé vécu, mais dans la création à vivre. « Dans la poésie, la vie est encore plus vie que dans la réalité » - Bélinsky - « В поэзии жизнь более является жизнью, нежели в самой действительности ».

On se désintéresse de plus en plus de la provenance des ordres, de la hauteur, à laquelle se déroulera le combat, du choix des armes, - et l'on proclame fièrement, que l'art est tout d'exécution…

La valeur tonale d'un livre dépend de la hauteur, à laquelle interfèrent les regards de l'auteur et du lecteur.

La poésie, comme l'arrière-plan de tout art et donc de l'âme, trouve dans la mathématique son homologue dans le domaine de l'esprit : la mathématique est la poésie des sciences.

Le vrai artiste répugne au développement, puisqu'il sent, que l'inertie, plus que la créativité, prendra la relève du premier pas. « Tout l'intérêt de l'art se trouve dans le commencement. Après le commencement, c'est déjà la fin » - Picasso. Là où le badaud est mû par la curiosité, l'artiste est hanté par l'ennui. « Chose insupportable pour un artiste : ne plus être au commencement » - Pavese - « Una cosa insopportabile all'artista : non sentirsi più all'inizio ».

L'artiste, c'est l'oreille, qui entend et recueille la voix divine du premier pas, le miracle ordinaire du pur incipit, et les yeux, qui, en se fermant, aperçoivent le dernier, l'occulte explicit, que l'artiste ne fera pas. Ce que font, entre les deux, les mains, aurait pu se confier à l'artisan. « Parfois, ce qui finit bien, commençait beaucoup mieux » - Guénine - « Иногда то, что хорошо кончается, начиналось гораздо лучше » - pour l'artiste, tout est bien qui commence bien.

Les philosophes professionnels choisissent toujours le mauvais côté du confessionnal : « Le métier littéraire est un éternel sacerdoce » - Carlyle - « Literary men are a perpetual priesthood ». Sois ton propre autel, sur lequel tu alterneras les sacrifices de la vie et les fidélités à l'art.

Sans honte ni angoisse de l'auteur, l'art ne serait pas au-dessus des arts décoratifs ; mais, si tu veux faire entendre ta propre voix, il ne doit pas en porter des traces, qui sont toujours communes ; rester aux commencements, dans lesquels, avec la même probabilité, peuvent naître et le bonheur et la douleur du lecteur. Seul ton talent devrait en être responsable, l'intensité, non pas la véracité. « Nous ne possédons pas l'art. Nous n'avons à le payer ni par des souffrances, ni par des remords » - Pessõa. Parfois, chanter le rêve, c'est inviter à dormir.

Dans l’écriture, le dire s’oppose au direchanter, au diredanser, au rire, au pleurer. C’est pourquoi les envies de dire des raseurs aboutissent au bailler des lecteurs : « On n’écrit pas pour dire quelque chose, on écrit parce qu’on a quelque chose à dire » - Fitzgerald - « You don't write because you want to say something, you write because you have something to say ». Le dire, débordant de la bouche, signifie, le plus souvent, une sécheresse atavique de l’âme.

La prose vise le fini, elle est le parcours, la clôture de nos frontières. La poésie vise l'infini, mais elle n'est que dans le passage à la limite, dans l'élan asymptotique au sein d'un Ouvert.

On renonce au développement suite aux contraintes que s'impose un bon goût : « La profondeur du sage est dans l'indifférence pour le développement »*** - G.Benn - « Entwicklungsfremdheit ist die Tiefe des Weisen » - ou une bonne obsession : « Ma passion est de parler sans développer. Dès que je me mets à développer la pensée, à laquelle je crois, je cesse de croire au développé »*** - Dostoïevsky - « Страсть моя - говорить без развития. Случись, что я начну развивать мысль, в которую верую, я сам перестаю веровать в излагаемое ». Que le bel instant s'arrête - tel est le désir, que réveille l'art statique. L'art dynamique est une aberration. Le roman est une aberration, et la maxime - le seul héritier légitime de la poésie.

L'essence de la poésie, c'est la forme, mais son contenu, conscient ou inconscient, est philosophique ; l'essence de la philosophie, c'est le contenu, mais, pour être durable, sa forme doit être poétique.

Pour un créateur, le savoir, l'expérience et même l'intelligence ne sont que des dictionnaires ou des gammes, dont il se servira pour produire sa musique. Et, paraît-il, même « la nature n'est qu'un dictionnaire » - Delacroix. Elle est plutôt un code, un thésaurus, un dictionnaire si bien organisé et animé, qu'il peut s'ériger en juge. Pour délibérer avec elle, je serai tantôt un procureur et tantôt un habitué du banc des accusés.

L'art, comme la religion, commence par l'intérêt qu'on porte à ce qui n'existe pas, n'existe déjà plus ou n'a pas encore existé. Même si la vision y compte moins que la création. L'artiste est celui qui ne peut pas vivre sans ce qui n'existe pas. Les yeux, qui en vivent, s'appellent regard. « Il me faut ce qui n'existe pas »** - Hippius - « Мне нужно то, чего нет на свете  ». Pour en vivre ou pour le réinventer : « La mission du poète est d'inventer ce qui n'existe pas » - Ortega y Gasset - « La misión del poeta es inventar lo que no existe ». Et Kierkegaard - « Le génie ne désire pas ce qui n'existe pas » - veut faire de l'acteur - un figurant.

En affrontant la vie, il est souhaitable que mon seul adversaire soit un ange, mais dans l'effort artistique, il est vain de chercher un divin duelliste. Comment défier une parade de fleurs ? Même à une fleur, on peut s'intéresser en géomètre, en papillon ou en jardinier. Être attiré par une même soif de lumière et de couleurs ou compter ses pétales.

Les étapes, conduisant au culte de la forme : on jalouse le fond des autres, on prend un vilain plaisir à le réfuter par l'intelligence ou l'ironie, on admire son propre fond, paradoxal et noble, on découvre sa facile réfutabilité, on finit par ne plus parier que sur la forme, solitaire et nihiliste, génératrice de fonds libres.

La maxime est le seul genre littéraire, dans lequel on ne négocie pas sa valeur, on l'impose. « Les aphorismes sont un genre foncièrement aristocratique d'écriture. L'aphoriste ne discute ni n'explique, il affirme ; et dans son affirmation perce la conviction, qu'il est plus profond ou plus intelligent que ses lecteurs » - W.Auden - « Aphorisms are essentially an aristocratic genre of writing. The aphorist does not argue or explain, he asserts ; and implicit in his assertion is a conviction that he is wiser or more intelligent than his readers ». Mais, au fond de lui-même, il sait, que ses affirmations ne valent que par leurs métaphores et que toute intelligence s'évente vite au souffle de l'ironie. L'aphorisme n'est pas maison et repos, mais ruine et élan.

L'art se trouve aux endroits, où aucune sueur n'est d'aide. Mais pour soulever un brin d'herbe, il faut autant d'inspiration à l'artiste que de transpiration au terrassier pour aplatir la montagne.

Pour briller en plomberie, en astronomie, en chirurgie, ce qui compte, avant tout, ce sont les connaissances. Mais leurs apports à la beauté d'un livre sont quasi nuls, à côté de sa musique et de son intensité, du tempérament et du goût de son auteur. Le culte du savoir est né dans les faibles cerveaux des zoïles, plutôt que chez les écrivains eux-mêmes.

Les livres modernes sont une espèce de tout-à-l’égout ; aucune illusion d'un puits, ni même de l'eau courante. Le bon lecteur est reconnu par la longueur de sa corde, permettant de puiser dans les livres profonds. Ou bien qu’il soit comme Narcisse, ne se transformant en bonne Samaritaine, que lorsque, comme le Bouddha, il est coincé dans le puits.

Le talent, c'est à dire mon valoir, et non pas mon ample pouvoir ni le profond savoir ni même mon intense vouloir, qui doit être l'essence, c'est à dire la forme de mon opus. « L'art n'est rien d'autre que de ne faire apparaître que le talent » - Griboïedov - « Искусство в том только и состоит, чтоб подделываться под дарование ». En revanche, la technique doit y être cachée : « Dans un art admirable l'art lui-même est caché »*** - Ovide - « Ars adeo latet arte sua ». C'est l'incapacité de chevaucher Pégase qui pousse la piétaille à s'engager sur les chemins battus du vrai, du juste ou du complet. Avec l'artiste, ce n'est pas la bouche sereine qui parle, mais l'âme incertaine : « Chez l'artiste, l'art ferme sa bouche d'homme » - Pasternak - « в искусстве человеку зажат рот ».

C'est l'aplatissement des gouffres, le lissage des âmes et l'assèchement des cœurs qui sont à l'origine du désintérêt pour les sommets, puisque toute profondeur, jadis palpitante, est vouée désormais à la platitude, et un savoir sans voiles conduit vers un vouloir sans étoiles. Et l'un des sommets s'appelle l'art de la maxime. « Face aux maximes, vous faites la fine bouche, comme si le monde n'était qu'une platitude, sans sommets ni torrents » - R.Schumann - « Ihr rümpft bei Aphoristischem die Nase ; ist denn die Welt eine Fläche und sind nicht Alpen darauf, Ströme ? ».

Qu'on montre, ou seulement évoque, un objet, on ne fait qu'en dessiner un chemin d'accès, dicté par l'habitude ou bien par la créativité. Reconnaissance ou surprise, assurance ou émotion, empreinte ou métaphore. Toute évocation ne garantit pas le second terme de l'alternative. « Il y a deux façons d'exprimer les choses ; l'une est de les montrer brutalement, l'autre de les évoquer avec art » - Matisse - la brutalité, c'est la routine.

De quelle hauteur contemples-tu la vie ? - telle aurait dû être la première question à poser à l'artiste. Toute profondeur n'est que minérale ! « Ce qui importe par-dessus tout dans une œuvre d'art, c'est la profondeur vitale, de laquelle elle a pu jaillir » - Joyce - « The supreme question about a work of art is out of how deep a life does it spring ». N'est vitale que la soif, que la hauteur de ta fontaine est capable d'entretenir. Les meilleurs créent cette fontaine, près de laquelle ils vivent leur meilleure soif. « La perfection d'une méta-forme, cette alchimie lyrique, qui n'étanche jamais la soif de ses créateurs »** - Pasternak - « Совершенство сверхформы, алхимизм лирики, никогда не утоляющий главной жажды его создателей ».

L'artiste peut se permettre de tricher pour le beau, par exemple : « Je me taille une cible d'après l'impact de ma flèche »** - K.Kraus - « Ich schnitze mir den Gegner nach meinem Pfeil zurecht ». Je suis libre non pas parce que je sais que je pense (« L'homme est libre parce qu'il n'est pas soi, mais présence à soi » - Sartre), mais parce que je peux sacrifier pour le bien et mentir pour le beau. Ainsi on aboutit à : « L'artiste trahirait soi-même dans une sorte de sincérité » - Chesterton - « An artist will betray himself by some sort of sincerity ».

La seule sincérité d'une œuvre, qui vaudrait quelque chose, est l'astuce, donnant de la réalité à une illusion. Mais il vaut mieux laisser l'illusion vide bien irréelle, mais valant la peine qu'on abandonne, pour elle, une réalité trop pleine.

Avoir séjourné dans tant d'édifices achevés et monumentaux, pour arriver à cette conclusion : seules les ruines rhapsodiques rendent la prosodie la plus pure.

La poésie se déguste même sans philosophie, mais la philosophie sans poésie est une nourriture pour rats de bibliothèques. La poésie est un jeu d'alternance d'images et de sens, non susceptible d'être mis en doute, ce qui est le premier pas de la philosophie. Donc, celle-ci n'a rien à dicter à celle-là. La philosophie, dénuée de poésie, ne s'élèverait jamais au-dessus des statistiques.

Là où l'écrivain médiocre exhibe l'anatomie, le délicat n'esquisse que la caresse.

La poésie est toute de relations imprévues, comme la philosophie est toute de choses impensées. « La poésie est la rencontre de deux mots, que personne n'aurait pu imaginer ensemble et qui forment ainsi une espèce de mystère » - Lorca - « La poesía es la unión de dos palabras que uno nunca supuso que pudieran juntarse, y que forman algo así como un misterio ». Et c'est de leur rencontre, sans problèmes ni solutions, qu'il faut attendre les plus beaux mystères. Tu le disais si bien : « Toutes les choses ont leur mystère, et la poésie, c'est le mystère de toutes les choses » - « Todas las cosas tienen su misterio, y la poesía es el misterio que tienen todas las cosas ».

Héraclite se serait moqué des dialogues socrato-platoniciens ; J.Joubert arrachait les pages discursives de tous les livres, y compris de ceux de son ami Chateaubriand ; Nietzsche riait des pâles chinoiseries kantiennes ; Valéry baillait sur les marquises de Proust ou sur les cinq heures de Bergson. La philosophie est une matière littéraire ; la littérature ne vaut que par son côté poétique ; la poésie est un hymne à la musique ; la musique est faite de métaphores mélodiques et rythmiques ; la métaphore verbale s'identifie avec la maxime.

On peut tout sentir, sans avoir rien peint ; mais celui qui peint tout, sent mal tout. Pour bien sentir, il faut ne peindre que ce qui réveille les sens ! La contrainte de l’œil résulte en but du regard.

Ils attendent de l'art ce qu'on cherche dans un manuel de bricolage - des lumières, des garanties et des modes d'emploi. Et les artisans héliolâtres, dévoyés et éblouis par la rampe théâtrale, ne résistent pas à leur logorrhée transparente, sans ombres silencieuses. Qui encore est capable de suivre une étoile illuminant quelque logos en langes ? Aujourd'hui, l'art est aussi grisâtre que la vie. Dans les deux, l'homme du mystère est sacrifié aux hommes des solutions.

Écrire des maximes, c'est un jeu de réussites : je rabats mes cartes d'images, le lecteur devant y lire son destin. Mais elles ne ressemblent pas aux ouvertures échiquéennes, mais plutôt aux fins de parties.

La maxime est un concentré des trois genres : de l'épique, avec l'ampleur des objets, du dramatique, avec l'intensité de ses actions, du poétique, avec le vertige de ses premières émotions. Chacun peut la développer dans le sens de ses propres goûts ou connaissances. Maîtriser, à la fois, tous ces axes, c'est être philosophe. « Les pensées brèves ont l'avantage de faire penser le lecteur par lui-même » - Tolstoï - « Короткие мысли тем хороши, что они заставляют читателя самого думать ».

Toute la philosophie se réduit à quelques aphorismes, puisqu’elle, comme la poésie, manipule des images et nullement des concepts. Tout le reste n’est que logorrhée. « Développer une phrase-image, c’est arrêter l’élan d’une imagination »** - Bachelard.

Ce qui est intraduisible en musique devrait être exclu de l’écriture : le ressentiment, le souci quotidien de ce siècle, la soif de reconnaissance. Et l’exploit suprême – aller tout droit à l’âme, en contournant l’esprit, complice mais humble. Faire ressentir, que la seule action authentique du cœur, c’est le chant.

La peinture, la musique et la poésie sont mortes, en tant que sondes ou bouquets de l'âme emplumée. Mais jamais elles ne furent aussi sondées et séchées par des cervelles diplômées.

Citation comme fond ou citation comme cadre - deux attitudes opposées : pédantisme ou pragmatisme. « Les citations sont les béquilles des esprits infirmes » - P.Morand. Les infirmes sans béquilles boitent côté cervelle plus que côté pieds, ce qui n'est guère plus glorieux. Chez les sains d'esprit, les citations sont des panneaux de signalisation, sans rapports viscéraux avec jalons, destinations ou altitudes.

L'art n'est qu'un langage de plus pour interroger l'immensité muette de la vie. L'artiste la fait chanter, là où les autres la font parler. La vie réelle est l'action, et l'art est le rêve. « Si je pouvais embrasser la vraie vie, je n'aurais pas besoin d'art. L'art commence précisément où la vie réelle cesse » - Wagner - « Die Kunst würde allen Grund verlieren, wenn ich die Wirklichkeit des Lebens umarmen dürfte. Wo das Leben aufhört, da fängt die Kunst an ». L'art pour l'art, comme la langue pour les linguistes - sensé, mais à l'intérieur d'une mécanique, tandis que l'art, comme la langue, est l'extérieur d'une métaphysique.

La musique de Wagner ne peut pas accompagner naturellement la vie ; elle est une espèce de conte de fées, faussement folklorique et faussement héroïque, juste bonne pour enténébrer une fête de l’Ordre teutonique ou pour illuminer un film américain, anachronique, grandiloquent et gris.

Derrière toute beauté on peut reconstituer sa mathématique - ses nombres et ses contours, mais son chant rend cet effort inaudible. « Ô beauté enchaînée sans ligne en fleur ni centre, ni purs rapports de nombre et de sourire » - Lorca - « Belleza encadenada sin linea en flor, ni centro, ni puras relaciones de número y sonrisa ». Pour faire vibrer les lignes en pointillé, il faut une origine, un centre sans coordonnées fixes. Dans la vie, le nombre souille le sourire ; en poésie, la pureté du nombre se fusionne avec le pur sourire.

Une tentative de lecture de Nietzsche : la poésie peint le devenir fugitif, tandis que la philosophie scrute l'être immuable. Comment rapprocher ces deux mondes ? - en donnant au premier la stature du second et en munissant le second de l'intensité du premier. Rencontre entre la volonté d'artiste et la puissance de penseur, les deux mondes devenant le même : le devenir héberge le retour, l'être s'incarne dans l'éternité.

Les pensées, dans la poésie, ne sont que des ruses d'acoustique. La poésie, dans les pensées n'est qu'aveu d'impuissance. « La poésie cesse à l'idée. Toute idée la tue » - Cocteau.

L'art est le seul édifice qu'on commence par le haut. « Les pensées créent un firmament nouveau, une nouvelle source d'énergie, d'où jaillit l'art. L'homme créateur crée un nouveau ciel » - Paracelse. L'artisan est analogique, l'artiste - anagogique.

Priser ou désirer - deux effets respectifs de nos représentations ou de notre volonté ; l'intelligence et la noblesse forment les valeurs ; les désirs, eux, naissent du tempérament et de la sensibilité ; mais pour produire de la beauté, le talent seul peut suffire ; les valeurs et les passions de l'artiste ne jouent presque aucun rôle, pour la qualité de son œuvre. L'art ne sert qu'à embellir ce qui préexiste déjà en nous.

Chronologiquement, la poésie et la peinture furent les premiers arts en Occident ; et aujourd'hui, elles sont les premières à crever, et la musique, vraisemblablement, va les y rejoindre ; ce qui est dû à l'épuisement des arsenaux au même degré qu'à la décadence des goûts et à la raréfaction des talents. La littérature et la philosophie s'en tirent mieux, grâce au journalisme ignare et au pédantisme savant, qui agissent en leurs noms.

Aujourd'hui, ceux qui réfléchissent et ceux qui écrivent ne font que cogiter - sur les impôts, les garden-parties ou les faits divers ; leurs pensées et leurs plumes exhibent la même ampleur, s'étalant dans une même platitude. « Le malheur de la littérature est que ceux qui pensent n'écrivent guère et que ceux qui écrivent ne pensent point » - Wiazemsky - « Беда литературы заключается в том, что мыслящие люди не пишут, а пишущие не мыслят ». - aujourd'hui, tous pensent et tous écrivent, mais personne ne rêve ni écrit de musique.

Le romantisme nous fait quitter la vie, il invente un chemin, qu'emprunte ensuite le classicisme pour nous faire rentrer dans la réalité – l'éternel retour de la même création. « Le romantisme nous évite des collisions avec la réalité et contribue à la préservation de l'optimisme » - Chestov - « Романтизм оберегает людей от столкновения с действительностью и способствует сохранению прекраснодушия ».

Flaubert ou Joyce veulent s'exclure de l'espace de leur œuvre : « Que ce soit à l'intérieur, derrière, en dehors ou au-dessus de son œuvre, l'artiste reste invisible » - Joyce - « The artist remains within or behind or beyond or above his handiwork, invisible ». Que ces liens spatiaux sont pâles ! Les temporels, chez toi, ne furent pas plus éclatants, puisque le jour d'Odysseus et la nuit de Finnegan n'apportent ni le mystère de la lumière ni celui des ombres.

En témérité des liaisons, le physicien est souvent poète. Le quark, exhibant sa couleur et son arôme ! L'incertitude quantique : je suis onde et je suis matière ! Un chaosmos ! C'est ainsi que je devrais voir ma lumière ou mon livre ! Mieux vibrer à l'évocation d'une onde, plutôt que d'un corpuscule (« poésie, percevoir l'onde plus que le corps »*** - Valéry).

La naissance d'un écrit ressemble à la naissance de notre Univers : de sombres conflits entre la matière et la lumière, le quoi et le comment s'annihilant ou se substituant, pour aboutir à une vie : étincelle au milieu des ténèbres ou ténèbres tournées vers la lumière.

L'intelligence sert à vénérer les idées préexistantes, à accoucher les naissantes et à enterrer les vieillissantes. L'éther, le sang et même le marbre y sont assurés par l'art : « Toute pensée peut se loger, pour un bon artiste, dans un bloc difforme de marbre » - Michel-Ange - « Non ha l'ottimo artista alcun concetto, ch'un marmo solo in se non circonscriva ».

Le livre est un compromis entre l'oiseau, ayant trouvé refuge dans l'arbre, et l'arbre, qu'il voudrait être ou chanter. En quoi se métamorphose cet arbre hanté, devenu et la cage et la hauteur ? - en ruines ?

L'œuvre est souvent un résidu d'un travail de manœuvre. « Le meilleur charpentier est celui qui fait le moins de copeaux » - proverbe allemand - « Das ist nicht der beste Zimmermann, der viel Späne macht ». Les poupées russes seraient peut-être un bel exemple de cette économie. En poésie, hélas, plus il y a de copeaux plus pleine est l'œuvre.

Avec la poésie, quand la compréhension en a chassé le noyau prosaïque, la perplexité devant les bribes inutiles et incompréhensibles peut continuer à agiter l'âme, quand bien même la tête se sentirait frustrée devant l'utile évaporé. La poésie répugne aux tableaux et se fait de fragments, de beaux détails.

En bonne littérature, contrairement à la musique, tout est dans la partition ; ni les instruments mal accordés, ni la piètre acoustique des salles disponibles, ni l'exécution mécanique, ni l'auditoire endormi ne dévalorisent l'harmonie du conçu, même si elle est mal perçue.

Une bonne écriture commence par le déracinement d'une pesanteur héritée, pour planter une nouvelle dynastie de style. L'enracinement se fera par mon dialogue avec mes prédécesseurs : « La lecture rend l'homme complet, le dialogue - prêt, et l'écriture - précis » - F.Bacon - « Reading maketh a full man, conference a ready man, and writing an exact man », mais l'achèvement et le couronnement ne doivent venir que de ma propre voix.

Leurs livres sentent les média, les bistros ou les bibliothèques, tandis que je ne m'intéresse qu'aux manuscrits trouvés dans une bouteille (MS. found in a Bottle - Poe).

La seule source d’excitations, indépendante de mon soi connu, est la musique, dont la perception semble être prérogative de mon soi inconnu, demeurant dans mon âme. Mais un poème provoque toujours un écho de mon esprit, c’est-à-dire de mon soi connu. « La musique, belle par transparence, et la poésie – par réflexion »* - Valéry.

L'art a sa propre notion de naturel et ses propres rythmes vitaux ; ni la nature ni la vie n'ont donc pas de leçons à lui donner. « La nature initie, l'art guide, la vie couronne » - proverbe latin - « Natura initit, ars dirigit, usus perfecit ».

L'intelligence, en littérature, consiste à savoir mettre en pratique les contraintes invisibles en tant que les plus purs des moyens, ordonnant la pureté des œuvres. L'autre composante des moyens, les outils, est affaire du talent, qui est au-dessus de l'intelligence. Le talent pur s'appelle génie.

Le talent poétique, c'est l'art de fabrication d'outils servant à fabriquer d'autres outils. « La matière poétique, c'est une auto-réflexivité – une chaîne d'outils, se formant en chemin et s'extrayant les uns des autres, au nom de l'unité du mouvement lui-même » - Mandelstam - « Поэтическая материя, обращаемость, - серия снарядов, конструирующихся на ходу и выпархивающих один из другого во имя сохранения цельности самого движения ».

La poésie fut l'affaire des cachottiers et des imposteurs, elle s'imposait par sa valeur sans prix, en plein air. Aujourd'hui, elle veut s'exposer, comme tout ce qui est vendable et dans les mêmes vitrines ou dans des arrière-boutiques irrespirables.

Parmi la gent de plume, le nul est motivé par le besoin résolu d'écrire, le médiocre - par le besoin problématique de lutter, le meilleur - par le besoin mystérieux de caresser. Graphomanie, mégalomanie, érotomanie.

Le paradoxe du poète : par ses images, il veut toucher au mystère, or tout mystère est indicible et inexprimable. Donc, la poésie est une forme de folie : dire ce qui est indicible. « Nous représentons l'indicible pureté à partir de la dicible impureté » - Jankelevitch. Ce que tu dis relève des problèmes de l'âme ou des solutions de l'esprit ; le mystère indicible, ce seraient ces invisibles contraintes qui impriment une musique au bruit du dicible. Le mystère serait la musique de la vie, que seule une oreille poétique peut capter et interpréter.

Il y a trois sortes de poésie, ayant trois sources totalement différentes, trois lois complètement disjointes, trois langages incompatibles, et pourtant divinement solidaires : ma poésie intérieure, où s'accordent l'appel du bon et l'émotion du beau ; la poésie du monde, où se devine un majestueux Créateur ; et, enfin, la poésie qui sort de ma plume, de mes notes ou de mon pinceau - de ma création, qui achève cet anneau mystérieux. Il doit y avoir un méta-langage, un méta-opérateur, qui sacre cette relation ternaire, que la raison refuse et l'âme salue.

