CIT��

Il faut reconnaître : mes ruines aristocratiques n'auraient pas de sens sans l'arrogant urbanisme de la cité démocratique. Habitué à habiter des culs-de-sac, je supporte mal la fluidité sans entraves dans les artères aménagées. De ma collection de panneaux de circulation, je n'ai gardé que l'icône vivifiante de l'impasse, de la contrainte, qui fit pâlir toutes les images de la vitesse, du poids et des destinations. De cette école d'éconduite, je retirai le permis de rester à l'écart des voiries.

P.H.I.



 


Noblesse

L'expulsion polie et anonyme assainit mieux la cité que le bûcher salissant. L'aristocrate hérésiarque n'a même plus l'hilarité publique à affronter ; on compatit même à sa catastrophe artificielle, comme on compatit aux handicapés ou aux victimes des désastres naturels. Moins les frais de relogement, les mêmes ruines étant plantées dans un désert.
VALOIR

Intelligence

Tout bonne couveuse de l'intelligence qu'elle est, la cité, néanmoins, en a gâté la jeunesse. Tout geste productif de l'intelligence crédule fut récompensé par une friandise ; l'intelligence a fini par se retrouver dans la même étable que la bêtise, nourrie aux hormones de croissance, au service de l'irrassasiable veau d'or, gérant du cirque des fauves.
VALOIR

Art

Le sens originel de l'art s'exprime en langage de ta caverne, mais ce sont les musées de la cité qui en préserveront des traductions à portée des analphabètes. Lumière comme cadre et ombre comme fond - tel fut le message de l'original, qui sera inversé par souci de cohérence et de visibilité. Ta lisibilité en tombera en déshérence.
VALOIR

Solitude

Le grand progrès de la démocratie consiste à laisser le solitaire crever, sans être dérangé, là où une tyrannie cherchait à le faire rentrer dans les rangs et clamer son bonheur. La disparition de la puanteur extérieure rend l'encens intérieur beaucoup moins salutaire ; et le chauffage collectif rend ta flamme inutile et dangereuse.
VALOIR

Souffrance

Rendre invisible et inaudible la souffrance - l'un des triomphes de la cité. Ce dont s'enorgueillissent les ruines est escamoté par les murs et les portes fermées. Les plafonds étouffent ce qui part au ciel à travers les toits percés. Seul l'océan de pitié céleste ouvre ses fonds aux bouteilles jetées par des mains solitaires.
DEVOIR

Russie

Pour une fois, je suis d'accord avec la cité démocratique, horrifiée par les forums russes. Des brigands n'hésitant pas à se faire appeler élite. Des imitateurs non-inspirés prétendant à une exclusivité ou exception. Des ours cherchant à gagner du galon en se soumettant à l'âne ou au mouton. La voirie des plus horribles, mais quelle perspective dans les impasses !
DEVOIR

Action

Moi, le créatif, j'aimerais respecter l'œuf ; les autres, les contemplatifs, lui préfèrent la poule ; mais la cité active donna la primauté au coq : l'action au-dessus de la raison et de la couvaison. Vivifier ou cocufier par insolence, au lieu de me crucifier en silence ou fructifier les autres en patience. Poulailler aux allures d'étable.
DEVOIR

Proximité

La démocratie voit dans le ciel la même ressource de progrès que la terre arable ou l'eau potable : services de proximité prévenant tout détournement au profit de l'infini. L'aristocrate ne prie, en soliloques fervents, que ce qui n'existe pas, l'absolu par exemple ; il faut au démocrate un contact épidermique pour entamer un dialogue insipide.
VOULOIR

Ironie

C'est sur l'écrit grave qu'est fondé la cité de droit. L'indétermination de l'ironie la biffe des tablettes honorifiques, où se gravent des modes d'emploi ou recettes de cuisine. Si la tyrannie cherche à faire monter ses caciques exsangues sur les scènes et pinacles, la démocratie se contente que les siens soient engraissés en coulisses.
VOULOIR

Amour

La cité étouffe la haine et souffle sur tout brasier de l'amour. La chaleur de cette réaction se canalise comme la fusion atomique, pour mettre à profit ces explosions des noyaux et développer l'énergie des épidermes. L'amour malgré n'existe plus ; ses alliés démocratiques encanaillèrent sa rébellion aristocratique.
VOULOIR

Doute

Sur les forums on encourage toute forme de doute, sauf celui qui porte atteinte au prestige du veau d'or et à son régime, le culte carnivore du mérite. Les doutes collectifs sont encore plus ennuyeux que ne le sont les vérités de foire ; les deux servent à araser toute aspérité rebelle, qui poindrait dans un cerveau en proie au plat calcul.
VOULOIR

Mot

Le forum s'incline devant la lettre pinailleuse et se gausse de l'esprit nonchalant. Le mot du degré zéro, cet écho de l'esprit infini, lui est sans poids ; il n'aime que le lourd enchaînement juridique protégeant le possédant de la furie fondatrice des dépossédés. Les titres de propriété, rédigés en mots sans âme, pris pour titres de noblesse, l'âme sans mots.
POUVOIR

Vérité

L'homme, hors de toute tribu, s'attache aux invariants utopiques. L'homme de la cité, avide de progrès, marque toute avancée par proclamation de vérités nouvelles. Des faits, des acquis, des outils et pas des œuvres, ces créations inventées donnant à l'éphémère illusoire l'intensité refusée aux vérités gonflables à souhait.
POUVOIR

Bien

Toute hyène, dans la cité d'aujourd'hui, pratique le bien public, aux heures de grande écoute. Les sondages confirment, se moquer de l'affamé est contre-productif : la meute lui jette des miettes au lieu de l'accabler par l'hallali d'antan ; entre-temps, elle se fait engraisser par le gibier consentant et adoptant le même subterfuge, face aux plus chétifs que lui.
POUVOIR

Hommes

On imagine très facilement la cité d'aujourd'hui fonctionnant sans la moindre intervention des hommes. Tout rouage vital obéit aux commandes numériques. Toute vision ou tout attouchement se réfèrent aux capteurs infaillibles. Il reste le goût, cet enfant terrible, alogique et analogique, se débattant entre les pattes des hommes digitaux.
POUVOIR
 

 


 

Ce qu'on appelle progrès : migration massive des hommes au pays des solutions, désertification du pays des problèmes et disparition des atlas du pays des mystères.

Le lieu de la liberté - la véritable pierre de touche des hommes : est-elle dans le monde, dans l'homme, dans l'au-delà ?

La liberté agréable, c'est le pouvoir sur les choses ; mais, par hygiène d'âme, il faudrait pratiquer, de temps à l'autre, une servitude prophylactique : abdiquer ton vouloir ou émanciper ton devoir, face aux choses, ou plutôt - leur tourner le dos, le temps que s'efface le rouge à ton front.

Choisir, servilement, la liberté commune, préférer, librement, une non-liberté passionnante - les ressorts de la honte et de la pitié bienfaisantes, qui nous rendent libres devant nous-mêmes.

Tant d'hommes libres restent indifférents au scandale de l'inégalité matérielle ; tant d'esclaves misérables vomissent leur haine face au monde libre ; c'est la rencontre future entre la honte et la noblesse qui réconciliera un jour la liberté et l'égalité ; cette rencontre s'appellera peut-être fraternité.

Sans liberté extérieure, le seul moyen de respirer sa liberté intérieure est de se réfugier dans la solitude. Sans liberté intérieure, le seul milieu, c'est le troupeau.

Contrairement à ce qu'il dit lui-même, l'homme est de moins en moins fou, car la folie suppose un manque de rêves inaccessibles. L'époque moderne est unique en fabrication de rêves à portée des bourses.

Les Anciens croyaient en Déclin, les Modernes - en Progrès. Déclinent les meilleurs et progressent les pires, il n'y a pas de contradiction.

Autrefois on luttait avec joie contre une vie infecte. Que faire, quand la vie est sans joie et la lutte – infecte ?

Signe d'une société sourde - on n'a plus besoin de bâillons. Signe d'une société muette - on ne parle qu'au milieu des forums.

Les pires tyrans, actuels ou potentiels, sont ceux qui ne reconnaissent ni dieu ni maître. Du saccage de temples et châteaux ne gagnent que casernes et étables.

Conversion fut affaire d'âme ou d'épée. Désormais, être convertible est anodin aussi bien en matière religieuse que monétaire, le mouton et le veau assurent le pouvoir du rachat ou d'achat.

Tant qu'on avait besoin de pilotes et de timoniers, le poète, subrepticement, en profitait, en offrant ses services en mer de l'Étrange ou aux passages infestés de sirènes. Mais aujourd'hui, où toute embarcation est insubmersible, où toute cargaison flotte et toute profondeur est bien sondée, où toute Fata Morgana est assagie et tous les mats portent des pavillons victorieux aux couleurs de Plutus, - le poète ne peut prétendre qu'au rôle d'un passager clandestin.

L'élite d'antan vouait une phobie à la foule et portait dans son cœur le peuple. L'élite d'aujourd'hui, soucieuse de son image, révoqua la haine en devenant indiscernable du peuple qui, à son tour, déchut en une vaste foule. Pro rege est plus défendable que pro grege.

Cheminement de la défaite : l'homme qui rêve cède à l'homme qui vote, l'homme qui vote à l'homme qui consomme, l'homme qui consomme à l'homme à bonne conscience. Au-delà, il n'y a rien de plus féroce.

L'Histoire est finie, parce que l'homme n'est plus un être historique. Il n'est désormais qu'anecdotique. Il vit en synchronie, toute diachronie étant vécue comme anachronique.

Face aux furibonds de tout poil, on vous dit : « il ne faut pas s'en prendre aux hommes, mais réfuter leurs idées ». Mais les idées, qui menèrent les hommes aux pires calamités, furent parmi les plus belles et irréfutables ! Prenez l'idée nihiliste (intime) et les monstres (socio-politiques), qui en naissent : le nazisme et le bolchevisme. L'homme est bien un ange d'idées, s'exprimant dans un langage de bêtes. Il s'agit d'identifier la bête. Il faudrait n'encourager que le mouton, l'écureuil et la fourmi. Se méfier de rossignols, chouettes, aigles, lions, chats. En fin de compte, tout ce qui est beau et séduisant n'aurait-il sa place que dans des zoos, musées et bibliothèques ?

Ces minables rebelles d'aujourd'hui - transgression des règles des autres, agression du temporel, progression vers le rationnel. Cette belle résignation - créer des règles, qui n'ont de sens que dans ta solitude, où se rêve le hasard.

De belles âmes oratoires soufflent la flamme de la révolte. De grises âmes aléatoires montent sur les brèches. Après le déblaiement de barricades, profitent de l'accalmie - de basses âmes jubilatoires.

De nobles têtes combattent la tyrannie du salaud grotesque, en le fuyant comme une peste, pour aboutir à la préséance du salaud raisonnable, qui finit par les infecter et par les désennoblir.

Une tyrannie apporte de l'intensité humiliante à l'âme noble et de l'intensité triomphante à l'âme basse : elle plonge la conscience de toutes les deux dans une obscurité. La démocratie, en rendant toutes les deux homogènes, cupides, calculatrices et transparentes, les aplatit et dévitalise.

On prêche la générosité et la noblesse - on se retrouve dans une tyrannie, une grisaille, un règne des sots pérorants. On se fie à l'inclémence et à la bassesse - on débouche sur la liberté, la monotonie, le règne des sots agissants.

La liberté, c'est ce qui nous autorise à vivre de ce que nous sommes : la banalité et l'impuissance. L'oppression nous force à réinventer ce que nous aurions pu être : des chimères envoûtantes et irrésistibles.

La liberté naissante est toujours touchante ; la liberté jeune est affriolante ; la liberté mûre est dégueulasse. Heureusement, la liberté n'est jamais vieille - subissant d'innombrables greffes de tout ce qui est vital, elle est momifiée pendant sa maturité. La tyrannie, elle, sait garder l'éternelle jeunesse du mensonge.

À chacun un siège, à ses nom et place, telle est la démarche des maîtres de cérémonie démocratique ou tyrannique. Le convive ironique s'assoit entre deux chaises, quand il ne pratique pas la politique de chaise vide ou de table rase.

Communisme : un excellent sujet de discussion dans un club de gentlemen ; une fois dans la foule, il mène inexorablement à la délation et à la torture.

Un horrible mufle fut le seul à vivre sous l'enseigne de l'Amour, les autres affichant l'Argent ou le Gourdin. Le hideux édifice s'écroule ; tous soupirent : l'amour, ce gêneur, peut être définitivement écarté du décor public. C'est ce qu'ils appellent effondrement des idéologies.

Le communisme ne peut être désiré que par des poètes, imposé - que par des assassins, maintenu - que par des débiles.

« Soyons compétitifs » - ça permet de produire les meilleures marchandises et les pires des crapules. « Soyons frères » - ça te sauve de la surabondance du remords, mais pas de la pénurie des devantures.

L'idée communiste : faire du père Noël un dictateur. On vit, que, outre que les cadeaux devenaient rares, on commençait à manquer cruellement de chaussures ou de chaussettes. Deux solutions : ne le laisser s'occuper que des heures astrales, faire jouer son rôle à la vente par correspondance. L'humanité choisit la seconde voie.

Plus sensible, plus rêveur je suis, plus attirante me paraîtra l'idée communiste. Plus réaliste je suis, plus résolument je m'opposerai à ce qu'on la mette en pratique.

S'apitoyer sur les hommes, on vit bien où cela mène : le XVIII-ème siècle le vécut comme un mystère, le XIX-ème comme un problème, le XX-ème comme une solution. Des larmes de la nature, à celles de l'intellect et, enfin, à celles d'un martyre. De bons bergers comme de bons philosophes n'existent qu'en solitude. En foires, ils sont, tous, des badauds. Les hommes ne méritent que ce que la liberté leur prédestine - être des négociants.

L'homme libre d'aujourd'hui ne connut ni l'élan, ni l'écartèlement, ni le joug d'une idylle politique, défiant la force de l'argent. Il ne connut que le règne, sans partage, du boutiquier. Les cobayes des expériences poético-inquisitoriales devinent plus aisément les délices d'une société des marchands, que les adeptes de la vérité économique n'imaginent les horreurs d'une vérité utopique faite chair. Plus on est libre, plus on est aveugle. « Voltaire a dit : plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres. Ses successeurs ont dit au peuple, que plus il serait libre, plus il serait éclairé ; ce qui a tout perdu » - Rivarol.

Le chaos d'une âme barbare et l'harmonie d'une âme poétique, se sentent offensés par la règle démocratique. Le démocrate de raison met dans le même panier la barbarie et la poésie ; par exemple, il pense que les plus grandes calamités du siècle dernier ont pour origine une barbarie - la soif de pouvoir, l'intolérance, la brutalité – tandis que ce fut bien une poésie - la grandeur, le déni de la force marchande, la vision eschatologique de l'homme.

Le meilleur compagnon du prince, aujourd'hui, est le journaliste. Et dire qu'on vit Anaxagore admiré par Périclès, Aristote et Pyrrhon auprès d'Alexandre le Grand, Sénèque écouté par Néron, Boèce toléré par Théodoric, Thomas d'Aquin invité par Saint Louis, Pic de la Mirandole avec son mécène Laurent le Magnifique, Érasme auprès de Charles-Quint et de Vinci auprès de François 1er, Th.More apprécié de Henry VIII, Michel-Ange recherché par Jules II, F.Bacon par Elizabeth, Leibniz par Pierre le Grand, Voltaire par le Grand Frédéric, Diderot par la Grande Catherine et même Malraux par de Gaulle, ou tout au moins Guitton par Mitterrand. Je prédis, que les prochains princes seront journalistes, eux-mêmes. « Qualis grex, talus rex ».

L'hypothèse inverse : et si les Virgile ne pouvaient surgir que sous les César (de sceptre ou d'ambition), et jamais - sous un régime parlementaire ? L'extinction de l'intellectuel universaliste, dans des sociétés dirigées par des cornichons d'avocats, y trouverait sa justification. Et ma tristesse passagère tournerait en deuil définitif.

Ni les tyrans ni les démocrates ne veulent partager le pain, mais tiennent à ce qu'on partage leurs idées : mensongères et belles, dans le premier cas, véridiques et viles, dans le second. L'aristocrate, en revanche, n'est pas un partageux d'idées, mais il partagerait son pain avec le faible.

Ce n'est pas l'absence des premiers qui me frustre dans la démocratie, mais l'absence d'écarts, de visages : des coordonnées, des numéros d'ordre, on déduit la totalité du titulaire. Le n -ème membre découle entièrement du n-1 -ème et du n+1 -ème et aucun n'a de curiosité pour son premier terme ni ne tend vers le dernier, vers ses limites.

Ne pouvoir respirer à pleins poumons (l'horreur les dilate !) que dans une société vermoulue. Étouffer dans une société aseptisée (les émanations de l'ennui sont trop toxiques !). Sort réservé aux ascètes et aux esthètes.

Tous les problèmes de politique pragmatique se réduisent à ces deux casse-tête : comment conduire les ressources d'action des lucratifs et comment réduire les ressources d'inaction des contemplatifs. Comment employer les griffes, comment déployer les ailes.

L'élitisme politique : non à la lutte des masses, des classes, des races, où l'on remporte des victoires claniques ; oui à la lutte des as, où l'on porte le poids des défaites communes.

L'idée, qu'un homme quelconque en vaut un autre, est une idée aristocratique. L'idée démocratique est qu'il faille permettre à un homme quelconque de dominer un autre, s'il en a des moyens légaux. L'idée tyrannique est, qu'un chef élu de Dieu vaut mieux qu'un élu des hommes : « Il est plus facile à un chameau de passer par un chas d'aiguille, qu'à un grand homme - d'être découvert par une élection » - Hitler - « Eher geht ein Kamel durch ein Nadelöhr, ehe ein großer Mann durch eine Wahl entdeckt wird ».

Que l'homme se désintéresse de toute vision eschatologique, et que l'histoire des hommes se fasse, désormais, en absence de l'homme, c'est misérable. Mais que, en même temps, l'homme se résigne à vivre sans l'Histoire initiatique est un spectacle autrement plus affligeant. On se sauve par euphémismes : « La démocratie, exercice de la modestie » - Camus.

La démocratie ne se justifie que chez les barbares, chez qui la seule alternative est la tyrannie. L'appel à l'aristocratie comme mode de cohabitation n'est envisageable que chez des nations évoluées. Mais l'évolution, au rebours de la révolution, c'est, avant tout, la réduction des dictionnaires ; le vocabulaire aristocratique est toujours neuf et toujours intemporel.

L'Histoire est entièrement discrète, elle ignore toute continuité, elle est composée des seuls tournants. Elle est faite de commencements aux suites imprévisibles. Or, aujourd'hui, l'essentiel de l'homme est prévisible, calculable et reproductible.

La démocratie vaincra, car elle est le seul modèle, qui appelle à s'unir, tous les autres commençant par le désir de se diviser.

On n'a jamais vu autant de sagesse qu'aujourd'hui. L'ennui, c'est que, d'individuelle et pulsionnelle, elle devint partout collective et mécanique. Et aucun espoir qu'un homme divin nouveau proclame inepte la sagesse du monde, c'est à dire du troupeau, et soit cru et suivi.

La nature s'en va, la culture s'y substitue ; et puisque le devoir est naturel et le droit - culturel, les droits du citoyen progressent et les devoirs du frère régressent.

Le plus grand acquis de la liberté est la conscience sereine. Jamais, au pays des tyrans, on n'empruntait le chemin de la bassesse avec une telle paix d'âme.

Aucune tyrannie ne réussit jamais à constituer une meute aussi impitoyable et solidaire que le troupeau démocratique. La meute pourchasse ce qui bouge et laisse en paix ce qui s'immobilise ; le troupeau piétine ce qui cherche à se détacher de la terre. « Une fois dans la meute, que tu aboies ou non, il faudra bien que tu frétilles » - Tchékhov - « Попал в стаю, лай не лай, а хвостом виляй ». Et asinus asinum fricat« Pour être membre honorable du troupeau, il faut que tu sois déjà mouton toi-même »** - Einstein - « Um ein tadelloses Mitglied einer Schafherde sein zu können, muß man vor allem selbst ein Schaf sein ».

Le coup que je reçois dans une tyrannie s'identifie avec l'esprit d'un tyran, que je pourrai haïr. Dans une démocratie, ce coup est anonyme, dicté par la lettre. La haine charnelle nourrit un désespoir vivant, l'avanie mécanique, inorganique, fait désespérer de la vie.

Les sociétés fermées se projettent sur le firmament voûté ; les sociétés ouvertes - sur les platitudes de l'histoire. Dans les premières on redresse les têtes récalcitrantes - par le bâton ou par la boue sous les pieds. Dans les secondes on les rabaisse - par la carotte et par le vide des cieux. Cette opposition entre le clos et l'ouvert, si banale dans un contexte social (Bergson s'y appliqua), devient passionnante, si l'on l'applique à l'homme seul, et où les dimensions s'inversent : l'homme fermé se vautre dans la platitude, et l'homme ouvert se voue au ciel.

Je ne peux penser librement que sous un joug. Imposé par des autres - une tyrannie, ou par moi-même - des contraintes. Débarrassé de ses fers, l'homme mourra esclave (c'est du Rousseau revisité). La façon, dont la plupart des hommes parlent de la liberté, est franchement grégaire.

Tous les tyrans promettent le règne de l'esprit, de l'idée, du mot. L'homme libre se contente de vénérer la lettre.

Le faible, qui est toujours un peu sauvage, et le rêveur, qui est toujours un peu fripouille, n'ont rien à attendre de la démocratie, qui est la liberté du boutiquier, prude et probe, et du loup, pavoisé et apprivoisé. Ils sont caciques ou sous-fifres, à tour de rôle, rôles que répugnent les faibles comme les rêveurs.

La forme que prend le débat des idées : en Russie - le sermon sur la Montagne ; en Allemagne - l'ascension d'un cénobite ; chez les Anglo-Saxons - le pragmatisme démocratique ; en France - la guerre civile.

Dans la réussite, les savants d'antan se retrouvaient en compagnie des poètes. Aujourd'hui, dans celle des managers et des sportifs. Aujourd'hui, la spéculation scientifique éloigne de la culture aussi sûrement que la spéculation immobilière.

Aujourd'hui, plus planétaire est l'événement, plus il relève des faits divers. Bientôt le seul moyen de s'accrocher à l'universel sera de rester à l'ombre de son clocher.

L'irrésistible puissance de l'argent provient du fait que, contrairement à tout ce qui est noble, il n'a pas d'adversaires à mépriser ; il est prêt à s'acoquiner avec un bourreau ou avec un poète, avec un comptable ou avec un philosophe. Un poète a même dit : « Dans ses effets et lois, l'argent est aussi beau que la rose » - « Money is, in its effects and laws, as beautiful as roses ».

Les étapes successives de l'évolution moderne : dévitalisation, désublimation, neutralisation. Mais les révolutions faisaient pire : polarisation, sublimation, décapitation. Se réfugier dans l'involution : se méfier de la tête et vivre des charges de l'âme.

Les hommes les plus terrorisés par l'avènement de la machine dans les affaires humaines sont ceux qui en sont paradoxalement les plus proches, par l'exclusion du cœur de tout débat vital.

Tous ceux qui essayèrent d'adoucir les instincts de loup chez l'homme, finirent par s'abêtir. Plus haute est la voix vengeresse, plus basse est l'oreille qui la suit. De bas appétits, en haute montagne, transforment d'inoffensifs moutons en charognards redoutables.

L'urgence des rendez-vous de la Justice nous fait oublier les signaux de la Sagesse. On se fait écraser sous les roues de l'Histoire, ou l'on se retrouve dans un cul-de-sac du Progrès ou dans les embouteillages de la Peur. La Justice, c'est l'Égalité de choix de fourrage, la Liberté de sa digestion et la Fraternité entre le Fort et le Faible.

Le malheur, c'est la peur, mais le bonheur, ce n'est pas son absence. La tyrannie, c'est le mensonge, mais la vraie liberté, c'est bien plus qu'éviter le mensonge.

Ma liberté politique découle de l’écoute collective de la loi ; ma liberté économique – de la consultation de mon compte bancaire ; ma liberté éthique – des lieux de mes sacrifices ; ma liberté esthétique – de l’originalité de mes commencements.

Mes compères républicains : liberté des délicats, fraternité des non-jaloux, égalité des humbles.

La tyrannie se faufile à travers la prétention de l'incapable (doux rêveurs, assassins ou poètes) d'imposer l'illisible (la charité, la noblesse). Le capable (disciple d'Hermès) l'évince dans une émulation transparente arbitrée par la foule.

Toute dictature débouche sur la tyrannie des médiocres. Ceux-ci comprennent, que leur seule chance de se nimber est de s'allier aux échappées lyriques de la gent-de-lettres esseulée, qui devrait s'en estimer heureuse. La démocratie ne favorise que le possédant.

XVII-ème siècle - désert des vérités éternelles ; XVIII-ème - oasis des bons sauvages ; XIX-ème - mirage du progrès ; XX-ème - hallucination des révolutions ; XXI-ème - bagne du nouveau Moyen Âge.

Les calamités des siècles passés furent souvent dues aux coups de canif au contrat social, qui liait les puissants à la plèbe ; le roi mystifiait, le parlement jouait la comédie, le général bombait le torse. Et la recherche de la vérité y fut celle du bien. De nos jours, où peu s'en faut pour que le mensonge disparaisse définitivement de la scène publique, remplacé par d'odieuses vérités, tout le monde est persuadé, que tout dysfonctionnement vient des prétendues duperies ou cabales. Personne ne prête plus l'oreille à la voix du bien personnel, noyée dans le brouhaha des vérités collectives ; chacun est sûr de tenir sa vérité personnelle au bout de son droit, moyennant quelques devoirs monétaires au bien collectif.

Cette société blasée, ravagée par la vérité et l'information transparentes, ne parle que de menteurs et de désinformateurs.

L'histoire n'illustre aucun sens caché ni n'enseigne aucune leçon : « Les phénomènes historiques sont d'autant plus cohérents qu'ils sont moins spirituels » - Klioutchevsky - « Закономерность исторических явлений обратно пропорциональна их духовности ». Mais, tout comme la Bible, l'histoire fournit un vocabulaire. Chacun est libre d'écrire, par dessus les chiffres et les noms, en palimpseste, sa propre légende, représentative ou interprétative.

Sur les espèces promises à survivre : dans une tyrannie, s'épanouissent des caméléons, ânes, perroquets ; la liberté favorise les fourmis, hyènes, loups. L'homme solitaire est aigle ou taupe, dans le premier cas, chien ou cigale, dans le second. Immolé par le poignard ou dévoré par des charognards : « Derrière la façade, la civilisation cache un panier de crabes » - Che Guevara - « Bajo la fachada, la civilización esconda un cuadro de hienas » - que leurs vitrines soient rutilantes ou vides, leurs abattoirs ou autels se valent ; rien ne remplace les voûtes de la culture, où ne se cachent que des chauve-souris.

Plus le système de sélection sociale est rigoureux, plus le hasard est roi et plus vénéré est le culte du mérite. Travailler dur, saisir l'occasion, gérer l'implantation - le même discours chez les épiciers, les industriels, les intellectuels. Tandis que leurs triomphes se réduisent, la plupart du temps, à se trouver au bon moment au bon endroit. Et moi, adepte du « aux lieux et temps imprévisibles » (« incerto tempore, incertisque locis » - Lucrèce), j'en suis un raté tout désigné.

En quoi la force de l'argent est plus honorable que la force du glaive ? Celui-ci faisait trembler pour notre corps, celui-là - pour notre âme.

L'aculturation est plus certaine, quand la culture est placée à côté de la comptabilité plutôt qu'à côté d'une idéologie ou d'une religion. La terreur, l'humiliation ou l'humilité préservent la culture ; la bonne conscience, la dignité intacte ou l'orgueil l'érodent.

Le socialisme serait hideux, puisqu'il tend vers le moindre mal, au lieu du plus grand bien. Il est beau, votre capitalisme, qui se débarrasse allègrement de toute cette dimension du bien et du mal, pour rester dans la platitude, sans relief, de l'argent. « La foule, où rien ne s'élève ni s'abaisse »* - Tocqueville.

La seule activité libre, incompatible avec la démocratie, semble être l'art. Les sobres droits de l'homme dégrisent le devoir capiteux de l'artiste.

Le démocrate veut compter les voix, le tyran les orienter, l'aristocrate peser ou, mieux, moduler - testes non numerantur, sed ponderantur.

Être libre, au sens banal du mot, c'est ne plus éprouver le besoin de se donner des contraintes. Mais la différence entre les contraintes et les buts est que les premières, non-écrites et individuelles, viennent de l'âme, tandis que les seconds, toujours écrits et communicables, sont dictés par l'esprit.

Ce qui justifie peut-être le règne des marchands est le mérite de libérer l'énergie des salauds possédants et de mettre au travail les salauds dépossédés. Mais que celui qui n'est ni entreprenant ni paresseux en pâtit…

Tout bel appel à une meilleure justice se terminait dans le sang. Tout appât du gain sordide faisait avancer la machine sociale. Les défenseurs du genre humain sont, aujourd'hui, tous, dans les affaires, quand ils ne sont pas devenus misanthropes.

Le conformisme des sots : se rebeller bruyamment contre un effet, tout en en admettant, en silence, la cause. (« Dieu se rit des hommes, qui se plaignent des conséquences, alors qu'ils en chérissent les causes »** - Bossuet). Par exemple, la misère d'un faible, avec son amor fati, face à la loi de l'homo faber. L'impuissance du politique, face à l'homo mercator, au culte de Hermès. L'esquive du philosophe de la caverne devant l'agitation de l'homo viator.

Voter pour le marchand, en première manche, est sage ; le respecter est une autre paire de manches. Mais cette « trahison est nécessaire, pour rendre la cité plus libre » - Socrate.

N'avoir trempé dans aucune des saloperies majeures du siècle dernier est, le plus souvent, signe de médiocrité pour quelqu'un, qui fut mêlé à l'action, malgré son goût pour le mot. Et pourtant, l'Europe bien pensante est toujours à la recherche de ces purs insipides, à ériger sur le socle, déserté par des anciens enthousiastes.

Devant l'échec de tous les maximalismes, l'intellectuel tente de se réfugier dans des positions minimales. Il aurait dû plutôt soit ne pas prendre position du tout, soit trouver de la beauté dans des ruines, soit de la vétusté - dans ce qui rutile. Mais les dispositifs du rebelle sont si voyants, et invisible - la pose du résigné.

Le rêve de l'intellectuel européen - qu'on le déclare dangereux, qu'on cherche à le mettre au pas, qu'on le marque du sceau d'infamie, qu'on l'embastille, qu'on le déclare honni et ennemi public. Et il envie B.Russell, dont l’œuvre fut déclarée par la Cour Suprême américaine : lubrique, salace, libidineuse, lascive, érotomane, aphrodisiaque, irrévérencieuse, dépourvue de toute fibre morale (lecherous, salacious, libidinous, lustful, erotomaniac, aphrodisiac, irreverent, bereft of moral fibre).

La confrérie des intellos européens ne suscite pas plus d'inquiétude que le syndicat d'épiciers (le charlatanesque Nolain, auréolé de quatre excommunications, le rocambolesque Th.More, béatifié et par le Vatican et par le Kremlin, sont jalousés pour leurs nimbes, qu'on refuse au conformisme montanien). Il faut admettre que ce sont bien les meilleurs qui régentent la Cité - un très fâcheux constat pour un fustigeur de métier ou de tempérament. Ceux qui vivent du ressentiment de nains sont rarement capables d'un acquiescement de géants.

Le même cercle vicieux, dans les cycles prophétie - apostolat - cléricature et économique - politique - éthique. Le gardien du clocher se rapproche des sibylles de passage, l'incorruptible s'acoquine avec Hermès.

Les bûchers disparurent, mais la sainte simplicité se répand. Les candidats au martyre dénoncent le feu, tandis que c'est le paisible geste du passant qui nous marque au fer rouge.

La mort des idéologies entraîna celle des téléologies. L’avenir disparut des horizons des hommes, ce qui eut pour conséquence le désintérêt pour le passé et le culte du présent.

Ce n'est pas pour sa faiblesse que je tiens en piètre estime la démocratie, mais bien pour sa force.

L'ennui d'un effort de survie ou de reconnaissance est la première embûche sur la voie de la liberté. Eux et nous, le premier réflexe d'un esclave social ; quelqu'un m'aidera et solidarité des solitaires, qui souffrent, en est le deuxième ; répugnance devant tout ce qui est fastidieux - le troisième. L'homme devient libre, quand il se dit je suis seul, se désintéresse de la souffrance d'autrui et accepte n'importe quoi pour survivre et rester dans le troupeau.

Être libre, détenir la vérité, se connaître - jadis, ce furent des poses hautaines, hier, ce fut une posture profonde, aujourd'hui, c'est une position bien plate.

Les chars russes à Prague ne discréditent pas l'idée communiste, les conseillers américains à Santiago discréditent l'idée libérale. La première réside dans un mouvement du cœur, la seconde dans un mouvement des bras.

Dictature du cœur ou dictature du muscle, tout les oppose en leitmotive, tout les confond en finales. On devrait n'en garder que les ouvertures, vivace, cantabile. Laisser à la dictature de l'argent tous les développements, ma non troppo. Laisser en vibrati le cœur et le muscle contents, avant que l'argent comptant ne décoche la flèche finale en moderato ; disparaître au moment même, où s'allume ta lampe d'Aladin : « L'argent comptant est la lampe d'Aladin » - Byron - « Ready money is Aladdin's lamp ».

La société d'aujourd'hui : l'anorexie des assoiffés, l'apoplexie des rassasiés.

Le devoir de mémoire, face au droit de distance avec ce qui t'est le plus proche. Après Auschwitz, Hiroshima et le Goulag - élargir l'ironie du langage, plutôt que faire d'une pitié emphatique un horizon étroit.

Liberté et démocratie : ces mots sont l'ultime recours des boutiquiers, à la recherche du ton véhément. Le libre échange se prête mal au pathétique.

La Russie est trop pleine d'une vie sans forme ; je me réjouis chaque fois qu'elle se tourne vers les autres pour se manifester. La France brille par un vide vital, que ne façonnent que les délicats ; je me récrie plus que le Français souchien contre ses emprunts au communisme russe, à l'ordre allemand ou à la puissance américaine.

Je sais bien, que la résignation colla toujours au nom des esclaves. Cependant je vois, que les plus résignés aujourd'hui se trouvent parmi les hommes les plus libres.

Dans l'Histoire il n'y a ni périodes critiques ni périodes organiques. C'est l'œil de l'homme qui impose des brisures et des continuités et fait reconnaître un faux vainqueur ou un vrai vaincu : « La tradition des opprimés est un espoir de briser la continuité de l'histoire ; la continuité est celle des oppresseurs » - Benjamin - « Die Tradition der Unterdrückten ist eine Hoffnung, das Kontinuum der Geschichte aufzusprengen ; die herrschenden Kräfte stellen sich in der Kontinuität dar ». Tourné vers le futur, c'est du pressentiment bête, vers le présent - du ressentiment instructif, vers le passé - du sentiment intelligent.

Une erreur esthétique : chercher des tares sociales du capitalisme - mais celui-ci y a réussi mieux que toutes ses féroces alternatives. Ce qu'il y a de hideux chez lui vient des rapports entre les faibles et les forts, entre la sagesse et l'efficacité.

L'échelle la plus profonde, qui s'applique aux hommes, est celle qui va du plus faible au plus fort. Mais elle est brouillée par les tracés, sans intérêt, des classes, des mérites, des chances.

Au pays du nationalisme le plus féroce naissent bizarrement les mots Weltliteratur, Weltschmerz, Weltanschauung. Au pays des désastres grégaires et sauvages - boyard, nihiliste, intelligentsia. Contrairement à : snob, spleen, humour, qui coulent de source.

Dans une société autoritaire, on est prêt à voir dans un bougre marginal – une victime d'injustices, et l'on lui compatit. Dans une société juste et démocratique, toute faiblesse est synonyme de bêtise ou de paresse, et l'on voue au faible le mépris ou l'indifférence.

L'implantation patiente de l'homo oeconomicus et de l'homo communicans fait propager l'honnêteté, la tolérance et la bassesse. Mais toute tentative de cultiver, sous contrainte, la noblesse de masse fait pousser la fourberie et le fanatisme.

Pour mettre à l'épreuve nos yeux et oreilles, les lendemains devraient se taire et le passé - être imprévisible. Plus on est sans voix, plus on prête l'oreille aux lendemains qui chantent. Plus les œillères enveloppent les yeux, plus la rétrospective devient diaphane.

Quand la déforestation progresse dans les têtes, la loi de la jungle prend forme d'un code de la route vers le progrès. Et voilà le bon sauvage traité en auto-stoppeur.

Dans la tradition européenne, le goût des élites dictait le prix de la chose culturelle. La démocratie finit par élever la jugeote de l'homme moyen au grade du juge suprême. Et c'est ainsi que l'hégémonie aculturée américaine naît plutôt à Paris qu'à New York.

Convertir ou subvertir, à l'époque, où il traînaient encore quelques idées non éprouvées par l'acte, est remplacé aujourd'hui, par divertir. Même invertir n'y échappe pas. La contestation ou la fondation d'églises doivent être divertissantes.

Là où triomphe la liberté économique, se répand la jungle de la force (« la force de la meute est dans le loup » - Kipling - « the strength of the Pack is the Wolf »). Là où pousse, timidement, la fraternité humaine (« la force du loup est dans la meute » - « the strength of the Wolf is the Pack »), s'élargit le terrain vague et s'enhardit la mauvaise herbe.