La nature est déjà une perfection, avec laquelle aucun art ne peut rivaliser ; celui-ci a, pour domaine, - l'imaginaire, et pour langage - des images. On ne complète pas la perfection d'un arbre réel par la beauté d'un arbre artificiel. Ce n'est pas d'une frontière imparfaite, mais d'un point zéro que doit partir une œuvre d'art. Tout homme porte en lui un écho de l'acte créateur, du rythme primordial, et l'artiste n'est que celui qui en a, en plus, le souffle et le talent.

L’acte producteur change mon soi connu évolutif, mais l’acte créateur doit presque tout à mon soi inconnu immobile. Mais toute création comporte de la production, et Grothendieck : « L’acte créateur transforme l’être qui l’accomplit » - distingue sans doute l’accomplisseur du créateur.

L'art et la nature sont deux domaines sans aucun contact ou influence : dans l'art, un outil, même invisible, est toujours présent ; dans la perfection de la nature, toute création est thaumaturgique, du pur miracle. Fermer les yeux sur la nature ou ne chercher qu'à l'imiter sont deux poses d'égale bêtise.

L'ironie d'Apollon : ne pas m'accompagner en toute circonstance, pour voir, à qui je vais me vouer, dès qu'il m'abandonne. « Quelquefois même le bon Homère somnole » - Horace - « Quandoque bonus dormitat Homerus ». D'autres, dès qu'Apollon les quitte, veillent sous la baguette d'Hermès, au lieu de réveiller des Muses ou des Furies.

Écrire devrait avoir un seul but - m'adonner à l'appel du beau. Toute autre motivation serait du même ordre que le besoin de m'affirmer ou de me reproduire, un prurit inertiel. La vie doit aboutir à mon livre. Celui-ci est toujours une bouée de sauvetage, mais je dois être menacé par des fonds, pour qu'elle ne soit aussi utile et décorative que l'ancre et la voile. Et sur mon épave on lira l'épitaphe de Faulkner : « Il fit des livres et il mourut » - « He made the books and he died ».

Sur la distance entre la vie et l'art : pour ne pas être un germe de corruption, l'image, que le style cherche à immortaliser, doit être mise sur le sarcophage et non pas dans la momie, actuelle ou future.

Nous voyons avec nos oreilles ce que Beethoven entendait avec ses yeux. Avoir un regard veut dire remplir les yeux de musique. « J'entendrai des regards, que vous croirez muets » - J.Racine (G.Fauré, avec son Cantique de Jean Racine, rendit audible ce regard funèbre). L'émotion est le dénominateur commun de nos sens. Quand on maîtrise le transfert des numérateurs. Comme Homère : « Ce que lui-même ne voyait pas, il nous le fit voir » - Cicéron - « Que ipse non viderit, nos ut videremus, effecerit ».

Beauté est presque un synonyme de musique. Là, où il y a de l'harmonie, de la vibration, du rythme, de la corde tendue, naît la musique. Dans les productions artistiques modernes je vois et lis bien des notes, destinées à l'exécution robotique par des instruments robotiques, pour un public robotique, je n'y entends pas de musique.

Pour exercer nos dons, la littérature dispose des mêmes deux volets que la philosophie : la consolation et le langage ; mais le discours philosophique s'adresse au soi inconnu, abstrait et inexistant, tandis que la fiction littéraire – au soi connu, charnel et obsédant. Le philosophe vise le frère, et l'écrivain s'occupe de lui-même, pour se sauver du néant, fini ou infini. Leurre de la réflexion, leurre de la création. L'écrivain, avec sa plume fébrile, fait la même chose que cette paysanne de Tourgueniev, qui, le front contre le cercueil de son fils, avale goulûment sa soupe, puisqu'il y avait – du sel !

Trois genres de maîtrise sont nécessaires, pour écrire un livre : l’harmonie du tout, la mélodie des thèmes, le rythme des parties élémentaires. Les unités aristotéliciennes sont anti-musicales.

La technique artistique, c'est l'insertion de nouvelles inconnues dans un portrait ou dans un arbre. Ces inconnues sont des voiles. L’œuvre, complètement dévoilée, ne peut être que squelettique. Comme le lecteur sans ses propres inconnues, se substituant aux variables de l'auteur, n'est que consommateur. « L'art est un dialogue, que nous avons toujours effectué avec l'inconnu » - Malraux.

Je ne vois aucune échelle, sur laquelle un artiste pourrait rivaliser avec le Créateur du monde. D'ailleurs, tout grand artiste commence par inventer ses propres mesures, indépendantes du monde. Il est musicien, face à l'Auteur de l'harmonie. Il n'est ni transcripteur ni amplificateur, mais créateur des échelles, c'est à dire - du regard.

Ce qui vaut la peine d'être décrit ne peut pas être fait ; écris plutôt ce qui vaut la peine d'être lu. Au lieu de cela, les hommes ne font que décrire et lire ce qu'eux-mêmes ou les autres font.

Un livre n'est pas seulement un cimetière des noms, mais aussi une maternité des mots, où la paternité est souvent contestée, le forceps pratiqué à grande échelle, et les premiers sons, souvent, font penser non pas aux délivrances, pleurs ou plaintes, mais aux bâillements.

Les photophores : « La littérature est une lampe du sacrifice, qui se consume pour éclairer » - Proust - ignorent, qu'un livre vaut surtout par la qualité de ses ombres et par leur fidélité à la seule source de lumière non-commune - son étoile. La lumière de salon, de place publique et même de laboratoire - tout quidam peut lui sacrifier son encre : sans belles ombres, la lumière n'est que grisaille, et l'encre - pâté.

Les métaphores sont la musique du langage, mais les hommes se contentent désormais du bruit, des cadences, des mesures. La métaphore n'apporte rien à la spéculation discursive ; elle ne se pose que sur les choses sans prix, qu'on voit le mieux les yeux fermés.

Avec les grands auteurs, on les sent portés par l'élan de leurs propres images ; avec les médiocres, on les voit porteurs anonymes des idées des autres.

Trois niveaux dans mes exercices littéraires : la parole, l'image, la musique – dire, montrer, chanter. « Nous devrions moins parler et peindre davantage » - Goethe - « Wir sollten weniger sprechen und mehr zeichnen ». Si tu chantes devant Dieu, ne te montre pas ; si tu te montres, ne dis rien aux autres. Le se taire wittgensteinien est au bout de cette exigence. Mais la chute finale est de descendre du silence même – vers l'action. Puisque, aujourd'hui, « l'action a le mot ; si tu as quelque chose à dire – montre-toi et tais-toi ! » - K.Kraus - « die Tat hat das Wort ; wer etwas zu sagen hat, trete vor und schweige ! » - le premier pas, quoique vague, vers la musique.

Tout compte fait, pour déceler de vrais talents littéraires, le verdict populaire de jadis fut un moyen plus juste que les actuels lancement et promotion par des éditeurs-investisseurs, dont les projets traitent les auteurs jetables comme de la matière première ; l'auteur-sujet disparut, avec la disparition de mécènes. Même les médiocres comprirent, que la gloire n'est pas une affaire de loteries, mais de coteries, auprès des préposés aux écritures et cimaises.

Chez l'amateur d'art, se trouve une faim universelle, ainsi que des goûts dictés par l'époque. Seule la première est digne de nos plumes. C'est ton livre qui devrait être imprégné d'une faim nouvelle, qui réveillerait l'appétit de l'oreille, même chez les repus de l'œil.

Choisir pour adversaire, en fronçant les sourcils, Salomon – telle est l'attitude des minables rebelles ; se résigner au rôle de Jacob et affronter l'ange – telle est la pose de poète, qui ne s'effarouche pas à la vue des sabots ou des ailes et accepte d'être plutôt boiteux d'extrémités qu'aveugle de cœur. « On finit toujours par ressembler à ce que l'on combat »* - R.Debray.

Comment perçoit-on le sens d'un écrit d'art ? - le bête le trouve dans des solutions offertes, le médiocre le cherche dans des problèmes formulés, le sage l'invente dans des mystères initiatiques.

L'ange se présenta en rêve à Socrate (et que celui-ci prit pour le Démon, son véritable soi inconnu) et exigea de lui d'écrire de la musique au lieu de la philosophie. C'est pour cela peut-être qu'il n'écrivit rien, privé de don poétique, puisque la goétie écrite s'appelle poésie.

Le commencement réussi – mais c'est la fin même de l'artiste ! Et si, dans mon commencement, en plus, je réussis à cacher mon pinceau, je pourrai dire, que j'avançais à reculons et m'arrêtai avant le premier pas.

Ce n'est pas l'œil, mais le cœur, ce n'est pas l'esprit, mais l'âme, qui dicteront si mon art sera serein ou trouble, musical ou insonore, absolu ou borné. « L'art romantique n'aspire plus à reproduire l'intensité de la vie dans son état de sérénité infinie » - Hegel - « Die romantische Kunst hat die Lebendigkeit des Daseins in seiner unendlichen Stille nicht mehr zu ihrem Ziel ». La vie est une excellente contrainte d'un art humain, mais elle est un piètre but, digne d'un art photographique ou robotique. Quant à l'art classique, il est de l'art romantique si bien maîtrisé, qu'une vie nouvelle en surgit, en rien inférieure à la vie réelle.

Jadis, quelques rares, belles et solitaires voix, majestueusement égales, pour chanter le vertige des profondeurs tragiques ou des hauteurs romantiques. Aujourd'hui, des hordes de voix hystériques, basses et grégaires, pour narrer des platitudes.

Les pensées, dans un bel écrit, sont comme le livret d'un opéra – un élément structurant, mais subalterne ; c'est la musique des mots qui en détermine la valeur. La bonne lecture, comme la bonne écoute, est une question de l'oreille, plus que de la tête, des yeux ou même du goût. Plus on prête l'oreille au dire, moins on fait attention au dit, au profit du chanté.

Comment finit-on par s'attacher à la maxime, au détriment du récit ? - en ne gardant de l'opéra que le drame, de l'oratorio – que le mystère, et en se concentrant sur la cantate, puisque, dans ce qui est dramatique et mystérieux, seules comptent la musique et la voix, non diluées par la durée et l'action.

L'ennui de la littérature, qui court les rues : dénuder le fond d'un témoignage. La grandeur de la littérature d'anachorète : draper la forme d'un aveu.

Dans un portrait, certains yeux n'aperçoivent que des périmètres ou surfaces ; il faut avoir un certain regard pour reconstruire un paysage ou sentir un climat. Qui fait mieux que Montaigne, qui, tout en citant des paysages des autres, ne fait que peindre son propre climat ! Pascal : « Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre » - ne le comprit pas.

La platitude est un antonyme de l'élégance, elle en est une projection unidimensionnelle, tandis que l'élégance peut être hyperbolique (la poésie), parabolique (la philosophie) ou elliptique (la mystique).

L'art a deux fonds : les choses vues et le regard de l'auteur. Les hommes remercient l'artiste de leur avoir ouvert les yeux, lorsque le premier fond domine ; j'ai envie de fermer les yeux, pour revoir les rêves de l'artiste, lorsque son regard est plus intéressant que ses objets.

L'ordre, en poésie, fait partie de ces contraintes, qui doivent rester implicites. Mais chez les raisonneurs, ignorant le vivifiant désordre poétique, l'ordre mécanique est le seul à s'installer dans le mot. « J'aime mieux une poésie sans ordre qu'un ordre sans poésie »* - Pouchkine - « Я более люблю стихи без плана, чем план без стихов ».

Tout liquide se canalise ; dans le livre d'aujourd'hui, qui fait couler tant de salive, de larmes ou d'encre, on ne sent plus que l'égout rectiligne aseptisé.

La littérature française est trop entachée de politique, de commerce, de gastronomie et de faits divers. Ce qui la sauvait, c'était sa langue à elle ; aujourd'hui, c'est la langue de la gazette, du supermarché, des comptes-rendus.

C'est la qualité de la preuve - more nobilium, c'est-à-dire la fulgurance, la hauteur ou l'ironie - et non pas la valeur en elle-même, more geometrico, qui est parfois le contenu même de l'art. Que les valeurs se prouvent ou pas, le taux de vulgaires y est le même.

Le consommateur ayant changé de besoin, le transporteur s'étant acoquiné avec le distributeur, le producteur d'une littérature sans prix voit ses valeurs d'usage et d'échange s'effondrer. Il ne lui reste que la valeur intrinsèque, la dignité incomestible.

L'écrivain devrait ne se demander que rarement si le courant passe avec le lecteur, mais veiller sur les fuites, par lesquelles le courant s'en va. « Un cadeau rêvé pour un bon écrivain : un détecteur de merdier en kit et anti-choc »** - Hemingway - « The most essential gift for a good writer is a built-in shock-proof shit-detector » - tu profitas de mon sous-équipement ! Et si encore on savait se lire comme on lit les autres : « Dans l'art du verbe, le plus difficile est d'être juge de soi-même » - Prichvine - « Самое трудное в деле искусства слова — это сделаться судьёй самого себя ».

Le vrai commencement, dans l'art, ce n'est pas la cause, mais déjà la musique : « Évanouie la cause première, le son résonne encore » - Mandelstam - « Звук еще звенит, хотя причина звука исчезла ».

De ma plume ressort aussi bien ce que mon soi connu maîtrise, que ce que mon soi inconnu électrise ; elle est comme cette Léda, sachant engendrer du mortel et de l'immortel, se pliant soit à une profonde liberté, soit à une haute servitude.

L'évolution vers une belle écriture : je commence par décrire ce que je ressens, ensuite je transcris ce que je sais, et je finis par inscrire mes mots dans une musique soufflée par mon rêve, loin de mes sentiments et réflexions antérieurs – mon mot deviendra compositeur et non seulement instrument ou interprète. Et je rougirai si je disais un jour, comme Nabokov, que je connaissais plus de choses, que je ne saurais exprimer par des mots.

Mon soi connu, par ses problèmes et ses solutions, communique aisément avec d'autres hommes, mais il serait naïf de lui prêter plus d'universalité qu'à mon soi inconnu, caché dans son mystère. Le premier est dans l'invention de langages, et le second – dans la pureté indicible. « Une parole intime, où il n'y a point d'effets ni de stratagèmes, ne peut pas ne pas être universelle »** - Valéry.

On lit leurs Traités, estampillés par la Logique et non visités par la poésie, et à la fin on apprend, que « Il n'est permis de philosopher que poétiquement » - Wittgenstein - « Philosophie dürfte man eigentlich nur dichten ».

L'art : la transposition de ce qui se pense dans ce qui s'exprime ; la science, c'est presque le contraire : passage de ce qui s'observe à ce qui existe. D'après Platon, l'arithmétique doit « faciliter à l'âme sa conversion du devenir à l'être » - Platon.

Le talent enfante nécessairement d'un style, c'est à dire d'une noblesse soutenue par une intelligence, une entente souveraine de la hauteur des causes avec la profondeur des effets, un passage harmonieux des contraintes aux finalités.

Dans le choix de ses matériaux, l'écrivain ne peut, malheureusement, pas se contenter de ses rêves et se passer de faits, et donc snober le temps. S'occuper du futur, de toute évidence, relève de notre facette robotique ; il restent le passé étendu, le vertical, et le passé immédiat, l'horizontal, (le présent n'existant que dans notre sensibilité immémoriale), la culture ou la nature, la personnalité ou le mouton. S'écarter du second est l'une des contraintes qu'on doit s'imposer.

Le seul art noble est l'art romantique, où l'émotion s'équilibre avec l'ironie dans une peinture d'un état d'âme. « L'art est, avant tout, un état d'âme »*** - Chagall - « Искусство - это прежде всего состояние души ». À la peinture, les abstraits opposent la divination. L'appel des formalistes - ne pas nommer l'objet, mais seulement le suggérer, est irrecevable. Quand on évite le bon objet, on tombe, fatalement, sur un autre. Et puisque toute relation et tout qualificatif peuvent et doivent se muer en objets à part, chercher des rapports et couleurs au détriment des objets est également sans objet.

En littérature, toute proposition est faite d'idées (sens, adéquation, justesse) ET de mots (expression, tempérament, noblesse) ; ces deux facettes sont nécessaires. Ni littérature d'idées seules ni littérature de mots seuls ne peut exister ; la statistique ou la clinique s'en chargent.

L'ordre croissant d'importance, dans le travail de plume : les circonstances (lieux et dates), les contraintes (choses et relations à exclure), le talent (fulgurances et abattements). Aujourd'hui, seul le premier aspect survit ; les livres nagent dans une platitude, dont ne débordent que quelques fadaises. Partout - des dates (pas d'appels de l'éternité), les lieux sont publics (ni l'âme ni le cœur), les objets n'ont qu'une pesanteur (pas de grâce), les points de vue sont claniques (ni regards ni états d'âme personnels).

Il m'arrive d'admirer le travail de transformation ou d'amplification des autres, mais, une fois que le charme du langage s'évapore, je constate, presque toujours, que le travail de filtrage manquait à l'auteur, et que son écriture n'était que des fioritures, c'est à dire belles manières au-dessus de méchantes matières. Toutefois, l'autre aberration, grosses matières sans fines manières, est pire. La bonne règle : filtrer matière, ajourer manière.

La platitude des écrits émerge, chez les triviaux, à cause de l'équivalence entre ce qu'ils ont, ce qu'ils font et ce qu'ils sont, ces trois registres étant chez eux transparents et contenant des constantes communes. Et c'est de l'impossibilité de cette équivalence, chez les subtils, que surgit leur arbre dramatique, dont toutes les branches sont chargées d'inconnues individuelles.

Partout s'imposa l'écriture sobre et linéaire ; aucune trace de l'ivresse hyperbolique (Chateaubriand et Dostoievsky), parabolique (Voltaire et Nietzsche) ou elliptique (Hugo et Tolstoï).

L'art est le regard du beau sur ce que lui soufflent ses deux interlocuteurs, la vie et la philosophie, spécialistes du bon et du vrai. L'homme, acteur de la vie, est plutôt un saint, respectueux des dogmes ; l'homme, sujet de la philosophie, est plus près du satyre, osant les limites du mal et du mépris des vérités stagnantes. Le seul moyen de réconcilier l'ampleur du premier et la profondeur du second est de se dresser à une hauteur d'artiste.

L'art, c'est une mise en valeur des axes entiers – le Bien et le Mal, la force et la faiblesse, la fidélité et le sacrifice, la fierté et l'humilité, la proximité et le lointain, l'ascension et le déclin. Tandis que la vie, c'est à dire l'instinct et le bon sens, me fait pencher vers une seule extrémité, le choix éthique, avec sa tragédie – l'insignifiance des actes. La tragédie de l'art se traduit par l'ironie, que mérite l'extrémité esthétique violente, et par la pitié, qu'inspire la douce extrémité éthique ; appliquées à doses égales, elles assurent l'intensité du même.

Les véritables pinceaux de l'artiste Nietzsche ne sont point les transformations, amplifications ou rénovations, dont il parle abondamment, mais bien les filtrages, dont il ne parle jamais, mais qui, les seuls, assurent l'omniprésence de la noblesse, tout en restant invisibles eux-mêmes, dans tous les tableaux qu'il peint.

Respectivement, le but, les moyens et les contraintes de l'art : mettre en mouvement les meilleures cordes de notre âme, faire ressentir la beauté poétique du monde, imposer au langage la noblesse musicale. La musique est aux commencements, elle est la contrainte, filtrant tout bruit, écartant ce qui est sans poésie, entretenant la tension de nos cordes.

La naissance du culte de l'art : en communion avec la réalité, j'y découvre une merveille ; je tente de la décrire, avec des images communes – aucune sensation merveilleuse ne s'en dégage ; je fais appel aux images fraîches, poétiques, inouïes – une merveille en surgit, mais sans aucun lien immédiat avec la réalité ; je tente la même expérience, sans me référer à la réalité, et le résultat est le même ; je me détourne de la réalité, je me tourne vers mon âme, dans laquelle se reflète non seulement mon visage, mais l'univers entier.

Le style est une prise de distance ; si la métrique se formule par l'esprit, on a affaire au style classique ; si elle se forme par l'âme, on est dans un style romantique. Et il n'y a, dans l'art, que ces deux styles ; toutes les autres métriques sont mécaniques.

Ceux qui cherchent des échos ne produisent que du bruit ; tout écho de la musique, émanant de l'artiste, ne peut être que du bruit. La musique ne provoque que des états d'âme inimitables – héroïques, nostalgiques ou lyriques ; le bruit vise des idées ou des actes reproductibles.

Les contraintes dans l'art : les négatives, avant même le commencement, – des filtres ; les positives, juste après le commencement, – des amplifications ou des transformations. Des omissions et des suppléments – Paralipomena et Parerga.

L'intuition, ce don des créateurs, est l'irruption des mots inouïs du présent, appuyés par les faits éclairants du passé. Mais ceux qui sont englués dans les faits du présent usent de mots figés du passé.

Une tâche d'artiste : les axes de valeurs opposées doivent être réduits à l'unité éthique ou esthétique. « Toutes les dualités, dans lesquelles l'esprit avait polarisé la vie, doivent être transférées dans une unité spirituelle » - Hofmannsthal - « Alle Zweiteilungen, in die der Geist das Leben polarisiert hatte, sind in geistige Einheit überzuführen » - le moyen en est - la même intensité sur tout l'axe.

L'œil et l'oreille sont connectés à l'esprit ; lorsque, pendant le passage du sensible à l'intelligible, l'esprit impassible se transforme en cœur saignant ou en âme bouleversée, on est en présence d'un Bien, qui nous taraude, ou d'une beauté, qui nous élève. Dans le second cas, si l'objet d'émotion est œuvre humaine, on est en présence de l'art. La mort de l'art est annoncée par l'extinction des âmes. Tant d'œuvres d'art qui ne sont plus que des valeurs purement fiduciaires.

Par inertie, on continue à s'intéresser à l'art, en fonction des ventes aux enchères, de la fréquentation payante des musées, de la décoration des salles de réunion ou de l'industrie éditoriale, tandis qu'on sent que les œuvres d'art sont déjà « de beaux fruits, détachés de l'arbre »* - Hegel - « vom Baume gebrochene schöne Früchte » - l'arbre du beau est mort, partout règne la forêt du vrai.

L’artisan d’aujourd’hui est le même que jadis – son outil évolue mais pas son regard. En revanche, c’est le regard d’artiste qui devint artisanal. « Quelle merveilleuse époque que la nôtre, où les plus grands peintres aiment à devenir potiers » - G.Bachelard - les philosophes deviennent bien chroniqueurs ou sociologues. Un robot, parmi les autres, peut proclamer, fièrement : Nous sommes tous des potiers !

La place de la nature dans nos œuvres : pour exhiber une perle, un plongeon dans les profondeurs suffit, mais pour ériger une statue, il faut avoir préféré le marbre à l'argile et l'art d'enlever (Michel-Ange) à celui de lever (Archimède). La nature doit servir davantage de contrainte que de but.

L'harmonie serait une bonne entente entre les rythmes apolliniens et les mélodies dionysiaques, entre mon cerveau et mon âme. L'harmonie – une mélodie de Dionysos, rendue par le rythme d'Apollon.

Ni l'idée, ni le sentiment, ni l'image ne sont le véritable fond d'une œuvre d'art, mais la soif du beau qu'éprouve le créateur. « La volonté ne découvre que la source de la soif, elle n'est que la soif même »** - Boehme - « Der Wille findet nichts als nur die Eigenschaft des Hungers, welche er selber ist ».

Depuis un siècle et demi, le problème de la culture n'est pas dans sa fonction, mais dans son organe ; partout, où régnait l'âme individuelle, s'érige, en seul juge, l'esprit collectif. Valéry voit le mal dans le peu d'esprit critique : « La libre coexistence des principes de vie et de connaissance les plus opposés », tandis qu'il est dans le peu d'âme aristocratique.

Ce n'est pas le trop de mécanique dans les moyens – la photographie, le cinéma, l'électronique – qui explique le dépérissement de l'art, mais le pas assez d'organique dans les commencements – l'élan, l'émotion, la noblesse.

Tout écrivain se croit regardé ; et le profil du lecteur qu'il cherche détermine la hauteur que son regard placera dans son écrit. S'il est face à ses semblables, il reste dans la platitude ; mais face à Dieu, ses yeux baissent et son regard s'élève.

L'état de la poésie (versification), de la peinture, de la musique modernes est cadavérique ; et le prochain catafalque attend le théâtre (avec l'Anglais), l'architecture (avec le Français), la philosophie (avec l'Allemand). En littérature et dans le spectacle ne survit que la tonalité divertissante et avilissante, pour épater les repus. La raison en est la même : l'extinction de la poésie, en tant qu'état d'âme, en absence des âmes. Ils cherchent à choquer les esprits, tandis que l'art est le désir et le don de caresser les âmes.

Devenir regard – se sentir créateur des choses vues, un état intellectuel, proche de l'inspiration des poètes. « Inspiration : cette intrigue de l'infini, où je me fais l'auteur de ce que j'entends »* - Levinas.

Jadis, l'éclat des découvertes ou des batailles fut le seul rival de la musique de l'art ; l'artiste fut presque seul à constituer une élite verticale ; l'écoute publique lui fut réservée. Aujourd'hui, le marchand, le sportif, l'avocat, l'amuseur ont l'accès immédiat à l'écoute ; l'artiste oublia sa vocation verticale, il se dilua dans l'horizontalité commune. Donc, il ne faut pas accabler l'écoute, il faut plaindre l'émission. Ce n'est pas l'époque qu'il faut blâmer, mais l'artiste.

Mieux on maîtrise les contraires et les multiples, plus on tient à l'intensité du même.

On ne peut plus imaginer un auteur, qui aurait du succès avec ses épanchements mélancoliques ; l'attente générale se converge vers l'hilarité picaresque. Le mode nostalgique des héros et des poètes (et même de Chaplin ou de de Funès) est mort, puisqu'il n'y a plus ni héros ni poètes. Les hommes retinrent la leçon de l'éducateur des robots : « Par mal, j'entends toute forme de tristesse » - Spinoza - « Per malum intelligo omne tristitiæ genus » - le bien mécanique déborde de jovialité.

Par sa volonté de proclamer la beauté, le monde, surgi des tableaux des peintres d'avant les impressionnistes, défiait le monde réel ; depuis, le robot insensible à toute beauté guide les pinceaux ou les queues d'âne, tout y est laid, froid, mécanique, dans cette industrie, sordide héritière de la peinture défunte.