Dans une tyrannie, j'admire et compatis à ceux qui souffrent, les meilleurs, une infime minorité, et ainsi, à mes yeux, la liberté rejoint l'élite des valeurs. Dans une démocratie, les médiocres, la majorité triomphante, m'écœurent, et la liberté dégringole parmi ce qu'il y a de plus vulgaire. La seule ratio essendi de la souffrance reste ta propre faiblesse, qu'aucune ratio cognoscendi ne calme, - l'humiliant verdict démocratique, par négation, interdit aux élans de ta honte ou de ton orgueil tout appui terrestre.

L'Histoire fut possible grâce au poids des liens arbitraires ou imaginaires. Sa fin, c'est la reconnaissance que la seule authenticité est dans les relations commerciales, au réalisme pré-programmé. « La croyance utopique implique une radicale insincérité » - Ortega y Gasset - « La creencia utópica implica una radical insinceridad ».

Quand une pudique générosité s'autorise à violer les règles mercantiles, le prochain viol pourrait provenir d'un vol impudent. La stricte déférence du cadre achat-vente, de la vénalisation douce, rend l'humanité aimable et sage.

Le bonheur des peuples est affaire des banquiers et des requins, le bonheur d'un homme est affaire de ses rêves (avant sa sécheresse) et de ses colombes (après ses déluges).

Ce qui, jadis, par un mécénat incontrôlable, permettait à l'artiste de survivre, sera tôt ou tard traité d'emplois fictifs, de détournements de fonds, d'abus de biens sociaux. La fonction publique le recalera à cause de ses hors-sujet, son seul refuge sera la banque.

Derrière la justice des hommes se devine toujours la soif de vengeance, derrière le culte du mérite - le commerce. Préférer au tumulte du semi-lucre - le culte du simulacre. Chercher Venise par temps sec.

Justification du culte de la résignation : plus les hommes se soumettent au règne du boutiquier, plus y gagnent la justice et l'égalité. Plus vil est le héros du jour, plus constructif est l'élan des jeunots. Plus gris est l'horizon des désirs, plus de couleurs offre le terre-à-terre des actes.

En fait de PNB et de libertés, aucune noble révolte ne fit jamais rien avancer ; le moteur du progrès fut toujours le paisible salaud, profiteur de l'ordre établi.

Le danseur espérant égaler le calculateur, une fois aux affaires, - tous les cataclysmes du XX-ème siècle viennent de cette funeste illusion. Ceux qui refusent de réduire leurs vies à la marche, leurs voix - aux sondages d'opinions et leurs âmes - à la messe dominicale continuent à escamoter cette fatale évidence.

Ma position, dans cette société réussie, c'est un conservatisme radical, assorti, pour cette société, d'une radicale répugnance.

L'idéal politique : une démocratie forte ne s'occupant que des faibles. Mais cette ambition servit toujours de prélude à toutes les tyrannies. « Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices » - J.Racine. Cercle vicieux, qui nous pousse à désirer le seul règne qui marche, celui des marchands.

Jadis, le monde libre fut séparé du monde asservi. Aujourd'hui, la frontière entre liberté et esclavage passe à travers chacun de nous. Les mains, le cœur et presque tout ce qui est viscéral vivotent, mécaniques et serviles, et il ne vibrent, dans la zone libre, que les producteurs de bile et de fiel.

Le progrès palpable de notre société : l'accumulation cède le pas à la capitalisation, avec un taux de pénétration des âmes à valeur ajoutée jamais atteint. Les méfaits du progrès : le micro fit taire les Voix d'ailleurs, le train fit déblayer les Voies impénétrables.

Plus les hommes s'agitent, plus ils deviennent libres. Plus l'homme s'agite, et plus il est esclave. Le tumulte chasse le poète : du forum - dans le premier cas, de ton propre cerveau - dans le second.

Dans les affaires des hommes, ce n'est pas sa stérilité qui me fait mépriser l'imprécation, mais, au contraire, son indéniable efficacité.

Au sens banal du mot, n'est libre que la société des tyranneaux, campés sur leurs droits. Au sens pur du mot, seuls les serviteurs de Dieu se libèrent, en plaçant tout droit tonitruant derrière un devoir muet.

Et si ce qui condamne fatalement toute utopie humaniste n'était pas la bassesse du possédant, mais la paresse du dépossédé ?

La santé d'une nation se reconnaît dans la similitude des voix rebelle et conservatrice. Quand le mutin est plus flamboyant, la nation est jeune. Quand le conformiste éclipse les factieux, c'en est fini de la fécondité de la nation. La rébellion, c'est la mauvaise herbe, la grégarité, ce n'est que du fourrage, jusqu'au lendemain, qui renonça d'être radieux. Un conservatisme sain serait celui qui ne chercherait pas des époques à imiter, mais des signes intemporels : « Le vrai conservatisme oppose le temps à l'éternité » - Berdiaev - « Истинный консерватизм есть борьба вечности с временем ».

Le détachement de l'histoire est signe d'une forte personnalité ou d'une lamentable société.

Les incompris d'antan, c'étaient ceux qui se permettaient trop d'avis. Aujourd'hui, ce sont ceux qui n'en ont pas. Les faux maudits sont ceux qui s'affichent en victimes de censure, d'interdictions. Le grognon officiel, aujourd'hui, est aussi gris que le conformiste souterrain. On ne les distingue plus.

On ne dénoncera jamais assez la règle tyrannique : cujus regio ejus religio, mais voyez l'ennui de sa contrepartie démocratique : cujus religio ejus regio et consentez, que la meilleure attitude est peut-être : religio sine regie.

Deux idoles possibles : l'expansion ou la fraternisation. La procession de la première : ennui, robotisation, progrès ; de la seconde : enthousiasme, tyrannie, faillite - « Toute communauté, fondée dans l'enthousiasme, finit dans l'imbécillité » - Proudhon. Refuser cette dichotomie, c'est être bête à pleurer ou démagogue à lier, ou les deux à la fois.

On continue à faire appel à l'agneau sacrificiel et au bouc émissaire, mais on les charge, aujourd'hui, de leurs propres péchés et non pas du sien propre, tout en dépeignant préalablement ces animaux comme bourreaux ou bêtes de proie. Jamais les abattoirs ne présentait une telle correctness.

L'histoire de l'humanisme : le XVI-ème siècle - le pathos d'une révolte, le XVII-ème- la passion d'une utopie, le XVIII-ème - l'élégance d'un rêve, le XIX-ème - la grandeur d'une théorie, le XX-ème - l'horreur d'une réalité, le XXI-ème - l'ennui de l'inutile.

L'homme libre : dans le noir de la solitude il garde le regard ; dans le brouhaha de la multitude il garde l'ouïe ; dans la fadeur des gestes il garde le toucher des caresses rêvées.

La caserne se fait rare, nul n'est plus enrégimenté. Le troupeau quitta la rue et s'installa dans la cervelle, où il se reproduit mieux que jamais : la cinquième colonne dans la quintessence de l'univers.

Quand on proclame sainte une cause ou une personne, il devient si facile de voir partout ailleurs des signes de la perfidie ou de la scélératesse. On torture plus souvent au nom des anges qu’au nom des bêtes.

Ce n'est pas à cause d'un prétendu gouffre grandissant entre la vie réelle et les intellectuels, que ceux-ci disparaîtront de la scène. C'est, au contraire, à cause de leur fusion journalistique avec la vie réduite aux statistiques. Ce gouffre béni aura existé pendant 250 ans, mais des pelletées des Balzac, Dickens, Hugo, Tolstoï, Sartre l'ont comblé malgré quelques sapes des Flaubert, Nietzsche, Valéry. Jadis, on confondrait l'intellectuel avec le vagabond (c'est à dire extra-vagant – celui qui vagabonde hors la vie) ; aujourd'hui, il est indiscernable d'avec le garagiste.

Tout est perdu, quand, au pays du rêve apollinien annexé par l'empire d'Hermès, tout acte de résistance n'est ressenti par moi-même que comme astuce de collabo.

La liberté, tout en étant une notion sans épaisseur, présente tout de même un certain intérêt en tant qu'une intersection assez équilibrée entre le bon, le beau et le vrai. Mais autant les dimensions éthique et esthétique sont assez claires, la dimension intellectuelle est source d'ambigüités : la liberté n'y est pas une franche indépendance, mais la lucidité de ses profonds emprunts et de ses originalités hautes.

Notre époque n'a pas plus de goût pour l'instantanéité ou l'immédiateté que les autres, mais, en revanche, l'heure, la durée et la fréquence ne sont plus lues que sur les cadrans publics, sans vérification par notre horloge interne.

L'intellectuel de tous les temps, homme de noblesse et de hauteur, combattait une vérité dégradante et laissait le soin de s'attaquer aux mensonges - aux hommes d'action. Un respect mécanique de toute vérité et un culte de l'action expliquent, aujourd'hui, l'extinction de la race d'intellectuels.

Les combattants de la liberté n'eurent jamais pour adversaire des monstres tyranniques et haineux, mais bien d'insipides tenants de la routine et d'une inertie du statu quo. Mais ils furent plus jeunes, plus romantiques, plus pathétiques. La dévalorisation de la jeunesse, du rêve et du pathos sont à l'origine de cet immonde consensus, qui a aplati la querelle de la liberté aujourd'hui.

Peuple d'hommes de rêve, peuple d'hommes d'action, peuple d'hommes d'affaires - tel fut le cheminement de toutes les nations évoluées. L'élite, à contre-courant, fut en premier lieu dans l'action, puis dans le rêve - aujourd'hui, elle est dans les affaires, comme tous les autres.

Mon acharnement contre les forts (et le robot, son aboutissement) parachève (?) une longue, et assez stérile, tradition française, où la cible fut : les scolastiques (Descartes), les cléricaux (Voltaire), les gentilshommes (Rousseau), les bourgeois (Flaubert), les intellectuels (mes contemporains). Hélas, vitupérer les zombies - Dieu, le peuple, l'ignorance - est un exercice sans grâce.

L'égalité démocratique est du même ordre d'aberrance que la tordue égalité entre le Père, le Fils et l'Esprit Saint. La Loi vétéro-testamentaire sert de base à votre liberté, et votre fraternité se réduit à la sacro-sainte Djihad de tous contre tous.

Plus une beauté est pathétique, mieux s'en accommode la scélératesse et l'exaction. La tolérance démocratique s'éduque dans la tiédeur et la mièvrerie.

On veut ranimer ou démultiplier la Croix - elle devient gammée ou se transforme en étoile rouge. Et l'on verra dans la croix une svastika castrée ou une étoile éteinte.

Toute la philosophie allemande d'avant Nietzsche préparait le chemin du robot, et paradoxalement ce sont les pires des robots allemands qui ont choisi pour symbole - Nietzsche ! On reconnaît une noble pensée par les catastrophes que déclencherait sa mise en application. « Néron eût été un grand prince, s'il n'eut été gâté par le galimatias de Sénèque » - Ch.Fourier.

La question de société, qui est occultée par tous, tout en étant à l'origine de toutes les chamailleries, est : quelle doit être la récompense de la force (musculaire, intellectuelle, monétaire) ? La réponse, presque unique et presque unanime, est - l'argent. On te range d'après ce que tu manges. Nos footballeurs, nos penseurs, nos banquiers exercent de plus en plus le même métier - ce sont des faiseurs d'argent. Sans cette récompense, les déserts de la pensée, aménagés aujourd'hui en sinécures, retrouveraient le béni inconfort des cavernes.

Nulle part ailleurs le boutiquier n'est aussi omni-présent et omni-puissant qu'en pays européens sous régime monarchique. Les républiques, tout de même, laissent toujours une petite chance à la noblesse à ne pas être entièrement laminée par le lucre.

Un caporal aryosophe (Hitler) en héros d'un humanisme belliqueux, un séminariste caucasien (Staline) en héraut d'un humanisme évangélique - les professionnels, les haut gradés, les généraux ou les papes, firent meilleure fortune dans le métier de racoleurs.

La perte du sens du grandiose : les finalités de plus en plus vagues et les moyens, la raison instrumentale, de plus en plus efficaces, le désintérêt pour les commencements. Ces symptômes ont toujours précédé le déferlement de la barbarie. On tenta d'ajouter du lyrisme bleu aux horizons grisâtres ; le résultat - encore plus de gouttes rouges et d'injustice noire. Impasse. Montée inexorable du robot paisible et juste, qui finira par détruire l'homme.

L'individualisme est à l'origine des monstruosités du siècle dernier, individualisme du héros ou individualisme du fourbe. C'est la démocratie qui l'emporte, c'est-à-dire le collectivisme, celui de l'espèce la plus grégaire, du marchand.

L'exaltation et la création transfigurent l'homme ; elles défigurent les hommes. Le nihilisme politique est aux antipodes, par rapport au nihilisme spirituel. Le communisme renvoie au démos athénien, et le nazisme plagie la Jérusalem du peuple élu.

Tout regard sur le nazisme ou le stalinisme, qui n'y décèle pas une part du lyrisme allemand ou russe et tente de les réduire aux tentations totalitaires, est creux. Le ressort commun de ces deux monstres est une tentative pathétique de substituer au mesquin le grandiose. Une passion, pas une structure. Qui fait monter Wagner et Bakounine, en 1848, sur le même côté des barricades.

Je peste contre le régime le plus juste, le plus efficace, le plus ouvert, mais sous lequel on se demande : qui rêve encore aux heures grasses ? Quelque chose d'essentiel manque d'aliments. L'âme ne se nourrirait-elle que de la misère d'un corps ou d'un cerveau en proie aux monstres ? Face aux robots, elle s'étiole et s'affadit.

Corruptio optimi pessima. Que les impôts, les vitamines et le fait divers ne laissent plus le temps à la populace pour songer au salut du monde, - on doit s'en féliciter. Mais que la même sagesse frappe les élites, c'est odieux. Le patricien, rognant ses ailes et baissant son regard, dépasse le vulgum pecus en répugnance.

La vraie question, raciale et politique, n'est pas quelles sont des races inférieures ?, mais bien quelle doit être la liberté du fort et s'il doit sacrifier quoi que ce soit au faible (tout en sachant, que le faible d'aujourd'hui peut devenir le fort de demain) ?

Tout ce que le rebelle institutionnalisé dénonce chez les hommes a toujours existé, c'est la qualité des dénonciateurs, en revanche, qui a beaucoup changé : la jeunesse sans bonne révolte, l'élite sans bon regard, le bon Dieu sans bonnes foudres.

Dès qu'on libère l'homme de ses attaches nationales, pour le faire adhérer à l'universalité, il ne se précipite pas sur la poésie de ses voisins, il a hâte de s'attacher à la seule loi vraiment universelle, celle du marché.

Le goujat-esclave, le bureaucrate moscove, me poursuivit de sa hargne, à cause de mon regard absent, ce qui n'empêchait pas mon verbe secret de respirer. Le goujat-maître, l'éditeur parisien, accueille mon verbe libre avec une indifférence, qui brouille de rage mon regard, dont personne n'a cure. Garde l'honneur de la braise, plus durable que l'honneur de la cimaise.

Le progrès, dans toutes les sphères de la vie communautaire, est si évident, qu'être homme du progrès est une trivialité de raison. Croire en régression impossible vers une éphéméride intemporelle - une alternative prophylactique pour échapper à la ringardise des aigris ou des nostalgiques de l'emphase persifleuse.

La voix grégaire : une révolte collective pour favoriser l'individu actuel ; la voix aristocratique : la résignation individuelle pour se retrouver dans un collectif inactuel.

La révolte est dans le motif esthétique, et la révolution - dans l'acte pragmatique. Le plaintif et le caritatif ne se rencontrent jamais, sans s'horrifier mutuellement. Entre le motif et l'acte se faufile l'idée, qui est toujours près du premier, et c'est une bonne révolte que vise R.Debray : « Une révolution, c'est un triomphe de l'idée sur le fait » ; ajoutons que, en matière d'idées, le triomphe côté rue tourne toujours, et très rapidement, en débâcle côté âme.

En abolissant le culte du veau d'or, il faut savoir ne pas se laisser subjuguer par le prône de l'âne ou de l'hyène ou subir la procession des vaches maigres.

Votre infâme inégalité matérielle engendre votre infâme égalité des goûts : vos poètes sont indiscernables des épiciers. L'aristocratie aurait plus de chances parmi l'égalité matérielle, où le goût du poème ne devrait rien à la graisse du repu ni au fiel du raté. « La racine et la source de l'amour s'appelle Égalité »* - Maître Eckhart - « Die Wurzel und die Ursache der Liebe ist die Gleichheit ».

Dans la liberté, se respectent les contribuables ; dans l'esclavage, se découvrent les amoureux ; l'homme libre se reconnaît dans la tolérance, l'homme asservi finit dans la haine : « Leur haine parlait au nom de l'amour » - V.Grossman - « Они ненавидели во имя любви ».

Le Léviathan, de crocodile ou d'hydre, se mua en une brave vache, qui ne s'occupe que de moutons. Mais les seules conceptions productives s'effectuant désormais in vitro, il faut s'attendre à la prolifération de robots producteurs et de robots produits.

Deux côtés les plus originaux de notre époque, deux déchéances de regards : de celui des enfants - qui jadis portait le mépris et la révolte devant la crapulerie adulte - et de celui des sages - qui jadis n'affleurait même pas les choses. Aujourd'hui, la musique intérieure de leurs yeux céda la place à la reproduction des cadences du temps. Le regard fait oreilles.

Porter au suffrage universel l'amour ou la haine est également bête. On ne voue les grands sentiments qu'à un inutile autoritaire et grandiose.

L'art des perspectives : dire que le Goulag, Auschwitz et Hiroshima s'inscrivent dans un même courant peut être signe d'une débilité facile ou d'une lucidité difficile.

Dans une tyrannie en quête de drogues, le rêve comme démarche, qui grise, peut faire jeu commun avec la poudre aux yeux et la langue de bois. Dans une sobre démocratie, le rêve comme marchandise s'apparente aux faux en écriture. Le rêve a une petite chance de se maintenir sous la tyrannie, sous la démocratie il n'en a aucune. Bénie « censure, mère de la métaphore » - Borgès - « censura, madre de la metáfora » !

L'étrange parallèle entre l'Allemagne et la Russie : une multitude de voix, jeunes et rebelles, jaillirent au lendemain des cataclysmes de la Grande Guerre, un silence de mort suivit l'écroulement du nazisme et du stalinisme. La vitalité de la résignation n'existe plus ; l'horreur ou la honte de la conscience morale se transforment en une paisible, orgueilleuse et stérile conscience mentale.

Mon sens de l'universalité : je suis sur ma planète, quand je suis avec un poète de Moscou, avec un étudiant de Marbourg, avec un félibre de Provence, avec un pope d'Athos, avec un lazzarone de Naples, avec une guapa d'Estrémadure. Plus je monte vers Bruxelles, Hong Kong ou New York, plus je me sens extraterrestre.

Aujourd'hui, nous avons la meilleure foule, de toute l'histoire, et peut-être la pire des élites. Cette élite n'observe que les mouvements de la foule, les compare, indignée, avec l'éclat des élites d'antan et se répand en lamentations sur la dégénérescence du monde. Le regard de nos élites est dans les choses vues et non pas, comme naguère, dans le goût électif des yeux.

Que les figures du professeur et de l'écrivain caracolent sur l'avant-scène dans la dramaturgie de la République des caciques, ou que la Démocratie des comics mette dans le limelight le journaliste et le businessman, c'est la même success-story. D'autant plus qu'aujourd'hui le professeur a la gesticulation du businessman et l'écrivain - la diction du journaliste. Seule une mise en scène aristocratique peut encore donner du panache au seul rôle ne se pliant pas aux exigences du box-office, à celui du vaincu, du loser.

Que les uns se nourrissent d'un quotidien, ou qu'aux autres il faille un mensuel, - là passerait la frontière entre le profond et le superficiel ! Tout ce qui est périodique ne peut être vu ni lu que dans une perspective basse ! Le journal et l'écran restent le seul lieu, où se jouent les ombres, pour ceux qui ont oublié d'être dans une caverne.

L'homme dont les droits vous clamez est un homme mort, homme réduit à l'être abstrait. Le premier droit de l'homme vivant est de ne pas devoir son avoir à sa force, mais à la solidarité humaine. Prince Kropotkine poussait encore plus loin  : « La solidarité, c'est ce puissant moteur qui centuple la créativité humaine » - « Солидарность, этот великий двигатель, увеличивающий во сто раз творческую силу человека ».

De l'importance des sources d'une civilisation : toutes les abstractions européennes remontent à une culture vécue ; toutes les normes du vécu américain remontent aux abstractions fondatrices. On se retrouve auprès de ses sources ; c'est pourquoi le robot est un état naturel outre-Atlantique.

Le seul sens que je puisse donner à libération de l'homme est juste répartition des fardeaux.

En se moquant de ses chaînes on accède mieux à une haute liberté qu'en les allégeant ou en les allongeant. Mais, pour être libre, il ne suffit pas de s'en moquer.

L'essentiel du monde économico-politique : 1. tu t'en prends aux profiteurs, l'indigence des étals s'ensuit, 2. les profiteurs ignoreront la honte, 3. tu dois rêver et non pas chercher la justice, 4. il faut souhaiter, que cette saloperie perdure.

Il est normal de refréner, en moi, tout geste révolutionnaire ; il est infâme d'en enterrer, en même temps, le rêve.

Leur égalité des chances : que tu sois dans un taudis ou dans une villa, tu dois être sûr de pouvoir déployer impunément tes griffes ou tes tentacules. Égaliser les canines pour mieux rogner les ailes. L'égalité tout court, aux yeux si représentatifs de Tocqueville, est « une nouvelle forme de servitude ». Je saluerais cette égalité, qui bouleverserait la vie de l'immense majorité des hommes, riches et pauvres confondus, et ne changerait rien dans la mienne.

Les élus, aujourd'hui, c'est le troupeau. Les appelés, en revanche, entendant, mais ne comptant pas des voix, devinrent rares.

Félicitons ce monde, en train de réussir son pari millénaire - éliminer le bourreau et l'imbécile. La victime et le non-calculateur, une minorité en voie d'extinction, n'ont que le robot, intelligent et au coup de grâce infaillible, pour oppresseur sans états d'âme.

La fin de l'Histoire : le jour, où les quatre sources de l'homme - jaillies au même moment : les présocratiques, Zarathoustra (et ses élèves, Moïse, Manès et Pythagore), le Bouddha, Lao Tseu - seront définitivement bouchées. Nous sommes à mi-chemin.

Malgré les apparences, les civilisations, précédant la nôtre, étaient plus scientistes. La nôtre est totalement marchande, mais il se trouve, que la science apporte une réelle valeur ajoutée, d'où son actuel prestige, tandis qu'auparavant elle était parfois une valeur tout court.

L'humanisme ne consiste pas à proclamer l'homme mesure de toute chose, mais à déclarer, que les choses ne doivent pas déterminer la mesure de l'homme.

Jadis, régnait le médiocre, et par remords intermittents, il se rapprochait du meilleur et le plaçait dans sa ligne de mire. Aujourd'hui, triomphe le meilleur, plein de respect pour le médiocre, et dont il a de plus en plus la dégaine. Ploutocratie ou médiocratie comme formes de méritocratie - timocratie - démocratie, à mille lieux de l'égalité-aristocratie.

Quand ma haine du fort, dans cette société des marchands, baisse, très brièvement, d'intensité, je me rends compte, que je hais le faible encore plus nettement, puisqu'il serait pire, s'il parvenait à rejoindre le fort. Et pour recevoir ma sympathie, il ne me reste, en définitive, que des exclus de leurs balances, des impondérables, des exilés, des emmurés, des anachorètes du style, des stylites sans colonne.

Le hasard et la force brute désignaient, naguère, le gagnant : « de troubles appels à de troubles actions gouvernent le monde » - Goethe - « verwirrende Lehre zu verwirrendem Handeln waltet über die Welt ». Aujourd'hui - l'algorithme et la force élaborée. Sur l'échelle du bien, cette distinction est toujours une chute. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, avec les meilleurs, surchargés de savoir et d'intelligence, elles sont si retentissantes. « On ne peut que déchoir, quand on attrape un moral de vainqueur »** - R.Debray.

Mes états d'âme : en Scythie, l'apathie devant la fétide résignation d'esclaves ; en France, l'indifférence devant l'insipide révolte de maîtres. Je cultive la résignation du haut maître sachant, que toute révolte nourrit en lui - un esclave profond.

Le Christ proclame la priorité du spirituel sur le matériel. Le Christ prône l'égalité matérielle. Le Christ veut se pencher sur le faible. Comment ne pas reprocher à Son Église de ne pas avoir mis en pratique ces visées communistes ? « Les Chrétiens auraient dû réaliser la vérité communiste, et alors le mensonge communiste n'aurait pas triomphé »** - Berdiaev - « Христиане должны были осуществить правду коммунизма, и тогда не восторжествовала бы ложь коммунизма ».

Le délicat se voue au message ; le sot veut des messageries. La liberté de pensée suffit au premier ; au second, il faut une liberté d'expression. Le sot abuse de celle-ci : déchaîné, il se permet de s'attaquer au sacré ; le délicat, qui se laisse entraîner par la liberté d'expression, glisse vers le profane et se détache du sacré.

Une guerre pour une vraie liberté, que mena pourtant une nation de robots contre un peuple héroïque, - guerre de Vietnam. Une guerre pour un peu plus d'humanité, guerre menée par des barbares modernes contre des barbares moyenâgeux, - guerre d'Afghanistan. Quel journaliste peut se permettre de telles formules incorrectes ?

Prenez le pur lyrisme du Giaour de Byron, du Diwan de Goethe, de Salammbô de Flaubert, du Khadji Mourat de Tolstoï, - les sots corrects d'aujourd'hui, en les étudiant, y trouvent du soutien aux peuples opprimés et du courroux face aux tyrans et à l'injustice.

L'un des slogans les plus populaires, chez les rebelles du 68, fut : « Qu'on en finisse avec les citations ! ». Une raison de plus pour me réfugier dans l'acquiescement métaphorique, aujourd'hui marginal.

La tyrannie : la contrainte de cacher son visage rebelle ; la démocratie : la liberté d'afficher les masques du mouton prônés par l'opinion publique.

L'évolution de la civilisation suit celle des rôles, qu'y joue l'homme social. Quand un rôle arrive à sa perfection logique, il s'appelle fonction de robot, et le scénario correspondant - algorithme. Il ne nous reste que quelques ultimes ratures dans ce script triomphant.

La négation, jadis nimbée d'audace et d'originalité, devint vulgaire, dans une société tolérante. Les seules astuces logiques du rebelle restent : la traduction en variables de tout terme terminal et l'évaluation dans l'inexistentiel de ce qui tendait vers l'universel.

Ce serait bien, si « les problèmes sociaux se résolvaient par des équations algébriques » (Balzac), mais que faire de ceux qui refusent de figurer dans aucune équation ?

Ni l'appât du gain, ni l'obsession par le pouvoir, ni le vice inné ne sont à l'origine de l'état calamiteux des rapports entre les hommes, mais la seule loi raisonnable, qu'on ait pu inventer, pour échapper au cannibalisme, la loi du marché.

Tous les huppés du monde proclament, doctement, que la richesse devrait n'être qu'un moyen, pas un but, mais la vraie égalité n'est que dans les moyens, chacun ayant la liberté de choisir son propre but ! Logique d'hyènes fraternelles !

L'observation, qui ne s'est jamais démentie : ceux qui hurlent le plus fort : Comment peut-on accepter ce monde ! sont les pires des conformistes, repus dans leur paix d'âme démocratique. La noblesse d'un acquiescement dédaigneux ne loge plus que dans des souterrains affamés.

La sottise des drames économiques : tu tombes, tu te casses le cou et tu maudis la loi de la gravitation au lieu de regretter la dureté de la terre.

Le triomphe du christianisme est dû surtout à l'efficacité de son message moral – il donne de l'espoir aux Spartacus et modère les appétits des Crassus. « La religion chrétienne élève le peuple à l'intérieur et abaisse le superbe à l'extérieur » - Pascal.

La « bestia trionfante » (G.Bruno), aujourd'hui, n'est plus l'âne, mais l'hybride des goûts de mouton et des appétits d'hyène.

La mécanique des rapports humains évinça partout le chaos originel, ce chaud milieu, où je puisse encore respirer. Nietzsche a tout vu de travers : « la civilisation n'est qu'une mince pellicule au-dessus d'un chaos brûlant » - « Kultur ist nur ein dünnes Apfelhäutchen über einem glühenden Chaos ».

Le vulgus : jadis, sa place fut dans les bas-fonds, ensuite - dans la médiocrité et la moyenne, aujourd'hui, matériellement, elle est largement au-dessus de nous, les réprouvés de son marché.

Si le Christ, de la vision populaire, revenait sur terre, ce ne serait ni en lépreux (Flaubert) ni en gêneur du Grand Inquisiteur (Dostoïevsky), mais en robuste syndicaliste, descendant d'avion, braillant devant les caméras, dénonçant le repu, le matin, et attaquant le homard, le soir.

Entre la pensée totalitaire (l'Un, la passion, le rêve) et la pensée libre, le choix est libre. Toutefois, le contraire de l'Un n'est pas un multiple libre, mais le hasard d'esclave ; le contraire de la passion n'est pas la raison, mais la mécanique ; le contraire du rêve n'est pas le rythme mais l'algorithme. Leur pensée libre est le grincement du cerveau et le silence de l'âme.

L'anarchiste américain est indiscernable d'avec n'importe quel businessman : « Si les structures des hiérarchies et du pouvoir ne peuvent pas se justifier, elles doivent être démantelées » - Chomsky - « If the structures of hierarchy and authority can't justify themselves, they should be dismantled ». La seule configuration, se prêtant à ce misérable scénario, c'est une faillite économique, tandis que tout succès comptable ou électoral, en tant que justification, protège contre les foudres anarchiques, puisque, pour l'Américain, n'est vrai que ce qui marche.

La pire des fautes, qu'on reproche aux princes d'aujourd'hui, - perdre le contact avec la réalité ! Eux, qui pourtant vivent perpétuellement dans l'insipidité du réel - comme d'ailleurs d'autres goujats de moindre importance - sans aucune évasion vers le pays des rêves ! Ils connaissent si bien leur place, qu'ils redoutent toute u-topie, non-lieu. « On acquit la réalité et perdit le rêve »*** - Musil - « Man hat Wirklichkeit gewonnen und Traum verloren ».

Il n'y a plus, pour régner, ni princes ni bouffons, que des comptables. Quand on juge la majesté d'après la forme des sièges, on est incapable de vénérer la haute royauté de la position couchée, où la bouffonnerie titillait le sceptre. Les Romains y furent bien meilleurs experts que nos rois ou Présidents. Vivre couché et mourir debout. « Il convient à l'empereur de mourir debout » - Suétone - « Decet imperatorem stantem mori ».

La modernité - le culte de la version courante, le rejet de conversions. Messageries et communication opposées à messages et communions. Le prix occultant la valeur : « L'ère de la facticité, où il ne s'agit plus de valoir, mais de faire valoir »** - Baudrillard.

Zeus poursuit de sa hargne l'artiste Prométhée, père de l'écriture et du nombre, et donne sa faveur à Hermès, inventeur du lucre, c'est ainsi que naquit la démocratie de droit divin.

Leur progression : la morale du sujet, l'éthique de l'individu, la règle du contribuable - l'âme, l'esprit, la machine. De la règle divine, le sage induit une morale humaine ; le sot déduit une régle humaine de la morale de Dieu.

Démarche antique : dépeindre la Cité idéale et fouiller des écueils humains, sociaux, matériels, qui la rendent utopique ou lointaine. Aujourd'hui, le politicien fait de ses actes ce que je fais de mon écriture : une maîtrise loquace des contraintes et un embarras muet devant les buts. Mais ce qui rend vivables les ruines désertes, transforme le chantier en étable.

Quel renversement de l'éthique aristocratique ! Dans l'Antiquité, où le sens des lois était faible, elle prônait la loi, face au sentiment rapace ; aujourd'hui, où le sentiment agonise, elle en appelle au sentiment, face à la loi de masse.

La loi écrite est vraie, son application - bonne, pourtant aucune grande voix ne la rend belle. C'est à croire qu'Aristote ne plaisantait pas : « La philosophie est la défense contre la loi écrite ». Elle ne se vouerait qu'à l'inconnu, et Strabon avait de bonnes raisons pour dire : « La géographie est affaire de philosophe », car, à l'époque, et la médecine et la géométrie y auraient également eu leur place.

Ce ne sont pas tant ses rides qui empêchent, que je m'éprenne de la liberté, que la peau trop lisse de son image de synthèse.

L'urbanisme, la politique et l'art : tu bâtis l'étable démocratique, la caserne despotique, les taudis anarchiques ou les ruines aristocratiques. Dans le dernier cas, tout souterrain, même des plus misérables, peut prétendre avoir servi de fondation d'un château écroulé.

Je suis pour le collectivisme des porte-monnaie et des porte-parole et pour l'élitisme des porte-voix.

Prendre le parti des paumés perd de son panache, puisqu'ils sont dorénavant composés d'une majorité d'incapables. Tous les capables sont accueillis aujourd'hui par la démocratie des chances, mérites et affaires.

Pour donner à Valéry ou Cioran la gloire populaire de Nietzsche, il faudrait qu'un futur Hitler, Staline ou Attila s'en entichât. Hélas, l'arbre et les ruines n'ont pas la puissance mobilisatrice du surhomme.

Jadis, le bourgeois s'imaginait gentilhomme en s'acoquinant avec l'artiste, symbole de l'aristocratie d'esprit ; aujourd'hui, la seule aristocratie visible est médiatique, - le bourgeois se détourne de l'artiste et s'entoure de journalistes, l'artiste lui-même s'abaisse au métier de journaliste et devient bourgeois. Que je regrette la France d'un duc de X, souffrant des suites d'une galanterie, qu'il eut avec marquise de Y, ratant ainsi une chevauchée de Flandre ou de Catalogne, pour s'adonner, en son château, à la rédaction des commentaires spirituels d'Héraclite !

Des préférences tirées passionnément, sans daigner en apporter des preuves (les preuves du contraire n'étant pas moins rigoureuses), telle est la pensée contrainte. Et puisqu'on reconnaît une pensée noble par l'horreur de son application forcée, apparut le sépulcral totalitarisme de masse, où de bons filtres (contraintes) servirent de monstrueux transformateurs (buts).

Le Pape Benoît XVI abdique. Quel bilan lui dressent les hommes ? Sa vision de la procession de l'Esprit-Saint ? De la compatibilité de la raison et de la foi ? De la honte d'être riche ? Non, ils ne parlent que des galipettes de quelques prélats concupiscents ou des scoops d'un clerc sur des irrégularités, commises par des banques vaticanes. Après la politique et la poésie, voilà la foi réglementaire qui se soumet intégralement à la jugeote journalistique.

Face à la détermination du State Department et du Pentagone, l'Européen se lamente, qu'aucune voix forte et commune ne retentisse de ce côté-ci de l'Atlantique. Mais la voix européenne, jadis, se réduisait à l'âme, au frisson des cordes éthique, esthétique et mystique. Elles ne vibrent plus ; et dans le brouhaha monocorde économique, qui seul atteint aujourd'hui les oreilles, seule compte l'intensité boursière.

Le triomphe de la vérité, le déclin des utopies - les premières raisons du règne actuel de la grisaille dans les têtes. L'imposture des hommes du rêve, aspirant à plus de fraternité, de compassion, d'émotions, est définitivement balayée par la déferlante bien justifiée des hommes d'action, clamant le culte du terrain et le mépris de la hauteur. L'acte rapporte, le rêve coûte. Pour la première fois dans son histoire, l'humanité est orpheline de ses poètes.

Maintien d'équilibre du corps européen : la menace russe provoqua une excroissance, côté cervelle, - un organe de l'intérêt commun ; l'amitié américaine réduisit à l'état atavique d'apesanteur l'organe superflu - l'âme.

Les barricades ne séparent que les quartiers, les états, les âges, les cerveaux. Quand je voudrai communiquer avec la Cité de Dieu et intercepter le regard intemporel, j'apprécierai les barricades devenues ruines, où je serai toujours dedans et dehors, l'assiégé et l'assiégeant, l'assoiffé et l'enivré.

Les époques, où l'on évoquait le plus la noblesse, furent parmi les plus sanglantes. Aujourd'hui, tout afflux de sang est jugulé - mais on ne parle plus de noblesse.

Le monde, qui sacrifie tout pour la liberté, est voué à la seule technique, ma pique à : « le monde, qui sacrifie tout à la technique, est perdu pour la liberté » - G.Bernanos.

L'humanisme, par définition, ne peut être qu'éthique ; le désastre totalitaire et le désastre artistique naquirent des tentatives de pratiquer un humanisme mystique ou un humanisme esthétique.

Pour Kant, le goût, le savoir et la raison légifèrent à tour de rôle. Démocrate pratique (aristocrate pur ? juge en esthétique ?), je dirais, que le savoir devrait s'occuper de l'exécutif, la raison - du législatif et le goût - du judiciaire. Les bancs des assimilés, les bancs des assemblées, les bancs des accusés.

Toutes les révolutions furent des mutineries de perdants revigorés, qui, en changeant de règles, se repositionnent comme vainqueurs. Ce qui devrait nous pousser à soutenir, dans ce monde minable, les règles minables, propulsant les hommes minables, ignorant tout ressentiment.

Plus on se soucie de la justice des hommes, plus on est abandonné de la grâce de Dieu ; d'où l'intérêt, presque mécanique, de rester en permanence dans la peau du pécheur.

L'aberration du siècle dernier - étoiler la loi, l'aberration du nôtre - doter le ciel de lois ; deux déviations fatales des émerveillements de Kant : « le ciel étoilé et la loi morale »* - « der bestirnte Himmel und das moralische Gesetz ». Suivant cette lumière, le sage s'occupera de l'astronomie et de la justice, le sot - de l'astrologie et de la superstition, le philosophe - de sa propre étoile et de sa propre honte. Ne pas oublier, que le déclin de l'Âge d'or commença avec l'abandon des humains par Astrée, fille-étoile, dernière Immortelle à frayer avec les humains et se transformant, bêtement, en vulgaire justicière -Balance, dans un ciel éteint.

Malraux vit juste, en prédisant au XXI-ème siècle un mainstream religieux (avec les dieux réintégrés), mais il ne pouvait pas se douter de sa vraie raison – la désintégration des poètes, la sécularisation des penseurs, la perte de vocation des martyrs. Le rouge au front, on se jettera dans les bras du Pape, du Dalaï-Lama, de l'Ayatollah, en fuyant le seul occupant de la scène publique - le marchand. Ou, tout au contraire, on congédiera les héritiers de Sabaoth, du Bouddha et de Lao Tseu, pour adhérer, conscience en paix, au seul dieu qui ait réussi, à l'Hermès des marchands. La seconde issue est plus probable.

Les totalitarismes tentèrent d'imposer l'âme exaltée ou prodigue comme la dignité suprême de l'homme, mais ce qui est sommet chez un anachorète s'avéra abîme dans une société. Et notre démocratie a raison de réduire l'homme au corps, c'est à dire à la raison, où l'exaltation et la prodigalité sont des marchandises comme les autres.

Le contraire de liberté s'appelle passion ; il n'y a pas de liberté spirituelle - qui est toute de passion - la seule liberté respectable est la liberté politique. Le rêve silencieux, cette source de toute passion asservissante, est étouffé par le calcul libérateur et bavard. Lu à la porte d'une chambre d'hôtel ce magnifique écriteau, adressé aux femmes de ménage et exprimant une énigmatique et profonde sagesse : « Le rêve achevé, la voiX est libre » !

La mystique de la liberté (Berdiaev) est inféconde ; se frotter à son problème (Dostoïevsky) rend stérile ; le pullulement de ses solutions (les libéraux) témoigne de la natalité fulgurante du robot.

Vous vous désintéressez des lendemains qui chantent, et voilà qu'ils se mettent à parler, c'est-à-dire à calculer. Et lorsque votre vie marche, cela veut dire souvent qu'elle ne danse plus…

Deux excellents somnifères de la vie sociale française - les valeurs républicaines du pauvre et la démocratie libérale du riche : ne pas lorgner sur l'assiette du riche, ne pas se moquer de l'assiette du pauvre. Plus d'esclaves, que des maîtres : heureux dans l'humiliation, heureux dans la domination. « Où tout le monde est maître, tout le monde est esclave » - Bossuet.

C'est la mesquinerie, plus que l'injustice, qui compromet le plus l'ordre capitaliste, qui aurait pu pratiquer une politique grand-seigneur, recommandée, sous un nom paradoxal, par Céline : « il faut du communisme petit bourgeois ; je décrète salaire national 100 francs par jour maximum ».

Le regard est question d'un goût, qui n'est pas à justifier, et le goût, en présence d'une espèce, est une préférence gratuite, donnée à certains genres ; c'est l'esprit qui a besoin de justification de ses unifications d'arbres, qui est sa première fonction, et où il cherche surtout des similitudes des espèces. Vu sous cet angle, le mot de Nietzsche : « Voir partout des similitudes et en faire des égalités sont le signe de mauvaise vue » - « Ähnlichseherei und Gleichmacherei sind das Merkmal schwacher Augen » - juge l'esprit et non pas le regard. Dans les affaires de la cité, c'est une myopie voulue, puisque l'égalité à faire est en bas, mais la liberté à rêver est en haut.

L'avant-goût de la liberté le plus enivrant naît dans la révolution ou dans l'aristocratie. Et la gueule de bois, qu'on en retire, est la plus écœurante. Ce n'est pas la liberté, mais, au contraire, des contraintes qu'on aurait dû y ériger. « Je retrouve les mêmes contraintes de la liberté, dans les mondes aristocratique ou révolutionnaire » - Berdiaev - « В мире аристократическом или революционном я натыкаюсь на те же ограничения свободы ».

La gauche serait pour privilégier la justice, face à la liberté, et la droite serait résolument pour l'inverse - pitoyable opposition, quand on sait que, pour les deux, et la justice et la liberté consistent à assurer à celui qui est dix fois plus fort un compte en banque dix fois mieux approvisionné !

La démocratie, c'est la littéralité, la présentation juridique évinçant la représentation lyrique, la critique algorithmique se passant de la topique rythmique - elle est une barbarie glacée du robot. Faut-il pour autant, prôner la barbarie chaude des bêtes pour sauver l'art ? Nos veines coupées appellent la tiédeur liquéfiée plutôt que les brûlots pétrifiés.

Pour que le néon et l'hygiène satisfissent le besoin des hommes en lumière et en pureté, il fallut, au XX-ème siècle, tenter les deux termes de l'alternative tolstoïenne : éclairer ou être pur (светить или быть чистым), le phénomène ou le fantasme, le communisme ou le nazisme, aboutissant aux ténèbres et à la boue. La cuirasse exclut la pureté d'âme quoi qu'en pense Dante : « sous l'armure du sentiment d'être pur » - « sotto l'asbergo del sentirsi pura ».

La facilité du Non, à une société, asservie par une monumentale tyrannie, élève, artificiellement, l'âme ; la difficulté du Oui, à une société, dépassionnée par une démocratie mesquine, abaisse, fatalement, l'esprit. Mais, en politique, c'est à l'esprit de mener le bal, et la marche horizontale y évincera la danse verticale.

Le socialisme cherche à arracher les crocs aux loups ; le capitalisme - à insérer ceux-ci parmi les moutons et à anesthésier la saignée. Mais le principe du troupeau est le même, quoiqu'en pense Nietzsche : « Le socialisme est l'aboutissement de la morale du mouton » - « Sozialismus ist zu Ende gedachte Herdentiermoral ». Le triomphe du capitalisme prouve, que « moins d'exigences morales forme une croyance, face à l'individu, plus vaste est le troupeau qui l'applaudit »** - S.Zweig - « je geringere moralische Anforderungen ein Glauben an das Individuum stellt, um so weiteren Kreisen wird es willkommen sein ».

La concurrence ouverte et loyale du capitalisme conduit à une permanente auto-destruction, source de progrès ; l'auto-suggestion socialiste est une forme de panglossisme, qui crée l'illusion d'être tout près d'un état idéal, ce qui en fait un conservatisme menant tout droit à la stagnation ; la conclusion : il faut souhaiter à l'économie le plus de capitalisme et à la politique - le plus de socialisme possible, séparer la production de la répartition.

La sacro-sainte propriété, postulant l'inégalité, est, aujourd'hui, le premier ennemi de la liberté. « La liberté sans socialisme, c'est le règne de l'injustice ; le socialisme sans liberté, c'est la servilité et l'abrutissement »* - Bakounine - « Свобода без социализма - это привилегия несправедливости, социализм без свободы - это рабство и скотство ». Aujourd'hui, dans la presque liberté et le presque socialisme, les hommes méritent leur juste abrutissement.

Les clivages culturels opposent les hommes avec beaucoup plus de virulence que les différences matérielles. Les écarts verticaux de culture exacerbèrent les révolutions française et russe ; l'horizontale culture de masse américaine désarme la lutte de classes et le sentiment de race, pour réduire la vie à la négociation de places.

Le conflit politique le plus irréductible oppose les sentimentaux aux cyniques, les tenants de la justice aux promoteurs de la liberté. Les premiers engendrent la misère et l'élan, les seconds - l'opulence et l'ennui.

Aucun risque de rébellion des dépossédés dans une société, où le possédant guigne l'automobile et les stations de ski plus avidement que les salons littéraires.

Les dernières tentatives d'introduire du sacré dans les affaires des hommes aboutirent à Auschwitz et au Goulag. Depuis, aucune déviation, aucun effondrement, aucune brisure : une consensuelle confirmation ou un paisible rétablissement de la valeur éternelle, du lucre.

Je suis ce que je veux, je suis ce que je peux, je suis ce que je dois - l'homme héroïque, l'homme créateur, l'homme moral. Plus ils sont indépendants, en moi, plus je suis libre. Lorsqu'ils se fondent en un seul personnage, je suis mouton ou robot.

Comment puis-je m'entendre avec les démocrates, ces robots de l'horizontalité ou moutons de la verticalité, si je suis tantôt maître (du verbe que je conjugue) tantôt esclave (de l'émotion qui me subjugue) ?

Je suis esclave de la loi (« nous sommes esclaves de la loi, afin d'être libres » - Cicéron - « legum servi sumus ut liberi esse possimus ») - je deviens robot ; je suis la loi des esclaves (« tu n'es plus esclave, mais fils de la loi » - St-Paul) - je reste mouton. Où l'universel peut-il rencontrer l'existentiel, sans tourner au troupeau ou à la machine ? - dans un souterrain, où j'installe mes ruines souveraines.

Tous les pays devinrent aujourd'hui ce qu'était jadis l'Angleterre byronienne : « pays de bassesse, de journaux, d'ennui, d'avocasseries » - « a low, newspaper, humdrum, lawsuit country ».

À l'époque, où n'appartenaient à la plèbe que les pauvres et les faibles, on n'hésitait pas à parler de racaille ; aujourd'hui, où racaille est constituée plutôt de riches et de puissants, on lui réserve le titre de démocrate.

L'histoire avait un sens - et présentait un intérêt pour son étude - lorsque la cité tenait un mythe ou une utopie en point de mire, sous forme ethnique, étatique ou civilisationnelle. Depuis que l'histoire n'est plus portée par l'enthousiasme, mais par l'apathie (« Ne pas laisser l'élan devenir enthousiasme ; la vertu est dans l'apathie » - Kant - « Den Schwung mäßigen um ihn nicht bis zum Enthusiasmus steigen lassen ; die Tugend erfordert Apathie »), depuis que les hommes préférèrent la justice robotique et la sensibilité moutonnière, l'histoire n'est pas plus instructive que la météorologie.

La démocratie devient irréversible le jour, où le nombre de tyrans repus dépasse celui de victimes assoiffées. Nous y sommes.

Voir dans l'Histoire un permanent progrès de la liberté n'est pas si bête que ça. Je serais tenté de voir dans l'Histoire un processus d'étouffement du rêve libre par une liberté d'esclaves, mais ce qui reste inexplicable, c'est l'existence, jadis, de rêveurs parfaitement libres et même repus.

Le tyran ne peut pas s'imposer en s'appuyant sur des causes médiocres, il lui faut des belles et des exaltantes. Ce qui nous protège contre la tyrannie, c'est la misère des causes grisâtres portées par les hommes. Dans le jugement des affaires des hommes, la nature des porteurs compte plus que la hauteur des causes et la bassesse des effets.

La démocratie : la proclamation de la reconnaissance d'égalité des chances (débouchant sur l'inégalité de fait) ; l'aristocratie : la réclamation de la reconnaissance de supériorité spirituelle (s'inscrivant dans une égalité matérielle).

Il y a très peu de choses, sur lesquelles le poète ait un avis ; le propre des moutons et des robots est d'en avoir un sur tous les sujets, y compris la bonté, la fraternité, l'amour ou le rêve. La fin de l'Histoire fut signée le jour, où leur avis la-dessus se mît à peser plus que celui du poète.

Quand le miséreux subit de moins en moins la précarité et commence à goûter de plus en plus de sécurité, il n'arrête pas de geindre. Devenu repu, il est désormais imbu de son angoisse, dans le pari risqué d'une machination financière.

Humainement, je salue l'avènement du règne du dernier homme - il réduit le nombre de faibles ; je déplore l'attitude du premier : sa soumission aux goûts du dernier et sa recherche de reconnaissance par ce dernier. Le maître défait enviant l'esclave victorieux - pitoyable ! Dès qu'apparaît cette exécrable soif de reconnaissance, il n'y a plus de maîtres, on dit même (Kojève et Fukuyama), qu'il n'y a plus d'Histoire, puisque l'égalité des chances calme toutes les ambitions.

Je peux pardonner à A.Blok et Maïakovsky, à E.Jünger et Heidegger, qu'ils aient entendu une musique, en haut d'une tour d'ivoire révolutionnaire. Qu'ils n'aient pas entendu le hurlement dans des souterrains est impardonnable.

Le boutiquier comme symbole, tel est le point de départ commun de Marx et de Hitler, du marxisme et du nazisme. L'élan de haute justice de Marx, pour redresser le faible, ou la pulsion de basse envie de Hitler, pour se dresser en force. La haine de tout boutiquier - l'attitude marxiste, ou la haine du grand boutiquier par le petit - l'attitude des nazis. Mais l'élan ou la pulsion, lâchés dans la foule, produisent le même effet - la férocité contre l'autre.

Staline chérit la révolution, Hitler mise sur le militarisme : selon Staline, il n'y aura jamais de révolution en Allemagne, puisque pour la faire il faudrait piétiner quelques gazons ; selon Hitler, il n'y aura jamais de bonne armée en Angleterre, puisque ses divisions blindées manquent de polygones, dont l'aménagement demanderait l'expropriation de quelques manoirs de la gentry.

La politique a deux hypothèses fondatrices - l'homme est bon ou l'homme est mauvais. Elles ont des justifications d'égal poids : soit on s'attendrit sur le sort de l'esclave, soit on libère les forces du salaud. Même résultat : l'esclave persiste et le salaud résiste.

En paroles, le Français appelle de ses vœux le chaos et lance un non orgueilleux au monde, mais en pratique il est obnubilé par la logique, tempérée par un oui harmonieux. L'Allemand, en paroles, veut découvrir de l'ordre partout dans le monde, auquel il adresse un oui humble ou héroïque, mais en pratique il se permet tant d'écarts comportementaux, dictés par un non de poète. Le non est dans le langage, et l'idée - dans la pensée. Le chaos survit aux mots, mais succombe aux concepts. Vénérer l'ordre, c'est renoncer au mot final et chercher l'idée minimale.

L'échelle de mes haines va des riches aux forts, en passant par les paisibles ; et chaque fois que je me trouvais, moi-même, dans leur peau respective, ma haine redoublait de violence ; mais, tout en subissant toutes les combinaisons de ces avatars, je ne me connus jamais, à la fois, pauvre, apaisé et faible ; ce bouquet angélique serait réservé au Rédempteur.

De la servitude à la liberté : l'absence de choix (mouton), les choix imposés (esclave), les choix calculés en fonction du contexte (robot), les choix atteints depuis le degré zéro de l'existence, de la création, du désir, du goût. Ce niveau primordial surgit à l'endroit, où la croyance se substitue à la raison, il n'est donc pas vide, il est ce « bercail poétique, où les rêveries remplacent la pensée, où les poèmes cachent les théorèmes »* - Bachelard.

La bonne raison, beaucoup plus que l'échine, fléchit aujourd'hui, chez l'esclave moderne, qui se croit le plus libre ; le tableau de Montaigne : « Ma raison n'est pas duite à se courber, ce sont mes genoux » - s'inversa.

La justice sociale se réduirait à deux actions : la séparation de deux types d'argent, servant à huiler la machine économique ou à remplir nos assiettes, - et l'égalité totale dans la distribution de la deuxième ressource. Dans cette optique - rien à reprocher au capital, à la globalisation, à la concurrence ; toute gloire serait immatérielle, toute souffrance matérielle - fraternellement partagée ; toute élite sécrétant le mépris, conscience tranquille, tout goujat privé de raison d'investir les rues ; l'ennui de la majorité gueulante, la paix bénie d'une minorité chantante.

Quel fut le premier cadeau, que Zeus le taquin offrit à Europe séduite ? - un robot, Talos, créateur de la police des frontières. On connaît l'aventure de la lignée taurine, le bel avenir de la branche robotique commence à s'éployer sous nos yeux.

Le nazisme fut un provincialisme, et le bolchevisme - un universalisme. Le folklore ou la philosophie. Et ils s'écroulèrent, confrontés à leurs antagonistes : à l'universalité du genre humain et au folklore du peuple russe.

Leur misérable révolte naît de l'incompréhension de la déraison conduisant à l'injustice. C'est tout le contraire de la mienne ; trop de raison froide, trop de justice mécanique, crevant les yeux sans larmes.

Deux points capitaux communs, entre le nazisme et le bolchevisme : l'exaltation du vainqueur et l'élimination du vaincu ; sur le premier point, les sources sont à l'opposé, l'anti-humanisme face à l'humanisme : glorifier le fort, le supérieur ou bien le faible, l'exploité ; mais sur le second point, la ressemblance est complète : voir dans l'adversaire un sous-homme, un insecte, un ennemi du peuple - le mépris d'espèce aboutissant même plus sûrement à l'abattoir qu'à la salle de tortures. Et si c'était une fatalité de tout matérialisme ? - « En supprimant les injustes, on s'assurera plus de tranquillité » - Démocrite.

Il faut être un profond démocrate pour pouvoir prétendre être un haut aristocrate ; une résignation extérieure, en accord avec une rébellion intérieure ; le choix rationnel du non-bon pour sauver le haut beau irrationnel.

C'est Kant qui fut l'inspirateur des purges bolcheviste et nazie : « Celui qui devient ver de terre ne doit pas s'étonner qu'on l'écrase » - « Wer sich zum Wurm macht, kann nachher nicht klagen, wenn er mit Füßen getreten wird » - le droit d'inclusion dans la famille des vers étant accordé à la police secrète. Peut-on être gardien d'un camp de concentration, si l'on voit dans chaque homme un miracle divin ? En n'y voyant qu'un robot, au moins, on n'en coupe pas l'alimentation ni ne le liquide.

Le nazisme ou le communisme, la supériorité ou l'égalité, c'est par un paisible compromis entre ces deux attitudes que triomphe la démocratie, compromis, qui s'appuie sur deux faits capitaux : les supérieurs ont désormais les mêmes goûts que les inférieurs, et les faibles repus trouvent le culte du mérite aussi naturel que les méritants repus.

Le nazisme se soucie du surhomme, le communisme - du sous-homme, la démocratie - des hommes. À cette triade manque le quatrième élément (selon Dostoïevsky et Nietzsche) - l'homme, jadis au centre de l'humanisme, aujourd'hui évincé au profit du robot, qui prit sa place (comme le mouton s'était substitué jadis aux surhommes et sous-hommes).

La modernité : percevoir l'humanité en tant qu'un troupeau de moutons, sans flamme, et l'homme - en tant qu'un robot, sans drame. Le trépas, dans les deux cas, - avec le front plissé, sans cheveux dressés. Et dire que, jadis, on pouvait encore s'interroger : « Pourquoi est-on si ému à la mort d'un seul ? - la mort d'un seul est bien une mort, celle de deux millions - de la petite statistique » - E.M.Remarque - « Warum sind wir so erregt wegen eines einzelnen : ein Einzelner ist immer der Tod — und zwei Millionen immer nur eine Statistik ».

Celui qui est pour la démocratie, politiquement, ne m'est vraiment sympathique que s'il y répugne esthétiquement.

Une utopie politique gagne en pureté, lorsqu'elle se double d'une uchronie poétique, une raison futuriste - d'une âme nostalgique, une liberté fraternelle - d'une solitaire irréversibilité.

On s'adresse à la grandeur, à la pureté, à la poésie de l'homme - on arrive à la tyrannie du goujat, à la cruauté et à l'obscurantisme ; on se tourne vers le consommateur et vers le contribuable - une démocratie, tolérante et éclairée, s'ensuit, sans aucun effort de propagande. Voilà pourquoi tout théâtre, aujourd'hui, est théâtre de boulevard, tout livre - reflet de la gazette, tout rêve - traduit immédiatement en chiffres.

La démocratie efface deux crispations, qui alimentaient la poésie : le faible défiant le fort, et le pur écartant l'impur. « La démocratie tarit beaucoup de vieilles sources de la poésie »** - Tocqueville. Ce thème même, le tarissement, en est pourtant une nouvelle source. Toutefois, à l'époque du vers libre, hélas, aucun esclavage passionnel, cet attribut de la poésie, ne s'ensuivrait.

Les trajectoires de toutes les idées politiques débouchent sur l'ennui final : j'écoute le débat entre l'un des derniers SS, G.Grass, et l'un des derniers marxistes, P.Bourdieu. Les boutiquiers sont plus amusants.

La place de l'opposition politique, aux moments les plus dramatiques de l'histoire d'un pays : en Russie – le souterrain, en Allemagne – le camp de concentration, en France – les nues des vœux pieux parlementaires.

Les majorités devinrent si écrasantes, que tout soulèvement est réduit aussitôt à la platitude.

Amer constat : le meilleur bien social résulte du mal individuel suivi par la masse ; le plus grand mal social résulte du bien individuel suivi par la masse. Donc, si tu veux du bien à la société, ne songe pas à mettre à son service - ton bien à toi.

La démocratie n'a pas d'idées, elle n'a que des règles ; toutes les belles idées sont totalitaires, mais c'est la démocratie qui fournit le meilleur outil pour les réaliser ; l'unité européenne en est un excellent exemple, et l'idéal utopique d'égalité verra le jour non pas suite à une passion des extrémistes, mais à une sobre réflexion démocratique.

Les critiques qu'on entend aujourd'hui s'adressent à un professionnel : capitaine d'industrie, politicien, fonctionnaire, avec ses chiffres et ses agendas, jamais à l'homme, avec ses peurs, ses hontes et son orgueil.

Les porteurs de la pire grisaille ne juraient que par un avenir radieux ; qu'ils sont radieux, aujourd'hui, ceux qui ne promettent au monde que la pire grisaille !

Par contraste avec le Siècle des Lumières, on est tenté d'appeler le siècle dernier - Siècle des Ténèbres, mais le second n'est que l'incarnation de ce qui ne fut conçu que par et pour l'esprit. Les Barbus, dans leurs Écoles ou leurs nuages, n'auraient jamais dû descendre parmi nous et ne pas laisser leurs esprits engrosser nos lettres, par inadvertance.

L'une des plus honnêtes leçons politiques : savoir dire non à la mise en pratique de certains rêves, que tu respectes, et dire oui à certaines règles, que tu méprises ; et l'on y verra de la trahison des saints ou de la complaisance aux crapules.

Les ombres constitueraient un royaume (Homère) ; mais depuis le siècle des Lumières, l'art se veut républicain ; les ombres sont proclamées doubles de la lumière ou, pire, de l'objet ; mais les fantômes royaux décapités continuent à hanter mes pinceaux.

Plus qu'à la virulence lyrique de Marx, c'est à l'érudition mécanique de Hegel que le XX-ème siècle doit ses plus horribles holocaustes : toutes ces balivernes sur l'Histoire, la dialectique, la religion, l'État, où tout est minable, tout est contre la liberté imprévisible de l'homme et pour la rigueur toute robotique.

De tous temps, le rebelle avait plus de noblesse et d'intelligence que le conservateur ; quand je vois le minable mutin d'aujourd'hui s'enflammer pour l'alter-mondialisme ou la baisse de taxes, j'accorde aux puissants la palme de vertu et même de justice.

De la vertu propédeutique de la ponctuation : prends les trois formules, qui résument les régimes politiques - « parle toujours », « répète après moi », « tais-toi » - et relis-les avec, successivement, le point d'exclamation, le point d'interrogation, les points de suspension - le chœur, le dialogue, le soliloque - qui réveillent en toi le rebelle, le penseur, le rêveur. Là où tu t'attarderas le plus sera ton âme.

Le philosophe, qui chercherait à montrer le chemin aux jeunes héros, devrait éviter toute évocation de flammes éternelles et de salles de gloire et dessiner plutôt des abattoirs, impasses et ruines. L'exaltation du premier pas n'est saine que les yeux baissés. L'exaltation du pas dernier ne peut être que du fanatisme ou de la bêtise.

L'adhésion à Hitler ne pouvait être que de l'égoïsme de celui qui aimerait se trouver parmi les forts ; l'adhésion à Staline était surtout de l'altruisme, de la compassion pour les faibles. L'ennui, c'est que ce n'est ni le fort ni le faible qui furent bénéficiaires de ces ordres, mais le mouchard, l'assassin et le lèche-bottes.

Dans sa jeunesse, on s'intéresse à la politique par passion, à l'âge mûr – par intérêt, et dans sa vieillesse – par ennui.

Des deux côtés de la barricade tu trouves de bons arguments pour prendre un pavé ou une baïonnette ; il vaut mieux tout réduire au problème de circulation : ainsi, tu t'occuperas de chemins viables ou d'impasses vitales.

La liberté, pour des raisons obscures, produit, dans les cerveaux affranchis, deux néfastes certitudes : celle d'un bien transparent et facile, qu'on porte au monde, et celle d'un mal opaque et étranger, dont on est immune.

Être libre – avoir de la pitié pour la noblesse impuissante des causes, qui nous poussent à agir ou à penser, avoir de l'ironie pour l'utilité dégradante de nos actes ou de nos pensées.

La tyrannie et la démocratie visent les mêmes normes, mais la tyrannie en prône l'esprit, c'est à dire les valeurs, tandis que la démocratie se satisfait avec la lettre, les lois. L'esprit couvre autant de saloperies collectives que la lettre - de saloperies personnelles. Comment veux-tu être humilié ? En tant que mouton ou en tant que machine ?

La Bourse, la concurrence, la course aux profits seraient d'excellents outils, pour amener le progrès économique et pour décider qui doit produire des ordinateurs, chemises ou polices d'assurance, s'ils ne décidaient pas, en même temps, de la différence du contenu de nos assiettes. Les rebelles niais cherchent des poux à l'outil, au lieu de les dénicher et écraser dans ce qui les met en marche et s'en sert - des cervelles orgueilleuses ou des âmes soumises.

Les progrès de la démocratie sont directement liés à l'intelligence politique du peuple, puisque tous les imbéciles devraient avoir de la sympathie pour une tyrannie, où ils pourraient gouverner, bien que sans plus pouvoir voter. L'exhibition de la bêtise de chacun et l'élimination des plus bêtes est l'un des plus grands bienfaits de la démocratie.

En inversant certains postulats totalitaires, on arrive parfois à de jolies métaphores démocratiques, par exemple : la vérité est multiple et l'erreur est une.

Le rêve social n'est beau qu'impuissant ; dès qu'un lyrisme (Marx) s'incarne dans un dynamisme (Lénine), un concentrationalisme (Staline) en prendra la suite.

Le premier ennemi du goujat est l'ennui ; c'est pourquoi il est contre l'égalité matérielle, où il ne saurait plus déployer ses dons de rapace ou de charognard. Le premier désir des âmes électives est, que leurs émotions soient libérées du poids des choses et des pesanteurs ; c'est pourquoi elles sont pour cette égalité, qui rendrait leurs joies d'autant plus immatérielles et donc - hautes.

La grande chance de la démocratie, en France et en Angleterre, fut le positivisme philosophique, qui régnait dans la plupart des têtes pensantes ; toute démocratie, qui veut survivre, devrait se donner pour tâche prioritaire la détection à temps d'un nouveau Nietzsche, B.Croce, Ortega y Gasset, Berdiaev, pour le mettre à son service ; la place d'un lyrisme philosophique est dans un salon, un sous-sol ou une ruine, jamais - sur une place publique.

Étant né dans un bagne, hors circuits sociaux normaux, je reste étranger aussi bien à l'individualisme rural qu'au collectivisme citadin ; pour entretenir le contact des âmes, nul besoin de quitter ma cellule ou mes ruines.

La répartition de mes Oui et Non au monde : je dois réserver mes Oui au mystère divin, que je devine dans le monde tel qu'il est ; les Non devraient naître des imperfections humaines : les Non de ma noblesse formulant les problèmes du monde tel qu'il aurait être, et les Non de mon intelligence allant aux solutions pour le monde tel qu'il aurait pu être.

Au chaos, menaçant le cycle historique, la théocratie oppose l'action de grâces, l'aristocratie - l'action d'éclat, la démocratie - l'action en Bourse.

On s'ennuyait ferme avec des explications du monde ; le prurit des transformations s'empara, au siècle dernier, de la Russie et de l'Allemagne, en suscitant d'immenses enthousiasmes et débouchant sur d'immenses charniers. Au lieu de tolérer la présence simultanée de l'ange et de la bête, dans l'homme solitaire, on voulut cultiver l'ange collectiviste ou la bête raciste, censés aboutir, tous les deux, à l'homme nouveau. Mais ce n'est pas lui, c'est l'humanité tout entière qui changea : personne ne s'intéresse plus aux explications du monde, tous se contentent de sa gestion.

Plus un peuple est mesquin, plus solide est sa démocratie ; dès qu'on s'attache à une grandeur quelconque, les premiers bûchers s'annoncent au bout des regards enflammés ; savoir remplir les stades et les feuilles d'impôts, diffuser les bandes dessinées et les écrans à plasma sont d'excellents outils d'éducation démocratique.

La liberté disparaît de la circulation, lorsque, à tous les carrefours vitaux, ne se produit plus aucune panne des feux de circulation ; je ne peux mettre à l'épreuve ma liberté que devant la perplexité ou la permissivité de tous les feux, éteints ou éclairés simultanément.

Tant de bavardage ampoulé autour du pluralisme démocratique, tandis qu'il n'y a plus de pluralisme d'idées, mais seulement celui des forces ; tous prônent le même modèle social anglo-américain, fondé sur l'inégalité de principe ; ses adversaires de jadis non seulement ne veulent plus, idéologiquement, le combattre, ils ne le peuvent plus, matériellement. Le vrai pluralisme n'existe que dans des tyrannies, pour être débattu dans des sous-sols ou cuisines ; quand il parvient à occuper des parlements, il est déjà trop tard, la pensée unique aura ravagé toutes les cervelles.

L'idéal de la liberté est atteint : le veau d'or se moque et du lion hiératique et du mouton démotique ; l'idéal de l'égalité triomphe : le loup et l'agneau sont assurés de démarrer leur course à partir des mêmes starting-blocks ; quand on s'avisera de se pencher sur la fraternité, on la trouvera tout prête à unir, corps et âmes, les robots que seront devenus les hommes libres et égaux.

La liberté : dans ton mental, distinguer l'inertie (expérience, langage, intérêts) de la pulsion initiale (déracinement, degrés zéro, pureté) ; une fois la distinction faite, même une décision grégaire devient libre ; sans elle, même le choix le plus original ou loufoque peut être servile.

Le révolutionnaire est un poète, il lui faut des noms - du vent, du sang, du gang. Le conservateur est un homme d'action, il lui faut des verbes ; il ment, il tend, il vend - il ment au cœur, il tend vers la raison, il vend l'âme.

Traditionnellement, tout homme de plume, en France, se doit de choisir son camp - à gauche ou à droite. Je ne saurais pas me prononcer : jadis, on pouvait admirer la haute beauté du doute du droitier et/ou la profonde bonté de la conviction du gauchisant ; mais depuis que les deux optèrent pour la plate vérité comme la seule lice de leurs mesquins combats, ni l'âme ni le cœur ne peuvent plus être leurs juges ; seule l'impassible raison salue ou se détourne du gagnant d'une magistrature.

Il paraît, que le premier supplice du méchant soit son propre rêve ; oh combien plus de supplices des autres débutèrent au siècle dernier par le rêve des grands cœurs !

La France reste le dernier pays au monde, où l'intellectuel intervienne dans les affaires politiques, en osant même sortir parfois de la thématique fiscale. « La France est un trop noble pays, pour se soumettre à la puissance matérielle » - Napoléon. Le dernier à y avoir cru, fut le Général de Gaulle. Mais les capitaines d'industrie, qui désormais nous gouvernent, se moquent des états d'âme des généraux.

Une domination écrasante des hommes de droite, parmi mes plumes les plus estimées - comment le réconcilier avec mes vues politiques, qui me classeraient à l'extrême gauche ? Le bon goût serait-il à l'opposé du bon cœur ? La pensée intelligible et l'âme lisible naîtraient-elles de la maîtrise de nos fibres sensibles ?

Un malentendu, au sujet de l'extrême gauche : elle stigmatise le patron, réclame une voix au chapitre pour l'ouvrier, prend en horreur le licenciement. Sur tous ces points, je leur suis hostile ; mon gauchisme se réduit à un seul point : l'égalité matérielle intégrale, ce qui me marginalise aux yeux de tous les clans.

En politique, comme en culture, je suis mauvais citoyen et mauvais contemporain. Je salue le débat sur l'identité nationale, mais je sais, que, d'après les critères courants, je suis mauvais Russe, mauvais Allemand et mauvais Français. Ce qui me console, c'est que je me retrouverais dans la même catégorie que Pouchkine, Nietzsche et Valéry.

Le règne du troupeau assagit les loups et abêtit les moutons. Ceux-ci s'imaginent libres et individualistes ; ceux-là s'imaginent méritants et vertueux.

On connaît la spirale des révolutions : genèse des prophètes, création des apôtres, enfer des inquisiteurs : « La marche à l'étoile : ceux qui vont devant portent la houlette, ceux qui marchent derrière ont un fouet »*** - G.Braque.

De tout temps, on se doutait bien, que « la propriété, c'est le vol »* (Proudhon), mais les consciences des riches sont aujourd'hui en paix, puisque la loi écrite dédouane désormais toutes leurs saloperies, et la loi morale est morte, suite, d'ailleurs, aux mêmes symptômes que l'agonie de l'art : faute de mécènes à conscience trouble.

L'extase, comme état d'esprit, devrait être réservée aux seuls gentlemen (et interdite aux moines, avocats ou journalistes). Il faudrait bannir de la scène publique l'exaltation de l'ampleur (Wagner), de la profondeur (Dostoïevsky), de la hauteur (Nietzsche) et bercer les hommes par l'apaisante platitude, ou la mélasse, des Proust, Chopin, Hegel, qu'on glisserait entre les agitations des stades, des Bourses ou des salles de débat des intellectuels parisiens.

Quels couples pathétiques engendra l'antisémitisme ! Deux grandes Juives, Arendt et S.Weil, admirées par deux grands hommes, proches des nazis, Heidegger et G.Thibon ; un grand Juif, Celan, aimé passionnément par une Aryenne, fille des nazis, I.Bachmann. Et le suicide comme la plus probable des perspectives des survivants d'Holocauste.

Comment se débarrasser d'un homme au pouvoir ? - s'il est démocrate, il trébuche, lorsque le peuple est amené à pleurer plutôt qu'à calculer ; s'il est tyran, il suffit qu'il trébuche, et que le peuple s'en mette à rire.

Un silence écrasant, étouffant, répugnant, ce silence des politiciens ou des intellectuels d'aujourd'hui sur ce que le monde devrait être ; le déferlement du réel, c'est à dire du marchand, dans toutes les sphères, où, jadis, se croisaient des idées, des utopies ou des rêves ; à la mort du poète, les jurés moutonniers interprétèrent correctement son testament, en léguant tous ses biens au robot.

Dans le combat pathétique pour l'émancipation et l'égalité des femmes, j'entends surtout une sollicitude pour l'hyène femelle, souhaitant disposer de ses canines aussi librement que l'hyène mâle.

L'émancipation de la femme eut pour conséquences la disparition de tout esprit galant ou chevaleresque chez l'homme et le changement d'organe de communication chez la femme - le cœur brûlant passa le flambeau à la tête calculante. « Les femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison »** - Chamfort - la force et le bon sens du boutiquier eurent raison de la faiblesse du poète et du chevalier.

Quelque chose de féroce et décapant, et qui ressemble aux ombres, que je prône ailleurs, traversa le dernier siècle ; à trop écouter sa musique intérieure, l'homme des ombres devient sourd aux appels de la vie (« L'homme des Lumières est aveugle » - Sartre).

Aujourd'hui, qu'est-ce que le peuple ? - l'union sacrée des propriétaires des hôtels particuliers, des supermarchés et des HLM. Les souterrains et les châteaux en Espagne des aristocrates servent de décharges publiques, dans des lieux inhabitables.

Autant, propagée dans les cerveaux insensibles, la robotisation est un horrible fléau, autant elle est prometteuse en tant qu'ossature du corps de la cité ; elle permet d'éviter le piège d'une personnification d'un projet fraternel, qui avait toujours débouché sur des boucheries ; ainsi, l'appréhension de R.Debray : « Le malheur de l'universel est qu'il lui faut s'incarner dans une nation, un leader, un parti » n'est plus de mise, pour le malheur des politiciens et pour le bonheur des humbles. Les inspecteurs des impôts assureront, en douceur, la justice matérielle, là où échouèrent, bruyamment et dans le sang, les messies.

De misérables cornichons, comme Popper et Hayek, plus américains que les Américains, voient dans l'écroulement du communisme réel une raison suffisante pour ne prier que sur la libre entreprise, la technologie, l'égalité des chances. Et ils ont raison, dans leur temple - l'immense et silencieuse salle-machines, où calculent et s'agitent des robots libres au cœur éteint. Et moi, j'aurais tort, si je voulais propager mes idées de fraternité charnelle et d'égalité des assiettes en dehors de mon club de gentlemen.