Avoir l'esprit de philosophe, l'âme de poète et le cœur de musicien – tel est le profil idéal d'un écrivain. Nietzsche, Valéry, Pasternak – les plus belles illustrations !

L'intensité artistique est plus compatible avec une faiblesse noble qu'avec une basse puissance ; elle vérifierait peut-être cette belle contrainte ; « minimum d'énergie, maximum d'excitation » - Valéry.

La poésie ramène ses objets à la perception musicale, comme la philosophie – à la conception réelle ; la science n'y a aucune place. « Entre science et philosophie il y a quelque chose du rapport, que je vois entre musique et poésie » - Valéry. – vous, qui voyiez dans la science un pouvoir et non pas un savoir, vous y déployez un regard d'artiste, au lieu d'employer les yeux de scientifique.

La vie n'apporta rien à mon écriture ; je ne puise que dans mes états d'âme, et ceux-ci communiquent non pas avec mes faits, mais avec mes rêves. Vivre pour écrire ou écrire pour vivre sont deux sottes attitudes de graphomane ou de tâcheron. L'homme parfait vit et crée dans trois mondes (le vrai, le beau, le bon), dominés par l'esprit, l'âme ou le cœur.

Je ne cherche pas mes aliments littéraires chez autrui ; je les trouve dans mon esprit, l'âme se chargeant de leur goût, et le cœur – de leurs épices et excitants. Et mon corps apporte les matières premières et primaires.

Le créateur voit ce qu'il croit (rêve) ; le contemplateur croit (comprend) ce qu'il voit. S'ils cohabitent en moi, le second devrait n'offrir que des contraintes, tandis que tout commencement devrait appartenir au premier. « Ce qu'il croyait, il le voyait, au lieu que les autres croient ce qu'ils voient » - Fontenelle.

On devient artiste, quand on distingue, consciemment ou non, le prix de la pensée et de son efficacité – de la valeur des effets et de l'intensité – pour se mettre au service de ce second volet.

L'écriture doit être un rêve, mais la vie, qui y perce, ne doit pas l'être, car le rêve à l'intérieur d'un rêve, par une espèce de double négation, serait atrocement réel.

La mort qu'on ne pleure pas assez est la mort de l'art, la mort que l'agonie actuelle rend si proche et déjà palpable. L'art se maintenait, car on comprenait, que les plus beaux mouvements du cœur ou de l'âme ne pouvaient pas trouver une traduction non-illusoire dans la vie, mais on tenait à garder le cœur et l'âme, qui finissaient par se tourner vers l'art. La vie devenue le seul test du pathos, éthique ou esthétique, et l'esprit ayant usurpé le langage du cœur et de l'âme, on en constate des résultats dérisoires et finit par se métamorphoser en robot, sans pathos, sans intensité, sans rêves, c'est à dire sans l'art.

La mort – de Dieu, de l’art, de l’homme – se réduit, peut-être, à la mort de la beauté et non pas parce s’arrêtèrent son souffle et le battement de son cœur, mais parce que les hommes finirent par ne plus la voir. Les yeux robotiques ne perçoivent pas tout ce que voyait le regard humain.

Les écrivains non-poètes s'adressent aux yeux et non pas à l'oreille, imposent une peinture et ne composent pas de musique. Miraculeusement, toute musique réussie réveille en nous le philosophe. L'image picturale, l'icône, est adversaire de l'adage musical, le Verbe ; et son culte conduit au journalisme, au Hollywood, aux bandes dessinées.

Le style, qui se forme sous ta plume, dépend fortement de l'oreille, à laquelle tu veux t'adresser ; c'est pourquoi te tourner vers tes contemporains ou même vers tes complices te condamne à la médiocrité stylistique. Seule une création devant ton auditeur inexistant, te paraissant divin, promet et le style et la hauteur et la noblesse. « Le style doit se plier à ta propre mesure, projetée sur un auditeur clairement identifié, dans lequel tu veux te fondre »*** - Nietzsche - « Der Stil soll jedes Mal dir angemessen sein in Hinsicht auf eine ganz bestimmte Person, der du dich mittheilen willst ».

Sans le talent, ma volonté pathétique à insuffler davantage de vie dans mon art résultera en absence et de vie et d'art ; avec le talent, la sobre pratique de l'art pour l'art produit de la vie sur la vie.

L'héritage du passé n'est capital que dans la civilisation ; la culture peut se passer de traditions et de transmissions. Les tenants de chaires universitaires ne seront pas d'accord ; leur mémoire historique est un éteignoir lyrique.

À part leur fonction principale, l'esthétique, les métaphores ont pour effet collatéral – le rafraîchissement de l'être ; et l'oubli de l'être n'est, le plus souvent, que l'impuissance en métaphores.

Le goût, naissant sur ma langue de lecteur, ou le goût, transmis dans ma langue d'écrivain, - les mêmes mots désignent deux phénomènes incomparables, une nature physiologique ou une culture pathologique, le plaisir ou la passion.

Si j'exclus de mes horizons les buts mécaniques, je réduis le devenir artistique aux commencements organiques, prenant de haut les profondeurs techniques. Ce haut devenir surclassera l'être, toujours plat.

Quatre genres de matières premières se partageaient, à taux égal, la palette des écrivains – l'événement, la chose, l'idée, l'état d'âme. L'invocation des deux premiers, des périphériques, servait souvent à mieux mettre en relief les deux derniers, les centraux. Aujourd'hui, tous les écrivains proclament leur attachement passionné aux derniers, mais sous leurs plumes s'amoncellent des tas informes et interchangeables des faits divers communs.

Pour un écrivain, la contrainte la plus utile est le filtrage de l'inessentiel, parmi les objets, les faits, les angles de vue, les tonalités. C'est comme passer par un « creuset : le feu consume tout ce qui n'est pas le pur or » - Fénelon. Et la noble manière, le talent, ne brille de tout son éclat que sur la noble matière.

Tout écrit est fait d'un fond (les faits) et d'une forme (les métaphores). Vu la disparition des métaphores (suite à l'extinction des âmes) et la bonne santé des faits (avec la tyrannie de la raison), on acquiescerait, ironiquement, à la bêtise de Ronsard : « La matière demeure et la forme se perd ».

Surmonter les axes éthiques – bien-mal, ascension-déclin, force-faiblesse, fierté-humilité, acquiescement-négation, –, sur lesquels toutes valeurs sont différentes, en les enveloppant par un axe esthétique, qui réduit ces valeurs au même (ce qui traduit la volonté de puissance), - telle fut l'origine de la métaphore de l'éternel retour. Mais pauvre Nietzsche prit cette métaphore pour une pensée, qu'il chercha à développer par des chinoiseries lamentables autour des lois physiques ou des cycles, répétitions, anneaux.

Mon étoile n'a pas de lumière, visible aux autres ; mon message aura besoin de la lumière des autres, qui, en fonction de son intensité, projettera soit mes ombres soit mes ténèbres. Rilke voulait porter la lumière de son étoile éteinte ; Maïakovsky : « Ce n'est pas en lumière d'une étoile morte que vous atteindra mon poème » - « Мой стих дойдёт не как свет умерших звёзд » - s'en méfiait.

Les écrivains : ils ont trop de sources communes et trop peu de commencements uniques ; ils creusent dans l'embryologie, sans s'élever à la conception ; ils gèrent la grossesse anonyme et ignorent la caresse intime.

Dans la métaphore se rencontrent la pensée et la musique, la pesanteur et la grâce. Ne suivre que le premier versant condamne à la pesanteur finale, au Schwergewicht nietzschéen de la pensée des pensées. L'écriture devrait être musique de la musique.

La philosophie n'est que de l'art. En plus, - de l'art poétique, où seule compte la musique. Quand est-ce qu'on verra le premier philosophe titulaire paraphraser ce musicien : « Il faut débarrasser la musique de tout appareil scientifique » ?

Dans l'art, le bon nihilisme aide à former des commencements indépendants, mais les non du parcours sont toujours anti-artistiques et mesquins. Ces non promettent le progrès, le combat, la victoire, mais ils abaissent le regard. Le oui universel, que l'art adresse à la vie, c'est l'unification, ou la conversion, tout arbre de requêtes devenant le même ; le temps perd de son importance et passe le flambeau à l'éternité ; le retour nietzschéen, c'est la conversion, accomplie par le oui.

L'art naît de mon refus de copier la lumière des autres et de la volonté de créer des ombres, provenant de mon propre astre. Le choix de ce qui les projette est d'importance secondaire, mais l'air autour doit être pur, d'où l'attirance de l'altitude.

L'idéal, jamais atteint, d'une écriture noble, la rencontre des trois dons : du ton, de l'intelligence, du style ; trois hommes brillent, chacun sur sa facette respective de ce faisceau, sans déborder vraiment sur les autres : Nietzsche, Valéry, Cioran. Et le talent consiste peut-être dans l'art de créer la sensation de plénitude en escamotant les fâcheuses lacunes. Pour cela, il faut prendre du recul, ou de la hauteur, par rapport au réel, se mettre à une grande distance de soi-même, adopter le ton du revenant (que Baudelaire entendait chez Chateaubriand), pour rester pur, pour ressembler à l'ange.

Quand on ne voit plus le mystère profond de la nature ni ne ressent la haute beauté de la culture, il reste la civilisation robotique. Par inertie, celle-ci tente de poétiser la prose du monde ou de prosaïser la poésie de jadis, mais les résultats sont juste bons pour décorer les bureaux ou salles-machines. L'art n'est possible que là où il y a entente entre l'admiration de la nature et la gloire de la culture. Dans le monde des célébrités audio-visuelles et des compétitions envieuses, l'art est condamné au dépérissement. Les projets mécaniques rendent superflus les sujets organiques.

L'axe vie/art est parallèle à celui de lumière/ombres. Dans la vie, tout souci du feu et des astres se réduit aux chauffages ou éclairages collectifs ; dans l'art, seules persistent les ombres individuelles. Et c'est au troisième niveau qu'il faut comprendre la métaphore, involontairement ironique, du meilleur des axiologues : « Vivre – transformer ce que je suis en flammes et lumière » - « Leben – was wir sind in Licht und Flamme verwandeln » - dans son art, ne persistent que des ombres.

Dans l'écriture, ton soi connu se manifeste dans le quoi affirmatif de ce qu'il aime, fait ou pense ; et ton soi inconnu perce, obscurément, dans le quoi négatif des contraintes, dans le comment du style inconscient, dans le pourquoi de la noblesse innée, dans les et quand de l'intelligence câblée.

Trois démarches intellectuelles dominantes : visant une thèse, une antithèse ou une synthèse. Je leur préfère celle qui voile, humblement et pudiquement, la source de la thèse et la conclusion de l'antithèse, et au lieu d'un bond dialectique prend forme d'une immobilité métaphorique.

Le hasard et la platitude - deux ennemis techniques de l'art, d'où le caractère prophylactique de la volonté de système ou de la volonté de puissance, de la maîtrise des sources ou des langages, - les contraintes de profondeur ou de hauteur visant le but, qui est la musique.

Le commencement, en art, est déjà un reflet ; il a besoin d'écran, de renvoi, de référence, de lumière externe. Mais c'est bien le commencement qu'on doit voir et non pas la lumière. L'oreille doit servir d'accompagnement musical, lumineux, aux ombres de ta bouche.

La métaphore règne aussi bien en poésie qu'en prose et en philosophie ; elle s'attaque, respectivement, au langage, à la représentation ou à la réalité. Les plus connues des métaphores de la réalité : Dieu (pour tous les angoissés), l'Être (de Parménide à Heidegger), l'Idée (Platon), les catégories (Aristote), la perfection (de Spinoza à Valéry), la pensée (Descartes), la chose en soi (Kant), la volonté (Schopenhauer), l'intensité (Nietzsche).

Tout trope est la découverte d’un chemin d’accès délicat et insoupçonné aux objets, même aux objets sans importance. Ce chemin suit des relations rares ou nouvelles. « Trouver le lien invisible entre objets, voilà le génie » - Nabokov - « Genius is finding the invisible link between things ». L’Intelligence Artificielle finira, un jour, par nous éblouir par des métaphores inouïes.

La poésie est le seul lieu, où les cadences des pensées et les ondes des sentiments subissent le même sort, pour devenir de la musique du même ordre. Le poète, contrairement au philosophe, n'a pas besoin de filtres ; il amplifie ou transforme, pour nous inquiéter et non pas pour nous consoler.

L'artiste ne doit ni ne peut peindre la vie, il veut l'inventer, c'est à dire rendre vivante sa peinture. Les couleurs routinières ne sont pas plus près de la vie, que les couleurs inventées. Pour être vivantes, elles doivent créer une illusion irrésistible d'une autre vie, aussi énigmatique que la réelle. Le talent, le goût, l'intelligence comptent plus, pour la vivacité des touches, que le respect servile de la routine, de la version courante, de la fidélité photographique. Mieux on fabrique l'outil (organon, logique), moins on a besoin de s'en servir. L'infusion de l'être, fidèle à l'effusion de la vie.

Il y a plus de chances de placer de la beauté artistique dans un désordre organique que dans un ordre mécanique. Nos délices ne vont ni à l'ordre ni au désordre, elles vont à la beauté, qui les anime. « L'ordre est le plaisir de la raison ; mais le désordre est le délice de l'imagination » - Claudel.

C'est en fonction de la place de la forme et du contenu que l'histoire de l'écriture peut être divisée en trois étapes - la moutonnière, la poétique, la robotique : la domination du contenu (des choses, du quoi), le culte de la forme (des relations, du comment), la règle de production de la forme à partir du contenu (du pourquoi, de la causalité comme forme banale d'un fond, qui se réduit aux lois naturelles ou aux conventions humaines). Tout écrit d'art naissait jadis d'une réflexion abductive, aujourd'hui il veut être déductif, et la machine l'y surclassera.

Comment un écrivain aimerait voir l'évolution de son écriture : au début - simple et mauvaise, après – compliquée et mauvaise, ensuite – compliquée et bonne, enfin – simple et bonne. On commence par se prendre pour porte-parole de son sentiment et finit par comprendre, qu'on n'est qu'interprète de ses rêves. L'écriture est bonne, lorsqu'elle ne s'est pas encore détachée des dernières ombres de la nuit des songes et porte déjà la première lueur du jour des idées ; son mot doit donc être matinal, inaugural.

L'exclusivité de la nature humaine – une conscience inquiète du Bien divin, déposé dans notre cœur ; l'apport de la civilisation – la découverte et l'exploitation du Vrai par notre esprit. La culture, c'est l'émotion spontanée de notre âme devant la Beauté de l'œuvre humaine créatrice, la vénération de la nature et le respect de la civilisation. Ce n'est pas le manque de créateurs qui explique le dépérissement de la culture actuelle, mais l'extinction des âmes, au profit d'une nature moutonnière et d'une civilisation robotique.

L'art en moi - un moyen ; moi dans l'art - un but ; autrui - une contrainte.

De Sophocle à Corneille, en passant par Shakespeare, la tragédie suivait la recette aristotélicienne – se traduire par l’action et non pas par le récit. Seul Tchékhov dépassa – en hauteur ! - cette vision bien primitive, l’illusion d’une profondeur événementielle ; il devina (inconsciemment !) la grande tragédie dans l’impermanence, la vulnérabilité ou l’extinction des plus beaux états d’âme, de ceux d’un amoureux, d’un artiste, d’un rêveur – bref, non pas d’un acteur mais d’un spectateur. Il faudrait peut-être ne pas oublier L.Sterne : « La plus délicieuse de nos jouissances s’achèvera dans la terreur »* - « The loveliest of our pleasures ends with a shudder ».

Maîtriser le feu (Prométhée) ou le chanter (Orphée) ? - dans les deux cas, on finit mal : soit on vous dévore, soit vous vous dévorez par votre propre feu : « Être dévoré par les flammes, pour expier la faute de n’avoir pas su les dompter » - Hölderlin - « Von den Flammen verzehrt, büsst er sie, die er nicht zu bändigen vermochte ».

Quand, dans mes yeux, les couleurs et les formes se mettent à parler musique, quand donc la vue cède en intensité à l’ouïe, je deviens plus qu’un témoin, je deviens regard, - mon âme barbare en serait muée en juge partial mais illuminé. « Les yeux sont des témoins plus exacts que les oreilles » - Héraclite.

Dans l’art, l’intelligence n’est qu’une contrainte, un garde-fous, nous protégeant contre des sottises trop flagrantes ; le vrai talent possède, implicitement, cette intelligence intuitive. « On peut être plus intelligent que son talent et plus talentueux que son intelligence »* - Kouprine - « Есть люди умнее своего таланта и талантливее своего ума » - on tire rarement profit de la première de ces supériorités.

Le travail d’artiste – la sculpture – par ajouts (les commencements) et par retraits (les contraintes).

Le pragmatique vise la banalité des fins, le classique préfère la dignité du parcours : « Malheur à la culture, qui nous indique l’aboutissement, au lieu de faire notre bonheur sur la route ! » - Goethe - « Wehe jeder Bildung, welche uns auf das Ende hinweist, anstatt uns auf dem Wege selbst zu beglücken! » - seul le romantique s’enivre du mystère du commencement.

Toutes les médiocrités vivent du fond ; seuls les grands peuvent se permettre de rêver ou de créer en formes.

Où et quand dominer la passion ; pourquoi et comment céder à la pulsion – la seconde tâche est plus délicate, c’est pourquoi la volonté de puissance se traduit par la mise de la pulsion d’esthète au-dessus de la passion d’ascète.

Quelle chance eut la France avec Voltaire et Chateaubriand en tant que juges complémentaires en esthétique ! Tout bon écrivain français devrait les avoir en vue, en permanence : l'ironie du premier l'empêcherait de ne se vouer qu'à l'exalté, et la noblesse du second lui désapprendrait à ne fréquenter que le genre persifleur.

L’élan, la beauté, la noblesse surgissent de la forme et non pas de l’idée. Et même si Baudelaire a raison : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus lumineuse », il vaut mieux contraindre par des idées filtrantes, pour que la forme jaillisse, portant nos ombres !

La chronologie juste du travail d’artiste : avant de faire parler la créature, créer du silence autour du créateur. La créature est avec, sans, dans, hors de Dieu ; le créateur doit être devant Lui !

Dans l’écriture, le Quoi découle des contraintes, le Comment – du talent, le Pourquoi – de la noblesse. Et la facette fondamentale, le Qui, est peut-être, l’harmonie en puissance ou en étendue, de ces trois dimensions. Mais l’absence d’un seul de ces dons condamne à la platitude.

Ils opposent le Je créateur au Vous, ce qui les jette dans le Nous, aussi commun et grégaire. Le Je ne doit pas compter sur la négation ; il doit être motivé par un Tu inspirateur, fraternel ou amoureux, pour mettre le Je enthousiaste face à l’oreille la plus complice, celle de Dieu.

Le créateur, jadis, s’enivrait de dissipations hors temps, de ces sources d’enthousiasme ; aujourd’hui, la sobriété de sa concentration dans le présent n’inspire que de l’ennui. Mais grisé de déceptions finales, il est incapable de vivre de commencements.

Fulgurances, épanchements – telles sont les formes, qui s’offrent, spontanément et naïvement, à mon désir d’écriture – me hisser, exploser. Mais, finalement, c’est dans le lapsus, dans la chute, que mes mots et mes états d’âme se reconnaissent le mieux.

Deux modes d'écriture : la constitution - tenir au tout, laissant les parties à son service ; l'institution - extraire la perle de toute coquille profonde et laisser le souci des colliers ou des bouées de sauvetage - au tout surfacique.

Le penchant naturel pour le plongeon dans la profondeur n’est qu’un signe de faiblesse ou de bêtise, puisque l’affleurement à la platitude en sera l’aboutissement final. D’où l’avantage qu’offre le genre aphoristique : « Écrire selon le fragmentaire détruit la surface et la profondeur »* - M.Blanchot. Qui encore saurait entretenir de belles ruines, si ce n'est l'architecte de la hauteur. Le morcellement de châteaux en Espagne produit de basses casernes ; leur concentration, au seul souterrain, permet une succession légitime, par de hautes ruines.

Une belle œuvre naît de la hauteur des contraintes, de la profondeur du talent, de l’amplitude de la matière ; cette dernière est composée d’axes entiers : « Le plus bel assemblage se fait à partir des opposés »** - Héraclite.

Lorsqu'on ne peint que son regard et non pas les choses vues, on ne doit pas craindre la fuite et la perte de ses couleurs (Kafka). On n'écrit ni face à soi-même ni face aux choses - pour, dans les deux cas, n'animer que le vide de la vie - on écrit face à la vie du vide. Ou face à la mort, en faisant semblant de ne pas mourir, dans l'agonie du verbe.

Dieu serait ou cachottier ou bien amuseur public : « La nature nous cèle le meilleur, afin que nous ayons recours à l'art » - B.Gracián - « Déjanos comúnmente a lo mejor la naturaleza, acojámonos al arte ». Il faut choisir son angle de vue sur les desseins du Créateur ludique. Ce qui est certain, c'est que l'art de la nature et la nature de l'art n'ont pas grand-chose à apprendre l'un sur, ou à, l'autre. L'art est à l'opposé de la nature ; il est l'instrument de la culture, pour créer des ouvertures de l'homme sur le monde.

Les médiocres croient inaugurer une voie nouvelle, tout en s’agglutinant sur des sentiers battus ; le talent munit même ses pas intermédiaires d’une telle intensité inaugurale qu’ils soient perçus comme de vrais commencements, de vraies sources, de vraies initiations.

L'art et la réalité : dans la Salle № 6 - bouleversante et lente transfiguration du médecin d'un hôpital psychiatrique, y finissant en camisole de force ; dans la vie réelle de Swift – banalité de son inscription à l'Hôpital pour les Imbéciles, qu'il avait fondé lui-même !

Et la vie et l’art se décomposent sur trois axes : l’intelligence, le talent, la noblesse, en visant, respectivement, les finalités, les parcours, les commencements. Et Valéry, tenant surtout au talent, reproche au siècle ses raccourcis : « La vie moderne nous offre tous les moyens courts d’arriver au but sans avoir à faire le chemin »** - au lieu de s’horrifier de la disparition de commencements dans l’imaginaire moderne. La noblesse réside dans l’âme, l’organe délaissé par ce siècle.

Il est bien naïf de voir dans la révolte - la source d'un grand style (Camus). L'oubli actif ou l'acquiescement passif sont plus prometteurs. L'apostasie (éloignement) favorise l'advenue d'un style fort, la conversion (proximité) ne révèle que la faiblesse.

La littérature : tu choisis un sujet noble, dont ton talent déploiera les effets : « J’aime un écrivain qui rapporte beaucoup d’effets à peu de causes » - Vauvenargues – mais le filtrage y est plus important que le développement.

La tragédie doit transiter par la mélancolie, par cette soif, née du conflit entre le vouloir lyrique, le devoir empirique et le valoir aristocratique. C'est pourquoi les comédies tragiques, vécues par les personnages de Tchékhov, sont au-dessus des tragédies comiques, que jouent les repus du pouvoir (Job, Andromaque ou Hamlet) et les repus du savoir (Faust ou Manfred).

Le jour n’a besoin que de notre raison ; c’est la nuit qui a besoin de notre talent, pour embellir nos songes et préparer l’aurore de nos plus belles pensées. « Le rêve peut avoir de la suite dans les idées »* - Bachelard.

En pensant à l'art laconique, on peut dire : qui peut plus, veut ou doit moins et devient aphoriste. C'est beaucoup plus intelligent que le banal : qui peut plus, peut moins (a majori ad minus), digne des journaliers ou avocats. Fuir amplianda, affûter restringenda.

La dégringolade de la fonction d’artiste : de la noble création hors espace-temps vers la transmission de l’ancien élitiste vers le contemporain moutonnier et, enfin, vers la communication entre les robots, vautrés dans le présent.

Devant un chef-d’œuvre humain, l’admiration a deux composants – la vénération de l’outil divin et le plaisir, procuré par le talent humain ; le premier est dans la profondeur miraculeuse de nos fonctions vitales et spirituelles, le second – dans la hauteur de nos regards musicaux ou stylistiques. Vu sous l’angle du premier, « l’homme véritablement extraordinaire est le véritable homme ordinaire » - Kierkegaard.

La première fonction des contraintes, dans l’art, c’est l’épuration de l’essence, par élimination de l’existence, c’est-à-dire des faits, des événements, des dates, des lieux. Une œuvre d’art doit ne respirer que l’être, atopique, atemporel.

Ni confession ni testament, prosaïquement réalistes, mais commencement, poétiquement inventé, - telle devrait être l’essence d’un vrai art. « Tout graphème est d’essence testamentaire » - Derrida – quand on ne se soucie que de ses héritiers, on peut être sûr de sa déshérence.

L’esprit compose le rêve, que lui dictent les yeux fermés ; l’âme, qui le lit, les yeux ouverts, se fait oreilles, pour entendre la musique, que visait, comateux, le rêve. La possibilité de l’art est dans ces deux paires d’yeux, tantôt naissants tantôt évanescents, découvrant la caresse ou devenant l’ouïe.

Dans la création artistique interviennent la musique et le travail, la composition et l’exécution, la liberté et le destin. Et si « le véritable destin d’un grand artiste est un destin de travail » - G.Bachelard, c’est-à-dire la main et l’esprit, sa liberté, c’est-à-dire sa musique, est ailleurs, dans l’âme.

Le goût aphoristique en musique se traduit par la préférence qu’on donne à la mélodie face à l’harmonie. Schubert est sans doute le meilleur aphoriste, mais qui profanait son laconisme dans des ouvrages sensés monumentaux.

Le poète est dans les vibrations, nées de son regard sur l’horizon ou le firmament ; son talent en produit des mélodies ; le miracle de l’art y fait surgir des pensées insoupçonnées. Les journaliers verbaux tentent de suivre le chemin inverse.

Avoir sa propre voix signifie deux choses : savoir composer ou interpréter de la musique et savoir créer son propre langage. Avoir la vocation d’artiste, l’invocation de rêveur, la provocation d’ironiste.