Qui représentait la science, aux époques moins barbares ? - ceux qui scrutaient les astres, les manuscrits, la vie. Aujourd'hui, ce sont des ingénieurs ou des économistes. « Viendra le règne de l'intelligence scientifique, le plus arrogant et le plus élitiste de tous les régimes »* - Bakounine - « Наступит власть ума научного, изо всех режимов самый хамский и избраннический ». Nous y sommes. Mais ce n'est pas un règne, mais une gestion. Pas l'intelligence, mais la performance. Pas scientifique, mais technique. Pas arrogant, mais méritocratique. Pas élitiste, mais populiste. Tout le reste est juste. Ce régime ignore la hauteur et le patriciat, et prône l'horizontalité et l'égalité des chances.

C'est la science, celle des Encyclopédistes ou des marxistes, et non pas la conscience, qui conduisait aux révolutions. Avec, au sommet des sciences, la science dite politique, aucune émeute ne menace plus nos rues. Et toutes les consciences nagent dans un apaisement douceâtre, - assoupies, baillantes. Au dîner, la révolution meublera la conversation, pour pimenter de bobards le palais des repus.

La liberté et la fraternité font des progrès grâce au même phénomène - l'accent mis sur la forme esthétique plutôt que sur le fond éthique : la liberté progressa dans la société et dans les têtes, et la fraternité - dans la solitude et dans les cœurs. L'égalité n'a pas eu la même chance et doit attendre, que les hommes ressentent du dégoût à la vue de l'inégalité matérielle ; et curieusement, c'est la morne égalité des goûts qui les en empêche le plus. « L'homme n'est vraiment homme que conscient de l'inégalité sociale » - A.Blok - « Одно делает человека человеком : знание о социальном неравенстве ».

La démocratie se donne, spontanément et sans effort, aux ambitieux et aux riches canailles, pour assouvir leurs goûts ou nourrir leur bagout. Que reste-t-il au peuple dégoûté ? - « Les dictatures sont un grand effort manqué des peuples pour échapper au dégoût »** - G.Bernanos.

L'indigence du débat politique réduisit la vision du futur, par tous les protagonistes, à l'obscur changement, n'engageant aucune fibre individuelle. Tout homme politique sensé, qui avait parcouru les trois incontournables étapes de mûrissement personnel : changer le monde, changer ma vie, vénérer mon soi inconnu et inchangeable - ne peut être qu'un hypocrite collectif.

Le temps ne joue plus le rôle d'un rêve artificiel d'un avenir meilleur ; l'espace naturel et larmoyant le remplace ; l'écologie baveuse évinça l'égologie rêveuse.

C'est la sueur des fronts des esclaves, esclaves des sillons ou esclaves d'une feuille blanche, et non pas le sang des hommes libres, qui fut la semence de la liberté ; les martyrs n'engendrent que des tyrannies. Le sang, engrais ou lubrifiant, il ne se mêle plus au ruissellement de larmes, ni de sueur, ni d'encre. En version clonage transgénique, la liberté se contente d'arrosage artificiel.

Curieusement, aux trois types de communauté correspondent les valeurs républicaines françaises : en sélectionnant par les moyens, on fait appel à l'égalité, et l'on se retrouve dans une corporation ; en brandissant les buts, on mobilise des libertés, pour créer une troupe ; en subissant ou en s'imposant des contraintes, dans une chaude fraternité, on se recueille dans un cloître ou dans des ruines.

Je suis pour la démocratie et l'égalité, puisque partout, où ces valeurs sont imposées, règnent la grisaille et l'ennui, permettant de mieux apprécier l'éclat et l'enthousiasme de leurs marginaux.

Plus un gentleman se laisse emporter par un élan de grandeur ou de générosité, plus sûrement il aboutit à l'ironie, pour lui-même, et à la pitié, pour les laissés-pour-compte. Livré au même courant, le goujat finit par se prendre au sérieux, héroïque ou salvateur, et par devenir impitoyable avec l'autre, ressenti comme ennemi de la pureté ou du bonheur collectifs.

Étrange mutisme du Livre sur les droits de l'homme (les devoirs gastronomiques, rituels et hiérarchiques y prévalent). Ou, contrairement à ce qui est résolument moderne et écologiquement correct, pas un mot n'y affleure sur les droits de nos frères, les animaux ; à part quelques remarques dédaigneuses sur les colombes, porcs, ânes, agneaux, boucs et coqs, aucune sympathie divine pour les rossignols, dauphins ou renards.

Qu'est-ce qui nous attend, quand la norme américaine de l'égalité des sexes se sera définitivement installée dans les mœurs ? - comme outre-Atlantique, il ne restera plus ni sirènes, ni déesses, ni reines, ni vestales, ni ménades - que des consommatrices, des collaboratrices et des contributrices.

De tous les temps, les faibles, c'étaient la majorité, pauvre et opprimée ; aujourd'hui, les faibles, c'est une minorité invisible et inaudible, pas assez misérable pour intriguer les journalistes ; la majorité hilare et repue, ne les remarque même plus - tyrannie démocratique et technocratique.

Il est certain que Dieu créa la liberté, et que l'esclavage est une invention humaine. Pourtant, Dieu sacrificiel se fit esclave, l'homme infidèle s'imagina libre.

De la décadence du métier de chef, en fonction des obstacles à franchir : tant que ce n'était qu'un fleuve, on glorifiait le sujet-pontifex, l'objet-timonier surgit dès qu'il s'agit de traverser des mers, et les océans mirent sur l'orbite des projets-pilotes.

Ni la contrainte de la pensée unique, ni le penchant pour la police ou la censure, ni l'obsession par des hiérarchies, ni la volupté des bourreaux ne sont à l'origine des totalitarismes, mais l'innocent et louable désir de sortir de la morne logique marchande et d'apporter un souffle de générosité ou de noblesse ; dès qu'on voit de l'éclat ou des larmes, dans les yeux d'un nouveau sauveur, il faut le crucifier séance tenante, avant que la première inquisition ne se mette à sévir parmi les néophytes.

Le charlatanisme des théories des systèmes ou de la complexité est bien illustré par la terminologie de la théorie des nombres : de la tyrannie du réel intégral on se dirige aujourd'hui vers la démocratie du complexe différentiel, comme hier Kant (ce grand Chinois de Königsberg - Nietzsche), passant du droit naturel au droit rationnel. Dommage aussi que personne n'ait constaté le triomphe, jadis larvé et aujourd'hui patent, de la théorie des ensembles pratiques (Sartre).

Deux abstractions étonnamment semblables, le surhomme de Nietzsche et le prolétariat de Marx. Une utopie de solitaire et une utopie de solidaire. Une voix de l'esthétique, par-delà l'éthique, et une voix de l'éthique, par-delà la politique. Mais le même appel de la noblesse et du pathos. Frères sur papier et en rêve, ennemis en pratique et chez les acolytes.

Celui qui veut défendre le faible est systématiquement conduit, pour des raisons idéologiques ou psychiques, à n'user que du sérieux et des slogans ; l'ironie et l'aphorisme, leurs contre-parties intellectuelles, tombent entre les mains des droitiers (voyez nos Balkaniques, Cioran et Axelos). Le seul moyen de briser cette injustice est, hélas, de pratiquer le cynisme.

La démocratie, c'est une méta-loi, la règle, qui définit ce que devrait être la loi. Cette règle, aujourd'hui, - assouvir la faim minimale du faible - n'est qu'une méta-oppression. La bonne méta-règle devrait être : ne pas engraisser, mais engrâcer la force. « Une société qui n'aurait plus pitié pour ses faibles, deviendrait robotique » - Dostoïevsky - « Когда общество перестанет жалеть слабых, оно очерствеет ».

On aimerait que dans un âge d'or règne autre chose que l'or, mais c'est le fer qui, d'accoutumé, en prend la place. Sous la forme des chaînes ou des glaives.

Ils voient dans l'argent un instrument de la liberté. Que Pinocchio, fabriqué par d'autres outils, outils du rêve, paraît vulnérable, face aux robots à la cervelle, mâchoire et entrailles infaillibles, robots sortant de leur outil sans pitié ni honte.

Les misérables révoltes verbales, en 1968 ou en 1989, contre la bourgeoisie ou contre le communisme, suivaient le vent dominant. La meilleure garantie du maintien du laisser-aller devint le laisser-râler.

Ils cherchent à s'extirper de la fatalité et à gagner la liberté par l'intelligence et le courage ; ce qui rend encore plus acérées leurs canines et encore plus cohérents leurs calculs, mais tue leurs rêves, frères de la fatalité, dans la région, où nolentem trahunt.

Les apports des deux révolutions. La française : en liberté - presque rien, en égalité - un microscopique progrès de l'égalité des chances, en fraternité - l'ivresse de quelques années. La russe : en liberté - l'étouffement définitif d'une liberté naissante, en égalité - un saut énorme vers l'égalité dans la misère, en fraternité - l'ivresse de quelques mois. Toutes les deux - nées de très beaux rêves : de ceux des encyclopédistes et de ceux du marxisme et de l'Âge d'Argent. Les peuples décidèrent de se débarrasser des rêves.

Partout, on entend des voix indignées de millionnaires repus - chanteurs, footballeurs ou spéculateurs : qu'elle est injuste et dégueulasse, cette société, où il reste encore tant de laissés pour compte, dont le compte en banque ne permet ni de s'offrir une Mercedes ou une virée aux Hawaï, ni de claquer une petite fortune au casino, ni de se régaler à la Tour d'Argent ou de faire le flambard à la Porte d'Auteuil. Le progrès, c'est que jadis ces mêmes repus - marchands ou rentiers - au lieu de pitié, n'éprouvaient pour le miséreux que mépris.

L'ivresse publique disparue, la vigueur et la prudence se calculent aujourd'hui par les mêmes sobres cerveaux, sans états d'âme. On n'a plus la sagesse gothique : « Les Goths débattaient deux fois chaque question d'état ; une fois ivres et une fois sobres. Ivres afin de ne pas manquer de vigueur ; et sobres afin de ne pas manquer de prudence » - L.Sterne - « The Goths debated everything of importance to their state, twice, once drunk and once sober, to achieve a suitable mix of vigour and discretion ».

Le révolutionnaire voudrait, que tout faible pût compter sur la solidarité du fort. « Pour que, si, tombé, tu cries : Camarade ! - la Terre entière se penche sur toi » - Maïakovsky - « Чтоб вся на первый крик : - Товарищ ! - оборачивалась земля ». Mais aujourd'hui, où l'indifférence ne gêne en rien le fonctionnement de l'homme robotisé, celui-ci rejoint le cimetière avec la même paix d'âme que son bureau. Le problème se simplifia, depuis que l'homme devint mouton raisonneur ou robot raisonnant. Et il existeront des préposés aux défaillances, pour que la Terre, en toute bonne conscience, puisse continuer à vaquer à ses saloperies, sans tourner la tête. Qui encore peut dire que « autrui n'apparaît pas au nominatif, mais au vocatif » - Levinas ?

La démocratie : les moutons vénérant les robots, avec ferveur et piété non excessives, mais avec sincérité ! Le naturel et la correction sont le propre de la démocratie ; on n'y jappe plus, on y babille ou râle, dans une franche entente chacalière ou mécanique. Contrairement au despotisme, où les moutons bêlent bien devant les ânes, mais rugissent dans leur dos.

Même si le thème de liberté devint l'apanage du robot, et celui de fraternité s'applique surtout au mouton, celui d'égalité reste difficilement casable, avec deux lectures alternatives : à travers la liberté - l'égalité idéologique, donc minable, ou à travers la fraternité - l'égalité sentimentale et même physiologique, donc humaniste.

Prôner l'égalité matérielle pour des raisons idéologiques (le prolétaire ou l'employé seraient aussi méritants que les patrons et banquiers, dans la production de richesses) est mesquin. Ce sont des raisons esthétiques (le dégoût de l'opulence face à la misère) ou même physiologiques (le goût commun des plaisirs de la chair) qui sont beaucoup plus valables.

On entendit tant de balivernes sur la liberté, qui serait combat de tous les jours, tandis que, dès le deuxième, on combattra déjà pour les industriels ou pour les chefs ou pour le pouvoir d'achat, faute de noblesse durable : « Quand les mœurs et les lumières manquent, on peut encore conquérir la liberté, on ne la peut garder » - Chateaubriand.

Chaque fois qu'un État avait cherché à nous rendre heureux, il devenait des plus injustes. La justice se formule par les heureux, c'est à dire par les loups. L'agneau en supporte la charge, décorative, religieuse et gastronomique.

L'État doit être assez hautain pour ne pas se gaspiller dans de petits problèmes, mais assez humble pour ne pas tenter de résoudre les grands. Il sera toujours trop petit pour incarner un mystère et trop grand pour n'être qu'une solution.

L'inégalité matérielle est également répugnante chez un goujat, riche et minable, à cause des hommes, misérables, mais plus nobles et plus dignes que lui, et chez un homme brillant, dont l'éclat est terni par la reconnaissance monétaire, qui souille son pur talent. « L'évaluation en espèces d'un talent est chose impossible » - Proudhon - c'est chose faite aujourd'hui ! L'argent va au bon violoniste, bon golfeur ou bon vendeur, au lieu de récompenser des éboueurs, des policiers et tout homme de peine.

Quand on ne vit que dans une seule dimension, dans la verticalité (tel Nietzsche), toute idée d'égalité apparaît comme profanation de la hauteur ; mais la politique, c'est la pratique de l'horizontalité, et la recherche d'une supériorité dans la platitude devient saugrenue, tandis que celle de l'égalité est signe d'une vraie supériorité éthique et même esthétique.

Il n'y a que deux types de liberté non-mécanique : la liberté spirituelle et la liberté politique ; la première est le don de création à partir du point zéro des idées ou des mots ; la seconde est l'intelligence d'accorder à une communauté la stature d'une personne et d'agir en son nom.

Ce qui m'éloigne de la politique, c'est qu'elle est l'art de rester fidèle à l'invariant et de sacrifier le périmé ; chez moi, c'est l'inverse qui a cours.

L'essence de l'Occident s'évapore inexorablement ; elle est condamnée à se muer en insipide américanisme. Les USA reproduisent la trajectoire de la Rome affairée, comme l'URSS - celle du Carthage erratique. Toutes les deux méprisées par la Grèce, le seul Occident, qui mérite un franc respect.

L'homme moderne : un esclave intérieur, s'entendant à merveille avec un homme libre à l'extérieur. « Dans la vie extérieure, on ne doit pas rendre les hommes plus libres qu'ils ne le sont à l'intérieur d'eux-mêmes. La question, ce n'est pas d'améliorer la vie des esclaves, mais d'en éradiquer l'existence même » - Herzen - « Нельзя людей освобождать в наружной жизни больше, чем они освобождены изнутри. Задача не в том, чтобы рабам было лучше, а в том, чтобы не было рабов ». Mais les hommes libres à l'intérieur se fichent, malheureusement, de la liberté extérieure et se retrouvent dans des tyrannies.

L'esclave dans l'âme profite de la liberté, pour choisir sereinement et sans pression aucune son statut de domestique : « Les hommes ne sont pas des esclaves ; ce sont des domestiques volontaires » - A.Karr. Le plus écœurant, dans ce volontariat, est que les mérites des maîtres se mesurent à l'échelle de la valetaille. D'où cette harmonie sans fracture aucune.

L'esclave devint largement majoritaire, puisque tous les maîtres l'y rejoignirent. À l'extérieur, ils sont de plus en plus libres, tout en devenant de plus en plus esclaves de la foule, qui les habite, à l'intérieur. Et qui se soucie encore de la liberté intérieure ? « L'ennemi principal de la liberté, c'est un esclave repu et content » - Kropotkine - « Главный враг свободы - сытый и довольный раб ».

Le démocrate se transforme, tout naturellement, en robot : la loi écrite est rédigée en langage algorithmique ; le tyran est déjà un mouton : qui poursuit apprend aussi à suivre.

Aujourd'hui, tous les industriels, footballeurs, spéculateurs, chanteurs ou avocats se disent choqués par la pauvreté et l'injustice, mais tous tiennent, doctement, à la méritocratie, source principale de ces abominations. Le mérite consistant, le plus souvent, à avoir marqué et cadenassé une place près des robinets pécuniaires. Et les repus répètent, avec Sénèque, que la souffrance du riche est égale à celle du pauvre, puisque celui-là est terrorisé par l’idée de perdre sa fortune.

Le pouvoir des marchands, tout naturellement, a la tendance de devenir pouvoir des experts, mais le pouvoir des artistes, inévitablement, se mue en pouvoir des ignares. Ce n'est pas aux musiciens d'appeler le peuple dans des salles de concert, mais aux imprésarios. « Les compositeurs, avec leur nature des poètes, ignorent la justice de la Muse » - Platon.

Le hurlement fut digne et haut, lorsqu'il s'agissait de la faim, de la liberté ou des privilèges de naissance ou de fortune, mais aujourd'hui toute grogne de ras-le-bol retentit au minable ras des pâquerettes.

Les grands, comme les petits, disparurent, comme disparut la pitié. Et les médiocres tyranneaux de village forment un troupeau méritocratique sans heurts, où il n'y a plus ni pitié ni tyrannie. La leçon de Saadi : « Quiconque n'a pas pitié des petits mérite d'éprouver la tyrannie des grands » - ne sert plus à rien.

Dans toutes les sphères humaines, la marchandisation règne sans rival ; l'homme lui-même, sa raison et son esprit, devinrent une foire. Les technocrates et les commerciaux firent perdre au monde et à l'homme leurs deux autres facettes : l'autel et le salon, où vivotaient le sacré mystérieux et la valeur secrète ; il ne lui reste plus que le prix affiché.

L'une des pires goujateries, menant inexorablement à la dégénérescence et à la domination du sous-homme malade, ce fut l'aristocratie héréditaire, ce règne du hasard biologique ; l'actuel règne de la règle monétaire, de cette ploutocratie héréditaire, ne conduit qu'à la platitude, aseptique et saine.

Deux avancées de la politique pacifiante moderne : on apprit à faire de l'allié – un ami proche, et de l'ennemi – un lointain concurrent.

L'histoire des civilisations évoluées : la foule se transformant en peuple ; l'histoire des nations immatures : le peuple agissant comme une foule.

L'effet désastreux d'une liberté acquise : on succombe à une léthargique paix d'âme. Et ce n'est pas par hasard qu'on les mette souvent ensemble, soit en repus : « Je consacre mes retraites à ma liberté, à ma tranquillité » - Montaigne, soit en plaisantin : « Le repos et la liberté, les rois ne les donnent point, ou plutôt qu'ils ôtent » - Voltaire, soit en dépité, amoureux ou vaniteux : « Ici-bas, nulle trace d'un autre bonheur, que la tranquillité et la liberté » - Pouchkine - « На свете счастья нет, но есть покой и воля ». Dommage, puisqu'on sait bien, que ce sont les esclaves de deux maîtres, d'Apollon et de Dionysos, qui réussissent le mieux les nobles tâches de beauté et d'intranquillité.

Le monde complexe, c'est la stabilité de ses sous-ensembles : le réel (l'horizontalité humaine) et l'imaginaire (la verticalité divine), le réel comprenant, à son tour, le rationnel (l'État) et le naturel (l'homme). Dieu étant proclamé mort, l'État s'éclipsant au profit de l'économie, l'homme naturel raidi en robot artificiel, nous sommes livrés au seul réel, compact et irrespirable. De la triade anarchiste - Dieu, l'État, la Propriété - il ne reste que la dernière hypostase.

L'arbre gagna beaucoup en prestige, le jour où il fut transformé en gibet. C'était, au moins, pour accompagner un dernier pas. Encore dans la Croix, l'arbre servit de matière première. Aujourd'hui, des matières artificielles et impérissables se substituèrent à l'arbre vivant des agonies ; il devint élément intermédiaire des forêts anonymes.

Pour ceux qui découvrent un isoloir, il étanche leur soif de liberté ; pour les habitués, il n'est qu'une vespasienne. C'est par la hauteur des murs autour de ton besoin qu'on reconnaît l'urgence de le satisfaire.

Que devient la notion bicéphale de soi, appliquée à une nation ? - le soi connu serait sa civilisation, et le soi inconnu - sa culture. « Renoncer à soi-même est un effort assez vain ; pour se dépasser, mieux vaut s'assumer » (R.Debray), où, implicitement, les deux soi s'affrontent, le renoncement et la fidélité marchant main dans la main.

Il faut réhabiliter le mot révolte, si profané par son emploi massif, vil et payant. Il faudrait l'associer à l'éternel et gratuit retour, ou bien au sacrifice de mes propres intérêts, qui en ferait témoin de ma liberté révolutionnaire : « L'authentique souveraineté est révolte » - G.Bataille.

Celui qui cherche à unir un peuple l'émeut et celui qui cherche à le désunir - l'émeute. L'étrange bifurcation, à partir de mouvoir : vers l'émotion ou vers la meute !

Dès qu'une ochlocratie s'installe, de tous les outils de pouvoir c'est l'outil patibulaire qui sert le mieux la nouvelle justice. « Le pire des États, c'est l'état populaire » - Corneille - tandis que le boutiquier, dont le pouvoir il faut appeler de nos vœux, n'a besoin que d'un seul outil, l'argent, qui ne blesse que des épidermes sensibles à l'abject.

La canaille financière, de nos jours, est honnête, c'est cela son côté particulièrement nauséeux. Elle ne chaparde pas ; et sans ces parasites le créateur risquerait de ne trimbaler que la misère lépreuse. Ce n'est pas d'anesthésie qu'il aurait besoin, mais d'anti-vermine.

Dans la liberté, le robot voit un mode d'application de la vérité. Cette vérité appliquée s'appelle machine. La vérité univoque résulte de la liberté appliquée. Le premier élan de la liberté vient toujours d'un beau mensonge. La grisaille de la vérité enveloppe ensuite la liberté incolore ignorant le « délire dionysiaque de la vérité » (Hegel - « bacchische Sinnenlust »).

La voix des dissidents soviétiques, à force de s'éloigner de toute illusion, devint tristement vertueuse, à l'opposé de la pensée ironique. En m'accrochant à l'illusion, je ne fais pas reculer la pensée maléfique, mais je me prépare mieux à supporter le poids, sans ironie, de ma défaite. Le rouge au front et l'idylle rosâtre sur la langue m'éloignent des vertus démocratiques.

Ce que vaut une vérité banale s'apprend en prison ou en exil ; la belle vérité, la vérité naissante, se présente comme un beau mensonge. « La vie en liberté n'est qu'une vie de tromperies et de mensonges » - L.Andréev - « Жизнь на свободе есть сплошной обман и ложь ». Oui, le ciel est plus beau, vu à travers les barreaux, mais la liberté amène plutôt la vérité et l'honnêteté, c'est à dire l'ennui robotique. Notre soi a quelques chances de percer à travers des mensonges organiques ; au milieu des vérités mécaniques, il perd ses couleurs et sa vitalité. À moins qu'on décrète : est vrai ce qui palpite, est mensonge ce qui est plat.

Si vous voulez une humanité, tenant au pur ou au fraternel (ces deux hypostases politiques du sacré), à la grandeur d'âme, à la générosité du cœur, à la noblesse d'esprit, le passage par des camps de concentration est inévitable - telle est la terrible leçon du XX-ème siècle, qui fait de chacun de nous - un partisan inconditionnel du lucre comme du seul appât non sanguinaire. Combien de siècles faudra-t-il attendre, avant que l'homme-consommateur et l'homme-contribuable redécouvrent l'homme-saint, l'homme-héros, l'homme-frère ou l'homme-poète ?

Si une seule nation décidait de vivre, économiquement, selon la voix de fraternité, tandis que les autres continueraient à ne suivre que la loi du lucre, la déchéance matérielle de celle-là s'ensuivrait, à plus ou moins longue échéance, - telle est la leçon marxiste la plus oubliée et peut-être la seule, qui laisse encore une petite chance à l'humanisme.

Toutes les grandes idées sont tyranniques ; peut-on imaginer un chantre philosophique de la démocratie ? Mais Hegel, tout naturellement, s'entiche de Napoléon, Nietzsche - de César Borgia, Sartre - de Staline, Heidegger - de Hitler.

La justification principale, et presque unique, de l'injustice sociale devint aujourd'hui l'antienne de la soi-disant crise passagère, dans laquelle serait plongé le monde. Or, depuis trois quarts de siècle, cette société n'affleure plus aucune frontière critique ; elle se vautre dans la médiocrité du milieu morne et fétide. Aucun rythme ne s'exprime aux limites désertes et mirifiques, - que des algorithmes, imprimés dans des attroupements affairés.

La tyrannie : se disputer sans discuter ; la démocratie : discuter sans se disputer. L'esprit discute, l'âme se dispute - pourquoi s'étonner, que le romantique soit porté sur l'injustice !

Les lendemains du totalitarisme n'ont pas chanté, ses hérauts administratifs ayant perdu leurs voix. Ce furent des corbeaux et des perroquets. Mais les colombes n'eurent pas plus de chance, avec : aimez-vous les uns les autres. Seuls les charognards de la Bourse et les coucous des statistiques ne se trompent jamais, ou presque.

À la question Qui doit régner ? Platon, Marx et Gobineau n'apportent que des réponses métaphoriques et des vœux pieux, puisqu'il est clair, que ce seront toujours des voyous, qu'ils soient aristocratiques, prolétaires ou héroïques. Le voyou démocratique est le seul à ne pas se reproduire et à ne pas voir dans des non-voyous ses ennemis mortels ; c'est pourquoi il le faut préférer aux autres voyous.

Pour redorer le blason des révolutions, on devrait se rappeler, que ce mot, revolvo, signifiait jadis retour aux origines. Mais le culte des obscurs commencements se mua en dogme des fins radieuses.

Tant qu'il y aura des forts et des faibles, la liberté sera un oppresseur. Pour le fort, c'est l'égalité qui entrave. La loi ne peut affranchir que si l'on est fraternel.

Si la liberté est un exil, l'égalité - un permis de séjour, la fraternité est une perpétuelle reconduite aux frontières ! « L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie. La fraternité n'en a pas » - Lamartine.

La malchance de la fraternité, c'est que tout progrès en connaissances la rend plus inutile. « Nous avons appris à voler comme les oiseaux, à nager comme les poissons, mais nous avons désappris l'art si simple de vivre comme des frères » - Luther - « Wir haben gelernt, wie die Vögel zu fliegen, wie die Fische zu schwimmen ; doch wir haben die einfache Kunst verlernt, wie Brüder zu leben ». Le troisième élément, la terre, nous a aussi rapprochés des reptiles et des moutons. C'est le quatrième, le feu des astres amoureux, qui nous abandonne, dans notre tiédeur fétide.

Si je n'accorde à la liberté que des seconds rôles, c'est que je sens que sa seule manifestation enthousiasmante découle entièrement de l’œuvre - ou plutôt du renoncement à l’œuvre ! - du bien. Ce qui reste vrai, même dans la sphère politique : « La loi de la solidarité des hommes est leur première loi, la liberté n'est que la seconde. Nous ne sommes libres que dans la mesure, où les autres le sont »* - Bakounine - « Закон солидарности - первый человеческий закон ; свобода же лишь второй. Мы свободны лишь в той мере, в которой свободны остальные ». La liberté du loup efface l'égalité des agneaux. L'égalité avec les agneaux prive le loup de liberté.

Les hommes bavèrent tellement à cause des servitudes politiques ou religieuses, qu'ils continuent, par inertie, à attacher à la notion de liberté une importance, qu'elle ne mérite plus. Autant ces deux sortes de liberté sont faciles à définir et à comprendre, autant il est ardu de saisir la liberté spirituelle ou éthique. Qui comprendrait encore ce qu'est le culte des commencements ou la part du sacrifice et de la fidélité dans nos prises de position ou de pose ?

Le déséquilibre des totalitarismes vient de leur partialité systématique : la tyrannie de gauche, mécaniquement, est du côté des faibles, ce qui ruine l'économie et la liberté, et celle de droite, cyniquement, – du côté des forts, ce qui ruine la fraternité et la liberté. Tandis que l'équilibre démocratique est apporté par un pouvoir, qui est avec le fort, aux moments paisibles, et avec le faible, aux moments troubles.

C'est au milieu des moutons et/ou robots qu'on trouve les candidats les plus loquaces à l'exception, de race ou de face. « Une seule loi pour le lion et le bœuf, c'est l'oppression » - W.Blake - « One Law for the Lion & Ox is Oppression » - je dirais plutôt compression, qui génère le mouton. Mais deux lois différentes, c'est la suppression de l'un des deux.

Même dans la sphère politique, le décalage entre le dit et le fait disparut, pour la plus grande misère et des dits et des faits, où ne perce plus aucune personnalité. Le politicien n'est plus ni acrobate du verbe ni clown de l'action, mais gestionnaire des ustensiles numéraires. Ce n'est plus une corde raide qu'il a sous ses pieds, mais une arène bien plate. Ses pour et contre, dans le dit et le fait, sont du même acabit. Ce n'est plus le sens de ses gesticulations qui blesse l'œil, mais la gesticulation elle-même.

Une chose sacrée, comme l'amour ou la liberté, lorsqu'on ne fait qu'écrire partout son nom, au lieu de le chanter, ne sera plus adorée que pour sa lettre, son esprit s'évaporant et son âme expirant.

La tyrannie réveille nos sentiments poétiques, héroïques, épiques ; la démocratie nous en fait rougir et les endort. « La démocratie, c'est le désespoir de ne plus avoir de héros pour te gouverner et la satisfaction de pouvoir t'en passer » - Carlyle - « Democracy means despair of finding any heroes to govern you, and contented putting up with the want of them ». La tyrannie, c'est le désespoir ou le dégoût de subir des héros, qui me guident, tandis que je ne suis tenté par aucun chemin.

Le mouton ne s'intéressait qu'au matériel, tandis que le robot penche nettement pour le logiciel ; en plus, le robot n'a plus de problèmes de digestion. Le veau d'or reçoit l'hommage de ce monde. Même certains ordres chevaleresques suivirent cette idolâtrie : « Quelle époque : la Toison d'or endossée par le veau d'or ! »** - K.Kraus - « Es kommt die Zeit, wo das goldene Vlies vom goldenen Kalb bezogen wird ! ».

L'un des stratagèmes démocratiques, pour attirer l'adhésion des hommes, fut la quasi-disparition de l'humiliation de l'homme, bien qu'avec le maintien de son abaissement. « Les hommes sont si bêtes, qu'il faut les traîner vers le bonheur » - G.Bernanos (Voltaire et Hume furent du même avis). Le despotisme tyrannise la majorité silencieuse, sans humilier une minorité gémissante ; la démocratie humilie une minorité aphone, sans tyranniser la majorité, qui est toujours bien orchestrée par l'instinct grégaire. De bonnes âmes entendront toujours de la musique, là où un marginal de l'histoire râle, suffoque ou expire.

La lutte des classes avait un sens pathétique et mobilisateur, à l'époque où le faible fut muet et désorienté, et son porte-parole fut un homme fort à conscience indignée. Mais aujourd'hui, il n'y a que deux classes : les riches et les pauvres, tous verbeux, bruyants et responsables. Les premiers - techniciens, commerçants, gestionnaires - sont singulièrement solidaires autour de la notion consensuelle de méritocratie, tandis que les pauvres - artistes, analphabètes, incapables, ratés - n'ont rien en commun et même se méprisent mutuellement. Heureuse cécité, heureux mutisme ne reviendront plus jamais, pour une nouvelle émancipation, dont personne ne veut.

L'avantage de la pauvreté est de se trouver en bas de l'échelle sociale et d'être obligée de scruter le ciel, d'où pourrait tomber une manne quelconque. Ceux qui se trouvent en haut ont les yeux rivés aux pieds de l'échelle de peur de dégringoler.

Une nation, qui s'enivre de la poésie, est une proie désignée des sobres tyrans : jamais on ne porta autant aux nues Schiller et Pouchkine que sous Hitler et Staline. La place centrale qu'occupe la comptabilité, dans les têtes des hommes, est la meilleure garantie du progrès de la tolérance et de la douceur des mœurs.

Dans une tyrannie, prodigue en humiliantes contraintes, il est facile de trouver une cause à défendre, pure comme une perle, dans un écrin hermétique. Mais dans le métier de producteur de perles, on se moque des écrins, qui sont affaire des marchands. Toute contrainte est bonne à prendre, lorsque les buts sont trop beaux pour être vrais. Pour un penseur, la cause politique est créée par l'effet artistique, c'est à dire la vérité des causes ne se défend que par la beauté des effets.

La tyrannie du bien et la démocratie du mal, les contraintes et les moyens, l'art de la corde tendue et l'artisanat d'abattage de cibles, la solution finale ou le problème du parcours. Entre les deux - l'aristocratie - accepter le mystère de l'opacité du bien et de la transparence du mal.

Les maîtres à penser accompagnent les tyrannies, politiques ou spirituelles ; les ratés sont le privilège des démocraties. Les grands maîtres finissent par s'imposer en tout régime, mais, curieusement, dans une tyrannie ils sont maîtres des maîtres et dans la démocratie - maîtres des ratés.

Plus on est libre, plus la création est mécanique. La création organique surgit des contraintes, aussi bien de celles des autres que des tiennes propres. La vaste liberté des cerveaux réduit la hauteur des âmes.

La tyrannie se présente toujours comme une exception, mais les calamités afférentes s'avèrent très rapidement être une règle. La démocratie, même des exceptions sait faire une règle ; mais ce bienfait social, appliqué à l'homme, en fait un robot, ce qui est surtout une calamité pour un créateur, qui est toujours un tyran.

La réalité totalitaire étant plutôt austère, les tyrans, pour préserver leur lieu actuel, bourrent les crânes avec des images idylliques d'un avenir radieux, tandis que « le moment actuel seul occupe les démocraties et les absorbe » - Tocqueville. Mieux est entretenu l'espace, mieux le temps tient ses promesses. Le but clair dérange le démocrate ; la contrainte claire désarme le tyran ; et puisque de bonnes contraintes valent mieux que de bons buts, la démocratie est à préférer.

Le démocrate réduit le passé aux faits, et l'homme totalitaire - aux jugements. Ainsi, le premier prépare une base de la vérité ; et le second absolutise l'idéologie et dévalorise la vérité.

Tout paraît être monolithique, dans une tyrannie, - qu'une aiguille de doute fait dégonfler en quelques jours. Tout paraît être bancal, dans une démocratie, mais tout s'y tient grâce au solide doute, dont l'affectent les citoyens.

L'intérêt social de l'homme éclipsa son intérêt vital ; au mouton, on pouvait faire ressentir ce dernier, pas au robot. « Les hommes sont si bêtes, qu'il faut les traîner vers le bonheur » - Bélinsky - « Люди так глупы, что их насильно нужно вести к счастью ». En plus, ils sont aujourd'hui si intelligents, qu'aucun malheur d'autrui ne perturbe leurs calculs. Goethe : « Comment protéger la foule contre la foule ? » - « Wer beschützte die Menge gegen die Menge? » - est étonnamment grégaire.

Le chemin le plus sûr vers l'enfer est tracé par des rêveurs au pouvoir, persuadés de marcher vers le paradis. « Les régimes criminels n'ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d'avoir découvert l'unique voie du paradis » - Kundera. Oui, on la reconnaît aux pavés des bonnes intentions, et l'on sait où elle finit par mener ; quand ils viennent à manquer, on crée des bagnes pour en extraire assez pour que l'avenir paraisse radieux. Le plus sûr lieu, pour sauvegarder nos enthousiasmes, est toujours l'impasse, avec des ruines au fond. Les routes bien balisées conduisent, toutes, aux abattoirs, casernes ou étables. Et les bonnes intentions ne visent plus le seul chemin vers l'enfer, elles décorent aussi les murs et les toits.

Dès qu'un régime politique se détourne du réel, pour porter aux nues des chimères, il tourne à la dictature. Le discours totalitaire est lyrique, celui de la démocratie est prosaïque, atteignant l'hypocrisie et/ou le cynisme, qui prouvent un contact avec la réalité. La dictature ne peut être qu'héroïque ou épique, c'est-à-dire n'être que hors de la réalité.

Un régime vaut par ce qu'il a de cérébral et non pas de viscéral. « La démocratie peut être furieuse, mais elle a des entrailles ; l'aristocratie demeure toujours froide, elle ne pardonne jamais » - Napoléon. La digestion, contrairement à la gestion, est une affaire personnelle.

La Gauche s'apitoie sur les faibles, les flatte, s'en solidarise complètement, veut en être élue, pour représenter leurs intérêts - et elle est d'accord, pour qu'ils soient dix fois plus pauvres que les forts. Je suis pour l'égalité matérielle totale, mais que les ex-pauvres ne viennent pas m'enquiquiner avec leurs images, leurs odeurs, leurs beuglements. En attendant, ils vouent aux Géhennes ma pitié en actes et continuent à compter sur le discours impitoyable de la Gauche.

La parole des tyrans, tout en pétrifiant les hommes, est censée animer la forme des pierres. La parole démocratique ne pétrifie que des pierres, et l'homme démocratique, au fond de soi-même, y anime le robot. Les Commandements et les lois doivent se graver en pierre, pour que les âmes en paix puissent s'en remettre aux esprits, c'est à dire à la Lettre.

Diaboliser une démarche angélique, puisqu'elle débouche fatalement sur l'enfer, - telle est la démarche des conservateurs. Ils veulent nous faire croire, qu'on fait des révolutions pour établir une dictature.

Comment s’appelle une fraternité, érigée contre la liberté et l’égalité ? - l’abjecte servilité ! Toute la démagogie dostoïevskienne s’y réduisait : « Le christianisme catholique n’enfanta que du socialisme ; le nôtre donnera vie à la fraternité » - « Из католического христианства вырос один социализм; из нашего вырастет братство ». - les deux prônant l’inégalité, aucune franche fraternité n’y est possible, mais les premiers réussirent une liberté sociale, et les seconds – une liberté individuelle.