J’attends la même chose de l’art et de la philosophie : mystère et abstraction, rêve plutôt que réalité, fond numérique et forme poétique. Je vois que Th.Mann définit ainsi la musique : « La musique est miracle du nombre, l’art le plus éloigné de la réalité et en même temps le plus passionnel, abstrait et mystique » - « Die Musik ist Zahlenzauber, die der Wirklichkeit fernste und zugleich passionierteste der Künste, abstrakt und mystisch » - donc, tout art, toute philosophie doivent se réduire à la musique.

Apollon munit le mot de vastes couleurs, et Dionysos – de musique profonde ; le mot sera tableau ou métaphore, tourné vers le ciel, c’est-à-dire il sera en hauteur.

Le poète a beau oublier le réel et pratiquer ainsi l’innocence de la création, la lourde réalité des mots et des actes le rattrape, lui fait ressentir le gouffre avec ses images impondérables et le plonge dans une angoisse, qui rend son verbe encore plus libre et vibrant.

Exclure certains objets, tonalités, faits, angles de vue, trop communs ou trop bien explorés, – finit par obliger à ne faire appel qu’à mes propres ressources, ce qui me prédispose à la liberté de création : « Les œuvres à grandes contraintes exigent et engendrent la plus grande liberté d’esprit »**** - Valéry.

En littérature, l’élan du commencement, né dans la hauteur ou la grandeur, vaut plus que les moyens du parcours, aussi profond qu’il soit. Et d’ailleurs, l’échec dans le second volet explique parfois le succès dans le premier. Mais l’échec dans le premier rend banale toute réussite dans le second.

Sans une dimension musicale, l’art est impensable. Mais on ne crée jamais la musique (par son esprit) sans porter en son âme, au préalable, une autre musique, inconsciente, intérieure, personnelle. Sans celle-ci, on peut produire des comptes rendus, de la philosophie académique, mais on n’enflammera jamais les âmes. « Le secret de l’écriture réside dans la musique involontaire dans l’âme » - V.Rozanov - « Секрет писательства заключается в невольной музыке в душе ».

Chez le médiocre, les tableaux sont plats et les valeurs – banales. Chez le talentueux, les tableaux et les valeurs partent d’une haute noblesse. Des sots on attendrait plutôt un tableau véridique qu’une valeur rachitique, puisqu’ils « ne font qu’évaluer leur sentiment, au lieu de le bâtir » - Rilke - « urteiln immer über ihr Gefühl, statt es zu bilden ». Pour les autres, il serait donc sans intérêt d’opposer la peinture aux jugements.

Je sais que le contenu de mon écrit ne présente que des questions, tandis que sa forme y apporte aussi des réponses. Si mon soi m’est plus important que le monde, j’imposerais des contraintes draconiennes au contenu et je polirais davantage la forme.

Écrire devant Dieu n’est, évidemment, qu’une métaphore, mais la présence virtuelle d’une oreille, haute et sensible, est une obligation de l’écrivain. « Celui qui s’adresse à quelqu’un, s’adresse à tous. Mais celui qui s’adresse à tous, ne s’adresse à personne »** - Valéry.

Il ne faut pas chercher que, au contact avec mes pages, la seule sensation qui s’en dégage soit brûlure ou glaciation ; il faut que je sois axiologue de mon climat, des accalmies aux tempêtes ; quant aux paysages, qui ne sont point mon fort, que le lecteur les reconstitue lui-même.

L’origine de la créativité littéraire : les étiquettes langagières, attachées aux objets (abstraits ou concrets) cessent d’être des constantes et deviennent variables ; c’est le degré de liberté du poète.

La raison tient au bon et au vrai, mais l’âme a le droit de tout sacrifier au beau. Les valeurs particulières de l’être terrestre deviennent les axes entiers pour le devenir céleste, la création. Dans l’art qui veut être la vie même, les axes, détachés du temps, deviennent ellipses, boucles – l’éternel retour. L’art reste le Même.

En tout art, on trouve du calcul caché, mais si la méditation technique exclut la préméditation artistique, je n'aurais rien à partager avec les poètes, je resterais avec les géomètres, qui se font une optique logique, sans rien d'absurde - on y reconnaîtra la raison des longueurs d'onde et des lignes, on n'y trouvera plus l'absurde du beau.

La musique et la pensée remplissent un texte poétique : la première porte le plaisir et l’ivresse, et la seconde apprend la marque du breuvage, son cépage, son terroir.

Le naïf écrit en vue de solvuntur objecta (disparaissent les objections) ; le présomptueux - en vue de surgunt objectoris (apparaissent des objecteurs) ; l'ironique - en vue d'étaler, en objecteur confus, ses propres objections.

Ne s’adressant qu’au Créateur, mon écrit ne donne rien à ses lecteurs improbables, il s’attend plutôt à en recevoir un double accueil, une double interprétation : par un esprit - recevoir un sens, une répartition de ses profondeurs et de ses hauteurs, et par une âme - recevoir une émotion, se faire aimer. « Le destin d’un livre est dicté par les capacités des lecteurs » - Térentianus - « Pro captu lectoris habent sua fata libelli ».

Ils partent des objets, que la conscience délimita déjà, et l’intellect conceptualisa et verbalisa ; je pars de ces perceptions pré-conscientes que j’appelle états d’âme ; c’est pourquoi l’essentiel de mon énergie porte sur les commencements : partir de l’âme, porté par l’esprit.

Le philosophe qui n’est capable ni d’élans hyperboliques ni de chants paraboliques est condamné à la logorrhée elliptique.

Comment naît la musique d’une écriture ? - les battements du cœur en imposent le rythme, et l’harmonie de l’âme en compose les mélodies.

La seule liberté d’artiste que j’apprécie est celle qui m’interdise l’engagement dans la sphère du médiocre. Cette liberté résulterait donc des contraintes que je m’impose.

En littérature, aucun shit-detector ne vaut l’écoute de Mozart, Beethoven, Tchaïkovsky, qui donnent la mesure d’une pureté d’ange, d’une grandeur de créateur, d’une honte de bête. Un signe encourageant serait la non-apparition de la poubelle parmi ce qui devrait accueillir ton verbe, soumis à cette épreuve.

Toute pensée est un accord entre la nécessité d’un fond et la liberté d’une forme, entre le cerveau et les ailes, entre la profondeur des yeux et la hauteur du regard. La philosophie étant un art et nullement une science, Heidegger : « La parole du penseur est pauvre en images et sans attraits » - « Das Wort des Denkens ist bildarm und ohne Reiz » - y est étrangement unilatéral.

Là où le changement d’expression change la pensée s’arrête la science et commence la poésie (et donc une bonne philosophie). Chercher, en philosophie, des invariants purement intelligibles, résistant au sensible, est une tâche impossible, que se donnaient des rats de bibliothèques et que voulait leur imposer le trop bon Valéry, exaspéré par le verbalisme philosophique.

La littérature est le seul domaine, où l’idéal consiste en l’équilibre entre le fond et la forme ; le talent de l’âme, crée une forme idéale, et les contraintes de l’esprit délimitent le fond idéal.

Tout ce qui a déjà un nom, des coordonnées et des dates est bon pour un récit, mais se prête mal à la poésie. L’exclure est l’une des contraintes les plus prometteuses d’un art noble, qui est aspiration vers l'atopique et l'atemporel.

La vie est trop belle et trop incompréhensible, pour être rendue fidèlement par une œuvre d'art, mais celle-ci doit présenter deux facettes : ton humble musique et le silence majestueux de la vie, qui veut, à travers ta musique, se faire entendre.

Le monde est essentiellement visuel ; la photo, l’écran, l’action, c’est ce qui le rend le plus précisément et fidèlement. Je dois en créer une réplique musicale – par le Verbe, qui sera à mon Commencement. Et pour qu’Il soit pénétrant, fertile et désiré, je l’accompagnerais de caresses.

Le devenir, méritant un regard philosophique, est soit matériel (avec, en perspective, l’extinction des étoiles et la décomposition des atomes) soit artistique (avec la création de la musique des mots, des images, des idées) – le désespoir concret, face à la consolation abstraite. Entre les deux – l’être, mû et expliqué par des unifications. L’abstrait n’est ni transcendant ni immanent, que cherchent à opposer les nigauds. « L'Abstrait n'explique rien ; il n'y a pas d'universaux, pas d'objet ; il n'y a que des processus d'unification » - Deleuze – du pur galimatias, puisque dans l’unification d’arbres, tout est abstrait, et les branches unifiées sont composées d’objets. Et les vrais universaux, que porte tout homme, suite à la Création divine, sont au nombre de trois : le Bien, le Beau, le Vrai.

Toute tentative de faire de l’art est toujours de la traduction ; mais son produit ne relèvera de l’art que si l’objet à traduire est l’élan intérieur de l’auteur lui-même, la noblesse du cœur, portée par le talent de l’âme et exprimée par l’intelligence de l’esprit. Ainsi on comprend, que l’art vit ces dernières années, puisque toute intériorité disparaît sous les coups du conformisme, du dynamisme, de la rationalisation des regards et des comportements. On ne traduit aujourd’hui que du fait divers, relevé sur la voie publique.

Pour l’homme, l’univers est décrit par les trajectoires de la nature et de la culture. Le cycle de l’existence de la nature est horrible et incompréhensible ; deux tableaux qui défient toute imagination : la naissance invraisemblable de la matière dans le Big Bang, la mort de l’esprit dans un espace aux étoiles toutes éteintes. Est-ce que le parcours de la culture serait semblable ? - des graffiti de cavernes à la glaciation des âmes, face aux étoiles abandonnées.

Tout ce que je juge mériter une place dans ce livre, se compose de mes ombres ; je n’ai pas besoin d’illuminations des images ou des idées, mais seulement de celles des mélodies.

Décrire s’oppose à créer, la réalité – à la puissance : le scientifique décrit l’être, par son pouvoir d’interpréter ; l’artiste crée le devenir, par sa volonté de représenter.

L’existence est molle, et l’essence est dure ; pour se sculpter, il faut savoir se pétrifier, il faut avoir le regard de Méduse.

À l’être statique s’opposent deux nihilismes dynamiques : le naturel – le lugubre néant, ou bien le culturel – le devenir créateur.

Dans la création artistique, l’éternel retour correspondrait à deux états d’âme différents : celui du créateur comme motif initial, aboutissant à celui du contemplateur comme finalité. Mais c’est toujours l’âme qui crée et qui exulte. En chemin, se produisent des hasards heureux – le talent livre l’enveloppe du style, et l’intelligence développe les pensées, mais on garde surtout le commencement et sa cible, pouvant servir d’un nouveau commencement.

Comment accédait au feu l’homme des cavernes ? Il lui fallait un savoir, une volonté, une puissance, pour frotter une pierre contre une autre, et, l’air aidant, diriger l’étincelle sur des brindilles. La littérature relève aussi d’une espèce de pyrologie : mon élan est l’étincelle, ma langue est l’air, mes pierres sont les contraintes et ma chaume – les choses évoquées. La chaleur produite est partagée entre le corps, l’esprit et l’âme.

L’art, c’est le culte de la hauteur : insensible à l’art est in-erte (sans art), l’artiste est toujours en al-erte (à la hauteur).

Dans l’art complet, toute notre triade – cœur, âme, esprit – noblesse, talent, intelligence - naissance du désir, poursuite de la beauté, mise en forme – doit être impliquée : le cœur réclame, l’âme déclame, l’esprit proclame.

Les yeux et le regard (captant ce qui échappe aux yeux), la logique ou le miracle, m’apprennent ce qu’est la vie. L’artiste qui n’a que les yeux a raison de ne pas mettre la vie au cœur de son ouvrage.

L’œuvre d’art est un double palimpseste : sa couche ultime est langagière, en-dessous de laquelle se trouve la représentation ; celle-ci, à son tour, reproduit la réalité – le Beau, le Vrai, le Bien platonicien - pour qui, pourquoi, pour quoi. Pour Platon, le travail d’artiste n’est que de la mimesis ; c’est pourquoi il se trompe : « L’imitation est bien loin du vrai », le vrai surgissant toujours d’un modèle de la réalité, jamais de la réalité elle-même.

Toute la puissance et toute la beauté du chêne découlent de la merveille minérale et vitale, programmée par le Créateur dans un gland. L’esprit s’en contente, mais les yeux veulent admirer le tronc et le feuillage. Et puisque l’art verbal, c’est un déroulement virtuel de tableaux que peint l’âme, le talent consiste à n’expliciter que l’énergie du commencement et laisser au lecteur le souci des parcours et finalités. Le chêne à naître, le chêne naissant ou le chêne né peuvent être soit narrés soit chantés. Quand tout instant, toute durée, par une magie du chant, se métamorphosent en commencements, on est en présence d’un talent supérieur.

Seul le poète se doute de l’existence des firmaments ; les horizons ou les profondeurs s’offrent aux autres doués ; le non-touché par la grâce est condamné à la platitude, c’est-à-dire à la réalité. La grâce est dans le langage ; le savoir - dans la représentation, ou dans l’apparence ; l’inertie – dans la réalité. « L’artiste place l’apparence plus haut que la réalité » - Nietzsche - « Der Künstler schätzt den Schein höher als die Realität » - mais le poète va encore plus haut. Mais – trois mystères : celui de la matière, celui de l’intelligence, celui de la musique.

Les philosophes-poètes savent munir le devenir de mélodies et l’être – de couleurs et de formes. Chez les prosateurs, l’être est grisâtre et le devenir – silencieux ou cacophonique.

Le talent garantit la valeur intérieure ; l’intelligence n’apporte que le prix extérieur. Le talent, qui se mettrait à courir derrière le prix, se profane ; l’intelligence s’ennoblit en empruntant la valeur au talent complice. « Les idées mendient l’expression » - Rivarol.

On trouve de la beauté dans la réalité et dans le langage, tandis que la représentation, le plus souvent, en est dépourvue, le conceptuel n’étant qu’artificiel et rarement artistique. Et Kant : « Un bel objet, c’est une beauté naturelle ; une belle représentation, c’est une beauté d’art » - « Eine Naturschönheit ist ein schönes Ding ; die Kunst-Schönheit ist eine schöne Vorstellung von einem Dinge » - confond représentation et langage. La représentation livre le vrai, le langage – le beau.

Tous les artistes sont amenés à adhérer à ce qui se fait et à renoncer à ce qu’ils voulaient faire. Seulement, dans le vouloir faire, ce qui compte c’est le vouloir et non pas le faire. Il faut rester fidèle au vouloir, au désir, à l’élan, et non pas au produit. D'ailleurs, le produit, qui ne porterait plus les traces de ton vouloir individuel viscéral, ne relèverait que du factuel banal, et ne serait pas digne de ta paternité.

La maxime est un bond, par-dessus la platitude discursive ; aucun autre genre n’est aussi efficace, pour traduire un vol, un élan, parti de l’étincelle d’un commencement et tendant vers l’étoile que je suis le seul à voir.

L’attitude philosophique : reconnaître que la première fonction du langage est poétique et que la consolation humaine doit s’appuyer non pas sur les faits, mais sur les rêves – le poète, qui l’adopte, poétise sur le mode philosophique. Philosopher en métaphores conduit au même résultat.

Avec la musique, le cœur ressent, avant que l’âme croie ou l’esprit comprenne. Avec le discours littéraire, le croire et le comprendre sont indispensables, pour que le ressentir final puisse être reproductible. Mais je veux être cru non pas sur parole, mais sur la mélodie.

La bonne hiérarchie d’artiste : le Beau de l’âme - au-delà du Bien, le Bien du cœur – au-dessus de la Vérité de l’esprit. L’artiste complète le philosophe : « La place du Bien, au-dessus de l’essence est l’enseignement définitif de la philosophie » - Levinas

Pour exprimer sa personnalité, une certaine unité, ou fidélité à ses choix vitaux ou artistiques, est nécessaire. L’unité des choses évoquées (tenir à leur prix - le mouton), l’unité des jugements formulés (rester fidèle à une valeur prouvée - le robot), l’unité de l’intensité chantée (maîtriser tout l’axe de valeurs mouvantes – l’artiste). Chez tous, des contradictions de forme sont inévitables ; elles son involontaires et destituantes, chez les deux premiers, volontaires et justifiées - chez le troisième.

L’art sobre glace par l’insignifiance du monde qu’il décrit ; l’illusion de grandeur ou la consolation noble ne peuvent venir que d’une ivresse : « L’ivresse de l’art est plus apte à voiler les terreurs du gouffre » - Baudelaire.

L’artiste est celui qui sait réconcilier en lui l’ange avec la bête, la fontaine avec l’éponge, les purs débordements de lumière avec les sombres accumulations de ténèbres. « N’est sale que ce qui est de trop » - Pasternak - « Грязно только лишнее » - le trop plein est affaire de l’ange, la bête devrait ne s’occuper que de l’entretien du vide.

L'astuce la plus utile pour l'artiste est la rétention du flou, qui entoure tout premier emportement. Dès que celui-ci s'en débarrasse, le message devient extérieur et la fabrication remplace la traduction. Traduction ou imitation, mimesis et poïesis, de l'intensité originelle, tel est le vrai nom de la création. Les épigones imitent les résultats et non pas les origines. La noble mimesis (re)crée ce qui ne fut jamais advenu : en matière, en réflexion, en intensité.

Tous modifient et interprètent le monde, et si peu le chantent ou peignent. Les notes et les pinceaux sont plus rares que les formules ou les outils. Les hommes d’action ou les scientifiques veulent et peuvent rester dans l’objectivité ; le poète, et donc le philosophe, doit rester subjectif.

Dans l’écriture, la volonté de puissance consiste en ivresse, créant l’illusion de force ; mais l’ivresse, naissant après une sobre lecture, doit témoigner d’une vraie puissance.

L’artiste doit produire un chant initiatique et non pas un récit du vu ; pour produire de la beauté, il doit se détacher des objets, même des beaux objets. Ni leur utilisation prosaïque ni leur contemplation poétique ne devraient pas dicter ou modifier ses mélodies.

Tu ne traduis pas tes états d’âme, tu les réinterprètes ; ni l’authenticité ni la fidélité, mais la créativité ; il s’agit de rendre l’élan et non pas un état ou même une hauteur ; il y faut un esprit maître et non pas une raison servile. Plus l’âme est ardente et perdue, plus froid et concentré doit être l’esprit, pour produire des reflets crédibles. « Si un vertige meut ton cœur et ton esprit – que désirer de plus ! » - Goethe - « Wenn dir's in Kopf und Herzen schwirrt, was willst du Bessres haben ! » - l'esprit déséquilibré créera du bruit plutôt que de la musique.

Le goût, dans l’écriture, est l’accord entre une raison abstraite et une musique vivante. « Le bon goût consiste en harmonie entre la mesure et l’image » - Pouchkine - « Истинный вкус состоит в чувстве соразмерности и сообразности ». Sans cette harmonie on est pédant ou ventriloque.

Celui qui vise la profondeur, sans posséder le talent littéraire, finit dans la platitude ; c’est le cas de Descartes, superficiel (oberflächlich) selon Nietzsche. Mais Valéry, avec sa liberté poétique, est profond. Les meilleurs prennent la profondeur pour moyen, la musique – pour but et la hauteur - pour commencement.

Avant de s'imposer, tout nouveau style traverse une zone dangereuse, où la honte et la jouissance se disputent la primauté. La caresse, artistique ou charnelle, c'est une audace qui n'a pas encore vaincu la honte, mais sent déjà l'approche de la jouissance. La caresse, cet équilibre entre la cime qui couronne et la racine qui soupçonne.

La moitié de mon enthousiasme vient de la beauté du monde, l’autre moitié – de la beauté du monde où je vis, l’autre moitié – de la beauté du monde que je crée sur mes pages ; mais ces deux mondes ne se chevauchent même pas. Celui qui ne voit dans le monde que l’absurdité est un handicapé de la cervelle ou des yeux.

Pour les grands, le style est matière : les uns en bâtissent des phalanges, des palais, des écuries – lieux à vivre ; les autres – des châteaux en Espagne, sans portes, fenêtres, enfilades – lieux à rêver.

Il doit y avoir des ondes, invisibles et inaudibles, ondes des émotions potentielles, et qui traversent notre conscience, sans en être perçues ; l’art est cet outil décodeur, qui traduit ces ondes en musique particulière plutôt qu’en bruit universel.

Les métaphores échouent à cause des rapprochements conceptuels trop vagues ; les pensées échouent du manque d’imagination verbale. « L’écrivain doit avoir la précision du poète et l’imagination du savant »** - Nabokov - « A writer should have the precision of a poet and the imagination of a scientist ».

L’homme, que je perçois dans l’art moderne, est notre contemporain, portant le goût de nos foules et exerçant un métier de notre siècle ; incompréhensible pour l’humanité d’antan, il n’en hérite rien. La vie et l’individu sont toujours présents, dans cet art, mais ils devinrent si mécaniques et interchangeables, que cet art est plus près des statistiques que de la musique.

Dans l’enfance tout est absolu ; la maturité – l’émiettement en nuances. L’art est la tentative de retour vers l’absolu primordial, en multipliant les nuances.

La poésie – la musique peinte et statufiée.

Je me dis, que l’art est un hymne mélancolique de l’inexistant. Donc, ni récits ni bonheur ni réalité. Et je tombe sur une belle définition de Pasternak : « L’art est un récit du bonheur d’exister » - « Искусство — есть рассказ о счастье существования » - dissonant en mots, nous sommes harmonieux en musique.

Le culte du présent non seulement éteint le rêve du passé imaginaire ou du futur à bâtir, mais, surtout, il rend l’éternité du lointain sans intérêt. Comment mon écrit peut-il attirer leurs yeux affairés, puisque je n’y mets que de l’épique, du mythique, de l’initiatique. « Les livres médiocres flattent nos faiblesses – du siècle, de l’âge, du sexe » - Tsvétaeva - « Плохие книги льстят слабостям: века, возраста, пола ». Ces faiblesses d’esprit sont vécues comme forces par les atrophiés d’âme.

Chez tout écrivain, il est facile de deviner quelle est la voix que l’auteur écoute. Le plus souvent, c’est la voix de son siècle ; ensuite, viennent ceux qui écoutent leurs prédécesseurs ; le cas le plus rare est celui où l’on n’écoute que Dieu, c’est-à-dire son âme.

Je cherche des matières sans forme, et je tombe sur l'océan, le bien, l'amour. Et je comprends, pourquoi l'art, cette alchimie imaginaire de l'inimaginable, cette mise en forme de ce qui est sans forme, s'y attarde si souvent.

Les seuls génies, à la fois poétiques et prosaïques, - Goethe, Hugo et Pouchkine. Aucun autre poète ne maîtrise la musique des mots discursifs. Chateaubriand, Nietzsche et Nabokov ne sont bons qu’en prose.

La tranquillité de la plume - au service de la vibration des lignes tracées ; le tableau tranquille ne peut être ni noble ni beau, même s’il est juste et vaste.

La première source de l’ennui, dans la littérature et la philosophie, ce sont la banalité du style et la vulgarité du langage ; la seconde – les tristes litanies sur le savoir et la vérité. L’écrivain, et donc le philosophe, doit être poète et chanter l’extase des beautés nées ou des consolations naissantes, ou, à défaut, - « la vérité des passions et la vraisemblance des sentiments » - Pouchkine - « истину страстей и правдоподобие чувствований ».

L’artiste se sert de trois outils – l’âme, le cœur, l’esprit. L’âme dicte des contraintes à l’esprit dominateur et initiateur ; l’âme dessine des cibles inaccessibles aux élans du cœur survolté et incertain. « L’esprit écrit avec un stylo, le cœur – avec un crayon »** - Nabokov - « Пером пишет ум, карандашом – сердце ».

Le commencement d’un livre serait aussi un arbre, dont les racines et les fleurs sont des jardins secrets de l’auteur, et dont les seules variables seraient placés dans sa cime, pour attendre des unifications improbables avec des regards d’autrui. Pasternak : « Un vrai livre n’a pas de première page ; il naît Dieu sait où, il bouleverse la jungle vierge et soudain parle le langage de toute la canopée » - « Ни у какой истинной книги нет первой страницы ; она зарождается бог весть где, и катится, будя заповедные дебри и вдруг заговаривает всеми вершинами сразу » - vit une forêt là où il n’y avait qu’un arbre.

Rien d’exceptionnel dans le savoir ou dans l’intelligence de Dostoïevsky ou de Nietzsche ; il est ridicule de les comparer sur ces dimensions : « Son [Dostoïevsky] savoir n’était pas moindre que celui de Nietzsche, mais il savait aussi ce que Nietzsche ne savait pas » - Berdiaev - « Oн знaл нe мeньшe, чeм знaл Hицшe, нo oн знaл и тo, чeгo Hицшe нe знaл ». Ils ne sont grands que par la qualité du son et du ton, des mélodies et des intensités. Dostoïevsky connaît l’angoisse du Bien (l’amour, le Christ, la liberté), condamné à rester dans le cœur (le corps), et il la rend par une incessante suffocation. Nietzsche connaît la divinité du Beau (l’âme, la création, l’angélisme), dont la noblesse autocratique exige la subordination tragique des autres fibres, fussent-elles divines.

Le but de l'art consiste à sculpter la statue de ton soi, dont l'essence est dans ce qu'on veut, ce qu'on peut et ce qu'on doit, au stade de potentialité, sans aucun complément d'objet, tandis que ce qu'on est présente très peu d'intérêt. « On est ce qu'on peut, mais on sent ce qu'on est » - Stendhal. Le pinceau descriptif est des plus grossiers et banals. Peindre exclut narrer.

La France traça la trajectoire de la poésie européenne à sa naissance : de la mauresque ibérique exubérante aux tendres troubadours et au Pétrarque amoureux (qui s’attarda en Provence).

L'artiste crée un système d'apesanteur, où doit régner une perfection impalpable, tournée vers le bien. Tout système d'apesanteur renvoie au regard, traduction des poids en formes. En tenant, en point de salut ou en point de mire, la réalité-perfection.

Pour écrire dans un langage des ombres, il faut une lumière ; le choix est simple – l’éclairage du présent ou ta propre étoile hors du temps. Et, dans ton livre, on se trouvera en plein jour affairé ou l’on y rencontrera la nuit. « Le poète entre dans le silence. Ici, le mot avoisine non pas avec un rayonnement, mais avec la nuit »** - G.Steiner - « The poet enters into silence. Here the word borders not on radiance, but on night ».

La curiosité des yeux est partout ; nulle part on ne voit la créativité du regard. Le regard – un visage irradiant une mélodie. Le visage disparut de la peinture, et la mélodie – de la musique. Il restent la géométrie et les cadences.

L’esprit d’espèce, esprit prosaïque, scrute l’Être philosophique, l’âme de genre, âme poétique, cerne le Devenir poétique. « Né de l’appel du devenir, le poème s’élève de son puits de boue et d’étoiles »** - R.Char.

Tout art est dans la musique – verbale, picturale, sonore, philosophique. L’artiste, en nous, c’est notre âme, mais sa musique, son fond, doit être portée par la forme – les mots, les idées, les images – la tâche de notre esprit. L’esprit s’entend bien avec l’âme, mais reste désarmé face au cœur insondable, d’où l’impératif d’artiste – mettre le Beau au-delà du Bien.

S’éloigner de la réalité est un bon moyen pour se rapprocher du rêve ; la grandeur de Hugo et Dostoïevsky y doit beaucoup – tous leurs personnages sont irréels, contrairement à Balzac, Stendhal, Flaubert, chez qui on devine facilement un voyou, un ambitieux, un imbécile, tous bien réels. Aucune belle idée, et encore moins aucune belle image, ne peut surgir d’une source réelle.

L’un des buts de l’écriture est d’occulter le comparatif et rester en compagnie du seul superlatif. En exclure tes contemporains est une prévention pédagogique à recommander. Soli Deo auribus – aurait pu être ma devise (plagiée de Bach : Soli Deo gloria). Quand ton seul auditeur, interlocuteur muet, est un absolu inexistant, appelé Dieu, tu deviens bon Narcisse : « L’âme de philosophe contemple sa propre contemplation »** - Dante - « L’anima filosofante contempla il suo contemplare medesimo ».

Tout livre est un arbre, qui peut être jugé soit en tant que fontaine soit en tant qu’éponge, donc – par le particulier ou par l’universel. Dans le premier cas compteront les racines, les fleurs, les fruits ; dans le second – les cimes, les branchages, les ombres. Et puisque l’unification avec d’autres arbres est la première fonction de tout arbre, c’est la présence de variables et de vecteurs de ses élans qui détermine sa valeur. D’où la grandeur de Dostoïevsky et de Nietzsche.

Le genre aphoristique exige une profusion de variables, dans l’arbre de l’écrit, pour rendre féconde sa lecture. « Une œuvre est solide, quand elle résiste aux substitutions, qu’un lecteur rebelle tente de faire subir à ses parties »**** - Valéry. Quand on ne substitue que les constantes, il n’y a ni dialogue ni enrichissement ni fraternité.

La fièvre est maléfique dans un cœur sensible, bénéfique à une âme paisible et catastrophique pour un esprit corruptible. Pour peindre l’ardeur, le pinceau doit être froid.

La maxime : un haut commencement qui est en même temps une conclusion profonde.

Travail du rêve libre (versifié) dans les éléments : allitérations du solide, assonances du liquide, rimes de l'aérien, paronymes de l'ardent.

Dans la création domine le mystère ; dans la traduction - le problème, dans l'invention - la solution.

Il faut que ton œuvre se lise comme une inquiétante épigraphe, plutôt qu'une paisible épitaphe.

Toi, en tant qu’un ange, tu dois nourrir ton écriture au même degré qu’en tant qu’une bête. L’erreur serait de ne convoquer qu’une seule de ces facettes. Ce n’est pas la fausseté, qui en résulterait, mais la banalité. « Un homme très particulier est souvent écrivain ordinaire et vice versa »* - Chestov - « Очень оригинальный человек часто бывает банальным писателем и наоборот ». L’originalité d’un homme est dans un déséquilibre entre ses deux facettes ; l’originalité d’un écrivain – dans leur fusion harmonieuse.

Le contraire de l'art n'est pas ce qui est hideux, mais ce qui n'est que réel. Seul un non-artiste peut pratiquer l'art réaliste.

Dans l’approche de l’art, on doit partir soit de la vie soit du rêve, et ces deux angles d’attaque s’excluent, mutuellement. Nietzsche penche pour la vie, et moi – pour le rêve. La jouissance biologique serait, pour Nietzsche, l’essence même des valeurs esthétiques ; et pour moi, ce serait la caresse mélancolique. Sous toutes ses formes, le vitalisme est signe de la pauvreté – spirituelle, créatrice ou imaginative.

Dans l’art, la vie joue un rôle insignifiant d’un cadre, choisi par le hasard et la géométrie, tandis que le tableau lui-même devrait ne refléter que le rêve.

Jadis l’art s’entourait d’une aura, d’un mystère, d’un sacré, qui faisaient de l’artiste un prêtre du Beau artificiel, complétant le Beau naturel. « L’art de la seconde moitié du XX-me siècle perdit le mystère » - A.Tarkovsky - « Искусство второй половины XX-го века утеряло тайну ». L’absurde se substitua au mystère, le sacrilège – au sacré, la grisaille – à l’aura. L’artificiel inimitable est évincé par le naturel commun.

La poésie – l’enveloppement musical d’une image, d’un état d’âme, d’une impression, d’une mélodie ou d’un rythme. Leur développement discursif, inévitablement, sera de la prose, qui est un métier à part ; c’est dans ce piège que tombèrent Baudelaire et A.Rimbaud, dans leurs exercices hors rimes et mesures.

La maxime – la musique et la démesure ; la poésie – la rime et la mesure. La première a une dimension de plus ; elle est de la poésie hyperbolique.

Si je ne m'adresse qu'aux oreilles, je finirai par aligner des notes au lieu de faire entendre ma voix, qui ne vaut que par sa hauteur, c'est-à-dire par le pathos ou par la honte, par le comique des graves et le tragique des aigus. Prêcher le savoir comme contenu du message, c'est tenir la connaissance du solfège comme préalable de toute émotion musicale.

Le propre d'un son original est de se répandre en mille échos différents. Parce que le vrai original n'est que dans l'originel.

Dans les ruines il y a plus de vivant que de mécanique ; c’est pourquoi c’est un cadre idéal d’une écriture qui rêve de naissances plus que de constructions.

Je ne suis pas moi-même, en exhibant des choses, leurs places, leurs liens, leurs poids ; je ne me reconnaît que dans l’élan vers ce qui existe bien avant les mots ou les pensées. « On n’arrive à peindre poétiquement que les élans »** - Mandelstam - « Единственное, что поддаётся поэтическому изображению, - порывы ».

Chez Nietzsche, van Gogh, Nabokov, j’entends surtout une musique. Aucun art sans musique ne peut m’attirer. Aucun esprit, développé en profondeur, ne vaut l’âme, enveloppée par la hauteur.

Une musique – tantôt une mélodie, tantôt un rythme, tantôt une harmonie – doit t’animer, avant que ton premier mot la prenne en compte. De même, tu devrais ne t’arrêter que sur des choses innommables ou encore innommées. « Le poète voit une statue non ciselée, un tableau inentamé, il entend une musique jamais jouée »*** - Tsvétaeva - « Поэт видит неизваянную статую, ненаписанную картину и слышит неигранную музыку ».

Il ne suffit pas de renoncer aux grandes pensées et à ta présence dans ton écriture, pour soit pratiquer un art pur soit n'exhiber que des balivernes. En voici deux partisans : Flaubert - aucune métaphore et un métronome phonétique guidant les descriptions de boîtes d’allumettes ; Nabokov – un courant gracieux de métaphores et des mélodies sentimentales en tant que caresses de l’oreille.

Le poète s’impose des contraintes, portant sur le choix de rythmes, de verbes, d’images essentiels, et de choses et d’événements inessentiels. La beauté naît de beaucoup d’exclusions. « Le poète se reconnaît à la quantité de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas »* - R.Char.

Le hasard, aujourd’hui, règne dans tous les arts dégénérés ; le chasser fut toujours un souci, inhérent à toute recherche de la beauté ; son élimination définitive étant clairement impossible, il faut en faire un allié, comme les pauses, dans la musique, peuvent ne gâcher ni le rythme ni la mélodie, et même les rendre plus pathétiques.

Le but de la philosophie est le Beau verbal et la consolation face au fatal. Donc, au moins la moitié relève de la poésie : « Le but de la poésie, c’est le Beau, le Beau seul, le Beau pur, sans alliage d’Utile, de Vrai ou de Juste » - Verlaine.

La grande littérature naît de la conscience que ta vie, elle-même, ne peut pas être grande.

Si tu n’écris qu’en tant qu’un Exclu, tu adresseras à la foule le Non ampoulé et des gémissements faciles. Il faut que tu découvres en toi aussi un Élu, et tu vivras alors la nécessité de te tourner vers le grand Interlocuteur inexistant, Dieu, auquel tu consacreras ton Oui, humble et enthousiaste.

Je ne produis ni récits à lire ni assertions à juger, mais états d’âme comme partitions ou songes à interpréter, dans les deux sens du mot, musical et intellectuel.

Le style est le laconisme, imposé par l’exigence des contraintes, laconisme des commencements, et la plénitude ou la puissance, surgissant de ces sources, tantôt hautes tantôt profondes.

Dans le goût des masses, l’image et le son détrônèrent l’écrit. Curieusement, la dégénérescence de l’art, en général, commença exactement par la peinture et par la musique.

Le classicisme est l’apogée d’une technique ; le romantisme est la révolte de ce qui est organique dans la nature même de l’art. « Le romantisme est une réaction de l’élément organique propre de la culture contre son élément technique » - Berdiaev - « Романтизм есть реакция природно-органического элемента культуры против технического ее элемента ». Ce qui relève de la technique – l’inertie stylistique, l’esprit journalistique, les aréopages statistiques.

Écrire devant Dieu : si l’on enlève l’emphase, cette devise signifie que mon soi connu écrit sous le regard de mon soi inconnu ; l’humilité du premier s’appuie sur la fierté du second.

Dans les rapports entre la vie et l’art, on ne peut pas sacrifier l’un au profit de l’autre. Ces rapports ressemblent à la traduction poétique, où le succès consiste en fidélité à l’essentiel par le sacrifice de l’inessentiel.

Le monde se conçoit par les yeux et par le regard, par le savoir et par la création. Tout art est une espèce de regard qu’on projette sur le monde des yeux.

Ce qu’il y a de meilleur, dans mon cœur, est muet ; tout ce qu’il y a de profond, dans mon esprit, est commun ; pour m’exprimer, il ne me reste que mon âme. « Mon art, c’est l’azur de l’âme, débordant sur ma toile »* - Chagall - « Моё искусство - лазурь души, изливающаяся на холст ».

Le triomphe moderne de la platitude visuelle sur la hauteur musicale et la profondeur verbale.

La chronologie des ambitions d’un écrivain médiocre suit deux étapes : exhiber des vérités, jeunes et vastes, exposer des doutes, profonds et mûrs. Tandis que le seul objectif d’un bon écrivain est d’apporter de la hauteur à ses états d’âme.

Dans un écrit, il y a trois composants – l’auteur, les choses et la manière d’exploiter celles-ci ; le style, c’est lorsque les choses sont le dernier élément, dans l’ordre décroissant d’importance. L’auteur fade peut sauver l’affaire, en possédant une belle manière ; mais sans belles manières, aucune majesté personnelle ne pourrait sauver de la platitude tout le reste.

La gymnastique scripturale consiste à éliminer systématiquement tout ce qui est dramatique - l'exception, l'exacerbation, l'extrémisme - et à lui substituer, à doses égales, le tragique et le comique.

L'ennui devant la mesquinerie du genre narratif, le tissage des liens aléatoires entre les choses, tandis que le lien le plus intéressant, quelle que soit la chose, c'est son lien avec Tout.

La fabuleuse mise en scène des Troyennes, dans l’amphithéâtre de Syracuse ; mais ce n’est pas dans la souffrance des vaincus que je perçois la vraie tragédie, mais dans la compassion qu’Euripide éprouve pour ses ennemis martyrisés – de l’incorrection politique ! Son acolyte, J.Racine, n’a d’empathie que pour les siens.

Depuis Socrate, on considère techniquement identiques les génies comique et tragique ; mais le don comique n’est qu’un talent, tandis que le goût tragique relève vraiment du génie. La comédie peut se contenter de rires et d’applaudissements, tandis que la tragédie est toujours accompagnée de noble musique ou de profond silence. Ainsi, je ne vois d’autre tragédien complet que Tchékhov, à qui G.Steiner, soudain devenu sourd ou trop naïf, refuse ce statut : « Tchékhov n’entre pas dans la catégorie de tragédien » - « Chekhov lies outside a consideration of tragedy ». Et peu importe ce que Tchékhov lui-même pensait de ses genres. « Ce n’est pas une comédie, comme vous me l’écriviez, c’est une tragédie » - Stanislavsky - « Это не комедия, как Вы писали, - это трагедия ».

Le génie est un sens, comme la vue ou le toucher, et qui est toujours de nature musicale ; il est ce flair, ce rythme, qui naît d'une fusion de la vue des rites et du toucher des mythes, et qui, aujourd'hui, contaminé par l'ouïe algébrique, sombre dans l'algorithme.

Je ne décris aucun objet que j’aborde ; par-dessus lui j’écris mon soi, car décrire Venise, une boîte d’allumettes ou des sorties de marquises relève du même genre mineur. Décrire la chose, c’est d’écrire par-dessus son soi-même - un palimpseste auto-destructeur.

La plupart des ivresses artistiques n’aboutissent qu’à une forme de folie, vite abandonnée ; mais apparaît, parfois, un porteur d’une ivresse dionysiaque et surclasse le sobre courant dominateur apollinien ; la génération suivante finit par maîtriser cette ivresse – voici le cycle : classique – romantique - classique.

Du soi inconnu émanent des élans fous, que le soi connu métamorphose en musique rationnelle. « Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison »** - Gide.

Goethe ne voyait la littérature cosmopolite (et non pas universelle, comme on traduit d’habitude die Weltliteratur) que dans quatre pays européens. Au sens abstrait, cette littérature n’exista jamais ; au sens concret, elle ne pouvait toucher qu’une poignée des polyglottes : ils étaient des milliers au XVIII-e siècle, des centaines – au XIX-e, des dizaines – au XX-e. Au XXI-e, il n’y a en pas un seul. Cette défunte rejoint le néant de Dieu, de la poésie, de la tragédie. Quant aux littératures nationales, en Europe, elles sont toutes sorties de Dante.

Dans un écrit se trouvent le fond d’un avis d’esprit et la forme d’une vie d’âme. Les avis poussent aux actes et aux critiques, la forme témoigne des tacts d’une musique. Ce qui me rend réfractaire du fond et sectaire de la forme.

Les récits, avec leur inévitable platitude, t’invitent à promener tes yeux et ta raison sur leurs pages ; les maximes, s’énonçant sur des sommets, ont pour ambition - redresser ton regard et parler à ton âme.

L’âme forme le regard, enveloppant des choses ; les yeux de l’esprit le développent en relations. C’est presque la même chose que de dire : « L’esprit est l’œil de l’âme » - Vauvenargues.

Le créateur, c’est la noblesse des contraintes, la liberté du talent, l’originalité du style ; donc, opposer le qui au quoi (les contraintes), au comment (le style), au pourquoi (la noblesse), est absurde. Cette opposition n’a de sens que chez les non-créateurs, chez ceux qui sont dépourvus de quelques-unes de ces trois facettes.

L’auteur classique ne perd pas de vue l’embouchure, le delta ; le romantique invente les sources, les torrents. L’achèvement ou l’élan. La satisfaction ou l’espérance.

La maxime est une réponse, aux vastes horizons, et qui laisse deviner la profondeur de sa question et la hauteur de ses sources.

La bouche est là pour la communication, et la langue (anatomique et intellectuelle) – pour le goût dans la jouissance des nourritures célestes ou dans la composition de la musique. Le poète ne communique pas, il chante – devant Dieu, de préférence. « Dans le poète : l’oreille parle, la bouche écoute »** - Valéry.

Le signe et le sens chez l’écrivain : le médiocre ne maîtrise pas les signes et nous inonde de sens commun ; le délicat cisèle le signe, auquel chacun peut donner son sens individuel.

Pour briller dans le simple il faut du génie, tandis que le talent suffit pour briller dans le compliqué. La poésie est dans la simplicité, et la philosophie – dans la complexité. C'est pourquoi on a tant de génies poétiques, les philosophes ne dépassant jamais le niveau d'un talent.

L’originalité dans l’art : soit on l’a d’emblée, soit on ne l’aura jamais ; on ne peut ni la chercher ni la trouver. Je vois deux symptômes de la non-originalité : l’absence d’un bon filtrage (séparation du digne de l’indigne) ou d’un talent musical (traduction du bruit en musique).

Qui a la prémonition de l'art, se désintéresse de la chose ; qui s'intéresse à la chose a moins de prémonition de l'art. Trois niveaux : la chose vue, le regard, l'intuition - le spectateur, le créateur, l'artiste.

Dans l’art, la liberté, c’est le culte du commencement absolu.

Dans tout travail créateur figureront des cibles ; pour le scientifique, elles seront télos, des buts-finalités, et pour l’artiste – skopos, des visées-regards.

La création est artistique, lorsque l’élan, émanant du créé, traduit bien l’élan du créateur. Mais ce n’est jamais que de la traduction dans un langage humain de ce qui est sans langage.

Goethe - la musique, celle des compositeurs ou la sienne propre, n’est pas son fort ! Nietzsche, Valéry, Pasternak se passionnent pour la musique de leur époque, mais Goethe reste insensible à Mozart et Beethoven. Le sérieux tue non seulement le bonheur, mais aussi les pensées et le style.

Dans l’art, l’intelligence, c’est la structure solide d’un arbre, grâce à laquelle tu peux chanter les fleurs, te régaler des fruits, te réfugier dans une belle ombre, vibrer à l’appel des cimes. « La pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans un fruit »** - Valéry.

Il y a des arts du continu – la peinture, la musique, l’architecture, et les arts du discontinu – la poésie, la philosophie. Les tentatives de rendre discontinues la peinture (abstraite) ou la musique (atonale) ou rendre continue la philosophie (systémique) sont des incongruités, des profanations ou des balourdises.

Dans l’art, il faut ne s’adresser qu’à soi-même et donc – à Dieu. Après le sublime éclat de ses Cahiers, quelle dégringolade, chez le grand Valéry, dès qu’il cherche, dans un genre discursif, à convaincre les autres de la grandeur de Léonard, Descartes ou Berlioz !

Tous les professeurs de philosophie possèdent plus de connaissances sur l’histoire de la philosophie que Nietzsche. Mais la bonne philosophie ne s’occupant que de nos consolations ou de notre langage, le savoir y a une place insignifiante ; la qualité de l’expression, l’atout principal de Nietzsche, y est l’élément central. On console avec le chant et non pas avec un discours ; la fonction poétique du langage est plus subtile que la fonction didactique.

L’ordinateur n’a pas à s’excuser auprès de Gutenberg, à cause de la chute du prestige et de la diffusion du livre. Le problème est ailleurs : il y a, aujourd’hui, autant de talents qu’aux toutes autres époques, et même peut-être autant de désirs de bonnes lectures ; ce qui disparut, c’est l’originalité, la musique, la noblesse – bref, l’âme, aussi bien chez l’écrivant que chez le lisant. Là où jadis s’éployait le rêve, une raison pseudo-révoltée, pseudo-savante, pseudo-exceptionnelle remplit les pages monotones, robotiques, tournées vers l’actuel et ignorant l’éternel.

L’échelle croissante de la qualité du style en littérature : la suite dans les idées de l’esprit, l’intonation de la voix du cœur, l’intensité des états d’âme.

Le thème le plus fastidieux – s’étendre sur les défauts des derniers hommes – Théophraste, Molière, Camus. Cioran, au moins, s’en détourne, une fois écœuré.

Pour les médiocres, être près du réel signifie répéter les mots, que la majorité des savants eut déjà trouvés, pour le qualifier ; on gagne en objectivité, en perdant en subjectivité ; on a d’autant plus de valeur, qu’on s’éloigne davantage de ce réel.« L’artiste ne supporte aucune réalité » - Nietzsche - « Ein Künstler hält keine Wirklichkeit aus ».

Le conflit est un fond essentiel de toutes les littératures européennes, mais la forme peut en changer, quand on est réduit à la solitude : l’Allemand plonge cette forme dans la profondeur des concepts sous-jacents ; le Russe – dans la hauteur des hontes et des impostures ; le Français – dans la véhémence ou la minauderie des plats réquisitoires.

Un grand avantage du genre aphoristique : il est plus facile de s’y appuyer sur le rêvé que sur le vécu.

Si, après avoir lu ton livre, quelqu’un te disait que son rêve eût gagné en hauteur, en pureté ou en intensité, tu pourrais interpréter ce vague et noble aveu comme éloge, compréhension ou fraternité, ce qu’attend n’importe qui. Tant de grandes catégories se développent en banalités.

L’idéal d’écriture : que ton soi connu, avec ses événements, son époque, ses avis, y soit absent, et qu’on y prenne tes mots pour une traduction – ou une interprétation fidèle – de la musique de ton soi inconnu.

Toute grande culture a ses propres repères de profondeur : l’allemande – dans l’intensité et les concepts ; la française - dans l’intelligence et le style ; la russe – dans l’humilité et la tragédie. Tous ces repères s’ancrent dans la réalité ; tandis que la hauteur ne s’évalue que par la part et la qualité du rêve. Le Russe semble y être le plus compétent.

Mauvais objectif, pour un artiste : faire voir autrement les choses – n’importe quel guide statistique y réussit tout autant. Il faut s’adresser aux oreilles, plutôt qu’aux yeux : faire entendre la musique, où d’habitude on n’entendait que du bruit.

Je veux traduire mon état d’âme ; celui-ci, certainement, équivaut à une mélodie que, malheureusement, je n’entends pas ; mais je veux qu’un lecteur n’entende qu’une mélodie, qui correspondrait à son propre état d’âme, peut-être très différent du mien. C’est une ambition homérique ou beethovénienne.

Les livres, écrits pour combattre l’ennui et la vacuité de la vie, sont ennuyeux. Il faut écrire pour se solidariser avec les pulsions et la plénitude du rêve. Bruit du combat des yeux, musique de l’acquiescement du regard.

Les ailes, (celles qui permettent de « s’exprimer par métaphores »** - Nietzsche - « Flügel im Gleichnisse zu reden »), c’est, à la fois, la hauteur, la noblesse, le talent. Les posséder, pour le créateur, c’est savoir manipuler les métaphores à bon escient.

Le bonheur de l’écriture consiste à trouver un accord musical – même à contre-point ! - entre ton mot et ton état d’âme. Ceux qui ‘souffrent’ de l’imprécision des mots pour décrire une boîte d’allumettes sont des sots sans âme.

Le romancier meuble la pièce de son choix – salon, chambre à coucher, cuisine -, afin que son lecteur sache exactement où les héros cherchent leur boîte d’allumettes. Qui mettrait les pieds (regards, pensées, images) dans mes ruines nues, envahies de mes ombres, et où chacun peut inventer l’époque, le drame, l’angoisse ou l’enthousiasme ?

Le but de l’écriture : que ton soi connu temporel, par son interprétation inspirée, fasse carillonner la partition de ton soi inconnu intemporel.

Si vous êtes dépourvu de talent d’artiste, la priorité que vous donneriez à l’éthique aux dépens de l’esthétique, est une attitude sage et respectable ; d’ailleurs, si vous proclamiez la domination de l’esthétique sur l’éthique, ce serait une bêtise.

La musique est une étonnante fusion d’une lumière, qui s’avère être intérieure et nous oblige à fermer les yeux inutiles, et des ombres extérieures, qui nous obligent à ouvrir les yeux, pour ne pas rater ce miracle révélateur. « La musique éveille en moi le désir d’une clarté extérieure à la lumière et de ténèbres qui ne dépendent pas de la nuit »** - Cioran.

Puisque je me moque de l’action, suis plutôt indifférent au lieu et vise l’atemporalité, l’unité de la dramaturgie aristotélicienne ne m’est d’aucune utilité ; ma seule unité est celle du souffle. De mes ruines, je reconstitue tantôt une scène, tantôt des gradins, tantôt des coulisses.

En cherchant à rendre des sentiments vécus, beaux, authentiques, des sentiments à vivre, on ne fait pas de bonne littérature ; ce sont des sentiments imaginaires et nobles, des sentiments à rêver, qui amènent la belle littérature.

Dans le comment (le style) de l’artiste, l’intuition individuelle reconstitue le pourquoi (la noblesse) ; du pourquoi (le gain) de l’homme d’action, la rigueur commune déduit le comment (l’algorithme).

Une énigme de la procréation dans la littérature : une musique, fécondée par un style, enfante de pensées. Mais le bon lecteur entend la musique et se délecte du style.

Un livre est bon, si sa lecture t’oblige ou t’amène à renoncer à une partie de ton intelligence du connu profond, pour te laisser envahir par une haute intelligence d’inconnu.

L’harmonie sert aux enchaînements en continu ; elle n’est qu’un critère secondaire pour celui qui se dédie aux élans des seuls commencements. Le vraiment Beau voisine avec l’horrible. Dostoïevsky, qui, jamais, ne connut ni l’équilibre ni la paix, nous surprend : « La beauté est dans l’harmonie et le calme » - « В красоте гармония и спокойствие ».

Une œuvre d’art a deux sources – l’homme et l’auteur, le moi connu et le moi inconnu ; le second inspire des élans et des ombres ; le premier tente de les représenter. Et puisque l’auteur, aujourd’hui, disparut, il n’y a plus de conflit possible entre l’auteur et l’homme ; tout doit être attribué à l’homme, aussi bien ses copies du réel que ses tentatives de délires. Ni Baudelaire ni Flaubert ni F.Céline ne peuvent plus se justifier, en redirigeant les juges vers l’ange d’auteur, pour sauver la bête d’homme.