Dans les pays où règne l'arbitraire, les hommes semblent de bois ; là où la loi est maître, les machines semblent avoir une âme, à laquelle ne manque que l'émotion, celle qui est de trop aux hommes des caprices. Malheureusement, l'action, souvent, leur fut également de trop. Mais plus la parole et la justice sont accessibles à l'homme, plus on sent, dans sa voix, des intonations et des intentions des machines.

Le progrès comme but positiviste, l'amour comme principe clérical, l'ordre comme base conservatrice - réunis, ces monstres froids bénissent aujourd'hui leur seule progéniture légitime, le robot. Pour que celui-ci règne, il suffit de choisir la Libre Entreprise pour entremise et la Chambre de Commerce pour juge.

Pour être un héros dans la vie, il faut avoir le culot, ou l'aveuglement, de voir son rêve incarné dans une action, une courte liberté. Heureusement, il en existent de plus vastes : « Si tu rêves, tu seras libre d'esprit ; si tu luttes, tu seras libre dans la vie »** - Che Guevara - « Sueña y seras libre de espíritu, lucha y seras libre en la vida ». La préférence donnée par les hommes à la chamaillerie, au détriment du rêve, se voit dans la propagation de cerveaux serviles et de libertés de reptiles.

C'est toujours le même veau d'or qui trône, mais personne ne se réfugie plus auprès des bons sauvages, en quête de parenté élective ou aurifère. L'homme de la nature est un écolo, en quête d'électeurs. Le seul débat : doit-on prôner un empire de l'or ou bien une république ?

Les profiteurs du culte mercantile, de l'académicien à l'apothicaire du coin, sont les premiers à rougir de colère et les derniers à rougir de honte. Vautrés dans leurs infâmes mérites, mathématiques ou pharmaceutiques, ils se prosternent devant Plutos.

Il est trop facile de voir dans la bassesse le motif principal des conservateurs, et dans l'envie - celui des révolutionnaires. Les deux, aujourd'hui, se dévouent, avec fidélité et compétence, à la défense du pouvoir d'achat. Tout en jasant sur leurs mythiques erreurs respectives : « Le révolutionnaire continue à commettre des fautes ; le conservateur en empêche la correction » - Chesterton - « Progressives go on making mistakes ; the Conservatives prevent the mistakes from being corrected ».

Au début, on salue le révolutionnaire qui achève une hyène, un loup, un corbeau ; mais ensuite vient le tour des pigeons ou des taupes : « Vite, tordez le cou au canari, avant que le communisme n'en soit attendri » - Maïakovsky - « Скорее головы канарейкам сверните - чтоб коммунизм канарейками не был побит ! ». Quand il s'agit de tordre des cous (du canari, du loup, du requin, de l'insecte, de la vermine), c'est le porc qui risque de prendre la tête de la croisade. C'est ce qui se passa. Mais si on cherche à redresser son propre cou, on se transforme en hyène. C'est ce qui se passa dans un autre pays. Incliner son cou ? - est-ce la solution ? Renoncer au chant du cygne ?

Toutes les révoltes, sous toutes les formes et contre toutes les monstruosités, furent tentées, sans avoir apporté le moindre titre de gloire aux rebelles confus et déchus. Je n'imagine plus de panache qu'au-dessus de la plus résolue des résignations. La rébellion contre le prurit de la vocifération et de la doléance.

Il y a deux seuls moyens d'éradiquer la misère : éliminer les millionnaires (recette jamais expérimentée) ou faire de l'indigence le lot de tous (recette bolchevique) - consciences enfin réveillées ou consciences abruties. Mais tous préfèrent l'entretenir, par l'indifférence ou par la bienfaisance. « Le but de la charité n'est pas d'en faire, mais de faire, qu'il n'y ait plus personne, qui en aurait besoin »* - Klioutchevsky - « Цель благотворительности не в том, чтобы благотворить, а в том, чтобы некому было благотворить ».

Le sot remuant, pris en pleine violation du code de la route sociale, alléguera la liberté de s'égarer ; mais le sens de la circulation, de nos jours, est si clair, que le seul moyen de s'égarer est de rester immobile. Que ne se permettent que les esclaves du mot libre. Le mot servile s’indigne, le mot libre se résigne.

La loi complaisante fit de la méritocratie, ce fléau social, un fléau personnel, puisque tous les riches pensent, désormais, avoir mérité leur fortune. Toutes les crapules vous apprennent, que la dignité est dans la conscience de mériter les honneurs et non pas dans leur possession. Jadis plutôt militaires, les honneurs sont, aujourd'hui, monétaires. La meilleure conscience est celle de toujours mériter le fouet. L'honneur de la vie est la vie sans honneurs.

On sait que les meilleurs patriotes peuplent les plus méchants pays. « Le patriotisme, ce dernier refuge des crapules » - S.Johnson - « Patriotism is the last refuge of a scoundrel ». Au pays où il n'y avait pas de liberté, on chantait : « Où encore la liberté imprègne ainsi les hommes » - « где так вольно дышит человек ». Le pays, où il n'y eut jamais de rêves, est appelé « le plus grand des poèmes » - W.Whitman - « The US are the greatest poem ». Les cerveaux cosmopolites vainquirent les cœurs prosélytes. L'amour de ta patrie est l'amour de ton enfance, et si l'horreur de l'âge adulte ne l'attise pas, il tiédit.

Plus je peins ma sueur, moins de place y restera pour mon sang. Laisse geindre les voix fades et ne suis que ton rêve, doux ou amer, froid ou ardent. « La sueur et la peine, le lot de ces hommes, pour que d'autres puissent rêver » - Longfellow - « One half the world must sweat and groan that the other half may dream ». Les récompenses trébuchantes, récoltées par la première moitié, devinrent si alléchantes - de même que leur sueur se réduisant aux calculs sans douleur - la seconde moitié se fondit et rejoignit la première. Quelques derniers îlots de résignation seront prochainement submergés.

La vérité logique et la liberté politique sont des valeurs collectives, portées par une majorité compacte. Leurs homologues personnels, la vérité d'un nouveau langage ou la liberté d'un regard ailleurs, s'insinuent, s'infiltrent pour séduire. Mais ce monde monolithique, d'une écrasante majorité, boucha tous les pores, munit de pièges toutes les échappatoires, condamna les cours d'honneur et ne reçoit que dans la basse-cour les moutons triomphants.

Jadis, l'argent violait la loi ; aujourd'hui, la loi l'épouse.

On assiste à l'intronisation de l'horizontalité, de la platitude finale, des reliefs uniformément empreints par l'argent, des esclaves se prenant pour maîtres, des maîtres se comportant en esclaves. « L'Histoire s'achève au moment, où disparaît la différence entre Maître et Esclave » - Kojève.

On relut l'Évangile à la lumière du lucre, colla aux verbes forcenés quelques adjectifs calmants, et nous voilà au milieu des bêtes policées et robotisées, des moutons ayant perfectionné l'art de piétiner sans douleur ni peine. « On ne peut pas régir le monde d'après les Évangiles, ce serait déchaîner les bêtes sauvages » - Luther - « Man kann die Welt nicht nach dem Evangelium regieren ; denn das hieße die wilden Tiere losbinden ».

Dans toutes les équations vitales, l'homme vaut soit zéro soit l'infini, mais il se confia, entièrement, aux équations sociales, où sa valeur n'est que la valeur par défaut de toute la multitude. Même cette arithmétique est supplantée, de nos jours, par une redoutable algèbre, où d'occultes et interchangeables inconnues masquent toute valeur humaine.

Trois objets de nos convoitises, dans une société : une aumône, un vol, un salaire, et, respectivement, nous nous y apitoyons, appâtons, pâtissons. Le progrès, c'est le rapprochement de ces trois rôles, et son résultat le plus patent - les consciences tranquilles.

Dans une nation barbare, n'est éloquent que le mugissement du peuple ; chez les nations évoluées, c'est son silence. Ce sont des moutons sans cervelle ou des robots sans cœur ; le premier n'est sympathique que silencieux, le second - que ronronnant.

Leurs leaders connaissent le chemin, le suivent et le montrent. Seulement, ils ignorent eux-mêmes, qu'ils marchent sur des sentiers battus ou dans des circuits robotiques. Le seul guide, qui m'intéresse, est celui qui me montre ou m'attire vers mon étoile.

Dans une tyrannie, on veut, démagogiquement, faire accéder chaque homme à la noblesse ; dans une démocratie, on veut, franchement, abolir toute échelle verticale. Seuls des régimes anti-démocratiques tentent, de temps à autre, de traduire leur but en réalité (tandis que la noblesse n'est traduisible en actes qu'en tant que contrainte), ce qui ne provoque que de nouveaux reflux de la bassesse. La démocratie est l'adoucissement de la bassesse, la tyrannie - l'exacerbation de la noblesse.

L'une des confusions, créées par ce siècle, et qui m'embête sérieusement, c'est que les deux castes traditionnelles - les riches et les forts - se fusionnèrent. Et je ne pourrais plus dire : c'est avec enthousiasme que je participerais à l'œuvre d'égalisation matérielle totale, mais je n'aurais rien d'immatériel à partager avec les ex-pauvres et beaucoup avec les ex-forts (qui, en réalité, ne seraient que des ex-riches).

La victoire appartient aux happy few antiques et à la unhappy mob moderne. Le gémissement du vaincu majoritaire aboutit au culte de l'Arbre consolateur, le gémissement du vaincu minoritaire, aujourd'hui, est étouffé par le troupeau triomphant, beuglant, qu'un seul a tort. « Nous entrons dans une ère, où la différence entre vainqueurs et perdants apparaît avec la dureté antique » - Sloterdijk - « Vor uns liegt ein Weltalter, in dem der Unterschied zwischen Siegern und Verlierern mit antiker Härte an den Tag tritt ».

Toutes les meilleures passions s'adressent aux ombres. « Je suivrai jusqu'au bout ton nom, Liberté, même quand tu ne seras plus qu'une ombre vaine »* - Lucain - « Tuumque nomen, Libertas, et inanem persequar umbram ». Mais que dirais-tu de Liberté, bien en chair et en lettres et ne rejetant aucune ombre, puisqu'il n'y a plus de lumière d'esprit ?

Ce qu'il y a de plus beau, chez l'homme, aime l'obscurité, tandis que la liberté, aujourd'hui, c'est l'invitation à la lumière, qui ne met en volume que la grisaille. « Pourquoi la liberté, si belle en soi, avilit-elle tellement les hommes ? »*** - Hippius - « Отчего свобода, такая сама по себе прекрасная, так безобразит людей ? ».

La liberté politique devint bien réelle, seulement elle changea de genre ; de fable elle se mua en mode d'emploi ou manuel de références, à usage des robots gouvernables. C'est de la ringardise romantique que de ronchonner : « La liberté politique est une habile fable, inventée par les gouvernants pour endormir les gouvernés » - Napoléon - tous veillent, aujourd'hui, et personne ne rêve.

Les industriels, les footballeurs, les avocats dormiront tranquilles, dans cette humanité des robots, respectueux de l'égalité des droits. Plus l'écart-type baisse, dans le domaine des goûts, plus servile et tolérante devient la jugeote populaire, face aux écarts monétaires. Dans cette mentalité, on voit la genèse des pauvres en esprit, des assoiffés de et des persécutés pour la justice. Les âmes étant, aujourd’hui, éteintes, la diatribe d’Héraclite : « Que la richesse ne vous fasse pas défaut, afin que l’indigence de votre âme se découvre » est passée à côté de la plaque.

Trois attitudes, face à la liberté politique : croire la posséder, se battre au nom d'elle, la croire insignifiante - la bêtise, la force, la faiblesse. Pour continuer à tenir à l'ironie et à la pitié, ces deux piliers de la noblesse, la troisième position est la seule possible. Vivre dans une lumière immuable, se frayer le chemin vers la sortie de sa caverne, se vouer au jeu des ombres.

Dieu tolère la férocité des fauves, faute de justice, mais c'est le Malin qui adoucit la férocité humaine, en statufiant une justice écrite. « Notre culture a vraiment progressé : au lieu de nous dévorer on nous mène simplement à l'abattoir » - Lichtenberg - « Unsere Kultur ist wirklich fortgeschritten ; wir fressen einander nicht, wir schlachten uns bloß ».

Quand il s'agit d'accourir en masse auprès de bon Dieu, celui-ci est volontiers collectiviste ; mais Il pratique un anti-communisme primaire, lorsque certains pécheurs subversifs se mettent à séduire un bon candidat à faire fortune par leur appel à faire bourse commune.

C'est l'emploi de termes de foule ou d'élite qui place l'homme d'aujourd'hui dans la catégorie de conservateurs ; formellement, j'en fais partie, avec, toutefois, ces deux détails : je vois, que tous les riches sont dans la foule, et presque tout homme d'élite est un naufragé.

L'enfer tiédit, s'étend et se civilise ; le ciel se climatise, s'approche et se vide. Les dominer devint un jeu d'enfant, les distinguer n'a plus aucun intérêt : « Mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel » - Milton - « Better to reign in hell than serve in heaven » - il n'y a plus ni esclaves ni maîtres, dans ces contrées viabilisées.

J'ai un goût pour la liberté du faible, du vaincu, de l'ange : Leopardi, Lermontov, Cioran. La liberté prônée par Goethe ou Baudelaire, liberté du fort, du gagnant, du démon, Lucifer ou Léviathan, - est grégaire, en seconde lecture.

La nature de la liberté dépend du poids respectif qu’y jouent les contraintes ou les buts. Elle sera, donc, respectivement, aristocratique ou démocratique.

Tous les Anglo-Saxons sont de prosaïques calculateurs, même les poètes anglo-saxons : « Qu'aucun tyran ne récolte ce que tu sèmes ; qu'aucun imposteur ne touche à ton trésor ; qu'aucun fainéant ne profite de ce que tu tisses ; que l'arme que tu fourbis ne serve qu'à ta défense » - P.B.Shelley - « Sow seed, - but let no tyrant reap ; find wealth, - let no imposter heap ; weave robes, - let not the idle wear ; forge arms, - in your defence to bear » - ce pieux tableau convient aussi bien au révolutionnaire sanguinaire qu'au paisible boutiquier - béatification de l'égoïsme.

Ils se plaignent du retard, pris par le développement spirituel, comparé avec le foudroyant progrès matériel. Un sot est, à ses yeux, toujours entouré d'imbéciles, et de plus en plus désespérants. Le monde est sursaturé de spiritualité au même point que de mécanique, c'est le rêve qui se raréfie sur les horizons des hommes.

Avec la disparition des saintes huiles et des bûchers, le sacré perdit en solennité et, partant, en épouvante. L'esprit chevaleresque et la vilenie se retrouvèrent en complicité mécanique, puisqu'ils comprirent la leçon : « Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra » - Rabelais. Le poète oint n'a plus personne à poindre.

Qu'il y ait des pauvres et des riches, tout le monde s'en fiche, mais qu'il y ait des gaspillages, ça émeut le dernier des citoyens ou des abbés. Toute ma vie, c'est une série de gaspillages (aux plus précieux des gains, je réservais mes faiblesses), je n'arrive pas à me débarrasser de la répugnance que m'inspire l'existence des riches et des pauvres. « Les riches m'embêtent non pas à cause de leur richesse, mais parce qu'ils font ressentir aux pauvres leur pauvreté » - Klioutchevsky - « Богатые вредны не тем, что они богаты, а тем, что заставляют бедных чувствовать свою бедность ».

Tous les grands tyrans furent de grands solitaires ochlophobes. Pourtant, « la foule est la mère des tyrans » - proverbe grec - elle n'en est peut-être que nourrice.

L’universel n’est pas unidimensionnel ; ses versions s’adressent aux moutons, aux robots, aux poètes, et ses valeurs seraient exprimées respectivement, en nombres, en algorithmes, en rêves. Dans la sphère politique, le communisme entraîna dans sa chute toute universalité poétique ; le mouton et le robot s’en réjouirent.

Leur sordide liberté fait marcher les salles-machine, elle ne fait pas danser nos fibres patriotiques, qui, jadis, trouvaient écho dans les chaumières et dans les châteaux. « Fini le patriotisme : argent libre, amour libre, église laïque libre, dans un État laïc libre » - Joyce - « No more patriotism. Free money, free love and a free lay church in a free lay state ». Dans votre laïcité robotique, les programmes et projets remplacèrent les prières.

La spéculation, en tant qu'ennemi de la volonté ou de la production, triompha et de la politique et de l'économie ; c'est pourquoi toute économie politique n'est désormais qu'artisanat de la spéculation.

On appelle, aujourd'hui esclave, homme passif et pas assez entreprenant, celui qui est incapable de faire fortune par lui-même et qui implore une aide fraternelle. L'homme n'est libre que s'il gagne assez d'argent - telle sera l'attitude de la majorité méprisante, face aux pauvres.

L'égalité, en tant que slogan, est proclamée avec la même ardeur par la tyrannie et par la démocratie ; la liberté la rend virtuelle, et la servitude - humiliante ; la première fait des hommes - des robots ou des loups, la seconde - des moutons ou des ânes. Et on verra des voracités remuantes ou des indigestions puantes.

L'inégalité matérielle blesse le regard de l'âme et caresse l’œil de la raison. Aujourd'hui, l'âme, inspiratrice du beau et du bon, s'éteint au profit de la cervelle, dont les yeux ne voient dans l'injustice éthique que sa dimension géométrique. Dans la volonté de justice esthétique, ils ne voient que l'envie économique. Le plus grand avantage de l'égalité matérielle est le surgissement forcé de valeurs autres que marchandes.

Dans des bistrots parisiens, vous dénoncez le pouvoir des génocideurs de l'espèce, tandis que vous faites partie de ces génocideurs du genre d'homme, enterré depuis belle lurette dans son ghetto du rêve (on ne nomme homme que celui qui s'élève au-dessus de sa race). S'exerçant sur les machines, votre pouvoir ne porte plus de traces de vie. Votre vie, votre espèce et votre race s'évaluent en pesanteurs et non en grâces.

Depuis trois mille ans, un culte de la sagesse, poétique ou scientifique, s’opposait à la vulgaire domination de l’argent. Des idées, civiques, théologiques, philosophiques, politiques, exerçaient un pouvoir d’attraction, modérant la tyrannie mercantile. Mais la Cité céda à la Bourse, Dieu fut proclamé mort, la fraternité se limita à l’art culinaire. Le dernier coup à l’humanisme fut porté par l’écroulement de l’URSS, enterrant l’idée communiste. Toute verticalité s’effondra ; une immense horizontalité règne sur les forums et dans les têtes.

Les problèmes de compétition – le premier souci du communisme : tolérer la compétition politique (libertés et égalités) et ne pas subir la compétition économique avec le monde capitaliste (donc – le passage simultané, planétaire, au communisme).

Si les tyrans multiplient des charniers (le p'tit père dépeuple), c'est parce que l'unanimité parfaite ne se trouve qu'au cimetière. Plus tard on comprit, que la foire arrivât au même résultat avec beaucoup moins de dégâts.

Le caractère se forge en se frottant contre ce qui ne nous ressemble pas. Une nation libre entourée d'autres nations libres n'aura d'avenir que dans un troupeau. « Une nation n'a de caractère que lorsqu'elle est libre » - G.Staël - un caractère formé par mimétisme, sans aucune contrainte.

Plus un régime s'occupe du problème du bien et du mal, plus il fait du mal et plus l'homme fait du bien. Et plus un régime s'en désintéresse, plus il est à même de faire du bien, et plus l'homme oublie jusqu'à l'existence même de l'axe du bien et du mal.

Si tu hurles, aujourd'hui, avec les loups, ce n'est plus pour interpeller la lune, mais bien pour réclamer ta part du butin. « L'homme est un loup pour l'homme ; la femme encore plus loup pour la femme ; le clerc, pire que loup pour le clerc » - Plaute - « Homo homini lupus ; femina feminae lupior ; clericus clerico lupissimus ». Heureux temps, où l'homme n'était pas encore un clerc intégral ! « Homo homini Deus » (Hobbes) est une obsolescence raillée par les meutes.

Je ne suis guère inquiet pour l'avenir paisible et moutonnier du monde, à cause de ce signe qui ne trompe pas : l'ironie disparût de la scène publique. Rappelez-vous que l'ironie ludique précéda immédiatement la révolution française, et l'ironie poétique – la révolution russe.

On garde sans mal un ton tragique, tant qu'on n'est pas monté sur sa première barricade. Après, on sombre dans l'enflure du fait divers. Le combat cessa entre le style racinien et le style journalistique. Racine n'est plus en vogue ; le journaliste n'a plus de rivaux : « Le poète et le philosophe finiront par se mettre sur la voie journalistique » - Musil - « Der künftige Dichter und Philosoph wird über das Laufbrett der Journalistik kommen ».

Ce n'est pas tant le nombre de voleurs, qui augmente avec le nombre de lois, que le nombre de volés en puissance, puisque la loi légitime la propriété, et la propriété, c'est le vol. Où y a-t-il plus de vol : chez ceux qui prirent ou chez ceux qui veulent reprendre ? Ceux qui, jadis, tremblaient pour leur fortune et gardaient une conscience trouble, vivent, aujourd'hui, en paix d'âme et de bourse, grâce aux indulgences légiférées. La justice écrite réprime celui qui veut voler le volé. La justice non-écrite s'évapora, puisqu'elle s'adresse à l'organe atavique des hommes, à l'âme.

Dans les tyrannies, l'homme libre hurle, gémit ou chuchote ; dans la démocratie, il ricane, en prouvant ainsi sa servilité intérieure. Un haussement d'épaules, une fausse marque d'une férule dominante. C'est le cou, courbé, incliné ou dressé, qui traduit le mieux le degré de mépris, qu'on peut se permettre.

Moins on cherche l'homme, une lampe à la main, mieux on trouve la justice. Mais, pour trouver l'injustice, on n'a pas besoin de lampe : il suffit de fermer les yeux, pour rêver l'homme. Mais que de lampes fumantes, pestilentielles, escortent la Justice des hommes, au large bandeau aux yeux.

La démocratie, c'est la plénitude et la vitalité, et la pensée a besoin de vide et de deuil, pour gagner en poids et en gravité. Les événements, en revanche, ne s'inscrivent qu'en mémoire démocratique incolore, tandis qu'en tyrannie ils animent des tableaux ou des oriflammes. La démocratie, c'est la résignation à la grisaille de nos idées et de nos exploits.

C'est l'absence de calomnies flagrantes qui rend si fade la véridique liberté. La liberté statufie la vérité, l'esclavage la déifie. La calomnie, par un jeu de contrastes, érige une belle, mais fausse, auréole autour de toute vérité, qu'elle soit grégaire ou rebelle. Calomnier la liberté, c'est lui rendre un service.

L'aimable méritocratie du fort lamina outrageusement le faible, qui en arrive à souhaiter le règne de l'hypocrite, plutôt que de l'honnête, du faible donc et non pas du fort.

L'héroïsme individuel, à ranger à côté de la folie, inaugure souvent une aurore admirable ; l'héroïsme collectif, à l'exemple des fourmis, annonce les crépuscules de son pathos des moutons et ne provoque que de l'ironie.

L'aubaine pour le robot - le droit de faire ce que la loi permet - la liberté robotique. On ne prouve sa liberté que par des raisons des transgressions, par le choix de rythmes défiant les algorithmes. Tant que ce sont les loups qui rédigent les lois, les agneaux peuvent remercier le sort de n'être que des vaches à lait. Quand les agneaux s'y mettent, ils réduisent tout le monde en ânes, caméléons ou perroquets.

Créer des cités, c'est créer des frontières ; tout être ouvert, muni d'imagination et d'émotions, tend vers ses limites, qui ne lui appartiennent pas, et, en même temps, dessinent ou édifient les remparts d'une polis, la tour de l'ange, la Cité de Dieu ou les ruines du surhomme.

L'argent est appelé, chez eux, à n'être que serviteur, mais les serviteurs, en démocratie, sont promis aux postes de maîtres. Tout bon serviteur devient un méchant maître. C'est à l'argent que se réduisent désormais la vie (que voulait l'esclave) et la liberté (que voulait le maître) - ils finirent par devenir indiscernables. C'est St-Augustin qui est sans concession : « L'argent est un mauvais maître et un perfide serviteur » - « Aurum malus dominus, proditor servus ».

Oui, la franchise appartient à la liberté, et le mensonge – à l'esclavage : mais ce qu'on exhibe dans la liberté, ce sont de plats lieux communs, tandis que, dans une tyrannie, derrière le mensonge commun vibrent des vérités personnelles et viscérales.

Tout problème social a trois solutions : au nom de moi, au nom de toi, au nom de nous. Les deux premières laissent de la place au mystère, à la fraternité, au sacrifice ; la troisième ouvre la voie royale aux robots que nous deviendrons.

La démocratie est la sobriété de pouvoir. La tyrannie en est l’ivresse, ce qui met sous la même bannière les poètes, les sans-abri, les voyous et les tortionnaires.

Produire, réussir, profiter - tels sont les seuls soucis du dernier homme, qui ricane des États-Providences, redistribuant quelques miettes ramassées sur sa table - aux moins chanceux que lui ; à ses yeux, noyés dans la graisse et l'indifférence, les misérables n'ont qu'à s'en prendre à leur paresse et à leur manque d'initiatives.

Pourquoi l'attraction s'associe-t-elle avec le cœur et l'auréole - avec la tête ? C'est pourtant la tête démocratique qui invente les poids et c'est le cœur aristocratique qui a le plus besoin de hauteur.

Type de rebelle, dans un style type, vu par un intellectuel type (Sollers) : « Il aime Louis XV, exècre Napoléon. Il ne veut connaître que l'Allemagne maritime. Rien de plus loin de lui que la Russie. En revanche, New York lui plaît, la Chine l'intrigue. La Californie lui envie son arrière-pays. Il est sec, secret, lucide. Farouchement individualiste, il déserte volontiers les collectivités. Bref, ce sera toujours un frondeur ». Que les tyrans tremblent devant cet émeutier ! - vous avez compris, il s'agit des marchands de vin de la ville de Bordeaux. La ligne du goût coïncidant avec celle de la réussite commerciale.

Le rebelle n'est pas celui qui propose un nouvel ordre - l'appel à l'acte initiateur vient le plus souvent d'un troupeau momentanément protestataire - mais celui qui refuse de respecter les ternes ordres ou désordres.

Le contraire du robot présentiste, aux yeux toujours écarquillés sur le souci de ce jour, est le révolutionnaire, au regard tourné vers l'inexistant - le regard, bouleversé et compatissant, sur le passé, le regard, fraternel et caressant, sur le futur. « Une révolution est une lutte entre le passé et le futur » - F.Castro - « Una revolución es una lucha entre el pasado y el futuro » - ce n'est pas une lutte mais une complémentarité, pour constituer l'axe révolutionnaire.

Dans un écrit, entre docteur et doctrine, j'ai le faible de m'intéresser davantage au premier, source d'une mystique sensible, plutôt qu'à la seconde, n'aboutissant qu'à une politique intelligible. « Toutes les doctrines sont belles dans leur mystique et laides dans leur politique » - Péguy. Sous régimes différents, les doctrines n'enlaidissent pas les mêmes parties du corps social : toute tyrannie mutile les bras, pourrit les poumons et ébranle la cervelle ; la démocratie assagit le cœur, dessèche l'œil et endort l'âme.

Nous nous débarrassons, de plus en plus, de drapeaux et de cocardes. Les enseignes immaculées des marchands leur succédèrent, en apaisant nos inappétences et nos consciences. Le drapeau souillé, au moins, avait le mérite de nous rappeler l'existence d'une honte à boire.

Le malheur des modernes est de naître déjà libres, ce qui les prive de la joie de découvrir ce qu'est la liberté, même imméritée, même sans les fers. C'est le bronze, autour du cœur, et non plus le fer, autour des mains, qui empêche l'homme de palpiter, libre. La liberté vécue comme un poème épique et non pas comme un théorème juridique.

Dans quels systèmes la spiritualité était portée aux nues ? - sous le nazisme et sous le bolchevisme. Moins un régime politique se préoccupe des âmes, mieux se porteront les corps et les esprits.

Ils veulent que le droit des motions l'emporte sur le devoir des passions. En l'emportant, le droit expulse les passions et finit par ne plus s'en souvenir. Le droit est dicté par des passions utilitaires assagies. La liberté somptuaire édicte, parfois, d'étranges droits à l'esclavage d'une vraie passion, mais son champ d'application est ravagé par le robot.

L'esprit ou l'âme s'enflamment facilement, quand on en appelle à la générosité, pour se lancer dans des aventures de la cité, tandis que le cœur reste fidèle à sa vocation de solitaire. C'est pourquoi les messages de Voltaire (l'esprit de liberté) et de Tolstoï (l'âme compatissante) jouèrent un rôle si néfaste dans les férocités révolutionnaires françaises et russes, tandis que le romantisme allemand (le cœur rêveur) excluait toute fraternité dans la rue avec des philistins.

Jadis, la loi prescrivait l'unité des moutons ; aujourd'hui, elle impose la fraternité des robots. Le sacré, lui, est hors-la-loi.

Quelle foule fut plus abjecte, la soviétique ou la nazie ? Celle que la peur paralysait ou celle qui ignorait la peur ? Les moutons se laissant traîner vers l'abattoir ou les robots exterminateurs ? Tout compte fait, la peur ne modifie pas grand-chose dans la nature innée de toute foule, et Spinoza : « La foule est terrible, quand elle est sans crainte » - « Terret vulgus nisi metuat » - aurait pu écrire - « sans ou avec crainte ».

Le bon citoyen : renvoyer le poète aux combles, le philosophe - aux souterrains, l'aristocrate - aux châteaux en Espagne, et appeler de ses vœux sincères, que le goujat envahisse la rue le plus souvent possible et que le boutiquier veille sur le bonheur de la cité.

Dans les jeux de mots de Heidegger, il y a autant d'intelligence et de rigueur qu'il s'agisse de l'essence de l'Être ou de l'allégeance au maître (Adorno remarque là-dessus, que « l'Être est le Führer ») - comme Platon à Denys le tyran, Boèce au grand Théodoric, Kant à son Dieu des Évangiles, Hegel au roi de Prusse, Sartre à Staline. Tous reconnaîtront l'indigence du second discours, mais le premier continue à séduire le public. En tout sujet, sur lequel il se prononce, le philosophe déploie le même don et prouve la même hauteur. Et Heidegger, en oubliant cette dimension, triche, en justifiant le Führerprinzip (que les nazis copièrent sur les bolcheviks – principe de direction uniqueединоначалие) par une détermination plus profonde et par le devoir plus large (la volonté de grandeur débouchant sur le pas cadencé ! - der Wille zur Größe - das Schrittgesetz). Il y rate une occasion de se taire et se comporte en Socrate ou Pyrrhon, qui se seraient mis à écrire.

Où le progrès est possible régnera, ou règne déjà, la machine. Le goût et le style ne naissent que là, où tout progrès est absurde. L'élargissement du possible est un progrès, mais pas son haussement.

Parmi les plus zélés de l'aspiration néfaste à devenir scientifique se trouvent les barbares. Jadis, la barbarie d'esprit conduisait à la barbarie du corps ; aujourd'hui, la barbarie d'âme engendre une civilisation de raison - le mouton du sentiment dégénérant en robot de la pensée.

Deux types de quête opposés : navigation au gré des courants ou attente d'un souffle. « En politique, ne réussit que celui qui met la voile où le vent souffle, jamais celui qui prétend souffler dans les voiles mises » - Machado - « En política sólo triunfa quien pone la vela donde sopla el aire, jamás quien pretende que sople el aire donde pone la vela ».

Aujourd'hui, les révoltes les plus bruyantes ne valent même pas une chronique de faits divers. « À défaut de génie, c'est la révolte qui dicte le vers » - Juvénal - « Si natura negat, facit indignatio versum ». Le goût, c'est de savoir quelle révolte vaut un vers. Le poète né est irascible, sans attendre des défis (« genus irritabile vatum » - Horace). Mais à défaut de génie, c'est à dire de regard, il ne reste que le bêlement d'incompris.

La liberté démocratique : pouvoir profiter pleinement de ses succès, pouvoir abandonner paisiblement ses avis défaillants. La liberté aristocratique : savoir sacrifier les fruits de ses triomphes, savoir rester fidèle au rêve déchu. C'est de cette dernière que parle Berdiaev : « La liberté n'est pas démocratique, elle est aristocratique » - « Свобода не демократична, а аристократична ».

La démocratie n'est pas la peste ; au contraire, elle administre de saines vaccinations contre contamination par le doute essentiel ou par les certitudes existentielles ; elle fait avaler de sages calmants et apposer d'étanches cataplasmes, nous rendant insensibles aux râles des pestiférés. Non, la démocratie ne comporte ni microbes ni bacilles ni virus ; elle apprend à respirer dans une atmosphère stérile.

La sobriété des droits de l'homme et l'ivresse de la grandeur ou de la pureté – ces attributs obligatoires ne doivent pas être confondus. Et la politique doit être sobre en toute circonstance, en se désintéressant des héros et des saints.

La liberté est surtout belle, lorsqu'elle est invisible ou secrète. On la réclame ou la déclame, elle devient palpable comme un algorithme. Mais le rythme ou le chant de la liberté en deviennent si souvent le chant du cygne.

Dans une tyrannie, l'esclave d'âme inspire la pitié et réveille des sentiments fraternels ; sous la démocratie, il inspire l'ironie et le mépris. Donc, l'homme vraiment libre se trouve, socialement, dans un état plus apaisé sous des despotes que sous un régime libéral. Pour l'homme libre, l'indignation est l'un des sentiments les plus vulgaires ; heureusement, le goujat en vit et, étant l'espèce la plus dynamique, il favorise le progrès social (et la dégénérescence individuelle).

Le caprice solitaire et la qualité salutaire, ces signes de la verticalité, disparurent, face au culte solidaire de l'organisation horizontale et de la quantité.

La vraie tolérance : plus que le respect de l'avis d'autrui, le refus d'avoir son propre avis sur les choses sans noblesse, qui sont majorité. Meilleurs seront mes préjugés, moins de choses j'aurai envie de juger.

La prétendue aristocratie politique relève de la goujaterie ; je préfère, à son égard, la hautaine mésestime d'Épicure à la basse apologie de Platon. Tout philosophe se doit d'être un homme de trop.

On devient révolutionnaire, lorsqu'on vit de l'essence du monde. Quand on est trop immergé dans son existence, on attache trop d'importance à son absurdité (incongruité avec le rêve) et finit par une révolte, qui est encore plus absurde.

La raison principale de l'extinction progressive du grand art est dans la réponse à cette question : qui peut, veut et doit se porter juge des œuvres d'art ? La réponse, donnée et acceptée par tout le monde, est – la foule. L'effet pernicieux de cette résignation est la transformation en foule de ceux, qui formaient jadis une élite. Et le besoin même de juges vint achever l'esprit libre du créateur, qui, jadis, tout en écoutant l'avis d'un aréopage restreint, ne suivait que sa propre voix. Les grands s'acoquinent avec les médiocres et finissent par ne plus en être discernables. « Le socialisme achète la remontée de la platitude par le prix de l'effondrement des hauteurs » - Berdiaev - « Социализм покупает подъём равнин ценой исчезновения вершин » - le capitalisme pratique le même troc.

L'avenir du nationalisme : il sera réduit à la manière d'éternuer, à la place du fromage dans un repas complet, à la langue de sa gazette.

Ce qui prouve, que le sacrifice et la fidélité sont des mouvements innés et divins, c'est le besoin qu'éprouve aujourd'hui le loup de faire des sacrifices, le jour de kermesses ou grand-messes, et le mouton - de rester fidèle au troupeau, tout en proclamant de ne plus en faire partie. L'agneau et le bouc émissaire sont des poses surannées, dont rêvait l'ange, avant de sombrer en elfe robotisé.

Les goûts respectifs pour l'acquiescement silencieux ou pour la bruyante révolte naissent d'une même source - une dévorante ambition. Ou bien on se tourne vers la liberté, la mauvaise foi, l'authenticité (Sartre), et l'on finit par un beuglement, bête et solidaire, du troupeau, ou bien on se contente de l'aristocratisme, et l'on se recueille (Valéry) dans des commencements intelligents et solitaires.

Le terme de démocratie ne s'associe plus ni avec le pouvoir ni avec le peuple. La démocratie, aujourd'hui, est un mécanisme, servant à assurer un développement économique sans heurts, dans des cycles électoraux. En revanche, le terme de république renvoie toujours à une cause collective, en dehors de l'économie et même de la politique ; il est assez organique et devrait être prioritaire face à la démocratie. Curieusement, en Amérique l'interprétation de ces deux termes est presque diamétralement inverse.

Il faut blâmer le despote non pas parce qu'il abat l'arbre, pour avoir le fruit, mais parce qu'il refuse à l'arbre son existence hors toute forêt, et que l'arbre ne lui apporte que le fruit, plutôt que des fleurs, des cimes ou des ombres. Hélas, l'homme libre, au nom de la valeur marchande du fruit, oublie le caractère sacré de l'arbre, tout en l'entretenant telle une moissonneuse-batteuse.

L'aveu de défaite anime le poète et renforce le politique. Le vaincu, c'est l'homme, c'est-à-dire ses faits et idées. La poésie et la politique, ce sont des triomphes, respectivement, triomphe de l'illusion et triomphe de la réalité.