Ta facette réelle, où dominent le calcul et la nécessité, reflète, tout de même, le miracle de la Création divine ; sur ta facette immatérielle, merveilleuse mais imaginaire, se gravent ou se peignent ton rêve et ta liberté. « On se peint dans son art mieux que dans sa vie même »*** - Suarès.

Qu’on devine, dans ton écrit, quelle hauteur vise ton âme ou quelle profondeur scrute ton esprit, sans les confondre, - tel est le rêve de tout créateur. Tant qu’existaient des âmes, on pouvait encore défier St-Paul : « On sème un corps de l’âme, en surgit un corps de l’esprit ». Aujourd’hui, des esprits médiocres moissonnent l’insipidité des esprits médiocres.

La maxime ne peut être ni constat, ni verdict, ni nécessité, ni vérité ; elle ne peut exprimer que la musique d’un état d’âme.

Chez le créateur lyrique, à l’homme de la perception du réel s’ajoute l’homme de la création du rêve. Au monde fini, rempli de problèmes et de solutions, s’ajoute l’univers de mystères. « Le Beau devient un problème suprême, exigeant une solution » - Pasternak - « Прекрасное становится высшей задачей и требует разрешенья » - le Beau, quand il est suprême, devrait chercher un mystère inouï, plutôt qu’une ordinaire solution.

L’immobilité des commencements sert à résister à l’inertie des parcours. « Mon enthousiasme ne surgit que dans l’élan créateur initial ; tout ‘développement’ est perte d’intensité, sous le signe de la nécessité et non pas de la liberté »**** - Berdiaev - « Только первичный творческий подъём вызывал во мне энтузиазм; „развитие“ - охлаждение, под знаком необходимости, а не свободы ». Toutefois, le premier chaînon de cette chute n’est pas la perte de l’enthousiasme, mais le pâlissement de la beauté. C’est une question de style et non pas de liberté. D’ailleurs, dans les grands commencements il y a plus d’arbitraire noble que de liberté neutre.

Les instances les plus intenses de ton existence sont celles, où il faut choisir entre la vie et le rêve ; le choix du rêve est l’acte de l’amour profond ou du haut art. « L’art n’est qu’une manière de vivre » - Rilke - « Die Kunst ist nur eine Art zu leben » - il n’est qu’un style de rêves.

Je pratique l’écriture des réponses (celle des questions est toujours entachée de banalités), mais leurs sources ne sont pas des questions (que chacun est libre d’inventer), mais l’excitation, un état d’âme suffisamment rare, mais universel ; la réponse, elle, est toujours personnelle.

L’écriture, c’est la mise en musique de nos états d’âme, qui ne sont que de vagues tableaux. L’inverse : « L'écriture est la peinture de la voix » - Voltaire - c’est de la prosaïsation de la poésie, sa muséifaction, son aplatissement. L’écriture s'adresse plus souvent aux greniers ou, mieux, aux souterrains, où les hurlements et les soupirs ont la même épaisseur de pinceau. L'ennui de notre temps est que les hommes, n'ayant ni leur propre voix ni le talent d'en inventer une autre, se mettent à écrire. Il faut être mégalomane, pour bien écrire, mais ce don est interdit aux graphomanes.

Progrès en écriture : écrire comme les autres parlent, décrire ce que tu vois dans le paysage de ton esprit, transcrire ce que tu entends dans le climat de ton âme.

Le pire des holismes littéraires est le bourrage raisonneur, en largeur (complétude, liaisons). « Le secret d'ennuyer, c'est de vouloir tout dire » - Voltaire.Il faut savoir s'arrêter en profondeur - laisser le lecteur s'appesantir sur le dernier pas, qu'on ne fait pas soi-même. « Quand on n'a pas de talent, on dit tout. L'homme de talent choisit et se contient »* - Quintilien. Ou bien on cherche à conter, à tout dire par algorithme ; ou bien à chanter, viser tout en rythmes. Démuni de poésie, on en cherche des ersatz totaux dans l'action, la vérité, la liberté. Du tout au rien ou du rien au tout - les itinéraires de ceux qui ne visent pas le ciel. Les meilleurs sont dans l'éternel retour sur le soi-même imaginaire, retour fait de commencements d'intensité égale.

Le goût de la perfection est un état d’esprit impossible, seule la réalité étant parfaite. Cioran, bêtement, le voyait chez Valéry, en y reconnaissant même un désastre (mais pourquoi ne salues-tu pas le désastre, que les vaincus inscrivent dans leurs bréviaires ?). Dans l’art, ce qui est le proche de la perfection du réel, c’est la musique. Et effectivement, tout goût, indifférent à la musique, mène au journalisme, au présentisme, à la routine. Que la perfection, c'est la réalité, fut connu et de Spinoza (« perfectio est gradus realitatis »), et de Nietzsche (« die Welt ist vollkommen ») et des sages orientaux de l'immanence (le bon chrétien, lui, place la perfection dans la transcendance, que Nietzsche appelle surhomme). Et la nature parfaite d'Aristote est un pléonasme. Musil : « une vie parfaite rendrait l'art inutile » - « das vollkommene Leben wäre das Ende der Kunst » - se trompe également.

L'impasse est un lieu idéal pour échapper à l'étable, où aboutissent tous les discours académiques sur des sentiers battus. Badiou ne se doutait pas, à quel point il avait raison : « Promotion du fragment, discours en miettes, tout cela argumente en faveur d'une ligne de pensée sophistique et met la philosophie en impasse ». La miette, sous une bonne plume, peut se muer en perle ; vos raisonnements ne peuvent polir ou curer que le circuit intégré ou le tout-à-l'égout. La philosophie est l'art de la métaphore vitale.

Écrire, c'est réussir à me passer d'enfilades et à faire briller mes perles poétiques dans les yeux de ma Muse nue, de Polymnie, sans même sa couronne de perles rhétoriques. Un but possible de l'écriture laconique : rendre autarcique chaque perle à part et voir dans leurs pénibles assemblages - des colliers d'Harmonie. « Écrire, c'est augmenter d'une perle le sautoir des Muses » - Sartre.

Le style a sa place même dans l’incompris, même dans l'incompréhensible, tandis que la sincérité y est absurde et n’a de sens que dans le compris. Le style est la concordance des témoignages, à charge ou d'alibi. Mêler la sincérité au style, c’est condamner celui-ci à la banalité et à la platitude.

La possession cohabite mal avec la maîtrise. Il faut que je sois maître, que j'imprime mon désir dès le premier pas, mais qu'il ne débouche pas, une fois assouvi, sur une familiarité. « Écrire un livre est toute une aventure : au début c'est ton divertissement, puis ta maîtresse, ensuite ton maître et il finit par devenir ton tyran » - Churchill - « Writing is an adventure. To begin with, it is a toy and an amusement. Then it becomes a mistress, then it becomes a master, then it becomes a tyrant ».Et puisqu'on n'a jamais réussi à transformer une tyrannie en divertissement, il faut, avec le livre, la femme ou la vérité, - des audaces de première approche, sans attendre la fin de course : audaces de style, de proximité ou de langage.

Le style est la qualité de mes miroirs. Que d'autres styles s'y reflètent, ce n'est pas eux qui réfléchissent ; il faut les oublier.

Un fort écho, nous entraînant vers la hauteur, c'est une définition de la poésie qui froisserait un alpiniste, mais enchanterait un ironiste. « Ô mon avalanche à rebours ! » - R.Char.

Mon écrit n’offre que des habits ; au lecteur - d’y essayer son corps, son esprit ou son âme, pour qu’une beauté en surgisse.

En écriture, le premier signe de l’originalité, c’est bien l’intensité. Mais elle ne sert à rien sans l’intelligence, t’ancrant dans l’universel, et sans la noblesse, ce souffle de l’individuel.

Les plumes sèches prétendent traduire le passionnel en rationnel ; les plumes ardentes cherchent à traduire le rationnel en passionnel.

Des états d’âme, des objets composites, des illuminations sont souvent informes, dépourvus de noms ; ce sont les objectifs les plus intéressants d’une écriture elliptique, qui est peut-être la plus noble. L’écriture hyperbolique peut te faire t’enliser dans un maniérisme intenable ; l’écriture parabolique peut conduire à un relativisme aplatissant.

Tant d’yeux perspicaces s’aperçurent de la mort de Dieu, de l’homme, de l’Histoire, mais personne ne remarqua la mort de l’art. La vie me parle assez de Dieu, l’homme, même agonisant, me fascine, je peux me passer de l’Histoire comme d’un dictionnaire, mais sans l’art vivant j’étouffe. « Viendra le jour, où l’art sera chassé, à jamais, de notre vie »* - Hegel - « Es wird einmal der Moment kommen, wo die Kunst für immer aus unserem Leben verbannt sein wird » - nous en vivons la première époque.

Mon état d’âme - ce désir difforme, cette voix du Bien - sert de commencement pour le chanter ; mais, en le chantant, un autre désir, inspiré par la forme naissante, surgit, - une voix du Beau. Le rêve musicalisé, c’est la rencontre de ces deux voix. « Je te chercherai par mes désirs ; je te désirerai en te cherchant » - Anselme - « Quaeram te desirando, desiderem quaerando ».

La beauté dans l’art : un élan irrésistible vers une hauteur spirituelle, musicale, verbale, mystique. Aucune profondeur ne pallie à l’absence de hauteur.

Aucun rapport entre la science et la philosophie, puisque les meilleurs scientifiques sont nuls en philosophie, et les meilleurs philosophes sont nuls en sciences. Le seul, qui pourrait garder un équilibre métaphorique entre ces branches de la spiritualité, c’est l’artiste, surtout le poète, puisque partout il cherchera de la musique – verbale, conceptuelle, éthique ou mystique. D’ailleurs, au lieu du Logos indéfinissable, on aurait dû parler de la musique, qui a un sens dans toute sphère de la conscience.

Les artistes, qui réussirent le mieux à produire de la majesté et de la puissance, sont ceux qui comprirent que la meilleure école consiste à commencer par maîtriser la caresse, comme l’outil le plus monumental et tranchant, qu’il s’agisse de l’art plastique, verbal ou mélodique.

Sur leurs pages, ils déversent tant de matière, pour que quelque chose de joli en ressorte, tandis que l’apparition du Beau est due à une contrainte - à une séparation d’avec toute matière. Le Beau ne peut être qu’aérien, pour que son feu ne soit ni éteint par l’eau discursive ni écrasé par le souci terrien.

L’indifférence inconsciente – ou impuissante - pour la forme, tel est le trait le plus original – et unique dans l’Histoire ! - de l’art moderne. Et tous les artisticules se dévouent à la prospection du fond, celui-ci se trouvant toujours sur la surface de l’actualité.

Les raisonneurs sur l’art prolifèrent ; les artistes de la raison (l’expression est de Kant) sont menacés d’extinction.

Je m’ennuie avec les narrateurs des routes, des sentiers, des plages, des déserts, bref – avec les avaleurs de kilomètres, en étendue, en profondeur et même en hauteur. Je leur préfère les hommes d’idées ou de rêves, qui sont leurs seuls chemins, réels ou imaginaires.

Au ciel, toutes les constellations sont mortes ou muettes, sauf celle de la Lyre, puisque sa forme imiterait la lyre d’Orphée. C’est dans cette constellation que tu devrais chercher ton étoile, te guidant vers la musique et portant ta tête et ta lyre à leur dernier rivage.

Dans les plus beaux opéras du monde (Mozart, Wagner, Tchaïkovsky), la belle musique rend les paroles superflues (même si elles sont parfois belles en soi, comme chez Tchaïkovsky). Chez les Italiens, entre le son et le sens, il y a un équilibre terrestre, et chez Bach – céleste.

La musicalité d’une écriture s’évalue grâce à la présence des inconnues dans ses arbres ; par l’unification avec d’autres arbres (interprétatifs), on peut en changer la mélodie, le timbre, le mode. Sans inconnues, on est condamné au bruit, bien arrangé ou platement chaotique.

Il faut savoir être aveugle ou sourd, quand ni les choses vues ne se transforment en regard ni le bruit entendu ne s'amplifie jusqu'à la musique – le travail de filtrage, les contraintes.

Je dénonce la misère extrême de la musique, de la poésie et de la peinture modernes, mais soudain j’ai une illumination – mais il n’y a plus rien à chanter, plus rien à peindre ! Et je n’en veux plus à ces sujets infortunés, privés d’objets, dignes de leurs élans stériles.

La haute couture musicale doit habiller et le spirituel et le sentimental. L’habit sentimental du spirituel livre la profondeur à la platitude ; l’habit spirituel du sentimental ramène à la platitude la hauteur.

L’une des conditions d’un grand art est l’existence reconnue d’obscurités - autour de l’auteur, de ses sujets, de ses mélodies, images ou pensées. La clarté ravageuse ambiante explique, en partie, la mesquinerie croissante des artisticules modernes.

La danse donne l’envie d’élans et de caresses ; la marche se réduit aux chiffres et aux progrès. « La parole ne vaut que par une substitution, elle étiquette ; le chant fait vouloir, il se met à ma place »** - Valéry.

Il est facile de traduire en folie toute raison, mais la folie devenant raison, c'est le privilège des sages. « Si les vers ont été l'abus de ma jeunesse, les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse : s'ils furent ma folie, ils seront ma raison »** - du Bellay. Un magnifique tableau, qui trace, mieux que n'importe quelle réflexion, le chemin de toute création (de vérités, d'émotions, d'images). L'abus de bravades, la surprise réconfortante de sa fécondité, sa conversion en raison d'être.

Le lecteur moderne est si habitué à ne reconnaître dans un écrit que des objets familiers, qu’il sera certainement perdu et perplexe devant mes notes, notes dans les deux sens du terme, puisque c’est la musique, portée par l’image et la pensée, qui en devrait ressortir, avant tout objet. Et même les objets, qui y sont dépeints, n’ont pas encore de noms – mon langage est si souvent adamique.

La musique : l’accès émouvant aux objets invisibles. La littérature devrait viser le même effet : rendre grandiose l’accès aux états d’âme, en transformant les objets en relations, et les relations – en objets ; ces transformations sont des caresses verbales.

Ton œuvre est creuse, si elle ne vaut que par ce qu’on y voit ; c’est la part de l’invisible qui est décisive, et non pas par une dissimulation quelconque, mais par l’indispensable présence d’inconnues dans ton arbre. Et cette invisibilité peut concerner l’esprit – jeu intellectuel, l’âme – jeu poétique, le cœur – jeu sentimental.

Dans l’art, la force ne t’apporte qu’une proportion plus grande dans le semblable ; c’est dans l’usage de ta faiblesse que tu crées une forme nouvelle, un relief plus original, une intensité plus vibrante.

Tout en maximisant, dans son œuvre, la part du nécessaire, l’artiste sait, que le possible nouveau n'y disparaîtrait jamais complètement.

Le talent d’artiste : maîtriser l’équilibre – et même l’interchangeabilité – entre la poésie, l’intelligence et la noblesse.

Comme tout art, la musique comporte des ombres ; mais contrairement aux autres, elle les projette à partir de ses propres lumières. En plus, ce n’est qu’en musique qu’on confond si souvent la lumière et l’ombre, puisqu’on l’écoute, les yeux fermés : chez Bach, il y a plus de lumière, et chez Tchaïkovsky, il y a plus d’ombres qu’on ne pense.

Trois états difficilement comparables, incommensurables, incompatibles et pourtant constituant une chaîne, bien que discontinue : l’état du cœur, provenant de ton soi inconnu, émouvant ton âme, stimulant son inspiration ; l’état de ton âme motivée, résumant ton soi connu, créateur, inventeur, poète ; l’état de ton esprit, tentant de reconstituer un état du cœur originaire, à partir du tableau, peint par ton âme. Ces deux états du cœur ne coïncideront jamais ; le premier est dépourvu de langage ; le second n’est que langage.

Quoi qu’on en dise, l’impulsion initiale, dans l’écriture, ne débouche que sur la volonté de te saisir d’une feuille blanche, sur rien de plus. Elle provient de ton soi inconnu. Le vrai mouvement initial, verbal, aléatoire et imprévisible, vient des images, des idées, des mélodies, des mots initiaux, générés par ton soi connu, avec le désir de préserver l’impulsion, inarticulée ou indicible, qui aura servi d’origine stimulante. Seuls tes commencements gardent un contact avec ton soi inconnu ; au-delà, c’est déjà du travail mécanique, non-qualifié.

L’art : créer des vibrations de nos sens, en harmonie avec ton état d’âme, état réel ou imaginaire. Mais tout état d’âme n’est qu’une nébuleuse ; y placer ton étoile est un noble but de l’art et le seul moyen de faire valoir ta personnalité.

L’ensemble de la belle musique ne contient que trois thèmes – la mélancolie, la grandeur, la solitude. Tout artiste, qui a compris que la musique doit être présente en tout art, devrait avoir à l’esprit cette triade incontournable.

Tu crées une mélodie inspirée, lorsque tu écoutes la voix de ton soi inconnu et non pas celle de la rue ; mais ce n’est pas une garantie du succès – la même inspiration doit, en même temps, rehausser ton esprit, ton âme et ta plume, ce serait le seul état vraiment inspiré et fécond.

Un état d’excitation, une reconnaissance d’une force, un positionnement flatteur sur la scène publique – quand j’énumère ces objectifs communs de tout candidat-littérateur, je suis navré de constater qu’ils peuvent s’obtenir sans aucun talent, sans aucune noblesse, sans aucun acte (terme de Valéry), c’est-à-dire sans aucune passerelle nette entre l’œuvre et l’état d’âme de l’auteur artiste (et non pas de l’homme biographique).

Si un Maître disait, quel aspect abstrait était l’essentiel dans une position échiquéenne donnée, même un joueur médiocre trouverait, certainement, le meilleur coup à jouer. On trouve l’essentiel en éliminant l’inessentiel, donc en appliquant des contraintes. Dans l’art, on devrait s’inspirer de cet exemple, pour s’occuper davantage des contraintes capitales que des moyens et des buts, plus faciles à imaginer.

Dans l’art comme dans la science, le plaisir n’est pas le seul apport de la forme ; d’une manière charmante, inespérée, mystérieuse, même les pensées, provenant de la forme, finissent par dépasser, en profondeur comme en hauteur, celles qui sont dues au fond.

Les contraintes – l’outil de l’esprit ; la noblesse – l’outil de l’âme ; le talent – l’art de l’usage coordonné de ces deux outils, le premier servant à déblayer le fond, le second – à affiner la forme.

Jadis, le goût, le style, le talent d’un artiste libre généraient une œuvre d’art ; aujourd’hui, toutes les conditions formelles et significatives sont dictées aux esclaves, apprentis-écrivaillons, par l’actualité despotique. Et en qualité d’exécution, la machine finira bientôt par surclasser ces tâcherons interchangeables.

Le rêve, qui me poursuit depuis mon enfance, – être poète ! Et la terrible déception dans l’impression d’être passé à côté de ce métier des anges. D’autres vocations m’en dévièrent, bien que mon regard sur l’essentiel de la vie gardât des interrogations et vibrations poétiques. Ah, si Valéry avait raison : « Être peintre, c’est chercher indéfiniment ce qu’est la Peinture ! »*.

L’inspiration détermine la hauteur des commencements, l’inertie cerne l’étendue des parcours, le besoin de fermeture et de solidité dicte les fins. Et puisque je ne veux pas subir de poussées mécaniques extérieures et veux être un Ouvert et un chantre des faiblesses, je serai l’homme des commencements, tout pas développeur faisant perdre de la hauteur initiale. Je serai donc à l’écoute de mon soi inconnu, source des inspirations.

Que le sens et la forme d’un discours poétique soient fictifs et arbitraires ne me gêne pas ; ce qui compte, dans ce cas, c’est ma capacité de construire un arbre interprétatif, dont l’unification avec ce genre de poème engendrerait quelques fleurs, fruits, ombres ou remous musicaux dans le feuillage. En cas d’échec, soit je suis à court d’imagination, soit le poème est nul.

La prose flaubertine : Sartre y décèle un penseur, et Valéry la trouve insupportable pour celui qui pense ; le goût et l’intelligence de Sartre s’y avèrent lamentables. Mais ni l’un ni l’autre ne s’attardent sur la Correspondance de Flaubert, qui, probablement, est la plus belle de l’Histoire littéraire. L’inverse de Tchekhov – nul en épistolier, génie en tragédien. Le genre épistolaire est le plus proche du journal intime ou de l’aphorisme, c’est pourquoi j’aime Flaubert, énergumène et amoureux.

Trois éléments sont présents dans tout écrit d’art : les faits, les signes, les mélodies, qu’on déchiffre, interprète et en est impressionné. Le genre aphoristique est le seul, où ces trois étapes aient de l’importance égale, s’appuyant, respectivement, sur l’intelligence, la noblesse, la musique.

L’ennui du genre discursif est dans la mécanique des rapports entre causes et effets, contrairement au genre aphoristique, dans lequel s’exprime une prédestination originaire et organique. Valéry applique la même définition au poème : « Le poème apparaît des fragments, un commencement prédestiné de quelque chose ».

La nullité littéraire des musiciens et des mathématiciens s’explique par l’impossibilité de traduire la musique en autre chose que la danse ou d’interpréter la mathématique, en revenant au réel relatif et en sortant de l’idéel absolu. Danseur ou penseur, ces deux dons sont les seuls à faire de toi un écrivain. « J’aime la vie elle-même et non des au-delà quelconques ; je ne suis pas rêveur, je ne fouille pas mes états d’âme » - Prokofiev - « Я люблю самую жизнь, а не витания где-то, я не мечтатель, я не копаюсь в моих настроениях ».

La poésie ne devrait ni parler, ni suggérer, ni dissimuler, ni se confesser, mais uniquement – produire de la musique des mots, des images, des pensées, des états d’âme. La musique se passe de nos analyses, pour aller tout droit à l’âme.

L’image est belle, lorsque son intensité rehausse sa forme et ses idées approfondissent son fond.

Toute écriture consiste à bâtir un arbre ; pour la clarté de sa hauteur, de sa forme et surtout de sa vitalité, on doit faire appel à l’obscurité non seulement des racines, mais aussi des fleurs, des fruits et des ombres, l’obscurité résidant dans l’introduction de variables, qui ne cherchent qu’à s’unifier avec un arbre interrogatif, ce vrai destinataire du message. Les procédés qui aident dans cette tâche – l’élagage et le greffage.

Le plus souvent, mes maximes naissent du pressentiment d’une relation, dont on ignore encore les objets liés, comme les vers émergent des rencontres aléatoires de quelques assonances ou rimes. Donc, dans les deux cas, le premier jet est dans le connu, tandis que l’art est dans la distribution des inconnues dans l’arbre à bâtir.

Ce n’est pas l’uniformité ou l’univocité du langage qui conduisirent à l’extinction de la poésie, mais la chute de la demande. D’autre part, il faut reconnaître, que les poètes épuisèrent toutes les ressources techniques de la versification indo-européenne, et aucun génie n’inventa de nouveaux moyens de soupirer, de s’extasier ou de sangloter en mots.

Dans un écrit, l’homme ne formule que des vœux pieux, c’est l’auteur qui les exauce ; l’homme a un visage, l’auteur n’a qu’un masque, et tout masque est fabriqué par une machine – un terrible constat que doit admettre, humblement, l’auteur. Mais c’est l’homme qui entretient et perfectionne la machine, en lui inculquant ses sens. Toute communication directe entre l’auteur et l’homme banalise le message, avec l’illusion de le personnaliser.

Ne décris pas ce qu’on peut voir ; ne cherche pas à traduire en musique obscure ce qui n’est qu’un bruit trop net ; écris pour que de ton regard sur l’invisible naisse une musique, adressée aux yeux fermés, à l’âme ouverte.

Théoriquement, il serait injuste d’accuser la prose de ne produire que du bruit, tandis que la poésie ne composerait que de la musique ; on peut imaginer des développements, continuellement géniaux, d’un bel accord de départ ; mais la pratique montre que les liens successifs entre perles ne sont presque jamais perles eux-mêmes, ce qui, inévitablement, engendre des ramassis inexpressifs, une cacophonie, incompatible avec la musique, - c’est bien du bruit.

Chercher la différence entre ce qu’un écrit dit et ce qu’il est – est sans intérêt, au moins pour les non-pédants. Ce qui compte, c’est ce que cet écrit chante (la noblesse de la hauteur) et ce qu’il dévient (la mélodie de la création). Le fond et la forme se fusionnent, chez les grands.

Dans un bel écrit poétique, le sens est embelli par le son, et le son est ennobli par le sens.

Le parcours, conduisant à l’émerveillement devant une belle écriture : ses mots, ses métaphores, ses pensées, tes requêtes, les unifications, ton illumination. Une seule de ces étapes manque, et la merveille finale, rapidement, se dissipera ; le viscéral ne sera que squelettique.

Des larmes complices, plutôt que des sourires moqueurs, accompagnent ma lecture de Tchékhov ; mais la mélancolie est le plaisir royal des purs (la folie mélancolique guidait Don Quichotte). Même J.Racine le comprenait : la « tristesse majestueuse fait tout le plaisir de la tragédie »**.

La lecture des autres m’apprend surtout ce que je ne dois pas faire : je me réjouis d’un bon auteur, mais je devrais éviter toute imitation, pour ne pas devenir épigone, même par inadvertance ; je m’ennuie avec un mauvais auteur, mais il me confirme la justesse de mes contraintes, qui excluent ce que les médiocres exhibent.

La haute couture s’adresse au beau corps, dont la beauté gagnerait à se couvrir d’un bel habit, au milieu des admirateurs. L’art aphoristique fait presque la même chose : il n’offre que l’ornement, prévu pour une belle âme, qui serait fière de le porter – dans la solitude.

Créer des événements ou en être témoin ? - la littérature ou l’Histoire (étymologiquement, histoire remonte à témoignage). Soigner la forme imaginaire des réquisitoires ou plaidoiries, ou bien tenir au fond véridique des témoignages ? Réveiller le vouloir, faire naître le devoir, affirmer le valoir, faire preuve du pouvoir, hic et nunc, ou bien compléter le savoir du passé ? Les historiens antiques furent poètes et non pas chroniqueurs.