Une fin honorable d'une révolte - cesser d'espérer ou rallier les épiciers. Une fin déshonorante - transformer une lutte pour le beau en une lutte politique ou médiatique.

Fossoyeurs, innocents et illuminés, de belles idées : du romantisme politique - Lénine, Hitler ; du romantisme artistique - Pissarro ou Malévitch, Schönberg ou Mahler. C'est ainsi que s'achèvent deux mille ans, où tâtonnaient l'humanisme et la grandeur, la direction et la hauteur du regard. Tout est confié, désormais, aux cervelles, muscles et griffes. C'est le romantisme qui est mort et non pas le totalitarisme ou l'académisme.

Toute idée noble n'attire que des incapables ou des inutiles, qui finissent par s'appuyer sur une tyrannie quelconque, intellectuelle ou politique, car dans un débat libre, c'est-à-dire se référant à la réalité marchande, ils n'ont aucune chance de s'imposer.

Les tyrans n'aiment ni la vérité ni la justice, proclament les sots doctes. Tandis que la faute des tyrans est justement d'aimer ce qui ne doit être que prouvées et codifiées, en toute impassibilité, tâches de robots. Les tyrans-robots n'existent qu'en science-fiction. Tous les tyrans sont des moutons par esprit, suivant leurs états d'âme de loups et écoutant leurs instincts d'hyènes.

Athènes et Descartes doivent être remerciés pour avoir introduit deux grands principes : la liberté dans la cité et le système dans la philosophie, leurs valeurs sont indubitables. Ensuite, les héritiers épigones les mettent en pratique : les politiciens fondent tout sur le commerce et les impôts, et les philosophes – sur le savoir et la vérité. Le parcours est rarement d'accord avec la source. Ne gardent un contact avec les commencements que les adeptes de la grandeur ou de la poésie, de Gaulle ou Nietzsche.

Prends à Dieu ce qui est à Dieu ; prends à César ce qui est à César. L'aspiration vers le parfait et le souverain.

De la différence entre, jadis, le troupeau chaotique de moutons et la société d'aujourd'hui, ce réseau social de robots : on n'a plus besoin de chiens de garde, qui surveillent, aboient ou mordent, quelques robots de plus suffisent, silencieux, corrects, infaillibles, exécutant un algorithme, écrit dans le même langage que les tâches gestionnaires, productives ou créatives.

Le combat entre le fort et le faible - thème central et de Marx et de Nietzsche ; mais pour le premier, il se déroule entièrement en dehors de l'homme, au milieu des hommes, sous forme d'une lutte des classes ; chez le second, il est entièrement intérieur à l'homme, où le sous-homme fait toujours son travail de sape ; tous les deux sont pour la victoire du fort : le premier - en rendant fort le faible actuel, le second - en surmontant l'homme banal, en soi-même. Aujourd'hui, les hommes triomphèrent, à l'extérieur, et le sous-homme - à l'intérieur ; l'homme est remplacé par le robot, et le surhomme - par le mouton le plus habile ou chanceux.

Les pires des têtes totalitaires sont celles qui apprécient les effets d'une démocratie, sans en comprendre les causes et les principes. Elles commencent par rejeter, d'une manière totalitaire, l'ancien totalitarisme, pour se trouver dans un totalitarisme nouveau.

L'Histoire allemande - le soldat et ses exploits, la russe - le policier, l'anglaise - l'ingénieur, la française - l'homme d'État, l'italienne - le financier, l'espagnole - le courtisan, l'américaine - l'entrepreneur. Et l'on veut faire de l'Histoire une école de sagesse et y perçoit même une philosophie ! Dans ces enchevêtrements de faits, qui, d'ailleurs, furent encore plus aléatoires et fastidieux jadis qu'aujourd'hui.

Vos poètes libres produisent de la poésie d'esclaves. Je préfère une poésie en fers à leurs proses sans vers.

L'une des raisons de la paix civile d'aujourd'hui est que ceux qui ont raison l'emportent sur ceux qui ont tort, c'est à dire sur ceux qui battent leur coulpe (« Prie, pour avoir toujours tort à l'égard de Dieu » - Kierkegaard), les blessés, ceux qui se font rééduquer à l'école des forts, le bâillon bien enfoncé sous anesthésie locale.

Les conservateurs pensent que la dépravation des mœurs est conséquence de la diffusion des lumières (ce qu'en pensent les hommes du progrès est pire). Le dépistage de la corruption est affaire du nez. L'odorat étant le sens le plus affecté par le progrès des sociétés aseptisées, la corruption des têtes passe à l'as aussi subrepticement que la lèpre des âmes. C'est dans des ténèbres extérieures du doute que l'homme s'élève à la lumière de sa conscience.

Je classe, vaguement, les écrivains en fonction de leur prise de regard face aux châteaux en Espagne. La prise de position, pendant la guerre d'Espagne, fut un critère autrement plus net : Claudel, Brasillach, Drieu La Rochelle, d'un côté, Saint Exupéry, Hemingway, Malraux, de l'autre. Il me manque, aujourd'hui, un cas intéressant et ambigu, celui d'un Gide.

Il fallut vivre les affreuses ténèbres du XX-ème siècle, pourtant nées des Lumières du XVIII-ème, pour assister à la fin d'une époque, qui dura deux siècles et demis, de Voltaire à Sartre, de Radichtchev à Soljénitsyne, de Goethe à H.Böll, ces hommes, qui portaient en eux toute la douloureuse conscience de l'humanité, et dont la parole portait quelque chose de surhumain. Aujourd'hui, il ne nous restent que des écologistes, des tiers-mondistes, des ardents défenseurs de la croissance ou des farouches adversaires de la discipline budgétaire.

Le riche accueille avec bonhomie et compréhension les revendications du pauvre, il l'aide même à se redresser ; il ne craint que sa propre reculade monétaire, qui plongerait son nez dans la véritable base de sa renommée et puissance - dans le merdier : « L'homme de ce monde est à l'aise dans ses déjections et redoute qu'on ne les remue » - Dostoïevsky - « Свет любит скверну свою и не хочет, чтоб её потрясали ».

Il est facile d'imaginer une fraternité entre un riche sans honte et un pauvre sans dignité, mélange d'un cynisme et d'une servilité. Mais un riche rougissant peut être frère d'un pauvre indigné. Sans l'égalité virtuelle des assiettes, pas de fraternité réelle des têtes. Sans l'égalité géométrique, pas de fraternité onirique. Mais le repu n'est pas partageur : « La fraternité n'a pas ici-bas de pire ennemi que l'égalité » - G.Thibon.

Celui qui chante la rose doit être capable de chanter la patate. La démocratie envahit le minéral, le végétal et l'animal ; le marbre, la rose et l'aigle étant apprivoisés par elle, il ne reste à l'aristocrate qu'à chanter la ruine, l'épine et la chauve-souris.

La fraternité et la liberté ne sont que de belles idées, sans traductions fidèles dans la réalité ; seule l'égalité relève du réel, tandis que son idée est assez plate et sans envergure. Et en matière des inégalités, Rousseau - « Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question » - est avec les raisonneurs repus.

Le culte de l'inégalité, dans nos sociétés repues, découle directement de la sensation de force, qu'éprouvent même ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale. Pour rendre l'homme – fraternel, il faudrait lui rappeler qu'il est faible. Et la liberté se vit mieux en tant qu'un songe qu'une veille. « L'épuisement est le chemin le plus court vers l'égalité, vers la fraternité, et c'est le sommeil qui y ajouterait la liberté » - Nietzsche - « Die Ermüdung ist der kürzeste Weg zur Gleichheit und Brüderlichkeit – und die Freiheit wird endlich durch den Schlaf hinzugegeben ». Il n'existe pas de rêves, nés dans l'abondance ; l'utopie est affaire de la misère, réelle ou imaginaire ; la satiété fruste tue la société juste.

L'ironie politique : ne t'imagine pas, que tes fracassantes destitutions auront des effets plus glorieux que les institutions tyranniques ou les constitutions démocratiques. Dans tout effort d'unification, tout n'est que substitution.

La fidélité à une noble faiblesse et le sacrifice d'une force immonde – telles sont les contraintes, qui testent ta liberté intérieure. Quant à l'extérieure : « La liberté n’est rien quand tout le monde est libre » - Corneille.

Les despotes invoquent le bonheur, les ochlocrates – le patriotisme, les démocrates – la liberté. « Il y a un langage pour chaque régime politique : un pour la démocratie, un pour l'oligarchie, un pour la monarchie » - Platon.

L'intolérance consiste à condamner quelqu'un non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il n'est pas.

Dès que je possède la liberté, je m'attache, comme tout le monde, aux biens, au consensus des sujets et à la présence du maître. Et je me souviens de mes premières amours, où, épris de la liberté, je voulais être riche sans biens, puissant sans armes, sujet sans maître. Mais dès que je possède la puissance, je n'ai plus la liberté : « Cet étrange désir - chercher la puissance et perdre la liberté » - F.Bacon - « It is a strange desire to seek power and to lose liberty ». Ceux qui veulent pouvoir sont rarement libres ; ceux qui peuvent vouloir le sont plus sûrement : « La liberté est une sensation de pouvoir vouloir »** - Valéry.

La liberté, c'est l'intelligence qui ne s'est pas encore câblée, laissant un intervalle entre l'excitation et la réaction. Les hommes avancent, inexorablement, vers l'esclavage final, où l'on n'aura que des réflexes intelligents.

Méfie-toi de l'équilibre dans la vie provenant soit de l'acceptation d'une volonté surhumaine, de la reconnaissance donc de l'assujettissement, soit de l'excitation des droits. Soit je confie ma liberté à une idole infaillible, soit je la profane par ses prétentions et ses certitudes. Cherche de belles servitudes et ne crois pas que « la liberté fut le plus grand don que Dieu fit en créant » - Dante - « la libertà, lo maggior don che Dio fesse creando ».

Le mouton suit ce que veut son instinct sourd ; le robot exécute ce que peut son algorithme monotone ; l'homme libre tâte ce que vaut la voix palpitante du bien. Mais les deux premières espèces prétendent, elles-mêmes, être libres : « Être libre, ce n’est pas pouvoir faire ce que l’on veut, mais c’est vouloir ce que l’on peut » - Sartre. La liberté ne se mesure qu'à l'échelle verticale du valoir (la noblesse et le talent) ou du devoir (la fidélité et le sacrifice) ; le vouloir (l'instinct ou la violence) et le pouvoir (la force et l'inertie) appartiennent à l'horizontalité.

Ceux qui dénoncent le plus fort la nocivité des idéologies, en matière des libertés, prônent, en toute conscience tranquille, l'idéologie méritocratique de l'abjecte inégalité. Autant le mouton veut l'égalité des goûts, autant le robot veut l'inégalité des menus. L'homme y perd et en science et en conscience.

Dans le monde évolué, il ne reste plus de candidats au titre de libérateurs de l'humanité. Les hommes libres s'en débarrassèrent. « Je suis pour que l'homme libre se débarrasse des libérateurs du genre humain » - Herzen - « Я - за борьбу свободного человека с освободителями человечества ». Tout agneau partage désormais les nouveaux langage et allure du nouveau loup, empruntés à l'ancien mouton.

Une notion économique de gain, opposée à une notion idéologique de victoire, - la démocratie, opposée au totalitarisme, - la sobriété de la raison triomphant de l'ivresse des sens.

Le beau concept d'Ouvert est profané par leur fichue société ouverte : l'élan individuel vers nos limites inaccessibles, remplacé par la morne compétition des rampants grégaires.

Plus les élections terrestres, libres et bruyantes, se propagent, moins on entend l'appel céleste. Beaucoup d'élus et peu d'appelés.

Le sens du Bien est un don divin, dont la projection humaine s'appelle justice : la justice personnelle – la fraternité ; la justice politique – la liberté ; la justice sociale – l'égalité. L'idée d'égalité doit être la plus pure, puisqu'elle n'a aucune chance de se réaliser. « Quand les régimes mortifères, qui se réclament du communisme, auront achevé de s'effondrer, l'égalité réelle sera une idée neuve » - Enthoven.

Quand ta vie libre est déjà envahie par la foule, ce n'est plus de la servilité, mais de la complicité ; sinon une servilité sociale (d'épiderme et de raison) protège la liberté vitale (d'âme et d'esprit). « Demandez des âmes libres, bien plutôt que des hommes libres » - J.Joubert.

À l'agneau, surpris dans son refuge précaire, le loup assène la bonne règle : « Celui qui abandonne la liberté pour la sécurité ne mérite ni la liberté ni la sécurité » - Franklin - « They that can give up essential liberty to obtain a little temporary safety deserve neither liberty nor safety ». Heureusement, aujourd'hui, il restent tellement de ruines abandonnées d'appétits de rapaces, où se tapissent les agneaux d'un Dieu mort.

Un faisceau d'acceptions impossible autour de liberté : une liberté politique, une liberté en tant que le contraire d'un déterminisme, une liberté dimension d'un espace des choix, une liberté comme affirmation d'une indépendance d'esprit. L'un de ces mots voués à la profanation définitive ; comme amour, vérité, bonheur.

La politique et la littérature furent les seuls genres d'activité, où l'on pouvait se passer de diplômes. Les écoles d'administration ou de journalisme comblèrent cette lacune : pour parler du salut de nos âmes, le Bac+10 est désormais obligatoire. Bâtir des ponts ou bâtir des rêves, les rouages s'entretiennent désormais grâce au même graissage.

Cette société oublia les sources de l'homme et se désintéressa des finalités des hommes : tout son dynamisme est dans le changement de versions courantes de logiciels, de types d'imposition, de mariage ou de budgétisation, d'ingrédients alimentaires, picturales ou électroniques. Tandis que le culte des commencements consisterait peut-être dans la joie de peindre des caps et des destinations, à ne pas suivre des pieds, mais seulement du regard, pour s'émouvoir et s'humaniser.

Les esprits sont des libres entreprises ; les âmes exercent une tyrannie aristocratique. D'où l'extinction de celles-ci et la prolifération de ceux-là. Plus de rêveurs, esclaves de leurs âmes ; que des ruminants libres, négociant avec leurs esprits. « Rien ne m'est plus étranger que toute cette engeance, européenne et américaine, de libres penseurs » - Nietzsche - « Nichts ist mir unverwandter als die ganze europäische und amerikanische Species von libres penseurs ».

La démocratie a l'honnêteté de poser de vrais problèmes, dans toute leur profondeur ; elle a les compétences pour apporter de vraies solutions, dans toute leur ampleur ; mais elle évente de vrais mystères, qui vivotent dans leur hauteur, abandonnée des démocrates. La probité, l'objectivité, la responsabilité sont la santé de la raison et la peste de l'âme.

Il y avait autant, sinon plus, de gradations de misère dans le socialisme russe que de gradations d'opulence à l'Ouest. « Le capitalisme a pour défaut de ne pas répartir équitablement la richesse, alors que le socialisme offre l'avantage de répartir équitablement la misère » - Churchill - « The inherent vice of capitalism is the unequal sharing of blessings ; the inherent virtue of socialism is the equal sharing of miseries ». Le socialisme offre deux avantages : la douce impunité de la paresse et la présence instructive de monstres se faisant passer pour des anges.

Le sentimentalisme de la fraternité engendra le réalisme de la liberté, mais le moralisme de l’égalité resta rêve stérile, sans descendance. Le contrat social rousseauïste, la lutte des classes marxiste ou les transactions modernes entre les corporations des riches ou des pauvres ne portent que sur les conditions du maintien de l’inégalité.

Aujourd'hui, on juge les hommes d'après leurs positions politiques, idéologiques ou claniques ; jadis, on appréciait davantage la pose : d'un Byron, d'un Chateaubriand, d'un Nietzsche. Comme, de nos jours, j'admire la pose de Cioran : des apocalypses entièrement inventées, l'irréparable ressurgissant, rutilant, de ses cendres, l'incurable s'épanouissant dans de belles onctions suprêmes.

Les totalitarismes entraînent les nations dans la dimension verticale, où aucune stabilité n'est possible, et, comble d'ironie, la dégringolade finale fera découvrir toute la platitude de leurs fins ; la démocratie nous installe dans la platitude des commencements, mais apporte la stabilité de l'horizontalité. « Sans un axe vertical, rien de solide à l'horizontale »* - R.Debray – dans la hauteur, les choses sont encore plus instables, mais elle nous donne le vertige, élargit les horizons, tourne nos âmes vers les firmaments. La hauteur n'est pas une dimension de plus, mais un état d'âme, bref, vulnérable, sacré, une espèce de révélation soudaine.

Qui - la logique, l'art ou la science - doit s'offusquer le plus, en écoutant ces formules galvaudées et inacceptables : la politique est l'art du possible, la philosophie est la science du possible ? Plus la philosophie se prend pour une science, plus elle est ennuyeuse ; plus la politique veut imiter l'art, plus calamiteuses sont les conséquences. Pourtant, la philosophie devrait nous apporter de l'enthousiasme, et la politique - de la stabilité.

Je chante le monde - et la niaiserie de ce geste de simplet m'inonde de honte. Je le fustige - et la honte de ce geste de manant m'accable. Il faut laisser ce monde là où il est et ne pas se laisser positionner par rapport à ses coordonnées, se contenter d'une pose d'absent.

Le même besoin, traduit en langues aristocratique ou démocratique : rêve ou amusement. L'élégance et la lecture ou bien le sport et l'ordinateur. Image en puissance ou image préfabriquée.

Sans contraintes, que je m'impose moi-même, – pas de liberté. Quand tout est permis, je vis en esclave. « Plus l'homme est conscient des contraintes, c'est à dire moins il a de liberté intérieure, plus libre est la société, qu'il forme »** - Kontchalovsky - « Чем более человек организован, то есть внутренне несвободен, тем более свободное общество он создает ».

Dans cette société sévit l'arbitraire, et dans celle-ci apaise la loi. L'homme, avec la même présence de vertus et de vices, vit d'inquiétude et de honte, dans le premier cas, ou bien se repaît de conscience tranquille, dans le second. Un malheur moutonnier, un bonheur robotique. Le E.Jünger centenaire, avec ses dernières paroles : « Ma lecture approfondie de Dostoïevsky me rendit susceptible aux rêves inquiets » - « Meine intensive Dostojewski-Lektüre macht mich für unruhige Träume anfällig » - découvrit la saine inquiétude.

Les siècles d'ennui, après avoir rougi dans un siècle de sang, sont aujourd'hui d'un gris intégral, que lui imprime la loi du grand nombre. Jadis, le hasard fut le contraire de la volonté ; aujourd'hui, il en est le synonyme.

Jadis, on s'écartait de la loi surtout, lorsqu'il y allait du cœur ou de la famille, de ces témoins, qui ne sont crédibles que hors-la-loi. Mais la loi finit par assagir les cœurs et les femmes, désormais assermentés, et l'on finit par se moquer de leurs sermons et de leurs serments.

Jadis, la littérature fut totalitaire : elle enveloppait une âme secrète d'un style et d'une pose, que « l'on adore ou l'on maudit » (Rousseau) ; aujourd'hui, elle est démocratique : elle développe des informations et des positions, connues de tous, et qu'on parcourt dans des rubriques des faits divers.

Le funeste projet, né dans les têtes exaltées de Marx ou Nietzsche, celui d'éduquer un homme nouveau, fut mis en chantier par les bolcheviques et les nazis, mais toute tentative de créer « un homme nouveau, intérieur et céleste » - Thomas d'Aquin - « homo novus interior et celestis » échoue à cause de l'homme ancien, tout à l'extérieur et si terre-à-terre.

Il faut être archaïsant dans toute idée de l'avenir et visionnaire dans l'approche futuriste du passé.

Perfides allusions dans le choix de bêtes évangéliques : le coq, le poisson, l'âne. L'annonciateur des aubes (des premiers pas) accompagne le reniement. La multiplication de poissons (enchaînement de pas) ne s'adresse qu'aux sots incrédules. Le triomphe (sens du dernier pas) se présente à dos d'âne. Une seule bête non allégorique, le chameau, est occultée aujourd'hui, car son message remet en cause le moteur de la croissance, la richesse.

La tyrannie trouble la vue avec de faux mystères, autour de ses mirifiques projets ; l'avantage principal de la démocratie est une meilleure visibilité sur la scène publique : la bêtise, l'incompétence, la paresse, au milieu des problèmes et des solutions, n'y échappent pas aux regards citoyens.

Les faux rebelles : Hugo, Flaubert, Dostoïevsky, le Nietzsche du surhomme, Mallarmé, les surréalistes, les nouveaux de tout poil des années 60-90 du siècle dernier. Les vrais : Rousseau, Rimbaud, Tolstoï, le Nietzsche du trop humain.

Jadis, l'histoire statuaire consistait en dégradation d'idoles en épouvantails ou vice versa ; aujourd'hui, le monument le plus répandu est celui du Manager ou Contribuable Inconnu.

L'éviction de charlatans et d'intolérants - explication première de l'intronisation du robot.

Avant de te faire l'apôtre de quoi que ce soit, pense à l'inquisiteur, qui prendra ta suite. Ne vise aucune foi réglementaire, pour que la tienne propre ne soit jamais traitée d'hérésie.

La maturité politique : se trouver, un jour, du côté du censeur ou de la matraque. La maturité lyrique : savoir boucher le cerveau et faire travailler l'oreille. La maturité spirituelle : fêter, un jour, une défaite.

Et si l'homme fut prévu pour être une espèce d'hyène, et seule la civilisation fît, que nous nous évertuassions à défier le serpent, la colombe ou le mouton ? Lorsque j'y pense, je pardonne tout au robot.

Ceux qui vaticinent sur le monde allant à sa perte sont généralement ceux qui ne connurent jamais la trouvaille d'avec eux-mêmes. L'obsession par des dystopies les prive de possession de la seule utopie qui vaille, celle de leur propre soi.

On sait où, dans les affaires des hommes, aboutit le culte des fins - à la basse domination de la finance. Prôner les débuts a l'avantage de faire de moi un éternel débutant. Mais le pire serait ne tenir qu'aux moyens - je serais médiocre, moyen.

L'illégalité despotique donne de la (sinistre) grandeur même aux mesquineries. La légalité démocratique banalise même des réalisations (vraiment) grandioses.

Si je stigmatise l'effet, le progrès, tout en saluant la cause, la liberté d'entreprendre, je favorise l'inévitable régression morale. Le casse-têtes psychologique : comment fixer le plancher des aises matérielles, au-dessus duquel on les doit sacrifier au bien-être spirituel ?

Autour de moi, dans chaque tête, un homme révolté. Je les mets côte à côte - ils forment un troupeau compact et homogène. On n'atteint à la solitude détonante que par une résignation presque servile.

Comment s'appelle Diogène fuyant la cité, n'ayant plus de tonneau à agiter, pour s'aligner sur la foule, Diogène avec une pierre, que devint sa lanterne ? - Sisyphe ! Et Socrate réconcilié avec l'arbre : « Qu'ai-je à faire avec l'arbre ? je n'ai à faire qu'aux hommes de la cité » - et s'incarnant dans le Christ.

Être à égale distance de tout, sans bonne hauteur, peut être encore plus médiocre que de pencher d'un seul côté. Dans la contemplation de la lutte : accepter ou rejeter, bâtir ou contempler, expliquer ou s'éberluer, - seule une bonne hauteur te permettra de reconnaître le plus défaillant, pour le rejoindre à temps ! « Le triomphe de l'art est d'être capable de faire de la cause la plus faible la cause la plus forte » - Protagoras. Dans un haut combat, c'est à dire dans celui, où ne figurent ni la vérité ni la mécanique, la sophistique est nettement plus digne et noble que la dogmatique.

Ce siècle est persuadé, que le monde se décolore. Mais c'est sa propre vue qui baisse.

Tant de discussions, politiciennes, savantes et stériles, sur le rôle de l'État, dans l'économie ; mais tous ces bavards sont du même avis – l'inégalité matérielle est la pierre angulaire de leurs ignobles édifices, tandis que l'égalité matérielle aurait dû être l'objectif central dans les interventions de l'État.

Le libéralisme politique – adresser un regard attendri au marchand, qui réussit à remplir, sans entraves publiques, ses poches.

Être révolté, c'est vouloir être autre qu'on n'est ; on y réussit presque toujours, pour devenir, en bout de piste, machine ou troupeau, c'est-à-dire rien. Être résigné, c'est désirer ne pas se séparer de soi, qui est le seul tout tolérable.

Le nombre d'incompris est directement lié au pouvoir d'achat des sujets aux penchants débineurs ou aigres. Être compris, c'est surtout pouvoir s'offrir des dîners en ville. « Les salons et les académies tuent plus de révolutionnaires que les prisons et les canons » - P.Morand. Dans quel salon le mot révolution retentissait le plus férocement ? - dans la salle des Actes de la rue d'Ulm !

Quel philosophe est considéré aujourd'hui, par les instances académiques, pur et authentique ? - celui qui remâche infiniment les inepties de Spinoza, Hegel, Husserl. Imaginez l'horreur d'un État, qui serait dirigé par de tels bavards ou robots ! Ce fut pourtant le rêve de Platon.

Pour qu'on puisse manier rigoureusement une logique, le système doit être fermé. C'est pourquoi le nazisme et le bolchevisme possédaient la vérité et la grandeur internes (innere Wahrheit und Größe - Heidegger, la musique de A.Blok, la vérité-force de Maiakovsky et Tsvétaeva), tandis que la démocratie, ce système ouvert, en est dépourvue, étant renvoyée à la transparence, la justice et l'efficacité externes.

La main est faite pour la caresse, non - pour le vote, où le vote à pied levé, et même à la langue pendante, est plus éloquent. L'heureux élu ne te prendra plus sous ses ailes, mais sous ses aisselles ; il aura pris l'esprit de ta main au pied de la lettre.

Être compétitif, telle est la finalité du monde d'aujourd'hui. Enterrer ainsi l'égalité est certes dramatique, mais éteindre, par la même occasion, tout appel de la fraternité est proprement tragique. De toutes les libertés on sacralisa la plus minable, celle d'entreprendre ; on oublia la liberté sacrificielle, celle de se déprendre.

Pour un esprit qui se cherche, l'idée de révolution est un exil viril, mais une piètre patrie. La patrie est un giron, où je m'apaise et reçois des caresses ; la révolution est une âme ardente, qui se fie aux bras, le front mouillé et fébrile et les yeux enflammés et secs. Mais sans avoir connu l'exil, je ne m'attacherai pas bien à la patrie.

Pour un artiste libre, la tyrannie est une bienfaisante contrainte plutôt qu'un paralysant avilissement. Surtout s'il tient à l'expression secrète de son âme plus qu'à l'impression autorisée sur papier. « Ils ont la liberté de pensée, ils exigent la liberté de parole » - Kierkegaard.

Les notions de noblesse ou de dignité fleurissent sous les régimes totalitaires, et la culture y a l'ambition de s'élever à la hauteur de la nature. L'exaltation collective y contribue à donner un sens optimiste à l'existence. L'inculture monstrueuse ne se révèle qu'avec le retour de la liberté, qui nous rendra plus humains, c'est à dire plus pessimistes. Ne crois plus que « la culture rend la vie plus digne d'être vécue » - T.S.Eliot - « culture - that which makes life worth living ».

Une pensée politique noble, une fois traduite en actes, peut s'avérer abomination du Bien et martyre des innocents. Au lieu de séparer la pensée des actes, ils renoncèrent à toute noblesse. Et le titre même d'acte est réservé désormais aux seules transactions commerciales.

Toutes les tentatives d'établir un Royaume de Dieu sur terre échouèrent sur terre, mais gardèrent leurs promesses au ciel. La république des comptables, qui leur succéda, tint toutes ses promesses terrestres, mais tira tous les rideaux, donnant sur le ciel.

La dégringolade du débat public : de la liberté de croire, à la liberté de voter et à la liberté d'entreprendre – les enjeux, jadis mystiques et politiques, devinrent exclusivement économiques. Les comptables évincèrent les poètes et les tribuns.

Aucune force extérieure ne peut nous priver de notre liberté intérieure ; celle-ce ne se perd qu'en suivant soit l'inertie moutonnière, soit l'algorithme mécanique. Ceux qui sont déjà tout près du mouton ou du robot pensent qu'« il est aisé d'écraser, au nom de la liberté extérieure, la liberté intérieure de l'homme » - Tagore.

Au cosmopolitisme stoïco-chrétien et à l'internationalisme socialo-communiste succéda le globalisme des marchands. À la prière et au chant succéda le hurlement des traders et le silence des machines.

Quand on appelle l'incendie, on se contente d'éclairage. Quand on se contente d'étincelle, on est promis à la nuit. Comme l'eau courante éloigne le déluge et rend obsolètes la fontaine et la soif.

L'égalité ne peut être qu'un point d'arrivée. Toute tentative de l'imposer, avant qu'on ne soit libre, est vouée à l'échec : « Il dépend des nations, que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté » - Tocqueville – c'est à la liberté de nous conduire à l'égalité.

Librement et fraternellement, accepter l'égalité matérielle – telle devrait être le premier principe d'une société européenne, c'est à dire, à la fois, chrétienne, communiste et aristocratique.

La liberté sort, triomphante, du XX-ème siècle ; les deux grands vaincus – la fidélité à la grandeur et le sacrifice au nom de la justice. La fraternité et l'égalité – disqualifiées à jamais. Désormais, la transaction sera le seul mode d'échange entre les hommes.

Le monde, dont le bavardage ne laisse aucune place au silence, est un monde muet.

Comment voulez-vous que je m'extasie en faveur de la liberté, si je sais, comme tout le monde, que le moyen le plus sûr d'en profiter, c'est l'argent ?

Le conformisme est un mouvement opposé à la fraternité : réduire, inconsciemment, le moi au nous statistique ; créer, en toute conscience, du nous - un moi viscéral, qui sera ce noyau fraternel, à l'origine du soi connu.

Deux rebelles, ayant fini sur une croix, Spartacus et Jésus, sont à l'origine de deux mythes opposés : celui de l'éternel Retour de l'homme libre et de la Résurrection de l'esclave. Que Zarathoustra et Manès du dire-oui, de l'acquiescement et de l'immobilité me sont plus proches !

Abélard et St-Bernard annoncent leur débat public sur la liberté, dans une cathédrale ; le roi de France s'empresse d'y accourir. Aujourd'hui, les princes de ce monde n'honorent de leur présence que les réunions sur les tracas monétaires.

L'intellectuel européen joint sa voix à la dénonciation générale des marchands d'illusions. Dont profitent les marchands tout court.

L'intellectuel européen rêve d'un mouvement social, qui incarnerait ses idées. Et il pense servir la vérité. L'idée n'est intellectuelle que si elle renonce à son incarnation et se contente de réveiller des consciences. L'ingénieur ou l'épicier servent certainement mieux la vérité que l'intellectuel. L'intellectuel est celui qui est sensible à la hauteur des vérités et aux roueries des mensonges : « Nous, entachés de poésie, maraudons de chétifs mensonges sur des ruines »** - Chateaubriand - comment s'appelle le mensonge des véridiques ruines ? - château en Espagne !

La liberté politique prend appui sur la fidélité collective à la Loi rationnelle ; la liberté personnelle – sur le sacrifice intime de ses intérêts rationnels. Aucun point commun entre ces deux phénomènes, tout les oppose. Sauf chez les robots, qui les calculent et les implémentent. « Il n'y a pas deux libertés, une liberté 'civile' et une liberté 'intérieure'. Il n'y a qu'un libre arbitre » - Ricœur.

Ils agissent en robots collectivistes ou raisonnent en esclaves intimistes : « On ne gagne pas la liberté, au milieu d'une foule, on l'y perd » - Chafarévitch - « В толпе свобода не реализуется, а теряется ». Avec une tête et une société bien faites, les libertés politique ou spirituelle, celle des buts et celle des contraintes, sont faciles à gagner et à maintenir ; il reste la liberté des moyens, la liberté que procure ou en prive l'inégalité matérielle, cette honte, qui arrange tout le monde.

Le péché du pauvre - l'envie et la révolte - s'absout dans l'égalité des goûts. Le péché du riche - le brigandage et la malice - s'estompe dans la liberté d'entreprendre. Et la tentation - vivre en fraternité - n'effleure plus ni les uns ni les autres. « Satan, aujourd'hui, est plus percutant que jadis : il tente par la richesse et non plus par la pauvreté » - A.Pope - « Satan is wiser now than before, and tempts by making rich instead of poor ». Deux troupeaux, les riches et les pauvres, partagent, aujourd'hui, les mêmes valeurs, même s'ils n'ont pas les mêmes moyens. Impossible aujourd'hui de classer les goûts en fonction de la richesse ; le seul déclassé, aujourd'hui, c'est l'exilé des forums.

Sur l'arène sociale, tout combat est utile, même s'il est infâme ; mais s'y battre pour l'inutile aérien est plus bête que se résigner face à l'utile terrestre.

Le plus beau mérite de la liberté est de nous permettre de nous accrocher à de belles servitudes.

Jadis, la matière asservissait et l'esprit libérait. Mais aujourd'hui, le seul degré de liberté qui reste à acquérir se doit à la matière, et tous les esprits devinrent serviles.

La première règle du monde entier devint : je suis plus fort - en intelligence, en performances, en héritage - donc, je mangerai mieux ; être plus fort signifiant se vendre mieux sur le marché courant, le prix d'échange étant devenu la seule valeur humaine prise en compte et bannie des contes.

Les expériences vietnamienne, coréenne et allemande prouvèrent, que Marx avait raison : le communisme ne peut réussir dans un seul pays, puisque sa misère économique le désavoue et le condamne ; le communisme n'a que des valeurs absolues ; dans des relatives il perd rapidement pied. Les marxistes doivent attendre, que la générosité et la noblesse s'emparent de l'Amérique, avant de songer à transformer le monde. L'attente sera longue.

Impossible de vénérer la liberté dans les plates affaires des hommes. Aucune profondeur casuistique ne l'héberge pas non plus. La liberté ne brille que par les sacrifices héroïques qu'exige la fidélité à la hauteur : « Selon quel critère juge-t-on la liberté ? - d'après l'effort pour préserver la hauteur » - Nietzsche - « Wonach misst sich die Freiheit ? Nach der Mühe oben zu bleiben ».

Platon, comme Nietzsche, voient dans la société le milieu naturel, dans lequel doivent s'exercer les tâches les plus nobles d'une aristocratie. Ces tâches n'existèrent jamais. Ne sont aristocratiques que les contraintes. De plus, le milieu aristocratique, c'est la solitude, où la création est portée à maturité, dans la rencontre de l'ironie avec la pitié (le sérieux et la justice s'y opposent). Tout vrai philanthrope est agoraphobe.

La culture est ce qui permet de prendre de haut la nature, la vérité et la liberté, tout en les maîtrisant. Et l'enseignement de langues anciennes et d'Histoire de philosophie, tant qu'il s'adressait aux élites, taraudées par le beau et le juste, en fut l'un des piliers. Mais depuis que le bouseux repu envahit l'école, il vaut mieux oublier le latin et enseigner l'écologie, le marketing et le traitement de textes, pour que triomphent la nature, la vérité et liberté mécaniques. En tout cas, la culture est condamnée, comme tout ce qui est organique.

Les soifs, dont mourait notre âme, devinrent soifs, dont vit l'économie. Mais il est inepte de dénoncer le plaisir de la possession matérielle : « L'exécrable soif de l'or » - Virgile - « Auri sacra fames » ou « la misérable passion de richesses » - Ovide - « amor sceleratus habendi », sans comprendre, qu'avec l'égalité matérielle, ce désir est aussi dépassionné que la santé ou le bon appétit.

Pour l'homme de justice, la révolution, comme le bien, devrait être une enivrante idée à rêver et non pas une sobre action à tenter. Puisque toute action finit par nous dégriser de tout vertige. Tout ce qui est ressenti comme sacré devrait se réfugier dans un temple ou dans ses vestiges, dans des ruines de notre sensibilité.

Il faut préférer l'État moderne, transparent et mécanique, à l'État ancien, opaque et organique, et donc plus soumis aux exaspérations des peuples ou aux maladies des élites. Plus claire est la loi, plus nonchalantes sont les foules aux stades et dans les syndicats. Moins de sang dans les rouages étatiques, plus la qualité de l'encre pathétique comptera face à celle du sang sympathique.

L'envie d'inégalité matérielle est souvent pardonnable, l'inégalité ne l'est presque jamais. Et Sénèque vit tout de travers : « Le vice n'est pas dans la richesse, mais dans la volonté » - « Non est in divitiis vitium, sed in ipso animo ».

Dans les besoins et plaisirs matériels, nous sommes égaux ; nous sommes inégaux dans les affaires spirituelles. Donc, la formule nietzschéenne : « Aux égaux – égalité, aux inégaux - inégalité » - « Den Gleichen Gleiches, den Ungleichen Ungleiches » - s'applique aux mêmes hommes ; elle est une heureuse réconciliation entre un communisme fraternel et un aristocratisme élitiste.

La cité mûrit, en démontant le sacré des sots et en s'amusant avec le sacrilège des sages. Elle est mûre, lorsqu'elle respecte le sacré des sages et se moque du sacrilège des sots.

Tout homme est union d'un homme de la cité et d'un homme de la solitude, d'un homme de l'extérieur et d'un homme de l'intérieur, d'un citoyen et d'un … idiot, tel fut le mot pour désigner un homme déclassé, agoraphobe, comme l'éponyme dostoïevskien.

La Grèce démocratique livre l'aristocratique Socrate au poison. Notre démocratie neutralise toute aristocratie par des contrepoisons prophylactiques : injections vénales accordées à tout sujet frappé d'intelligence.