Proust est sirupeux et écœurant, Nabokov est mélodieux et souriant ; des minauderies d’un fat et des polissonneries d’aristocrate, un snob parfumé et un agoraphobe confirmé – Nabokov se moquait de nous, en reconnaissant chez Proust une plume sœur. Le seul point commun - l’absence d’invectives – ne les rend nullement proches.

Il faut provoquer chez le lecteur une activité créatrice, complémentaire, paradoxale, et c’est le genre aphoristique qui s’y prête le mieux. Chez les autres dominent la curiosité, la familiarité, l’amusement, la rencontre avec des objets qu’on avait déjà croisés ailleurs.

On commença par séparer l’émotion et la beauté, et l’on comprit que la création, c’est-à-dire la traduction des états d’âme, devenait inutile, puisque la beauté sans frissons, c’est-à-dire la joliesse, se fabrique – l’histoire de la dégénérescence de l’art.

Le Public d’un artiste : dans l’Antiquité – les poètes et les philosophes ; à la Renaissance ou à l’époque classique – les connaisseurs ou la Cour ; aux temps modernes – la gazette et le réseau social. De plus en plus vulgaire, de plus en plus grégaire.

C’est la crédibilité égale de leurs contraires qui prouve la médiocrité des poses ou des pensées. La médiocrité des négations, en revanche, est souvent signe d’intelligence, d’élégance et de noblesse. La beauté poétique ou intellectuelle se repose sur un flagrant déséquilibre - qui est en même temps une fermeté - entre ce qui s’affirme et son opposé. « Le poète est l’homme de la stabilité unilatérale »** - R.Char.

La première qualité d’un artiste, c’est le don de maintenir une grande intensité, à travers chaque œuvre et dans toutes ses œuvres. Chez Bach, on trouve tellement de lourdeurs monotones, comme chez Mozart – de légèretés inertielles, ce qui, inévitablement, aboutit à la platitude, mais Beethoven sait, partout, garder sa hauteur d’une intensité inébranlable. Mais, dans les meilleurs de leurs ouvrages, le génie des deux premiers est plus pur, plus noble, plus incompréhensible. Beethoven est un aliment, qui n’est pas irremplaçable, les autres – des excitants uniques.

C’est par l’âme, et non pas par l’esprit, qu’il faut tendre vers le Beau. L’esprit ne conduit que vers les impasses, les désespoirs, l’absurde. C’est pourquoi tant de spirituels se contentent du médiocre, ayant échoué dans la poursuite du Beau.

Les bons écrivains sont de deux sortes – des aliments et des excitants : les premiers m’apportent de la vie, et les seconds me transportent au royaume du rêve ; les premiers développent des problèmes communs, les seconds m’enveloppent de mystères individuels ; mon soi connu se nourrit des premiers, mon soi inconnu garde ses soifs, grâce aux seconds.

Les ombres artistiques sont celles qui ne dépendent pas de la lumière qui les projette et finissent par se rapprocher davantage de la musique ou du rêve, qui sont si souvent une seule et même chose.

À l’artiste, la Beauté donne des ailes et ainsi l’éloigne de tous les soucis terrestres, même de ceux, qui sont d’origine divine, tel le Bien. L’art est le culte du lointain, et ce lointain, dans le meilleur des cas, c’est la Hauteur.

Tous les arts peuvent contenir du mystère, que tu es libre d’interpréter ; mais la belle musique, sans, nécessairement, en contenir un, crée dans ton âme un état de mystère irrésistible, que tu vis, sans l’interpréter.

Le seul art, qui n’ait pas besoin de la réalité, pour réveiller en nous des rêves, c’est la musique. Plus tu t’en rapproches, toi l’artiste, plus pur est ton art.

Ta maxime, comme la musique, n’apporte que des réponses, auxquelles les autres peuvent (doivent ou savent) chercher des questions adéquates. « En écoutant la musique, j’entends des réponses, j’ai l’impression qu’il n’y ait aucune question »** - G.Mahler - « Wenn ich Musik höre, höre ich Antworten und empfinde, daß es keine Fragen sind ».

Les narrations de minauderies sirupeuses des duchesses, d’aventures promotionnelles des fonctionnaires, de stratagèmes rusés des gangsters font appel à la même misère littéraire et apportent la même gloire aux yeux de la même couche sociale, au même pouvoir d’achat. Et l’explication de cette calamité n’est pas dans le constat que Dieu ou l’homme sont morts, mais dans celui que le poète est mort, chez l’écrivant et chez le lisant.

À quel organe s’adressent les livres d’aujourd’hui ? À une tête en proie à l’ennui, à un estomac à digestion rapide, au faciès fréquentant les plateaux télé. Et pourquoi se tourner vers un esprit fade, une âme moribonde, un cœur emphatique – le lot de la majorité - et qui ne pèsent rien sur la balance du succès escompté ?

La profondeur de ton regard et l’étendue de tes idées sont portées en hauteur – par la musique. La marche ou le récit, transformés en danse ou en chant.

Le style naît d’une pénétration du Mystère royal dans la république du Problème et de la Solution. De la Hauteur tri-dimensionnelle, céleste, inaccessible, - dans la platitude des horizons maîtrisés. Tous les regards, aujourd’hui, étant tournés vers le bas commun, il n’y a plus de styles personnels.

Le dernier grand écrivain français est mort il y a un quart de siècle. Il est fort probable, que même dans un siècle, il garderait ce statut. Mais l’homme de plume est chanceux, son deuil est récent, comparé à la peinture et à la musique, qui le portent depuis plusieurs quarts de siècle.

L’âme s’incarne dans tous les arts, sauf dans la musique, qui est l’âme désincarnée. La poésie est l’incarnation, ou l’enfant, de la musique, par l’intermédiaire de l’esprit ou du cœur.

Il est donné à tous, peut-être, d’entendre parfois un chant intérieur ; mais il faut être poète, pour le traduire en musique des mots, images, idées.

Ni le mouvement discursif, ni la finalité proclamative, mais l’immobilité du commencement, libre et noble, rend sacrée une écriture. « Toute œuvre d’art, qui n’est pas un commencement, ne vaut pas grand-chose » - E.Pound - « Any work of art, which is not a beginning, is of little worth ».

L’art est traducteur du rêve, et le rêve est à l’opposé de la réalité, qui est la vie. Donc, contrairement à Bach : « Si ton art est de la vie, ta vie sera de l’art » - « Wem die Kunst das Leben ist, dessen Leben ist eine große Kunst » - je dirais : Si ton art est du rêve, ton rêve sera de l’art.

Le style : un point d’Archimède, choisi en fonction de ta puissance et de ton ironie, réalisant un équilibre entre ton pouvoir et ton vouloir et visant à relever ton valoir.

La poésie la plus pure – lorsque le sentiment s'y met à danser ; la philosophie la plus noble – lorsque s'y met à danser la pensée.

Le philosophe réfléchit hors du temps et appelle éternité – la réflexion réussie. Le poète rêve dans le temps courant, qu’il veut fuir, et appelle éternité - la fuite réussie.

La réalité est fastidieuse ; la connaître n’apporte rien à la qualité d’une écriture ; le livre, narrant, précisément, les faits, les pensées, les goûts de son époque ne peut irradier que l’ennui. La valeur d’un écrit se mesure par l’écart, allégorique ou métaphorique, par rapport aux soucis du jour courant.

Les mots peuvent traduire l’impression que nous recevons de n’importe quel art, sauf de la musique. L’expressivité des mots est le critère le plus sûr d’une intelligence ; c’est pourquoi aucun art n’est commenté par tant d’imbéciles que la musique. Les commentaires d’un poète ne décrivent que l’état de sa propre âme.

Pour le poète la musique est rythme, pour le solitaire – mélodie, pour le philosophe - harmonie.

On ne trouve de vrais rêveurs que chez Héraclite et Platon, Goethe et Byron, Dostoïevsky et Nietzsche ; tous les autres, avant, pendant ou après ceux-là, y compris leurs épigones, ne peignent que des bavards réalistes ou des pédants abstractionnistes.

Plus haute est l’harmonie musicale – dans les notes, les mots, les coups de pinceau, les pensées – plus profonde est l’émotion qu’elle provoque chez les âmes sensibles. « Le rythme et l’harmonie pénètrent irrésistiblement au plus profond de l’âme » - Platon.

Ce qui constitue l’état de mon âme – l’intensité, l’énigme, l’extase – est intraduisible en mots ; c’est pourquoi il existe la musique. « Je vois ma vie comme l’expression de la musique » - Einstein - « Ich sehe mein Leben als Ausdruck der Musik ».

La racine d’un arbre d’art doit comporter des solutions du Vrai, des problèmes du Beau, des mystères du Bien, et sa finalité devrait être des fleurs ou des fruits ou des ombres.

Les mots et images n’apportent rien au sentiment visé, comme le portrait ou le roman n’apportent rien à l’homme représenté, ni l’Intelligence Artificielle - à l’intelligence. Mais sans l’âme ou l’esprit actifs, le cœur risque de sombrer dans la passivité.

Quand on voue un culte au Beau, on perçoit tout appel, en paroles ou en actes, au Bien et à la Justice comme une platitude voire une bassesse, leur seule traduction noble étant peut-être une pitié, silencieuse ou pétrifiée.

Tout livre d’art doit être codé ou écrit à l’encre sympathique. Tout homme à l’âme vivante possède un décodeur nécessaire, pour entendre la musique de ce livre ; il serait même suffisant, si, en plus, cet homme avait une tête bien faite.

Le scientifique approfondit le Vrai ; le moraliste rend plus vaste le Bien ; mais chez les meilleurs d’entre eux se manifeste la hauteur du Beau – ils se mettent au-delà du Vrai et du Bien, ils deviennent artistes.

N’importe qui peut ne faire de son écrit qu’un étalage de questions. Mais l’écriture, qui consisterait, essentiellement, de réponses, ne vaut que si l’on réussit à trouver à celles-ci des questions intéressantes ou, au moins, cohérentes. Aux réponses : âme immortelle, savoir absolu, connaissances a priori il n’y a aucune question qui exciterait notre curiosité ou notre goût du subtile – ce sont des morts-nés.

Ce qu’ils appellent art moderne est au service des marchands, qui, à leur tour, suivent la demande des hommes d’affaires. Tous les phares de la beauté sont éteints. « L’art est au service de la beauté, et celle-ci est le bonheur de maîtriser la forme »** - Pasternak - « Искусство служит красоте, а красота есть счастье обладания формой ». La forme artistique, organique, devint forme mécanique, robotique.

Tchékhov est le Mozart de l’art tragique ; chez les deux on trouve le plus grand écart entre l’homme et l’auteur – l’homme y est invraisemblablement bête et l’auteur – invraisemblablement pénétrant. Tchékhov ne fut nullement délicat, et Mozart ne fut jamais envahi par un rêve. Pourtant, les pièces de Tchékhov sont pleines d’une musique délicate ; les opéras et les concertos de Mozart nous renvoient aux rêves d’un dramatisme déchirant.

Dans l’art (musical, philosophique, poétique), il y a trois sortes d’intuition, qui peuvent réveiller un génie imprévisible, – l’inconsciente, la profonde, la hautaine. La première famille – Bach, Mozart, Tchékhov ; la deuxième – Kant, Rilke, Valéry ; la troisième – Byron, Hölderlin, Nietzsche. L’homme, c’est-à-dire le maître, n’y est presque pour rien ; c’est une étincelle divine qui illumine leurs œuvres. La conscience, la profondeur, la hauteur, sans intuition, n’aboutissent à la beauté que grâce à la sobre maîtrise de l’homme, avec un talent purement humain et qui ne serait qu’un instrument auxiliaire.

Le genre discursif : une même chaîne, qui relie des héros, des bandits, des badauds, et qu’on traîne, en plein jour, vers les forums, les salles de vente, les abattoirs. Le genre aphoristique : un faisceau d’étincelles, projetant des ombres dans la nuit des âmes.

Ce sont les caprices des dieux, imprévisibles, vengeurs et songeurs, plus que les péripéties touristiques ou martiales des Terriens, qui font le mérite d’Homère ; mais dans l’Orestie d'Eschyle, prolongeant Homère, le venger efface le songer.

Dans la vie réelle, tous connaissent des instants de passion ; mais pour que de ton rêve ou de ta création, si tu en as, monte une passion, il faut que tu sois artiste. Il ne sert à rien de t’égosiller sur tes trémoussements, si ton style est plat ou sec. La brillante sécheresse (glänzende Trockenheit de Kant) peut apporter quelques pâles lumières, elle est incapable d’ombres éclatantes, dont est constituée une passion.

Rendre un climat convient à la musique, rendre un paysage – à la peinture ; la poésie devrait se concentrer sur le premier et ne confier au second que des cadres. Or, il y a trop de paysages, chez Dante, et pas assez de climats. Seul le romantisme se voua aux climats uniques et ardents ; mais l’art moderne, et même la philosophie, se tournèrent vers la reproduction de paysages mécaniques.

Les temples du Beau s’érigent en hauteur ; mais lorsque ses idolâtres ont la chance ou le don d’atteindre la profondeur morale ou scientifique, ils sont tout étonnés et ravis de trouver du Beau et dans le Bien et dans le Vrai.

Sur Terre, ce qui est naturel se réduit aux mystères, et ce qui est artificiel se compose de problèmes et de leurs solutions ; cette vision paradoxale doit guider la démarche littéraire et surtout – philosophique. Le renversement de cette vision est signe des médiocrités.

Les mécaniques unités aristotéliciennes préparaient déjà l’art des robots ; la seule unité, dont je puisse me targuer, est la hauteur, de laquelle j’observe les états de mon âme. Atemporel, atopique, passif.

L’art est toujours un écart, par rapport à ce qui est naturel. La culture est un défi à la nature. La création est l’évitement de ce qui va de soi ; elle est l’invention de nouvelles règles, de nouveaux enjeux et de nouvelles scènes ; au début, elle est toujours un faux-monnayeur.

Si tu veux, que tes idées vibrent et s’illuminent, tu apprendras, plus tard, que les cadences et fréquences, finalement, furent communes et que les lumières pouvaient être remplacées par des lampes moins ambitieuses. Il faut, que tes idées accompagnent des élans vers l’inaccessible et que tu t’exprimes davantage à travers tes ombres.

Briller, simultanément, sur ces deux facettes littéraires, le fond et la forme, semble être un privilège exclusif des seuls poètes, comme Rilke et Pasternak. Valéry et Tchékhov brillent par le fond, avec une forme assez conventionnelle ; Nietzsche et Cioran brillent par la forme, avec un fond trop vague ou trop facile.

L'arbre d'écriture vaut surtout par ses cimes, ses fleurs et ses ombres, mais l'essentiel de ses variables se concentre dans ses racines, prêtes à s'unifier avec l'arbre de lecture. Si celui-ci vient de la forêt de Pan ou, pire, du jardin d'Adonis, on ne doit pas s'étonner si l'arbre unifié manque de vie, de fruits et de ramages.

Verbalement, l’élan vers l’inaccessible ne peut être rendu que par un langage irrationnel, poétique. Peindre et justifier cet élan est peut-être la première tâche du poète : « C’est de tous les instants, nourris d’inaccessible, que vient la puissance d’un poète »** - Cioran – c’est, à la fois, une puissance du rêve et un aveu de faiblesse dans le réel.

Le talent est dans cette dualité : être porté par un élan et en créer un autre, nullement obligé d’être une copie du premier. Une profondeur inconsciente et une hauteur maîtrisée.

Un bon écrivain, c’est la rencontre d’une noblesse, d’une intelligence et d’un talent. La noblesse, c’est un goût sélectif et la hauteur du regard ; l’intelligence, c’est la profondeur du savoir et l’exigence des contraintes ; le talent, c’est le ton musical et la grâce du verbe. Un seul de ces dons est absent, et vous risquez d'être Gros-Jean comme les autres.

Puisque aucune identité n’est possible entre ta conscience et tes tentatives de la décrire, il vaut mieux renoncer à écrire ce que tu penses ou ressens ; je préfère assister, sur mes pages, à la naissance d’une pensée ou d’un état d’âme, dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

La poésie et la philosophie ne furent possibles que grâce aux loisirs que pouvaient s’offrir des âmes sensibles ou des esprits aigus. L’extrême professionnalisme moderne étouffa les âmes et étriqua les esprits ; l’étroite et sobre profondeur succéda à la vaste hauteur et à l’enivrante intensité.

L’homme ou l’auteur, agir par le soi connu ou créer selon le soi inconnu, le style de l’horizontalité ou l’intensité de la hauteur, se mesurer aux hommes ou s’exprimer dans la solitude, se résumer dans l’immanence ou se dépasser dans la transcendance, naviguer grâce à la brise comique ou se noyer dans le naufrage tragique. Bref, il faut renoncer aux discours de l’homme et ne suivre que la musique de l’auteur.

Pour celui qui pratique le ton hyperbolique, la nuance n’est pas un avatar de la culture. Par ailleurs, il y a plus de nuances de la médiocrité que de la subtilité. L’intensité est beaucoup plus tranchante que la nuance, bien qu’étant signe d’une certaine barbarie.

Qu’ils pratique le poème, la mystique ou l’apophtegme, Nietzsche et Valéry restent grands artistes. Mais Cioran, brillant dans le discursif, est terne dans l’aphoristique. Le style, c’est de la lumière maintenue, mais la maxime, c’est la qualité des ombres fugaces.

Le talent n’a sa place que dans un livre idéal : le style en est le contenant, et la noblesse – le contenu. Inverser les rôles, c’est rendre le livre – maniéré ; l’inertie y remplace le talent. Maître ou esclave.

Si, après avoir produit une œuvre assez abondante, aucun système n’en surgit, c’est que, probablement, tu ne fabriquais que du bavardage. Et c’est une tout autre affaire que l’existence ou l’absence d’un système a priori, une circonstance sans importance.

La musique parfaite est l’équilibre entre le paysage (des reliefs, altitudes et précipices) et le climat (de la mélancolie à l’hymne). La littérature devrait s’en inspirer.

Le style aphoristique, nécessairement, conduit au mysticisme, qui suppose des lacunes profondes, secondaires mais indispensables, à remplir par le lecteur.

Plus tu vas, moins tu penses que le talent, ce soit l’harmonisation ou la coordination entre ce que tes yeux croient et ce que ton regard crée. Décidément, le talent n’est que ton regard initiateur et vibrant, bien que certaines choses vues se mettent, parfois, à vibrer, elles aussi ; le réel ne constitue qu’un cadre commun, qui conviendrait à tant de tableaux disparates.

Il y a des écrivains qui pensent, orgueilleusement, posséder des idées si importantes, qu’elles doivent être aussitôt énoncées ; il y en a d’autres qui, fièrement, déclarent en être possédés – les pédants ou les minaudants. Dans l’art, les idées n’inspirent ni les hauts départs ni les profondes arrivées ; elles naissent, par hasard ou par inadvertance, dans les parcours, à l’insu du marcheur, ou plutôt du danseur ; elles illuminent les chemins ; mais n’apportent presque rien aux élans, toujours obscurs.

Le style est l’harmonie, maintenue par l’esprit ; le talent est la mélodie, née dans l’âme, et les battements du cœur imposent le rythme.

Dans ton écrit, tu as beau ne viser que des fleurs (des états d’âme), il en surgira, immanquablement, un arbre d’esprit, structuré par des idées, qui approfondissent les racines et étendent des ramages. Mais la beauté de l’ensemble doit consister en qualité d’accès aux fleurs, c’est-à-dire – dans le style.

Un état d’âme que tu es censé rendre ne se réduit ni aux images ni aux idées ; irrémédiablement tu vas l’inventer. L’auteur et l’homme ne peuvent donc jamais coïncider ; aucun d’eux n’est disciple de l’autre.

La musique picturale ou verbale existe, car c’est elle qui fait résonner ton âme, sans que tu comprennes pourquoi, sans que tu voies l’objet de ton bouleversement.

L’élan vertical du pathos ne peut se maintenir que grâce aux fondements implacables du style. Ce cas heureux constitue le talent.

Le genre discursif – suivre un fil, dans une platitude arbitraire des mots ; le genre aphoristique – s’imposer une trame, ce qui évite le décousu des images et des idées.

J’entends tant de reproches, adressés à un écrivain, puisqu’il n’y aurait pas assez de vécu dans ses livres, mais je n’ai jamais entendu de regrets critiques à cause d’un manque de rêves.

1966, 1970, 1988 – les dates de la mort du dernier poète en Russie, en Allemagne, en France. J’ai beau m’extasier devant la merveille de la sauterelle, je ne peux en conclure, en absence de poètes, que « the poetry of Earth is never dead » - J.Keats. Les poètes traduisaient les concepts en rêves ; nos contemporains réduisirent tout rêve – en concept. Ce n’est plus aux mânes ou momies de la défunte qu’on rend hommage, mais à ses images de synthèse.

Les nuances, même les nuances du grand, relèvent du genre elliptique, fini, sans élan ; les maximes doivent être paraboliques (élans vers le proche) ou hyperboliques (élans vers le lointain).

Le talent : l’art de maintenir à la même hauteur le sujet et le style. Une traduction réussie des contraintes et des goûts.

Une question très éclairante à poser à tout écrivain : Comment voyez-vous votre place dans la littérature ? Je sais que la mienne se trouve au bout d’une impasse, mais je sais que personne ne pourrait m’y accompagner, puisque j’y communique, en hauteur, avec Celui que tout le monde ignore ou méprise. La-haut, je vis une métamorphose du réel en rêve.

Le regard, dont je parle, n’est pas tellement dans l’œil, puisque ce regard se dédie à la création, c’est-à-dire à la conception (par l’âme) et à l’exécution (par l’esprit).

Une œuvre, qu’elle soit méthodique ou chaotique, n’atteint à l’originalité qu’a posteriori ; inutile de la chercher a priori.

Nietzsche a le style et la noblesse ; c’est ce qui manque à Valéry, mais il a l’intelligence, dont est dépourvu Nietzsche ; Cioran n’a que le style. Le seul homme à posséder, en même temps, ces trois vertus, capitales en écriture, c’est R.Debray, et, en plus, c’est un héros.

Il est naïf d’opposer, et même de préférer, nos sensations à notre culture ; les premières, provenant du corps, sont pratiquement identiques chez les aristocrates et chez les goujats, tandis que notre tribut à la culture porte toujours les traces de nos propres états d’âme.

Chez un philosophe, on (res)sent le climat, pointilliste, laconique, ascendant, de son âme ou/et comprend le paysage, vaste, cohérent, connexe, de son esprit. Avec la disparition des âmes, on est orphelin de climats solitaires et plongé dans la multitude de paysages. Mais l’artisanat (photo)graphique rendit ces paysages – interchangeables. L’aphorisme reste le dernier genre, qui fasse parler l’âme.

L’inspiration offre le commencement, mais, pour le valider, il faut du travail : une adresse du développement ou une caresse par enveloppement. « Le génie commence les beaux ouvrages ; mais le travail seul les achève » - J.Joubert.

La science rend de plus en plus intelligibles les problèmes du monde ; l’art, et donc la philosophie, devraient rendre encore plus inintelligibles les mystères du monde.

Jadis, l’artiste partait de ses propres images, pour arriver au tableau des choses, existantes ou pas ; aujourd’hui, il part des choses évidentes, dont il n’exhibe que des images communes. « Ce qui, jadis, relevait de l’esprit est évincé par des illustrations » - Adorno - « Was einmal Geist hieß, wird von Illustration abgelöst ». Le mot éclatant est vaincu par l’image terne.

Dans l’art, y compris en philosophie, plus longue est la portée du contenu, plus courte doit en être la forme enveloppante ; tout développement, rapproche de la platitude finale. « Il faut savoir être bref dans ce qui est vaste »** - Tchékhov - « Нужно уметь коротко говорить о длинных вещах ».

Tant de galimatias – philosophiques, picturaux, musicaux (la liste reflète la chronologie des agonies) – se présentent comme l’avènement de la sensibilité pure. Dans un langage plus réaliste, je parlerais du hasard des relations entre concepts, du hasard des couleurs ou des formes, du hasard du croisement des tons, des rythmes. Bref, la disparition de la mélodie – spirituelle, pittoresque, émotive. À force de moduler à outrance les reliefs de notre âme, on aboutit à une platitude idéologique, formelle, impersonnelle.

La démonstration convaincante de la différence entre les produits des yeux et du regard, c’est Valéry qui l’expose : la platitude, morne et maniérée, de ses Vues et la haute liberté, organique et spontanée, de ses Cahiers. Journées de travail, matinées de rêve.

Le chemin menant à la naissance de ton regard poétique : tu ne comprends plus, tu n’entends plus, tu ne vois plus – et tu fais appel au goût (les contraintes de l’esprit) et au toucher (la caresse de l’âme).

Pour un artiste, les pleurs et les rires sont comme une partition ; sans une interprétation musicale ou verbale, ils restent lettre morte.

Depuis presque un siècle – aucune œuvre tragique, mais les macabres prolifèrent.

Tout grand art est un art par omission : les contraintes absolutisant les commencements, dissimulant les parcours et relativisant les buts.

L’art sans passions, sans préjugés, sans partialités n’existe pratiquement pas ; et toutes ces qualités ne sont que des manifestations d’un narcissisme. Il faut, donc, d’abord s’aimer tout court, avant de s’aimer dans l’art, si l’on en porte un talent. « Aimez l’art en vous, avant de s’aimer dans l’art » - Stanislavsky - « Любите искусство в себе, а не себя в искусстве ». L’art en nous n’est qu’une place ; toi, dans l’art, tu es déjà un créateur.

J’ai choisi de me montrer, plutôt que de montrer les autres ; ce qui revient à préférer le chant au récit. Le seul musicien, chez moi, est mon âme ; en absence des âmes, personne ne m’entend – l’âme n’est entendue que par des âmes – ma réplique au fragment de F.Schlegel : « Les esprits ne se montrent qu’aux esprits »* - « Geister zeigen sich nur Geistern ». Les abstractions, les rêves, les spectres passent, inaperçus, inentendus…

Chez un poète, le débordement sentimental provoque un appel d’air, un vide verbal, un manque musical qu’assouvissent d’harmonieuses métaphores.