Les affects et les affaires : contrairement aux premiers, on ne règle pas ces dernières en chantant ou en dansant, mais en parlant et en marchant. Et quand on nous invite : laissez parler votre cœur ou danser votre âme, on peut être certain, que la voix sous-jacente est totalitaire. Ou chrétienne : « Au fond, le christianisme est bolchevisme » - Heidegger - « Das Christentum ist in der Tat bolschewistisch ».

Ce n'est pas la portée ou la pertinence de leurs descriptions qui me fait ricaner des scientifiques, des journalistes ou des phénoménologues, mais la misère de leurs expressions. C'est comme les rapports entre la liberté et la justice : sans la justice fraternelle, la liberté fait partie de la mécanique.

Le degré de liberté est mesuré soit par son rayon soit par le choix de son centre. Le rayon n'en est que hasard ; c'est au centre que se dessinent mes trajectoires discontinues. Au rayon d'action, et même au rayonnage des acquisitions, il faut préférer le rayonnement, à l'origine de mes ombres picturales. La liberté se mesure en chaleur émise ou réfléchie, plutôt qu'en superficie circonscrite. Ni la lumière, dont ma liberté y dresse des ombres, ni l'amplitude de mon orbite ne sont à moi ; mais c'est à moi de créer une atmosphère, dans laquelle une vie, c'est à dire la liberté, est possible.

La fraternité n'est possible qu'entre égaux ; l'infâme inégalité trouve des apologistes jusque chez les barbus antiques : « Si les biens étaient à tous, la noble générosité n'aurait plus sa place » - Aristote – la noblesse du don ne cache pas la bassesse du fond.

Tant que l'homme imitait le loup, l'âne, le mouton, la chouette ou le rossignol, on pouvait le traiter d'animal politique (Aristote), mais mué en robot, dans une société où ce n'est plus la politique mais l'économie qui règne, il devint matière première presque minérale, sans réflexes, sans instincts, mais maîtrisant à fond son rôle dans un algorithme mécanique.

Ce qui est horrible, ce n'est pas tant l'absence d'une vision eschatologique de la cité, mais que cette absence est peut-être justifiée. L'avenir des hommes ne serait ni fraternité ni créativité, mais routine intermédiaire.

Les USA - le meilleur accoucheur de la liberté extérieure et le meilleur fossoyeur de la liberté intérieure.

Les plus infernaux des hommes - ceux qui visent un paradis, en exterminant des infidèles, des dissidents, des apostats.

Une société civilisée : un consensus sur ce qu'est l'horreur. Une société barbare : être obligé d'expliquer pourquoi l'horreur est horrible.

Le goût de la liberté partagée naît de l'orgueil de l'avoir emporté ensemble ; le goût de la fraternité - de la honte d'avoir capitulé ensemble.

Après les paradis du passé : l'idylle de l'Arcadie (Homère), les règnes de Cronos (Hésiode) ou de Chronos (Platon), vinrent les paradis du futur : les îles Fortunées (Pindare), l'au-delà chrétien (la Bible), l'avenir radieux communiste. Que le romantisme, ce paradis du présent, est plus solide ! Le bonheur, c'est l'élan vers l'inexistant, créé et embelli par moi-même.

Les nations des lumières, avancées ou ironiques, firent de la politique une religion laïque ; les nations des ténèbres, arriérées ou cyniques, se servent de religion comme d'une arme politique.

Devant tant de lumière certaine, autour de mes droits bien compris et écrits, je finis par ne plus distinguer la belle stature de la liberté, puisque « la liberté s'illumine dans les ténèbres » - Berdiaev - « тьма связана со Светом свободы ». Dans ce siècle de transparence, j'apprécie la chance d'avoir une âme opaque.

La liberté est une valeur des politiciens de droite ; l'égalité préoccupe les politiciens de gauche ; aux non-politiciens il reste la fraternité, la seule valeur non-quantifiable. Une fois le minimum vital, en libertés et égalités atteint, il ne reste à défendre que la liberté d'entreprendre et l'égalité des chances, qui finissent par se confondre.

Il y a nécessité du vrai et nécessité du bon. La première, la banale, – pour tester notre intelligence ; la seconde, la sacrée, – pour tester notre liberté. « La vraie liberté est l'accord avec une nécessité sacrée » - Schelling - « Die wahre Freiheit ist im Einklang mit einer heiligen Notwendigkeit ».

L'arbitraire des tyrans, dans une société totalitaire, fait trembler tout déviationniste, qu'il soit politique ou moral ; on y est souvent placé devant sa conscience trouble, à tort ou à raison. Dans une démocratie, seule la loi écrite restreint l'homme, d'où la prolifération de consciences en paix chez les crapules morales. L'oubli du péché originaire, inhérent à tout acte, éloigne du Bien.

Dans le débat politique, la première prophylaxie contre le totalitarisme est le bannissement de toute grandeur, de toute pureté, de tout messianisme. La seule exception peut être accordée au thème de l'égalité matérielle, puisque aucune raison économique ou sociale ne peut la justifier, seule une emphase philosophique ou esthétique, en aplomb sur la méritocratie horizontale, pourrait venir à bout des cœurs atrophiés.

On cherchait des poux au communisme dans ses aspects scientifique et politique, tandis qu'il fallait les prévoir du côté patibulaire et productif, des miradors et des vitrines.

Mon mot est libre, s'il exprime ma musique et respecte mes contraintes, en se dégageant des thèmes, faits et urgences de mon temps. On voit partout la liberté de pensée et la liberté de parole s'annihiler par la servilité de mots.

Dans un régime totalitaire, il y a plus de diversité d'avis que dans une démocratie, puisque l'axe malheur-bonheur est beaucoup plus vaste que l'axe échec-réussite.

Les tyrans commencent par persuader le faible, qu'il a assez de raisons, excellentes et dogmatiques, de se sentir heureux, fier, confiant en avenir. Dans une démocratie, il a toute la liberté de se répandre en lamentations, médiocres et sophistiques, sur ses malheurs, ses humiliations, ses horizons bouchés.

La sobriété démocratique n'inspire pas le poète ; il est emporté par une ivresse despotique. Et la révolution le laissera dans un cachot, dans une nausée, dans un suicide bien réels et horribles. Revenu, par chance, à la démocratie, il se mettra à inventer des cachots, des nausées, des suicides de pacotille.

Les actes des nazis sont en parfaite concordance avec leurs idéaux : la guerre, la supériorité raciale, l'extermination ou l'asservissement de races inférieures. Mais les actes des staliniens n'ont rien à voir avec l'idéal communiste : la libération par le travail, le bonheur collectif, la fraternité entre les forts et les faibles, les valeurs humanistes, opposées au lucre et à la compétition impitoyable. Tout est franc et honnête chez les premiers ; tout est fourbe et mensonger chez les seconds. L'idéal des premiers n'inspire plus que le dégoût ; celui des seconds – que la pitié.

Il faut être idéaliste, dans la sphère intime, et matérialiste - dans la sphère sociale ; savoir chanter une fraternité avec le proche et justifier une égalité avec le lointain. Marx n'était pas très loin de cette sagesse ; malheureusement, ses adeptes matérialistes n'entendirent pas sa musique idéaliste, et ses adversaires idéalistes, n'apprécièrent pas sa justice matérialiste ; dans les deux cas, - un affront à la liberté.

Ce qu'on appelle parti aurait dû s'appeler club : club voulant dire gourdin, tourné contre les adversaires, et parti étant le résultat d'une partition, pour s'isoler des autres. Club Populaire ou Parti des amateurs de cognac.

Être obligé de traduire dans les actes nets ce qui est réservé aux rêves obscurs – la tragédie ; la comédie, c'est l'inverse, mais effectué volontairement. C'est pourquoi dans la grande politique on voit une tragédie, et dans la grande volupté – une comédie.

Le siècle des Lumières : le culte de la raison ironique, débouchant sur les barricades et le romantisme. Le XX-me siècle : le culte de l'utopie édénique, laissant derrière lui les charniers et le cynisme. Pour rêver librement, faisons allégeance à la raison.

De tous les temps, les conservateurs, c'étaient des profiteurs ignares, plongés totalement dans un présent gluant qui les arrangeait, et ignorant tout des beaux invariants du passé.

La chute du communisme explique la disparition de l'humanisme du cercle des sujets intellectuels ; la haute essence de l'homme est sacrifiée à sa basse existence. Et dire, que pour Marx, « le communisme est la vraie solution de la lutte entre existence et essence » - « Kommunismus, die wahre Auflösung des Streits zwischen Existenz und Wesen ».

Jadis, les opprimés, c'était la masse ; aujourd'hui, c'est la race, celle des solitaires. Le noble révolutionnaire, en abolissant les différences, libérait les masses ; aujourd'hui, c'est lui la race opprimée par l'indifférence.

L'histoire grammaticale du communisme : le discours philosophique, le slogan idéologique, l'onomatopée apocalyptique – la hauteur, la platitude, l'abîme.

Enfant de prolétaires, au milieu des bagnards, je détestais le communisme et rêvais d'un règne aristocratique. Aujourd'hui, au milieu des hommes déclassés et indifférents, j'ai une tendresse tardive pour un communisme idyllique et impossible et j'ai horreur de tout aristocrate au pouvoir. Le communisme, en tant que rêve, est un sacré aristocratisme. L'aristocratisme, en tant qu'action, est un sacrilège.

Même pour illustrer la noble égalité matérielle, il n'y a pas de symbole plus éloquent que l'arbre : les différences de taille sont négligeables, tandis qu'il y a d'infinies variations de racines, de ramages, de fleurs, de feuilles, d'ombres, d'arômes. C'est ça la nature divine ; tandis que la nature humaine, ou plutôt la civilisation, ce sont des instincts de parasites ou de rapaces, comme dans le monde animal.

Tous les régimes, des despotiques aux démocratiques, veulent cultiver nos victoires, d'où leur obsession verbale d'honneur et de gloire. Qui oserait se pencher sur nos débâcles ? Et chanter l'amour, l'humilité, le sacrifice, qui sont des défaites de la raison et le triomphe du cœur insensé ?

On devrait réserver, à son usage personnel, – les utopies, et entretenir, pour un usage collectif, - les mythes. Inverser cette tendance ferait dévoyer, de sa solitude, l'homme et fourvoyer, dans les culs-de-sac, la nation.

La poésie n'a pas sa place dans les affaires publiques ; tout y doit être traité prosaïquement, pour empêcher tout prurit héroïque ou utopique se matérialiser dans un massacre. C'est pourquoi à la liberté des fiers (déjà atteinte) et à la fraternité des nobles (hors de notre atteinte) je préfère l'égalité des humbles (à portée de nos bourses) comme le premier souci.

Les partisans de l'inégalité matérielle admettent, implicitement, la division en maîtres et esclaves, puisque la richesse, dans les pays démocratiques, est le facteur central de la liberté. Donc, ils sont des esclaves. Esclaves d'un dogme inhumain et, partant, hostile au divin. Ces esclaves, ces derniers hommes, triomphèrent des maîtres, de ceux qui prêchaient l'égalité matérielle et la solitude aristocratique.

L'animal politique, le fabricant d'outils - quand je lis ces pénétrantes définitions de l'homme, faites par Aristote et Franklin, j'y reconnais tout de suite le mouton et le robot modernes.

Dans une démocratie, il y trois sortes de frontières sociales indépendantes : politiques, économiques, éthiques, dont aucune ne s'érige en séparateur définitif entre le bien et le mal. Dans les régimes autoritaires, la frontière est unique, et elle rend les opposants au régime, en même temps et définitivement, - perfides, pauvres et haineux. « Le pauvre, chez nous, a des raisons d'envier le riche, du moins n'en a-t-il aucune de s'incliner devant ses qualités morales »** - R.Debray.

Il n'y a plus ni anges ni démons, pour les combattre, au nom des valeurs du ciel. Il n'y a plus que des robots-oppresseurs et des robots-opprimés, qui se chamaillent au nom des valeurs robotiques communes.

Les finalités d'une action politique sont trop vagues – la gageure est arbitraire et démagogique ; les moyens d'y parvenir sont trop grossiers – l'engagement collectif est impératif ; il reste l'élan initial, l'écoute du cœur compatissant ou de l'âme ardente – le désengagement dans le commencement même, lucide devant des fins ou parcours ingrats ou profanés, l'enchantement premier survivant à tout désenchantement dernier.

Les hommes nobles, dans leurs recherches de la hauteur, sont souvent attirés et induits en erreur par l'ampleur des actes des princes de ce monde. À la fin, les défauts des cervelles et des bras de ceux-ci, près des horizons, sont pris pour la trahison du firmament des âmes de ceux-là. Platon, Gracián, Machiavel, R.Debray, dans leurs récits du réel politique, ne nous apprennent rien, leurs chants de l'irréel poétique gardent toute leur rafraîchissante valeur. Ils eurent des rêves, résistant à toute épreuve par l'ingrate et décevante action.

Le totalitarisme : au départ – la bigarrure des enthousiasmes et des espérances, à l'arrivée – la noirceur des goulags et la grisaille des vitrines. La démocratie : au départ – la grisaille des calculs égoïstes, à l'arrivée – la transparence d'une liberté aptère et la bigarrure des vitrines. Dans le premier cas, à la fin, l'esprit reste sans emploi ; dans le second, ce sera l'âme.

Pour qu'on puisse parler d'une valeur, il faut que les hommes d'une même tribu aient la-dessus des avis divergents, et que donc l'axe correspondant soit une variable. La liberté, devenue une constante consensuelle, n'est plus une valeur, et que reste, en revanche, l'égalité.

Les penseurs-fonctionnaires veulent nous épouvanter avec leurs idées, dangereuses, osées, foudroyantes, et je n'y vois que la banalité insipide et la mesquinerie incolore. Personne ne veut admettre, que les seules idées, menaçantes pour l'ordre établi, furent les idées de pureté, de grandeur et de fraternité, les idées qui n'effleurent plus personne, pour le plus grand bien politique et économique des nations assagies par la modération.

Trois sortes de libertés qu'on exerce hors de soi : la politique, l'intellectuelle, l'économique. La société robotique assure parfaitement la première ; l'instinct moutonnier rend invisible et inaccessible la deuxième ; la troisième est la seule qui mérite encore de la considération, mais seuls les Scandinaves, pour qui la liberté, c'est l'égalité matérielle, s'en rendent déjà compte.

L'horizontalisation moderne : jadis, le liberticide fut commandé en-haut et combattu en-bas ; le phantasmicide, aujourd'hui, s'attrape par la simple propagation horizontale, et il n'existe plus ni le haut ni le bas. Sans la liberté, on peut rêver ; sans le rêve, on ne peut plus être libre, libre pour le sacré ou le fraternel.

L'homme oublia le bonheur irresponsable et fou, que la nature lui prépare ; il devint sage et responsable de sa seule fonction sociale, qui le déprave et rend misérable (Rousseau) ; il oublia ce que c'est que la nature. Même la poésie, aujourd'hui, est artificielle ; pourtant, encore tout récemment, « la philosophie ou la poésie furent, face à la vie, des attitudes dictées par la nature » - Chafarévitch - « Философия или поэзия - это модель крестьянского отношения к жизни ».

Le seul intérêt des indéfendables notions de caste et de domination, dans la société, consiste à examiner, sous le même angle, ma propre âme et d'y instaurer des hiérarchies aristocratiques. « Ce désir des distances, toujours recommencées, toujours plus grandes, à l'intérieur de l'âme même, cette formation d'états d'âme, toujours plus hauts, plus rares, plus lointains, plus vastes »*** - Nietzsche - « Jenes Verlangen nach immer neuer Distanz-Erweiterung innerhalb der Seele selbst, die Herausbildung immer höherer, seltnerer, fernerer, weitgespannterer Zustände ».

On instaure une démocratie grâce à l'héroïsme du non, que jettent les hommes à la face d'une tyrannie ; la démocratie se maintient grâce à la bassesse du non, que lui opposent les moutons repus et les robots trapus. Dans une société démocratique, le oui est propre des moines, des clochards et d'autres solitaires.

La dégénérescence ne naît ni de la lutte entre les forts et les faibles, ni de la domination de l'une de ces classes, mais plus sûrement de l'entente spirituelle entre elles : les faibles reconnaissant aux forts le mérite et les privilèges qui en découlent, les forts adoptant le goût des faibles, les deux ignorant envies et mépris. Ni esclaves ni maîtres, aux sentiments véhéments, – mais robots passifs et robots actifs, aux instincts apaisés.

Tant de discours ampoulés autour de la liberté à défendre ou de la fraternité à créer, tandis qu'aucune fraternité entre les pauvres et les riches n'est envisageable, et que la seule liberté réelle non-politique, aujourd'hui, est celle du pouvoir d'achat. Et personne ne songe, concrètement et non démagogiquement, à imposer l'égalité matérielle pour des raisons aussi bien pratiques qu'éthiques et, surtout, esthétiques. Et c'est un élitiste qui vous parle.

La liberté est la puissance divine, pour échapper à l'inertie de la matière ou du calcul et pour être un commencement humain. « Dieu a créé l'homme dans le but d'introduire dans le monde la faculté de commencer » - Arendt - « God created man in order to introduce into the world the faculty of beginning ».

Les beaux rêves politiques devraient être vécus comme les mystères, qui s'évaporent dès qu'on en trouve la solution. « Le communisme est le mystère de l'histoire, mystère résolu, et il sait qu'il est cette solution » - Marx - « Der Kommunismus ist das aufgelöste Rätsel der Geschichte und weiß sich als diese Lösung ».

La culture est bien réelle et la nature (humaine) – entièrement imaginaire. La première nous fait calculer la liberté (en multitude) ou désirer la fraternité (en solitude) ; la seconde nous fait songer à la chimérique égalité. Rousseau (celui du Discours sur l'inégalité et non pas celui du Contrat social) fut le plus noble des hommes des Lumières.

Une grande nation, admirant le reflet de son âme, aux heures astrales de sa culture, tel Narcisse, - cette image me séduit. Les repus, ignorant ces vertiges, disent : « Une humanité unifiée n'aurait que mes mépris, si elle n'était occupée qu'à s'enivrer d'elle-même » - J.Benda – les arbres s'unifient, les forêts, qui y parlent, chosifient.

La Gauche et la Droite modernes sont des Guelfes et Gibelins d'antan : ils prétendent représenter le spirituel ou le temporel, mais finissent par être guidées et gérées par les mêmes curies mercantiles.

Prenez les philosophes nobles – Voltaire, Marx, Nietzsche – et voyez vers où nous conduisent leurs adeptes – la terreur, la férocité, la misère. Et voici ceux, dont n'émanent que la banalité et l'ennui – Descartes, Spinoza, Kant – mais admirez leur rôle dans les sociétés démocratiques, justes et prospères.

La liberté entre les riches et les pauvres ne peut être que cynique ; la fraternité entre les riches et les pauvres ne peut être qu'hypocrite. Et puisque la liberté de l'homme de l'esprit, comme la fraternité de l'homme de l'âme, sont pratiquement atteintes, il ne reste que l'égalité de l'homme du cœur à instaurer.

L'égalité sociale : fixer les bornes inférieure et supérieure de la fortune personnelle. Mais pour les repus, « chaque pas que [les nations] font vers l'égalité les rapproche du despotisme » - Tocqueville. D'après ce prophète, la Scandinavie serait aujourd'hui plus despotique que la Chine !

Les plus nobles rebelles et les meilleurs rêveurs sont certainement derrière nous ; le futur appartient aux gestionnaires. Plus de révolution possible, puisque toute poésie est morte. « La révolution ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir » - Marx - « Die Revolution kann ihre Poesie nicht aus der Vergangenheit schöpfen, sondern nur aus der Zukunft ».

L'éviction de l'homme de culture de la scène publique est due au suffrage universel – politique, médiatique, artistique. Seule une tyrannie du goût peut privilégier l'artiste face à l'artisan.

Mes ruines, ma statio la plus dramatique, au-dessus de leurs unde venis ? ou quo vadis ? Elles seraient une espèce de royaume des cieux évangélique, celui qui émerge par la violence. Il est très instructif que, dans la logorrhée phénoménologique, violence s'oppose à discours, comme une parabole s'oppose à la litanie, une forme haute - aux bas-fonds, les ruines - aux casernes. Le totalitarisme philosophique rendait la pensée - moutonnière ; mais plus on introduit de la démocratie dans la pensée, plus robotisée en ressort celle-ci ; seule l'aristocratie la rend personnelle et libre.

Les passions, la première vertu dans l'homme, le premier vice dans la cité. « La morale élève les civilisés à n'avoir point de passions, à n'aimer que le bien du commerce, mœurs fort commodes pour les épiciers »*** - Ch.Fourier. Aujourd'hui, toutes les phalanges, de celle des poètes à celle des topologistes, arborent la morale du vainqueur, de l'épicier.

Chez les hommes, il existent deux oppositions, une profonde - entre les forts et les faibles, et une haute – entre la force et la faiblesse, à l'intérieur de chaque individu. La démocratie amortit et adoucit la première et exacerbe la seconde. La faiblesse humaine, ce sont les rêves - le Bien, l'amour, le lyrisme, et la force humaine, c'est la réalité - le calcul, le savoir, la responsabilité. Le culte de la force réelle tua le rêve.

Si l'on veut une société libre, efficace, juste, on doit faire taire la musique des hauteurs et l'intelligence des profondeurs ; la prospérité pousse dans la platitude. « Le communisme – une hauteur, une profondeur ; aucune platitude ne mérite le titre de communiste » - Maïakovsky - « Коммуна – высота, глубина. Не возвести в коммунистический сан плоскость ».

Voir la souffrance des pauvres et garder sa conscience sans trouble est trahir sa vocation au métier de bourreau. Pour ennoblir ces penchants patibulaires, on inventa des fumeuses théories des victimes prédestinées.

La multiplication du nombre de consciences tranquilles est le trait psychologique le plus original de notre époque ; l'équivalence, ressentie entre le respect du droit écrit et le sentiment d'innocence, en est l'origine. Jadis, pour se prendre pour savetier ou prince (Locke), il suffisait de consulter son corps ; l'âme de tous penchait du côté du savetier, puisque l'abus et la mauvaise conscience furent le lot de tous. Depuis l'abolition de tout privilège princier, on ne reconnaît plus que les catégories de citoyen et de contribuable, qui font de nous robots sans âme.

Le communisme est enfant des Lumières (Voltaire, Rousseau, Danton), comme le nazisme est celui de la Renaissance ou du Moyen Âge (la Propagande de Goebbels s'inspira de la propaganda fide de la Curie romaine, comme le modèle de la SS de Himmler, ce Loyola de Hitler, fut l'Ordre des Jésuites, qui fut le modèle originel de tout totalitarisme) ; mais le nihilisme de leurs homme ou ordre nouveaux doit beaucoup aux nouvelles valeurs de Nietzsche.

Totalitarisme : fixer le prix de la vérité. Démocratie : marchander le prix de la vérité. Aristocratie : offrir ou sacrifier des vérités.

Signe du barbare : l'assujetissement anonyme, la démocratie, provoquant le même rejet que l'assujetissement personnalisé, la tyrannie ; la chose vue, la loi, étant la même contrainte que le regard, le visage du tyran. L'homme évolué, lui, est homme de théâtre : accepter le masque pour se passer de visage, se contenter de la scène pour étaler sa vie.

Il s'avère, hélas, qu'au lieu d'abattre le veau d'or, afin d'en extraire du misérable corned-beef, il est plus pratique de l'engraisser pour en faire une vache à lait. Comme il est raisonnable de pousser l'agneau, qui se frotte aux autels, vers le troupeau de moutons le plus proche. Ou le bouc-émissaire - vers la cité, pour que l'air de ton désert reste respirable.

Jadis, le faible voyait dans la chère liberté un moyen pour se rapprocher de l'égalité et d'envisager la fraternité ; aujourd'hui, le fort pratique la liberté, chérie comme un but, en éloignant l'égalité et en se détournant de la fraternité.

Il paraît que la leçon de Confucius, le jou, se réduise à deux mots : homme et faiblesse, à l'opposé de la devise des hommes : l'union fait la force.

Dans tout discours, concernant la vie de la cité, il y a une part du constat (diagnostic d'une crise), une part de l'appel (à l'action motivée), une part de la métaphore (tableau exalté) - travail robotique, exécution moutonnière, création artistique. Dans la cité antique domina la vision artistique ; jusqu'au XX-ème siècle, le rythme grégaire fut déterminant ; aujourd'hui, nos politiciens suivent, aveuglement et sourdement, l'algorithme robotique.

Ce n'est ni aux châteaux ni aux châtelains qu'il faut s'en prendre, mais à l'inégalité, qui réveille la haine des habitants des chaumières ; on sait où mène le slogan paix aux chaumières, guerre aux châteaux - châteaux en ruines, chaumières perdant tout pittoresque et devenant casernes ou étables.

Notre époque a autant de grands récits, de grands périls, de grands buts que toutes les autres ; elle manque surtout de grandes contraintes, dont la plus grande est la noblesse.

De l'effet désastreux de la ponctuation dans les affaires des hommes : la substitution au point d'interrogation (expliquant le monde à la Platon) du point d'exclamation (modifiant le monde à la Marx). Les analyseurs syntaxiques non-monotones s'égarent et le sens, guidé par les synthétiseurs pragmatiques monotones, s'en désolidarise.

C’est la rareté qui désigne les hommes d’exception : dans une société primitive, ce sont des hommes de volonté, dans une société évoluée – des hommes d’instinct ; l’horreur de la première et l’ennui de la seconde, c’est qu’y domine l’homme-règle.

Plus fièrement on proclame l'inégalité des âmes, plus humblement on reconnaît l'égalité des corps. Mais ces deux sortes de fraternité ne peuvent cohabiter que dans un esprit noble.

Les premiers coups d'une révolution sont des foudres célestes qui frappent une idée, un Dieu, une coutume ; les suivants sont des stratagèmes terre-à-terre des justiciers déchaînés et corrompus qui visent des voisins, des rivaux, des veinards. On cherche des idoles à abattre, et l'on finit par égorger des badauds. Dieu, des effigies, des clercs, des passants.

La télévision et l'Internet remplacèrent la messe, le confessionnal, la communion. L'écran planétaire cacha le cran libertaire. Les genoux ne sont plus sollicités, même au petit déjeuner. « Le journal est la prière du matin du citoyen » - Hegel - « Die Zeitung ist das Morgengebet des Bürgers » - il ne ratait que le lever du soleil, aujourd'hui il ignore jusqu'à l'existence des étoiles.

Je vois tous les plumitifs, paisiblement installés dans leurs bureaux, mais dont la plume prétend languir et se morfondre dans les affres d'une cellule, cette habitation du présent communautaire, où leur liberté serait humiliée et leur solitude - offensée. C'est en partie à cause de cette manie des repus que je me réfugie dans mes ruines, qui ont l'avantage d'être une habitation du passé personnalisé, dont je suis esclave.

Les nazis admiraient Sylla, les staliniens – Spartacus, mais en matière d'éloquence ils cherchèrent à imiter – en vain - Cicéron.

Ne te chagrine pas trop, que le Dichter s'érigea en Richter (poète-juge) ; console-toi, que le Henker se recycla en Denker (bourreau-penseur).

Personne ne se donne la peine de spécifier clairement les finalités, vers lesquelles devrait avancer une nation ; tous prônent l'avance. De moins en moins d'intérêt pour les invariants, les aspects les plus prégnants d'une culture nationale, ce qui fait battre les cœurs et s'élever les esprits ; ceux qui s'y accrochent sont traités de conservateurs ou de nationalistes.

Un jeune, au cœur palpitant et aux élans naissants, écoute deux clans politiques qui semblent être sentimentalement irréconciliables : les uns disent – produisons, et les autres – rêvons. Facile de deviner que Che Guevara attirera davantage de jeunes enthousiastes que Mme Thatcher. Ces jeunes, devenus hommes mûrs, finiront par découvrir, que, en dehors des discours idéologiques, enflammés ou ternes, les deux coteries manquent au même point de noblesse et de couleurs et pratiquent la même grisaille réaliste. L'engagement collectif sera suivi du dégagement personnel.

Ceux qui vivent dans une servitude volontaire ne savent pas ce qu’est la liberté : « Aucune servitude n’est plus honteuse que celle qui est volontaire »** - Sénèque - « Nulla servitus turpior est, quam voluntaria ». Donc, le thème central en politique ne doit pas être l’opposition liberté-servilité, mais projet noble – projet bas, et puisque toutes les tentatives d’introduire le projet noble aboutirent aux horreurs, il faut préconiser la domination de la bassesse dans les affaires collectives.

La démocratie est dans un devenir créatif, débouchant bon gré mal gré sur un être mécanique mais stable. La tyrannie pense incarner un être éternel et organique, dans un devenir chaotique ou féroce. Un homme d’exception trouverait mieux sa place dans le second cas, mais Nietzsche pense le contraire : « Le génie éprouve le ressentiment pour tout ce qui est déjà, mais qui ne devient plus » - « Das Genie kennt ein Rache-Gefühl gegen alles, was schon ist, was nicht mehr wird ».

La haine, l’indignation ou le mépris – tels sont les états d’âme qui nous classent dans les clans politiques – le révolutionnaire, le démocratique, l’aristocratique. La focalisation sur les finalités, les moyens ou les contraintes. Produisant, à l’échelle politico-psychologique, des tyrans (détenteurs de lumières), des esclaves (receveurs de lumière), des rêveurs (émettant des ombres).

Plus on se réfère à la collectivité, plus on exalte la personnalité d’un tyran ; plus on cultive les droits personnels, plus banal devient tout meneur des masses.

Le culte du droit produit le citoyen ; celui du devoir engendre le saint.

Les philosophes auraient dû dénoncer les ravages sentimentaux de la machine intra-humaine et rester indifférents à l’évolution irrésistible de la machine extra-humaine. Mais ils se comportent en vierges effarouchées lorsqu’un politicien déclare aimer la machine entrepreneuriale ou un autre lui trouver une âme : « La nouvelle la plus terrifiante du monde » - Deleuze. Ah qu’un Chateaubriand ou un Lamartine hautain et ironique nous manque !

Jamais on n’assista à plus sale besogne et à plus infâme paresse que, respectivement, chez les nazis et les bolcheviques, qui en appelaient, pourtant, à la pureté raciale et au travail libérateur.

L’homme de nature est fait pour guetter, chasser, dévorer ; des mutations par la culture lui apprirent à légiférer, à voter, à consommer. Seuls les solitaires, aux appétits et goûts immatériels, se découvrent des ailes invisibles, arrêtent de ramper et cherchent à voler. « Il en est si peu qui savent qu’ils ont des ailes et sont faits pour voler » - Grothendieck - non, les ailes ne poussent que dans l’imagination des poètes, l’humanité prosaïque, ignorant les rêves, en est dépourvue.

Quand on est conscient du miracle de la vie, on n'a pas besoin de chercher des raisons de vivre. Mais au pays du merveilleux la liberté n'a pas beaucoup de poids. D'ailleurs, je ne voudrais pas de liberté de ces hommes, qui ont tant de raisons et si peu d'extases de vivre. Perdre certaines raisons temporelles, c'est acquérir d'autres rêves éternels. « On ne possède éternellement que ce qu'on a perdu »*** - Ibsen.

Ce n’est pas la révolte, facile et collective, contre le secondaire qui est au centre du nihilisme, mais l’acquiescement, difficile et personnel, à l’universel.

La liberté des Anciens fut plus noble que celle des Modernes, puisque celle-là était sacrificielle et personnelle et celle-ci – artificielle et universelle.

Tout progrès social est dû à la révolte mesquine ; tout progrès personnel est dû à la noble résignation.

Les commencements politiques possibles : l’élan, la vision du futur, le business-plan – on en mesure les conséquences réelles, et l’on constate, d’une manière irréfutable, que la dernière attitude est, de loin, la plus rentable, pour le bien public. Le rêveur ulcéré laisse tomber le rideau du temps et proclame le culte spatial des commencements immaculés. Et, devenu atemporel, il pratique le palimpseste sur des tableaux du passé et place le futur à une hauteur inaccessible.

Aujourd’hui, seules des minorités font élever les âmes et baisser les têtes. Les majorités, jadis écrasantes, ne sont plus qu’aplatissantes.

Portée par les bas-fonds collectifs, l’indignation monte et se dissipe par le temps, ce devenir de l’esprit ; le mépris, lui, descend de sa hauteur solitaire, pour s’incruster dans l’espace, cet être de l’âme. Les dépourvus de bons altimètres confondent la pesanteur et la grâce : « On méprise d’en-bas, on ne saurait s’indigner que d’une hauteur » - G.Bernanos.

Tout noble choix inclut des fidélités ou sacrifices irrationnels, il serait donc un défi à la nécessité, qui est irréconciliable avec la vraie liberté. La liberté est toujours un acquiescement dans l’invisible et une négation – dans le visible.

Rien de nouveau, de nos jours, dans la domination de l’économique sur le politique. Ce qui est vraiment nouveau, c’est la disparition de la honte chez le possédant. L’inégalité est si nettement justifiée, protégée et codifiée, qu’aucun remords ne trouble plus la bonne conscience du fort ; et le faible s’imagine sur les gradins, devant une arène où il admire les gladiateurs d’industrie croiser leurs business-plans. Disparaît l’âme, celle des révoltés et celle des révoltants. L’époque n’a plus besoin de héros ; tout élan héroïque est immédiatement ridiculisé ou étouffé par le Code Pénal et l’ironie des journalistes.

C’est dans la jungle latino-américaine, en vue d’un combat réel pour la liberté obscure mais enivrante, que R.Debray ressentit l’exaltation la plus forte de sa vie. Mes exaltations, à moi, provenaient surtout des rêves abstraits ; quand à la liberté, je ne l’appréciais que concrète, je la découvrais, enivré, au moment de mettre les pieds sur le sol français et de me débarrasser du lourd dégoût pour le réel et d’en apprendre le goût léger. R.Debray voulut réconcilier la logique de la pensée avec celle de l’acte, le but que j’ai toujours considéré comme irréalisable et trompeur ; R.Debray souffre d’une nostalgie passéiste ; je me réjouis de ma mélancolie atemporelle. Mais que vaut mon harmonie imaginaire à côté de ses mélodies bien réelles !

Aujourd’hui, les révoltes s’ancrent dans le présent et ses soucis, sans l’enthousiasme du souvenir des aînés, extatiques et glorieux, sans la belle foi dans un futur plus noble, plus jeune, plus rêveur. Mais le présent est toujours mesquin, insignifiant ; l’importance et la grandeur ne se donnent qu’à une vaste perspective, née d’une hauteur de vues. La platitude imprègne la vie ; l’épaisseur sied au rêve.

La seule liberté, non-innée et dont on est conscient, est la liberté politique. La liberté d’action nous est commune avec des amibes ; la liberté d’artiste est dans son talent. La plus noble des libertés, la liberté éthique, est mise dans notre cœur et ne doit rien à l’expérience ; la conscience du Bien est la liberté éthique même. Spinoza, comme toujours, embrouille les choses : « Si les hommes naissaient libres, ils n’auraient aucune notion du bien et du mal » - « Si homines liberi nascentur, nullum boni et mali formarent conceptum ».

Les tyrans, comme les démocrates, sont pour le pouvoir des meilleurs, donc pour une aristo-cratie. Ce qui les distingue, c’est leur corps électoral : une bande ou une foule. L’Antiquité essaya de confier le vote à la seule élite, ce qui débouchait toujours à plus de tyrannie capricieuse ou de démocratie haineuse.

Aujourd’hui, le pauvre a le droit de vote et la liberté d’expression, ce qui endort la conscience paisible du riche. Attendri, il dit : « La justice sociale a pour fondement la dignité et non pas l’égalité » - Berdiaev - « Социальная правда основана на достоинстве, а не на равенстве ».

L’esprit démocratique ou l’âme aristocratique : l’ivresse ou le vertige, le discours ou la musique, Dionysos ou Orphée.

Ce n’est pas l’indignation, mais la honte ou le mépris, qui devraient motiver le révolutionnaire. Mépriser la force cynique, avoir honte des privilèges de naissance, d’intelligence, d’assiduité, de connaissances, des privilèges matériels. Mais une belle et pure révolution, tout en adhérant à la démocratie des esprits, devrait prôner l’aristocratie des âmes.

Comment appelleriez-vous l’être qui n’agirait que selon la dictée de la raison (dictamina rationis) ? - oui, ce serait bien un robot. Mais c’est ainsi que Spinoza définit l’homme libre !

De trois révolutions, l’anglaise – industrielle et vaste, l’allemande – philosophique et profonde, la française – politique et haute, - seule la première garde de l’actualité dans la platitude moderne mercantile. La verticalité des penseurs ou des rêveurs est aujourd’hui aussi exotique et anachronique que les mystères ou les larmes.

Un bon révolutionnaire serait un énergumène au cœur brûlant, tête froide et mains propres (Dzerjinsky) ; je présente tous les traits d'un contre-révolutionnaire : j'aime le cœur en paix, la tête en feu et les mains confuses s'agrippant au banc des accusées.

Les rebelles de tous bords voient dans la cité une nuit menaçante, dans laquelle ils veulent introduire une pensée solaire ; moi, je ne vois dans ce monde qu’une lumière indifférente, mais indispensable, pour projeter mes ombres lunatiques.