Pour apprécier le rêve aérien, coulé dans le bronze des mots, on a besoin d’une imagination pour le voir et d’une oreille et d’une intelligence – pour l’entendre (dans les deux sens du mot).

Dans l’art, l’esprit n’est qu’un bon manœuvre au service de l’âme créatrice. Avec les âmes éteintes, les esprits se machinisent davantage : ils gagnent en cohérence et perdent en agilité.

La création est un contraire du rêve : celle-là vaut, surtout, par la qualité de ses nets commencements, et celui-ci – par l’inaccessibilité de ses buts vagues. Mais aussi bien les commencements que les buts y servent de lumière, pour projeter nos ombres intellectuelles ou sentimentales. « L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne »** - R.Char – tu y parles du rêve immobile, tandis que la création est l’art du possible animé.

L’art ne s’adresse qu’à ceux qui ont une âme ; il consiste à peindre des rencontres uniques, jamais produites par le passé, entre des concepts, grâce à un nouvel angle de vues sur eux. La vue de cette rencontre, ce trope, le contraire du hasard, provoque une émotion dans les âmes, qui disposent de facettes autres que la réfléchissante ou la calculante (ce fut le cas malheureux d'Aristote). La métaphore est un triomphe du talent sur le hasard.

Il faut savoir tirer de bons corollaires du théorème de l'amorphisme de Musil : « Si nous essayons d'abstraire de nous-mêmes ce qui n'est que convention inhérente à l'époque, il reste quelque chose de tout à fait amorphe »** - « Versuchen wir von uns abzuziehen, was zeitbedingtes Convenu ist, so bleibt etwas ganz ungestaltetes ». L'une de ces conventions, prêtées au moi formé par l'époque, est sa basse soif de reconnaissance : « L'art est une recherche souffrante du moi avide de triomphe » - A.Suarès.

La noblesse, dans l’art, consiste à donner de la hauteur à ce qui t’entraîne vers un but digne (l’élan vers l’inaccessible) et à ce qui retient tes commencements indignes (la pureté des contraintes).

L’art fait verdoyer le rêve, pour se sauver de la sécheresse de la vie ; la science résume la vie dans un arbre, chargé d’inconnues vivantes. Quand on ignore la technique d'unification d'arbres, on s'horrifie pour rien : « L’art est l’arbre de la vie ; la science – l’arbre de la mort » - W.Blake - « Art is the Tree of Life, Science is the Tree of Death ».

Mon idéal d’écriture – inclure l’essentiel dans une seule proposition, de telle façon que le lecteur n’ait aucune envie de voir une deuxième. C’est pourquoi je déteste les bavards comme Faulkner : « Écris ta première phrase de telle manière, que le lecteur veuille, à tout prix, lire la suivante » - « Write the first sentence in such a way that the reader wants to read the next one at all costs ».

Plus honnêtement on se contraint à ce qui ne s'affadit pas dans le verbal, plus on se dévoue au genre aphoristique.

Deux sortes d'émanations du soi inconnu : des impulsions ou des vibrations – la créativité ou l'âme. L'art, c'est l'heureuse rencontre de ces deux courants, de ces deux fonds, portés par le talent, qui est la forme même du soi inconnu.

Les mystiques du mot, de l'image ou de l'idée accompagnent toute œuvre d'art : l'art sans mystique est aussi impossible qu'un chant sans mélodie.

La puissance du fond n’est que la profondeur – je la salue ; mais je me moque de la puissance de la forme, puissance qui n’y est que la lourdeur, elle y est presque le contraire de la hauteur de la caresse, cette essence de la forme.

Mes phrases se composent dans un tumulte, mais la recherche de chaque mot capital, à y insérer, exige un calme – l’état d’âme et l’état d’esprit.

Les Anciens inventèrent tous les genres littéraires, que la modernité ne fait qu’imiter. Le seul genre, où une réelle nouveauté fut introduite, c’est la tragédie, dont le vrai sens fut découvert par Tchékhov. Ni Dante ni Shakespeare ni Descartes ne peuvent prétendre à de telles trouvailles. Nabokov ne trouvait chez Tchékhov : «  que des trébuchements continus, mais c’est l’homme, qui ne quitte pas des yeux les étoiles, qui trébuche »** - « непрерывное спотыкание, но спотыкается человек, заглядевшийся на звёзды ».

Tout ce que s’exprime (le fond et la forme) par l’artiste s’imprime dans le lecteur/spectateur/auditeur (muni d’un cœur, d’une âme, d’un esprit). Le meilleur émetteur cultive la forme, à travers laquelle le meilleur récepteur perçoit le fond – la hauteur maîtrisée par le premier et la profondeur découverte par le second.

La métaphore, une fois bien orchestrée par l’esprit, devient musique, et, comme la musique, elle va directement au cœur, nous laisse interdits et immobiles. C’est pourquoi son effet ne se réduit ni à la danse ni au chant, mais à la solitude d’une hauteur, qui accueille les larmes du bonheur ou de la mélancolie, ce qui est, souvent, la même chose.

Comme la vraie philosophie, l’art devrait être soit une caresse, apportant une consolation à nos rêves vulnérables, soit une mise en musique de la vie au moyen d’un langage poétique. « L’art n’est pas une puissance, mais une consolation » - Th.Mann - « Die Kunst ist keine Macht, sie ist nur ein Trost ».

Ce n’est pas son opinion sur les objets qu’expose l’aphoriste ; il imagine surtout des chemins d’accès, originaux, nobles ou vertigineux, à ces objets ; l’opinion, elle-même, peut bien être banale. C’est ce que retiennent les mauvais lecteurs.

Dans l’art, tout relève du rêve ; celui qui pense y placer la vie n’y dépose que de mauvais rêves. « Il ne s'agit pas de peindre la vie, mais de rendre la peinture vivante » - Cézanne – cette définition s’applique aussi bien à la photographie qu’à la folie.

Les armes du style : l’étendue des écarts langagiers subtiles, la profondeur des métaphores conceptuelles, la hauteur des chemins d’accès aux objets de rêve.

La beauté intérieure d’un écrit est dans sa musicalité ; sa beauté extérieure – dans la richesse, la nouveauté, l’élégance et la profondeur des questions que sa lecture provoque.

Le talent littéraire consiste dans l’art de réduire toute expression à la caresse. « On serre toujours contre son sein celui qu'on aime et l'art d'écrire n'est que l'art d'allonger ses bras » - Diderot.

Tant de livres, aujourd’hui, à nous apprendre à agir, à réfléchir, à connaître – et aucun pour nous faire rêver. Quelle amère ironie dans ces paroles de G.Bachelard : « Les livres sont nos vrais maîtres à rêver ! ».

Depuis que la science fit le tour complet de ses postulats initiaux et n’évolue que par l’inertie, le seul domaine intellectuel, où un commencement puisse compter plus que les chemins et les buts, reste l’art. Mais pour apprécier la hauteur des commencements il faut avoir maîtrisé la profondeur des finalités ou l’étendue des parcours de ses prédécesseurs.

Dans une œuvre-d’art, l’amorçage devrait provenir du cœur, le langage – être maîtrisé par l’esprit, le message – dicté par l’âme. En pratique des meilleurs, le temps n’y intervient pas, l’auteur vit une étonnante synchronie, ce qui permet de prendre le cœur, avec ses commencements, pour véritable auteur. Et puisque les cœurs des admirateurs, contrairement à leurs âmes, survivent à la peste de la robotisation mondiale, le sens de la création, vu par Beethoven : « Du cœur – vers le cœur » - « Von Herzen zu Herzen gehen », - est juste.

En poésie, la cause surgit souvent comme un effet de la forme.

Le genre discursif : le lecteur reconstitue l’arbre narratif de l’auteur, arbre dépourvu d’inconnues. Le genre aphoristique : l’arbre représentatif de l’auteur s’unifie avec l’arbre interprétatif du lecteur (les deux pouvant être de profondeur ou de hauteur comparables), en générant un troisième arbre, toujours plein de variables.

Ils écrivent pour remplir les rayons de la consommation de masse ; j’écris pour les goûts qui, peut-être, n’existent même pas. Mais l’âme est faite pour cuisiner ou goûter de la beauté, irrésistiblement. Dans une société sans âme, aucun rayon n’est plus prévu pour la beauté gratuite, désormais non-nutritive.

Dans l’écriture, le talent, c’est l’art de munir d’une même intensité la sainte triade littéraire – l’intelligence, la noblesse, l’ironie. Mais ces qualités n’ont un caractère définitif que dans les commencements ; cette recherche du début décisif n’est qu’un retour éternel du même, de la même harmonie des critères, qui, bien satisfaits, rendent superflu tout développement. Et l’éternité n’est que le nombre inépuisable de sujets, sur lesquels pourraient reposer ces débuts. C’est ainsi que les meilleures plumes évitent le bavardage et s’arrêtent aux adages.

Nietzsche, Valéry, Cioran – la hauteur, l’intelligence, le style – ce sont ces lignes d’héritage, dans la vie d’imagination, qui m'autorisent d'en réclamer la fraternité. Plus l’appartenance à la tribu virtuelle des aphoristes. Mais aucune parenté avec le petit bourgeois, le grand bourgeois, le SDF, qu’ils furent dans leur vie réelle.

La vie objective doit être nostalgique, et l’art subjectif – mélancolique. Le lieu idéal de leur rencontre semble être des ruines. L’art éternel y caresserait la vie temporelle ; la vie de profondeur y exciterait l’art de hauteur. Tout – à la belle étoile.

Ce n’est certainement pas l’ambition qui me pousse à écrire, mais la beauté recherchée des mots à naître pour chanter mes états d’âme.

L’amour, c’est la caresse par le regard ; la noblesse, c’est la caresse par la hauteur ; l’intelligence, c’est la caresse par la représentation ; la poésie, c’est la caresse par le verbe. « La poésie est l'essai de représenter ce que tentent d'exprimer les caresses »** - Valéry.

Dans l’écriture, trois exigences : la forme (envelopper les commencements), la contrainte (ne pas développer les perles), le fond (échapper au désespoir de l’espace présent, espérer dans l’intemporalité). « De tout, il restera trois choses. La certitude que tout était en train de commencer. La certitude qu'il fallait continuer. La certitude que tout serait interrompu avant d'être terminé »** - Pessõa – ces certitudes devraient s’appeler, respectivement, - intuition, illusion, avertissement..

La plus utile contrainte, dans l’art, est d’éviter la platitude : s’appuyer sur la profondeur et viser la hauteur. « Pour l’artiste, la seule chose à ne pas voir est l’évidence »** - O.Wilde - « The only thing that the artist cannot see is the obvious ».

Le bon écrivain procède comme tout lecteur : de l'expression à la pensée (et non, comme le préconise Chamfort, l'inverse).

Qu’on soit passablement intelligent, comme Balzac, ou résolument stupide, comme Proust, leurs tableaux des repus exhalent la même pestilence morale. Les grands mondes qui y sont peints ne reflètent que la petitesse des personnages insignifiants et abjects. Mais Hugo et Dickens s’apitoient sur les pauvres humiliés, au lieu de dénoncer la pauvreté humiliante. La vraie noblesse, comme la vraie honte, on ne les trouve que chez Cervantès et Dostoïevsky.

La beauté de l’être se sculpte dans une harmonie paisible ; la beauté du devenir – dans un élan mélodieux. Le talent est dans leur entente rythmique. « L’élan exclut la tranquillité, cette condition indispensable du Beau » - Pouchkine - « Восторг исключает спокойствие, необходимое условие прекрасного ».

Le beau se hisse du charme harmonieux du joli à l’élan vertigineux du sublime ; il est dans le devenir créateur, comme le bon intraduisible est dans l’être – la hauteur et la profondeur, l’axe vertical, que complète le vrai horizontal.

Si la source de tes réflexions n’est que problématique ou pragmatique, la tonalité mystique peut s’avérer n’être que platitude ou profanation – un sobre développement y aurait suffi. Mais si cette source est mystique, tu dois renoncer au développement et songer à l’enveloppement de tes réflexions par des caresses, verbales ou conceptuelles, se limitant aux préliminaires.

Quand on prête plus d’attention aux désastres réels qu’aux consolations illusoires, on voit dans les maximes des axiomes du crépuscule (Cioran) ; pour ceux qui font le choix inverse, comme moi, les maximes sont des apories de l'aube.

La littérature et la philosophie ont les mêmes exigences de forme – la virtuosité langagière – et de contenu – la consolation dans l’affaissement de nos rêves. Leur contraire, la science, codifie le langage et, dans la plupart des cas, elle est sans conscience morale.

Je ne pus jamais être éponge ou fontaine. « Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient »** - R.Char. Ce que j’absorbe descend dans une sèche profondeur, et ce que j’émets est une haute source, ignorant ses destinées en aval.

Les genres discursif ou aphoristique – le jugement le plus pertinent partirait de la nature de l’arbre en tant que symbole de toute écriture. Dans le premier cas, on part d’un arbre prédéfini, réel ou intellectuel, dont on parcourt le cheminement, temporel ou spatial. Dans le second, la réalité spatio-temporelle est presque absente, on annonce la naissance de l’arbre personnel, en n’y exhibant que des fleurs qu’on munit d’indices vers le passé des racines sacrées et l’avenir des souches vermoulues. Le devenir mécanique ou le devenir organique.

L’élégance, comme le bonheur, l’inspiration, l’enthousiasme, ne peut pas s’exprimer dans l’abondance ; le laconisme des maximes, pallie à cette incompatibilité, en chargeant ses brefs commencements d’une énergie, conduisant inexorablement à l’abondance.

Dans l’art, la vraisemblance du perçu compte plus que la vérité du conçu, la croyance implicite – plus que la conviction explicite.

L’inspiration (état d’âme dans l’espace, créant un enthousiasme a posteriori) n’a aucun rapport avec l’excitation (état d’âme dans le temps, portant un enthousiasme a priori). Une main tremblante est compatible avec un esprit ferme, tous les deux au service de l’âme. On vit dans le temps (un devenir de routine), on rêve dans l’espace (un être de rupture).

Les pièces de Tchékhov réveillent des sentiments tragiques, chez les rêveurs, et mélancoliques, chez les railleurs. « Tchékhov adressait aux hommes joyeux le chagrin de ses livres » - Nabokov - « Чехов писал печальные книги для весёлых людей » - c’est ce que lui-même pensait, à la Mozart, c’est-à-dire – bêtement.

Quelqu’un qui admire Proust n’a aucun droit de juger de l’intelligence ou de la noblesse, puisque, fatalement, il est un sot. Je regrette de l’appliquer à Nabokov, si séduisant dans son ironie et si primitif dans ses jugements de valeur. La Mort à Venise et le Docteur Jivago sont, pour lui, niais et répugnants ; c’est un goujat qui parle…

Deux branches constituent l’arbre de l’art : celle qui est poussée par l’enthousiasme et celle qu’alimente un désenchantement. Dans la première dominent les malheureux ; les blasés pullulent sur la seconde.

Évidemment, l’unité entre une chose réelle et son reflet dans l’art est impossible ; la première flotte dans le chaos (ou l’harmonie, ici ce sont des synonymes) d’une Création magique, divine, et la seconde est fruit de nos pauvres représentations humaines. C’est avec la chose représentée qu’il faut comparer les objets artistiques ; les deux se réduisent aux arbres à variables, et leur unité consiste en possibilité d’une unification de ces arbres.

Deux sortes d’effets de la lecture d’un bon livre : soit il te renvoie à ton intérieur, te focalise sur toi-même – c’est un incitant ; soit il te projette sur un monde extérieur, un monde auquel tu dois réagir – un excitant. Cette belle dichotomie est pratiquée par mon ami R.Debray.

Aujourd’hui, la foule (ou des règlements écrits) est le seul juge en politique, en esthétique, en éthique ; l’écrit, qui s’adapta à ses goûts, est plus pitoyable que l’image, qui n’exige pas la présence d’une âme et n’a nul besoin de l’esprit, les yeux passifs se nourrissant des écrans. « Où l'image tient lieu de la parole, la matière évince l'esprit » - A.Suarès.

Les plus fastidieux des écrits littéraires visent une lecture unique, tandis les choses intéressantes devraient admettre des chemins d’accès multiples, grâce aux variables dont l’auteur aurait muni l’arbre de son discours. « Le charme de l’art réside dans la quantité de manières de voir la même chose » - Valéry.

Poétiser, c’est augmenter le nombre de sens (de chemins d’accès) de tes productions (qui sont des arbres) par l’introduction d’inconnues (variables). Plus tu progresses dans cette direction, plus tu t’approches de la musique, qui est un arrangement de seules inconnues (les constantes ne jouant qu’un rôle instrumental), faisant naître dans chaque écouteur le sens, propre à sa sensibilité et à ses attentes.

Quel ennui que de reproduire le bruit du fini actuel ! - il faut créer de la musique de l’infini potentiel !

En quoi les plumes modernes sont-elles différentes de celles des millénaires qui nous précédèrent ? - le mépris solitaire se mua en indignation grégaire, la volonté de rester hors du temps disparut dans l’embrigadement en espace, la langue oublia ses recoins particuliers, pour se déferler dans des lieux communs, aux extases lyriques se substituèrent les excitations mécaniques.

La beauté, c’est-à-dire la hauteur, d’une forme artistique doit être durable, c’est-à-dire donner l’envie d’y retourner. Or, en te penchant sur des choses basses, banales ou conformistes, chaque retour à la forme, jadis séduisante, la ternira, fera affleurer l’ennui de ces choses et ressentir la servitude de ton esprit, qui n’aura pas averti à temps ton âme libre. La durée artistique est question des contraintes.

En approfondissant ton regard sur n’importe quel objet – que ce soit un cristal, un papillon, un rugbyman – tu finiras par tomber sur des mystères grandioses, incitant ta vénération de la Création ; mais l’écrivain, dans son choix d’objets, doit poser des contraintes sévères et remonter aux genres les plus abstraits, où disparaîtraient les atomes, les yeux, les cervelles et ne resteraient que les états d’âme enchantée.

L’écriture : l’objet initial – un état d’âme, réel, non langagier, non conceptualisé, ensuite – son reflet, de vagues concepts avec de vagues relations, leurs places vagues dans une représentation naissante, des mots trop précis, trop limités, trop galvaudés, la nécessité de métaphores, qui finissent par peindre un état d’âme aux frontières trop nettes et imprévues, et c’est le chemin d’accès de ce dernier état avec l’état d’âme initial qui déterminera la qualité de ton écriture.

Dans l’art, tu es inspiré lorsque ton produit ne résulte ni du pourquoi ni du pour quoi, tout en étant inséparable de tes sensations, individué, se réduisant à l'impulsion d’un commencement. Le taux de niaiseries (qui guettent toute production ambitieuse) y est nettement inférieur à ce qui vient du suivi cohérent d’un but (qui est toujours commun).

La musique est l’art le plus universel ; elle met dans un état extatique aussi bien les foules, sur les champs de bataille ou dans les stades, qu’un solitaire, entre ses quatre murs. « On dit bien que la musique est la langue des anges » - Carlyle - « Music is well said to be the speech of angels » - c’est le talent du compositeur qui traduit l’appel solitaire ou collectif, entendu soit par l’ange soit par la bête.

Dans l’art, le savoir passif (érigeant des contraintes) est plus utile que le savoir actif (dictant des objets et des jugements). Les bonnes contraintes : les sujets épuisés, les répétitions à éviter, les angles de vue indignes. Pour la qualité des commencements, cet épicentre de la hauteur et de la personnalité, le savoir actif ne sert presque à rien.

Le seul élément décisif, pour former un vrai style, ce sont les métaphores. La seule véritable grandeur d’écrivain est dans les métaphores et non dans les récits, les tableaux, les abstractions, les idées, les jugements, les positions. La métaphore – une beauté laconique, portée par une noblesse. Le style – des rituels, dédiés aux métaphores.

L’élan et le talent – deux composants incontournables de toute création artistique. Le premier – l’intensité et le rythme ; le second – les mélodies et l’harmonie. On peut se passer d’élan réel, ou inventer un élan artificiel, mais rien ne sauve l’absence du talent. L’art doit consister en musique complète ; sans élan, toute musique risque de n’être que du bruit.

Tu constates que l’art et la hauteur quittent le ciel et rejoignent la terre ; tout lyrisme mort, les termes désuets, l’infini et l’éternité, ne font plus battre les cœurs, ils battent les cadences des machines. Ta nostalgie t’empêche de croire tes yeux qui lisent : « L’artiste est l’éternité, dont la hauteur pénètre nos jours » - Rilke - « Der Künstler ist die Ewigkeit, die die Tage von oben durchdringt ».

Tu as deux juges en esthétique : un goût exigeant et une sensibilité capricieuse. Et La Bruyère exagère : « Du même fonds, dont on néglige un homme de mérite, l’on sait encore admirer un sot » - on y devine une sensibilité et point un goût.

Deux préliminaires du créateur : avoir maîtrisé les choses et élaboré des valeurs. Deux voies en partent : l’une, terrienne et profonde, de Faust, le sentier battu, l’autre, aquatique, de Narcisse, à la surface d’un lac. « Information sur les objets, formation de valeurs, transformation narcissique en création artistique » - L.Salomé - « Objektbesetzungen, Wertsetzungen, narzißtische Umsetzung ins künstlerische Schaffen ».

Le bon lecteur refuse la nourriture indigeste ; il ne digère que des aliments et des excitants. Les premiers raccourcissent la vie, les seconds allongent les rêves. « Ce qui me nourrit, me détruit » - Ch.Marlowe - « What nourishes me, destroys me ».

La voix intemporelle de ton soi inconnu ne peut inspirer que tes commencements ; la voix du présent t’invite à l’inertie des développements ou au calcul des finalités. « L’essentiel de l’art se produit à l’instant de sa conception »* - B.Pasternak - « Самое важное в искусстве есть его возникновенье ».

Les enfants, le peuple, l’élite - ces trois destinataires définissent trois sortes de littérature : le conte de fées initiatique fait croire à l’existence d’un monde invisible et magique ; le livre moralisateur réveille de bons sentiments dans les parcours des humbles matures ; un style noble établit le culte de la beauté pure et haute, quel que soit ton âge. L’élite s’étant fondue dans la masse, exercer une influence, ce rêve des intellectuels français, n’a de place que dans le deuxième genre ; il est juste bon pour la marche et de peu d’effet sur la danse.

Depuis plus de deux millénaires, dans la dramaturgie tragique domine la mort violente. « Le théâtre tragique met trop d’importance à la vie et à la mort »* - N.Chamfort. Le naufrage, le dépérissement ou l’agonie du rêve, cette véritable tragédie, n’attire pas l’attention européenne.

Les dieux sont plus souvent querelleurs ou rivaux plutôt qu’alliés ou frères. D’autant plus précieuse est l’alliance entre Apollon et Éros, dans l’amour (la beauté féminine et le désir masculin) et dans l’art (la beauté comme but et l’excitation comme prélude de la création). « L’art est un appétit de l’âme en quête de volupté »*** - A.Suarès - Zeus et Athéna, la volonté et l’intelligence, se fusionnent dans notre esprit qui entretient la soif de l’âme.

Le mode discursif, c’est de la transpiration entretenue ; l’inspiration n’est attendue que par l’aphoriste ou le poète. Ton attente déçue, le renversement te menace : « Quand s’en va l’inspiration, arrive la dissertation »* - R.Debray. L’inspiration s’arrête à l’incitation et ne va pas plus loin que les incipits.

L’écriture idéale : le chant des mots et l’accompagnement musical des idées – il faut être, à la fois, poète, musicien, philosophe – Nietzsche, B.Pasternak Les ‘séparatistes’ – la hauteur verbale de Nabokov et la profondeur intellectuelle de Valéry.

La notion de caresse peut être trouvée dans tous les arts : la caresse musicale consiste, peut-être, dans les nuances du timbre – neutre, pur, tendre, perçant ; la caresse picturale – dans l’harmonie de la composition ; la caresse littéraire – dans le rythme stylistique ; la caresse poétique – dans la mélodie des vers. Dans tous les cas, la caresse naît de la musique de l’âme.

Mon soi inconnu ne connaît pas la nécessité ; il est la voix même de la liberté intemporelle, c’est elle qui, soudain, me poussera à écrire. Si tu crois écrire par nécessité, tu n’écouteras que la voix de ton soi connu, adressée au présent, aux autres. Une vague transcendance ou une transparence banale.

L’homme de réflexion réduit les pulsions de ses sens au fond raisonnable ; l’homme de création métamorphose les messages de sa raison en forme sensuelle.

Dans une œuvre intellectuelle, la force doit inspirer l’admiration, et la forme – la jouissance. Le talent est la maîtrise simultanée des deux.

Tu contiens trois ressources : la matérielle – tes sensations ; mi-matérielle mi-spirituelle – la mémoire ; la spirituelle – le langage (avec la logique incorporée). Laisser leurs empreintes sur tes actes ou sur ta page blanche est une démarche banale, indigne de l’art. L’art consiste à créer ce que ton soi connu ne contenais pas, créer sous l’impulsion de ton soi inconnu, pour ton propre étonnement.

Mais, cherchant l'expression, qu'est-ce que j'exprime, au juste ? - ce que je suis (le pouvoir) ? ce que j'aime (le vouloir) ? ce que je parais (le valoir) ? Une part honteuse de hasard, de ce contraire du devoir, y affleure.

Ni graver ni peindre, mais bander mon arc, dans la direction de mon étoile. Que le lecteur, qui aurait, lui aussi, ses cordes, ressente l’envie de se réfugier à l’ombre de sa propre étoile, d’essayer ses propres flèches ou d'en tracer sa propre trajectoire.

On ne devrait se dévouer à l'art que si l'illusion de créer à partir du point zéro de la sensibilité, est irrésistible. Et, d'ailleurs, ce sont là et les buts et les contraintes de l'art.