Aux dieux sanguinaires, le nectar et l’ambroisie, symbolisant une mort vaincue et une vie immortelle, servaient de poudre aux yeux, tandis que leur vraie pitance, c’était la fumée des victimes, immolées sur les autels sacrés. Aujourd’hui, les dieux renoncèrent à l’immortalité et se succèdent, par versions courantes jetables ; leur autel, c’est le marché aseptisé, aucune pollution olfactive ou sonore n’en émane ; les victimes consentantes graissent ou refroidissent les circuits d’un Moloch impassible ; les dieux et les hommes, tous, – robots pré-programmés.

Des sentiments noirs – l’indignation, le mépris ou l’indifférence - sont inévitables, ce qui fait de nous hommes de gauche, de droite ou du marais. C’est notre enfance qui détermine notre profil, en fonction du milieu de nos regards : la réalité humaine (conflits, orgueils, jalousies), la réalité surhumaine (contes de fées, rêves, solitudes), la réalité inhumaine (routines, conformismes, platitudes). Ma première enfance passa dans le deuxième milieu, dans l’immensité des forêts, des livres, des montagnes et des chants de ma mère. Le mépris de ce qui est sans relief ni mélodie fit de moi un homme de droite, ce que j’appris un demi-siècle plus tard, ayant vécu dans la certitude de faire partie des extrémistes de gauche…

Plus on se méfie des rêves de Th.More et plus on se fie aux calculs d’A.Smith, plus assurés sont le progrès économique et le déclin éthique ou poétique. « La race la plus stupide et immonde est celle des marchands » - Érasme - « Est omnium stultissimum et sordissimum negotiatorum genus ». Au pays du robot infaillible, l’intelligence est sans importance et la noblesse – sans pertinence.

La civilisation, c’est la justice écrite, l’égalitarisme en droits ; inévitablement, elle encourage le bavardage formel autour du faisable. La culture, c’est l’injustice implicite, l’élitisme en devoirs ; elle se prouve par l’aphoristique du dit et par la richesse de l’indicible. Et Cioran : « Est-il meilleur signe de civilisation que le laconisme ? » - confond la civilisation avec la culture.

Dans les débats d’idées intellectuelles, l’obscurité la plus fréquente naît de la confusion de deux critères – l’utilité ou la beauté : le fruit est la décadence de la belle fleur et le progrès de l’arbre utile.

Finis, les avenirs aux sommets radieux ; une immense platitude transparente nous y attend. Désormais, seul le passé « peut nous tirer vers le haut, ce que l’avenir ne fait jamais »** - S.Weil Toutefois, même si l’on nous tire vers le haut, nous ne pouvons qu’y tendre, immobiles, comme vers une limite inaccessible.

Dans l’élan vital, comme dans la volonté de puissance, se rencontrent le vouloir et le pouvoir ; mais ce sont deux clans irréconciliables qui les incarnent. Dans le premier, règne un pouvoir dominateur, normatif, machiavélique ; dans le second, culminant avec Nietzsche, – un vouloir artistique, gracieux, narcissique. Spinoza : « Par vertu et puissance j’entends la même chose » - « Per virtutem et potentiam idem intelligo » - ne fait que suivre Machiavel.

La démocratie nous libère de l’Horrible et fait du Vrai (de la Loi) la seule nécessité de nos échanges ; le Beau en dévient superflu ; les rencontres de l’Horrible et du Beau, ces chantiers de l’art poétique, deviennent impossibles. La tyrannie, elle, est faite de l’Horrible qui réveille l’appétit du Beau.

La femme sera définitivement émancipée le jour où l’on reconnaîtra, que la force, musculaire, cérébrale ou sociale, n’est pas un attribut décisif, noble, de premier plan. Tandis que la beauté, le mystère, la passion vécue ou inspirée, le goût du sacrifice compris ou de la générosité aveugle, sont des qualités largement plus rares, plus délicates et plus hautes, et dans lesquelles la femme surclasse l’homme. Hélas, nos contemporains se félicitent d’avoir fait de la femme un individu, dès qu’elle devient électrice, contribuable ou détentrice d’un compte en banque.

Ceux qui s’extasient sur le progrès en consommation, en croissance, en publicité, en pouvoir d’achat sont, évidemment, bêtes ; mais il est encore plus évident que ceux qui y voient l’horreur absolue de notre temps sont plus bêtes encore.

La liberté n’est plus à défendre, ce qui est une des raisons d’installation du robot dans les têtes démocratiques. Jadis, on était homme, dans la mesure où l’on prenait part à la liberté, et c’étaient des héros, des poètes, des rebelles ; aujourd’hui, ce sont des cambrioleurs, des kamikazes, des fraudeurs.

L’indignation part des faits, le plus souvent authentiques ; le mépris s’inspire des idées préconçues, justes ou injustes. C’est pourquoi le matérialiste, guidé par les faits, est un homme de gauche, et l’idéaliste, s’appuyant sur les idéaux, est un homme de droite. Mais le rêveur, qui se détourne des faits et se moque des idées, et qui ne tend que vers la musique, n’adhère jamais aux clans politiques.

Il ne reste plus aucune zone d’ombre dans notre vision historique du passé ; il ne reste rien de radieux dans notre vision idéologique du futur. Le réel est mort en tant que source d’enthousiasmes ou de croyances ; on devrait en profiter, pour retourner à nos rêves atemporels, promettant de la musique et des ombres et renonçant à la lumière.

Dans l’action politique, il y a trois sortes de perspectives : le paradis, l’Histoire, la carrière. Il faut reconnaître, que c’est une échelle descendante des calamités provoquées, mais aussi une échelle ascendante des bassesses encourues.

Passer de l’oral à l’écrit, de la convention implicite à la loi explicite – est un progrès. Mais renoncer à mes propres contraintes, à mes nolo (je ne veux pas) particuliers, au nom des noli (il ne faut pas) universels, est une régression.

Le révolutionnaire – la clarté de ce qui doit être détruit et l’obscurité de la tâche constructive ; le conservateur – le doute sur l’opportunité de détruire et la recherche de moyens de construire. Mais il faut choisir entre l’enthousiasme du premier et l’ennui du second.

Dans la monotonie des n+1-èmes pas, on oublie le frisson du premier. Le rêve du dernier est encore plus palpitant, mais le sommeil de l'homme libre est sans rêves. La liberté est la fidélité au commencement, dont on ne garde que le rythme, - un fleuve exauçant les vœux de sa source.

Jadis, on se faisait tuer pour la liberté ; aujourd’hui, on se suicide pour profiter, dans l’au-delà, des quarante vierges, ou pour confirmer, ici-bas, que le piteux état de sa trésorerie rendait la vie sans intérêt(s).

Un enfer ardent mobilise mieux les fous, qu’un paradis tiède – les hommes raisonnables ; c’est ce qu’on découvre après l’éclipse des avenirs radieux. Le présent tempéré motive les propriétaires et les suicidaires.

Aimer la liberté est une attitude civile, la fraternité – facile, l’égalité – difficile. Pourtant, Montesquieu disait : « L’amour de la démocratie est celui de l’égalité ». La démocratie est bien en place, c’est l’amour qui fiche le camp. La méritocratie est pire que l’aristocratie.

Dans les démocraties, gouverne l’idée ; dans les tyrannies se démène le verbe. « Au commencement était le verbe et non le bavardage, et à la fin, ce ne sera pas la propagande, mais de nouveau le verbe » - G.Benn - « Am Anfang war das Wort und nicht das Geschwätz, und am Ende wird nicht die Propaganda sein, sondern wieder das Wort ». La diffusion évinça en effet la propagation, et le verbe énumératif fit taire tout nom, qui chante au lieu de narrer. Souhaitons qu'au prochain commencement, ce soit le déluge.

L'abjecte qualité, qui a le plus bel avenir, est le sens des responsabilités. Elle décharge la société de l'assistance au faible, accorde au calculateur le prestige, dont seul le danseur aurait dû se prévaloir et, surtout, elle pousse tout danseur à devenir calculateur. Le beau principe espérance (E.Bloch) vit ces derniers instants, pour être remplacé par le vilain principe responsabilité (H.Jonas). L'espérance peut se passer du réel, la responsabilité s'y identifie : « L'acte responsable s'oppose au monde de l'imagination » - Bakhtine - « Теоретическому миру противопоставлен ответственный поступок ». Les Anglo-Saxons vont jusqu’à mêler leurs rêves ataviques aux calculs responsables : « Les responsabilités commencent dans un rêve » - W.B.Yeats - « In dreams begin responsibilities ».

Le prestige du politicien français fut dû à la nudité solennelle des mots justice et liberté, non accompagnés de qualificatifs prosaïsants et dont se gargarisaient une gauche pseudo-généreuse et une droite pseudo-émancipatrice. L’Union Européenne, en ne parlant que de la justice sociale et de la liberté économique, dévoila la nudité de la royauté politicienne et provoqua la déchéance du politique au profit de l’économique.

La liberté politique s’exerce à la lumière de la Loi, à laquelle adhère mon soi connu, comme ceux des autres ; la liberté éthique ne se manifeste que dans les ténèbres de mon soi inconnu. Pour celui qui écoute son âme, dans la seconde liberté, la plus belle, perce le Bien ; dans la première liberté, la mécanique, ne s’impose que le Vrai géométrique ; « L’homme, qui est conduit par la raison, est plus libre dans la cité que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-même » - Spinoza - « Homo, qui ratione ducitur, magis in civitate, quam in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est ».

Le nazisme s’adressait à la bête, et le bolchevisme – à l’ange ; mais l’homme passionné est une fusion indissoluble des deux, d’où l’identité des résultats – la terreur, l'extermination d'indécis ou d’indésirables. Heureusement pour l’humanité, les passions disparurent de la scène politique ; et l’homme serein se présente désormais comme une paisible cohabitation du mouton et du robot.

Les tyrans aimeraient qu’on s’adonne, passionnément, à une servitude aveugle et béate ; la démocratie cultive l’adhésion réfléchie et dépassionnée. Dieu même serait un démocrate, puisque, selon Descartes et Spinoza, il pratique une liberté d’indifférence.

On n’a le besoin d’idéal, politique ou esthétique, que lorsque la liberté ou la créativité font défaut. L’homme, libre ou auto-satisfait, se contente de rêver du pouvoir d’achat. « Privé de liberté, l’homme idéalise sa servitude » - Pasternak - « Несвободный человек идеализирует свою неволю ».

Le cosmopolitisme est une belle idée française. Mais quand on s'aperçoit, que dans les actes son seul dénominateur commun s'appelle élargissement des portes des églises, on a envie de se réfugier à l'ombre du clocher le plus proche.

Il n’y a plus de tyrans individuels, avec une tyrannie imposée, mais un nouveau tyran, collectif celui-là, s’y est substitué – le public, son opinion, son jugement – une tyrannie involontaire, acceptée de bon cœur par toutes les élites. Tout y est évalué en chiffres – nombre de juges, de lecteurs, d’auditeurs, tirages d’impression, bilan des ventes. « Se soumettre au pouvoir ? Au peuple ? Ça revient au même » - Pouchkine - « Зависеть от властей, зависеть от народа — Не всё ли нам равно? ».

Ah, que ce serait beau, si les performances et les compétences n’étaient récompensées que par la gloire ! Mais elles amènent surtout des pécunes, pour le plus grand bien-être social et pour l’effondrement du Bien personnel. « La première source du mal est l’inégalité »*** - Rousseau.

Marx justifie les révolutions, avec ce dicton allemand : « Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin » - « Lieber ein Ende mit Schrecken als ein Schrecken ohne Ende » - et que j’enchaînerais avec : Plutôt un commencement enthousiaste qu’un enthousiasme sans commencement.

Si tu veux te battre pour une forme collective, que sont la liberté et l’égalité, trouve-lui un fond personnel ; mais la fraternité, elle, n’est qu’un fond personnel, auquel tu dois trouver une forme collective, si tu veux échapper à la solitude. « On ne se bat bien que pour les causes qu’on modèle soi-même » - R.Char.

Les élites se maintenaient grâce aux poètes et aux philosophes qui en constituaient la quintessence ; leurs valeurs furent inaccessibles aux ploucs, ce qui en empêchait l’invasion de la scène étroite et discrète. Mais depuis que les élites modernes ne comprennent que des journalistes et que la scène élective devint scène collective, l’élite et la masse devinrent indiscernables. « L’élite disparaîtra, quand sa pensée aura pénétré le corps du nombre » - A.Suarès.

Les inquisiteurs, devant un bûcher, ou les SS, devant leur camp de concentration, se croyaient défenseurs de la pureté ; ils souscriraient à cette proclamation pathétique et perfide : « Je veux vivre et mourir au sein d’une armée des humbles, joignant mes prières à la leur, avec la sainte liberté de l'obéissant » - Unamuno - « Quiero vivir y morir en el ejército de los humildes, uniendo mis oraciones a las suyas, con la santa libertad del obediente » - les prières ne devraient jamais sortir de tes quatre murs ; et ce n’est pas la liberté qui est sainte, saint est l’appel d’un Bien tellement humble qu’il renoncerait à toute action et t’interdirait toute obéissance.

Un saltimbanque, imitant le goujat et devenant bourreau, c’est ainsi que B.Croce voit le parcours du fascisme, enjoignant le pas au bolchevisme : « Une imitation entre canaillerie et bouffonnerie » - « Una imitazione tra canagliesca e buffonesca ».

La révolution naît du conflit entre l’ordre théorique de la Loi et le désordre pratique de la réalité, conflit se terminant par l’effritement de la Loi et le réveil des bas instincts. « Toute révolution est une époque transitoire d’ensauvagement » - F.Schlegel - « Jede Revolution ist eine vorübergehende Epoche der Verwilderung ».

La fin de l'Histoire veut dire, que forger ou subir sa destinée sont désormais synonymes. D'inspiratrice de l'être (Hegel), l'Histoire se mua en productrice de l'avoir (Marx). Tout volontariste n'est désormais qu'opportuniste. D'où le culte de Napoléon et l'oubli de Pierre le Grand.

La révolution ne peut avoir qu’une seule dimension noble – la hauteur. Dans l’étendue et dans la profondeur, l’évolution est plus performante, l’évolution marchande ou l’évolution savante. Mais l’illusion révolutionnaire de maîtrise et de savoir conduit vers la platitude de l’arbitraire et du charlatanisme. Confinée à la seule hauteur, l’idée révolutionnaire n’enivrera que quelques cœurs ardents, rares et purs.

Dans une démocratie moderne, l’instinct grégaire transforme l’homme en machine, ce qui ne fait qu'agrandir la salle-machines qu’y devint la vie sociale. Sous une dictature, c’est autrement plus dramatique : « En s’attroupant, les hommes perdent leur visage, pour devenir un troupeau d’abord et ensuite - une meute » - Tsvétaeva - « Когда людей, скучивая, лишают лика, они делаются сначала стадом, потом сворой ».

L'idée communiste m'est d'autant plus sympathique que, depuis l'effondrement de l'URSS, elle fut, sur-le-champ, abandonnée par tous, tandis que l'idée national-socialiste continua à intriguer des rêveurs comme Heidegger, qui apercevait une folle parenté entre américanisme et bolchevisme. Le communisme, contrairement aux autres, n'est pas une voie, mais un regard. Toutefois, la voie est aussi facilement robotisée par les pieds que le regard - moutonnisé par la cervelle. « L'Amérique, l'étable de la liberté, habitée par des goujats de l'égalité » - Heine - « Amerika, der Freiheitsstall, bewohnt von Gleichheitsflegeln ».

La beauté n’a plus de patrie ; dans ce monde de vérités mercantiles, elle est en exil, un agent de l’étranger, toute connivence avec elle te fait traiter d’hurluberlu, en marge de la société civile. Tandis que H.Hesse voit de la trahison jusque dans un sain patriotisme : « Sacrifier à la patrie l’essence de la vérité est une trahison » - « Den Sinn für die Wahrheit dem Interesse des Vaterlands opfern ist Verrat  ».

La société moderne refuse que les hommes soient égaux en matière, mais cultive les hommes pareils en esprit – manque du cœur ou manque de l’âme.

La loi d’offre et demande ne s’applique pas aux révolutions : moins répandue est la demande de la liberté, plus cruel est le prix pour se l’offrir. L’inverse est aussi vrai : « Le prix qu'il faut payer pour la liberté diminue à mesure qu'augmente la demande » - S.Lec.

Le mouton se calme par l'égalité, le robot s'excite de la fractalité avec les autres. Sur les chemins périmés - l'exclusion de circuits solitaires ; sur les chemins programmés - l'inclusion de circuits solidaires.

Le (bon) sens me rapproche de la démocratie ; les sens (la vue cédant au regard, le goût de la hauteur, le flair électif, l’ouïe musicale, le toucher caressant) m’attirent vers l’aristocratie.

La liberté, que je respecte le plus, n’est pas celle de l’émancipation, mais celle de la soumission – la soumission, qui rend possibles le sacrifice du fort et la fidélité au faible.

En littérature, l’indignation sérieuse abaisse le style, le mépris ironique l’élève, d’où la prépondérance d’hommes de droite chez les bons stylistes. Toutefois, la noblesse de plume et la noblesse d’homme sont indépendantes, l’une de l’autre, et la seconde a plus de place chez les hommes de gauche.

De la séduction démoniaque ou angélique : dans une tyrannie, les démons veulent passer pour des anges ; dans une démocratie, les anges, outragés par leur inutilité, se peignent en démons.

Les projets des tyrans se projettent sur le futur éternel et s’inspirent des utopies rêveuses folles. Vauvenargues a tort de s’acharner contre la démocratie : « La politique bornée, de se déterminer toujours par le présent et de préférer le certain à l’incertain », mais le philosophe devrait suivre, dans sa création, hors de la Cité, la recette aristocratique des tyrans et fuir la mesquinerie démocratique.

Dans une société inégalitaire, la fraternité ne peut s'établir qu'à travers la honte ou la révolte avalées ; et puisque la honte du fort et la révolte du faible disparaissent, l'avenir appartient à la solidarité des robots.

À part quelques fanatiques, invitant les hommes à s’entasser dans des étables, phalanges ou casernes, l’idée – morale et non politique ! - de l’égalité matérielle n’est défendue que par les Évangiles et Tolstoï.

Jadis, face à une tyrannie, le Oui fut servile et le Non – héroïque ; aujourd’hui, face à la liberté, le Non est grégaire et le Oui - noble.

Tyran, seigneur, propriétaire, gestionnaire – telle est la vraie évolution du prince de ce monde. Et qu’il soit républicain ou monarchiste, démocrate ou aristocrate, hautain ou mesquin, ce sont des détails sans importance.

Que les hommes préfèrent gueuler sur les forums, plutôt que se taire dans des cloîtres est la meilleure garantie des libertés civiles. « Partout s’amasser, partout se rameuter, partout se décharger du destin pour se précipiter dans la tiédeur du troupeau ! » - H.Hesse - « Überall Gemeinsamkeit, überall Zusammenhocken, überall Abladen des Schicksals und Flucht in warme Herdennähe ! » - mais imagine la multiplication de stylites, la recherche passionnée de sa propre voix, la manipulation abusive du feu, et tu comprendras la chance bénéfique de vivre dans ta société !

Dans l’immense majorité des cas, les actes de bravoure ou de grandeur politique sont fruits de l’imagination gratuite des tragédiens ou des commentateurs (la naissance de poèmes suit la même trajectoire). Corneille appelait ses tragédies - comédies héroïques, Tchékhov aurait dû appeler les siennes – comédies fatidiques.

L’enracinement national est la somme des passions collectives partagées, et le déracinement – aucune ou peu de ces passions. « Le fondement de ma perception du monde consiste en mon déracinement dans celui-ci » - Berdiaev - « Неукоренённость в мире есть основа моего мироощущения ». Les solitaires furent toujours des hommes de trop, inutiles pour la conquête ou la préservation de la liberté commune. Même leur fraternité ne va pas au-delà des déserts, cavernes ou ruines.

Tant que le progrès socialo-économique se déroulait dans des pays de culture, il ne gênait en rien l’épanouissement de cette culture. Passé aux barbares américains ou chinois, il finira par tuer toute culture.

La démocratie n’a rien à voir avec la profondeur du savoir ou avec la hauteur du valoir ; sa meilleure assise, c’est la platitude – se fier aux yeux calculateurs, se méfier des regards adorateurs. L’exemple de l'horreur communiste l’illustre bien : « Le communisme est descendant du christianisme, de la hauteur du regard sur l’homme »** - Dostoïevsky - « Коммунизм произошёл из христианства, из высокого воззрения на человека ».

Il est naïf et bête d’opposer la liberté à la dépendance. L’indépendance n’apporte de la liberté que dans les domaines mercantile, international, étatique. Dans la liberté individuelle, la dépendance est omniprésente : dans le domaine éthique je dépends de la voix du Bien, dans le domaine esthétique j’obéis à la finalité qui ne peut être que la Beauté, dans le domaine spirituel je ne peut ignorer ni les systèmes des ancêtres ni la loi logique.

Sous un régime tyrannique, un homme libre, même s’il est un solitaire résolu, entre, inévitablement, en conflit avec la société ; ce qui apportera à cet homme de la souffrance, de la noblesse ou de la grandeur. Sous un régime démocratique, ce genre de conflit engendre, chez le rebelle, du conformisme, de la mesquinerie ou de l’abrutissement. L’homme n’est vraiment libre que lorsqu’il n’accepte que des défis nobles. La liberté politique acquise, toute révolte y est un signe de petitesse.

Le volume de ton intelligence sera le même, que tu vives sous une tyrannie ou dans une démocratie. Mais la tyrannie restreint tes horizons, ce qui propulsera ton intelligence vers la hauteur. La démocratie ouvre tellement d’horizons, que tu finiras par oublier la dimension verticale. Sénèque ne voit que la dimension horizontale : « L’intelligence grandit dans la liberté ; elle s’affaisse dans la servitude » - « Crescit licentia spiritus, servitute comminuitur ».

La loi démocratique fut préconisée par de petits-bourgeois, égoïstes et pragmatiques, mais dont profitent les hommes libres ; l’arbitraire autoritaire fut proclamé par de nobles têtes révolutionnaires, mais dont héritent et usent des voyous, sanguinaires et cyniques.

Ils pensent, que le chemin le plus sûr vers la liberté, c'est l'ordre, et que la servitude est au bout du désordre. En cela, les caporaux et les poètes sont du même côté : l'Église sans Dieu vaut mieux que Dieu sans l'Église. Toutefois, l'ordre n'en est que le père adoptif, la justice, la mère, ayant péché avec l'humanisme, récemment décédé et marquant ainsi l'exorde d'un nouveau Moyen Âge.

À voir les effets des régimes totalitaires, je comprends l'indignation du spectateur horrifié ; à avoir connu les belles causes bafouées et oubliées, je ne comprends pas l'absence de tristesse chez l'acteur indifférent.

Le démocratisme concerne l’esprit, et l’aristocratisme – l’âme ; il n’y a pas de conflits entre la raison (ou le Bien) et la noblesse. Le rêve n’est possible que parce qu’il y a la réalité.

Une chose commune n’est souhaitable que si elle est animée d’une passion. Au passé, on trouve une liste interminable de passions, qui réunissaient autour d’elles des hommes enflammés, serrant des rangs fraternels. Et je ne reprocherais pas à ce siècle, dépourvu de passions, un manque de sensibilité ; les choses sont plus prosaïques : toutes les passions furent testées, et il s’avère que la plupart d’entre elles se résument dans une gestion plus rationnelle des affaires publiques, et quelques passions exotiques, restant vivantes, ne sont cultivées que par des anachorètes sans aucun pignon sur rue.

On n’écrit plus de tragédies, au sens classique du terme, puisque celles-ci se fondaient sur une injustice. Or, nos sociétés atteignirent un degré de justice si remarquable, que tout tragédien serait vu comme un journaliste en quête de sensations. Mais les vraies tragédies – des lamentations autour des passions éteintes - disparurent tout autant, puisqu’il n’y a plus de passions – que des grognements ou des hystéries.

Je ne porte en moi ni l’indignation ni la haine ; je ne pourrais donc me réclamer ni de la gauche ni de la droite. Les sentiments, qui me fréquentent le plus, ce sont l’ironie et la honte, ce qui me rapproche des aristocrates, des moines, des poètes – bref, des hommes fuyant tout clan, des anachorètes.

Tout débat ou combat politique, autour des sujets mesquins, profane ton esprit et abaisse ton âme. La bassesse est contagieuse : tout contact avec elle, même pour l’abattre, introduira des germes de platitude dans ton soi, qu’il soit humble ou hautain. On ne garde sa pureté qu’en ne combattant que des anges.

Être nationaliste, c’est te sentir solidaire avec des voyous, imbéciles, crapules de ton pays. Être patriote, c’est vouloir les éduquer vers plus d’intelligence, d’honnêteté, de tolérance.

Dans le monde actuel, la liberté et la servitude sont bien réelles, sans être rationnelles ; l’égalité matérielle est bien rationnelle, sans être réelle. Hegel a encore quelques cours de science Po à prendre.

Demandez à un peuple libre, où se trouve la source de toute sagesse civile ; parmi des centaines de réponses, vous ne trouverez certainement pas cette perle germanique : « L’obéissance est le commencement de toute sagesse » - Hegel - « Der Gehorsam ist der Anfang aller Weisheit ».

Le cœur doit être à gauche, et l’esprit finit par pencher vers la droite ; mais le créateur en toi, c’est-à-dire ton âme, ne doit pas se mêler de cette géométrie variable et rester fidèle à la constante hauteur. « Être de gauche, comme être de droite, est une manière, parmi l’infinité des autres, que l’homme choisit, pour être imbécile ; en effet, les deux sont des formes d’hémiplégie morale »** - Ortega y Gasset - « Ser de la izquierda es, como ser de la derecha, una de las infinitas maneras que el hombre puede elegir para ser imbécil ; ambas, en efecto, son formas de la hemiplejía moral ».

Les tyrans – politiques, religieux, pécuniaires – furent tellement agacés par la résistance contre leur arbitraire, qu’ils la marquèrent de titre infamant d’orgueil et firent de cette attitude anodine l’un des crimes, péchés ou misères les plus condamnables.

Les genres de l’adversaire respectif du bolchevisme ou du nazisme - l’ennemi du peuple et le sous-homme – ont la même espèce commune, verbalisée ainsi par les tortionnaires – la vermine. Cette ligne de parenté explique la paix d’âme, avec laquelle les bourreaux accomplissaient leur sale besogne. On ne torture pas la vermine, on l’écrase, on l’empoisonne, on la déchiquette.

Une civilisation se compose de trois mondes – les actes, les idées, les rêves. Le dernier est hétérogène, il n’est accessible qu’aux solitaires ; les deux premiers réunissent des solidaires – des compagnons ou complices – ces deux mondes furent, le plus souvent, en lutte entre eux. L’Antiquité ignorait le dernier des mondes et réussissait à faire cohabiter les deux premiers. Le Christianisme introduisit un monde des rêves, qui vivotait jusqu’à la Renaissance. Mais le monde des actes dominait jusqu’au siècle des Lumières, où les idées commencèrent à rivaliser avec les actes et tinrent une place d’honneur jusqu’à l’écroulement du communisme. Aujourd’hui, le monde des rêves est mort ; les deux autres fusionnèrent, faute d’idées non testées par les actes.

Les révoltes des défavorisés devinrent aussi mécaniques que l’arrogance des favorisés – la conscience tranquille des forts et l’émeute sans conscience des faibles.

La responsabilité ou l’irresponsabilité n’ont pas grand-chose à voir avec la liberté ; mais la responsabilité passive purifie le cœur, la responsabilité active solidifie l’esprit, l’irresponsabilité créative rehausse les rêves de l’âme.

L’homme rationnel doit vivre et agir selon les règles de la société, devenues modes d’emploi ; l’homme imaginatif peut rêver selon ses idées ; l’homme irrationnel veut se débarrasser et des règles et des idées, pour s’identifier avec ses rêves.

La seule utilité de la connaissance de l’Histoire est la tolérance, voire la résignation, face aux misères de notre temps, puisqu’elles furent beaucoup plus flagrantes aux époques sans bombes thermonucléaires, sans la Sécurité Sociale, sans une Justice égale pour tous. « L’Histoire réconcilie le citoyen avec l’imperfection de l’état des choses actuelles » - Karamzine - « История мирит гражданина с несовершенством видимого порядка вещей ».

Le progressiste s’indigne, le conservateur méprise. Le premier s’indigne contre une imperfection, dont l’élimination apporterait de l’harmonie ; le second méprise l’indéracinable et se résigne au silence éternel de l’indigne. L’indignation améliore l’humanité et dégrade l’homme ; le mépris laisse les hommes dans leur platitude et donne une chance à l’homme de garder sa hauteur.

Les drames dans le domaine public devinrent banals ou ridicules ; les drames privés, depuis deux siècles, furent beaucoup plus particuliers ou nobles. Mais depuis que le privé machinisé s’identifia avec le public normalisé, partout règne la foule sans grâce, sans classes, sans races. Forts ou faibles, riches ou pauvres, intelligents ou bêtes – tous professent les mêmes goûts collectifs. Ni élites ni bas-fonds – moutons inconscients ou robots programmés.

Sur l'égalité : dans les débats horizontaux - gauche contre droite, conservateurs contre progressistes - il faut être pour l'égalité matérielle intégrale ; dans la prospection des profondeurs - savoir et intelligence - l'inégalité naturelle règne et régnera ; enfin, en ce qui vient de l'appel de la hauteur - poésie et noblesse - l'inégalité artificielle doit être créée et maintenue.

Dans les sociétés démocratiques, la plupart de conflits se déroulent dans une horizontalité, régie par la loi. Ce sont nos conflits internes les plus aigus qui se placent dans une verticalité du rapport maître-esclave : le soi inconnu et le soi connu, l’âme capricieuse et l’esprit droit, l’élan du sentiment et l’immobilité des actes, le regard créateur et les yeux curieux, l’admiration et la grogne, l’espérance rêveuse et le désespoir net.

J’eus des rapports assez étroits et confiants avec deux hommes, ayant exercé la même fonction de conseiller politique auprès de Mitterrand et de Gorbatchev, le plus ferme et le plus débonnaire des chefs d’état dans l’histoire de leurs pays, deux fossoyeurs de l’idée socialiste, l’un par la tentative de traduire une belle théorie en pratique prosaïque, l’autre – de traduire en théorie lyrique une pratique abjecte.

En Amérique, une compétition, assez sportive bien que féroce, sert d’ascenseur social ; en Europe, c’est le hasard tribal, clanique, monétaire ou diplomique, qui place aux postes bien rémunérés des ploucs, prenant de haut les ratés sociaux, se moquant de leur inaction, de leur absence du terrain, de leur manque d’initiatives. Les échelles différentes, mais les discours – identiques.

Étranger au pays de la servilité et du mensonge, étranger au pays de la liberté et de la vérité ; rêver d’une fraternité d’émotion, réfléchir sur une fraternité d’esprit, et ne pas trouver de frères. Personne n’a un regard semblable au mien – sur l’intelligence, sur le langage, sur la consolation, sur le goût, sur le Bien, sur la tragédie, sur l’extase. Vivre parmi seuls dissemblables – quelle mélancolie, quelle solitude planétaire. Ne pas glisser vers le dégoût et le mépris, telle est ma tâche quotidienne. Pour le moment – réussie, car je porte tellement d’admiration pour l’invisible, mon seul aliment spirituel.

Je m’aperçus trop tard, que l’emploi péjoratif de mots tels que troupeau, grégaire, commun, m’exclut, sur le champ, du clan des hommes de gauche, dont je me revendiquais, naïvement. Mais la droite me rejeterait encore plus résolument à cause de mon mépris de la force. Aucun pugilat d’idées, vraies pour l’esprit et pourries pour les âmes, ne me profana.

S’étant compromis, dans sa jeunesse, par tant de bassesses idéologiques, Cioran, une fois adulte, a dû éprouver une honte si cuisante, qu’il lui consacra le reste de sa vie, en lui donnant un nom, euphémique et stupide, de déception.

Tes pieds, ton cœur et la partie rationnelle de ton esprit sont sur terre, et il est inévitable, qu’ils prennent part aux zizanies entre réformismes et conservatismes, dans la vallée des larmes, dans la platitude bruyante. Mais tes ailes, ton âme et la partie irrationnelle de ton esprit te placent en hauteur, laquelle te détache des soucis du jour et te fait entendre la musique atemporelle, où le chant, le soupir, le sanglot se passent d’actes.

Les déracinés de la terre trouvent plus facilement un refuge au ciel. Les terrestres, avec leur cosmopolitisme, renommé correction politique, et les célestes contemplant l’universalité.

La maladie de l’homme, c’est l’ignorance ; la maladie de la société, c’est l’autoritarisme. Jamais, l’homme et la société ne se portaient aussi bien qu’aujourd’hui : l’homme a l’infaillibilité de la machine, et la société canonisa les normes consensuelles. C’est bien d’une santé, et non pas d’une maladie, que parle Adorno : « La robotisation de l’homme n’est pas une maladie humaine, mais sociétale » - « Die Mechanisierung des Menschen ist keine Krankheit an den Menschen, sondern die der Geselleschaft ».

Dans la sphère publique, l’enthousiasme conduit au désespoir ; dans la sphère intime – à l’espérance lumineuse.

La tyrannie veut donner à la bassesse une majesté d’esclave ; la démocratie cherche à auréoler la noblesse d’une humilité d’homme libre. « Le but de la démocratie est de faire accéder chaque homme à la noblesse » - R.Gary. Toute humilité vient de la noblesse ; le contraire : « Toute noblesse vient de l'humilité » - Lao Tseu – est peu probable.

La lutte sociale, mesquine et basse en pratique, amène plus de liberté et de démocratie ; la lutte idéologique, grandiose et noble en théorie, aboutit à la tyrannie et à la misère.

La généalogie d’Hitler et de Staline – Néron avec un téléphone ou Gengis-Khan avec une idéologie - visions a posteriori ou a priori de Cioran et de Tolstoï. Le futur monstre sera guidé par une voie robotique ou une voix moutonnière. La formule chérie de Staline, ennemi du peuple, fut appliquée, pour la première fois, à Néron (hostis publicus) !

L’arbre communiste, avant d’être planté, mise, enthousiaste, sur sa future cime lumineuse ; mais ses racines se plongent déjà dans la boue du dogmatisme, ses ramages témoignent de l’absence de sève, ses ombres deviennent vite des ténèbres. R.Char y mêle la justice et la vérité : « L’arbre communiste, s’il est juste à sa racine, est faux à son sommet », qui n’ont pas cours dans la forêt communiste.

Être, politiquement, libre d’une société despotique est une noblesse et une prometteuse fierté ; être, idéologiquement, libre d’une société démocratique est une bassesse et un funeste orgueil.

La honte disparut aussi bien dans les autocraties que dans les démocraties ; quand règne l’arbitraire, tu acceptes tout ; quand seule compte la loi écrite, la respecter libère ta morale de toute remise en question. La noblesse de Confucius : « Sous un bon gouvernement, la pauvreté est une honte ; sous un mauvais gouvernement, la richesse est aussi une honte » - reste purement théorique.

La justice, la loi, le bien-être matériel, ce sont des lumières, rendant inutiles, superflues les ombres qui furent la demeure préférée de la poésie, voire de l’art tout entier. La limpide raison économique dicte, désormais, l’évolution des prix des ouvrages d’un art agonisant, et l’on ricane des valeurs romantiques d’antan.

Sans tout-à-l’égout, la vie domestique deviendrait vite sauvage ; ce qui arriverait aussi à la vie publique si l’on ne se souciait pas assez de la politique, quelle que soit la saleté de la mécanique associée.

Deux métiers peuvent être visés par un pouvoir politique : réparateurs d’injustices ou bergers de justice. Plus le premier domine, meilleure est la démocratie ; le goût pour le second mène souvent à la tyrannie. « Je n'aime pas l'idée d'être protégé par ces bergers qui ne sont pas de meilleurs animaux que nous, et qui bien souvent en sont de pires »* - Tocqueville.

La politique ne peut servir de support des passions que sous les régimes qui étouffent la liberté ; là où les libertés fondamentales sont suffisamment ancrées dans la conscience collective, l'intérêt pour la politique ne conduit qu’à la mesquinerie et à l’ennui.

Dans une tyrannie, plus on monte sur l’échelle du pouvoir, plus vilains sont ses détenteurs ; dans une démocratie, c’est l’inverse. Jadis, c’est la tyrannie qui fut la norme : « L'homme privilégié, soit politiquement soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé » - Bakounine - « Человек, политически или экономически привилегированный, есть человек развращённый интеллектуально и морально ».

La seule interprétation intéressante de la Fin de l’Histoire est géographique : la civilisation naît en Orient et se propage vers l’Occident, pour se terminer dans la barbarie de la culture américaine.

Dans une tyrannie, on commence par proclamer une grandiloquente et fausse unité, pour aboutir à une explosion des conflits diviseurs, - une union a priori et une division a posteriori. Dans une démocratie, on s’excite par des divergences mesquines sur un sujet mineur, ce qui fonde, provisoirement, deux camps opposés mais soudés à l’intérieur, pour cohabiter pacifiquement, - une division a priori et une union a posteriori.

Dans une démocratie, on est libéré du pouvoir tyrannique, pour devenir esclave d’une société libre ; il faut beaucoup de noblesse, pour garder sa propre liberté.

Un faux calque étymologique définit la démocratie comme souveraineté populaire (celle-ci n’existe qu’en Suisse). La démo-cratie courante est une aristo-cratie, le pouvoir des élus (les meilleurs, aux yeux des électeurs) : les élections sont libres ; les pouvoirs législatifs et exécutifs respectent la Constitution, sous le contrôle d’un organe indépendant (Conseil Constitutionnel).

De bonnes leçons politiques : ne pas promettre un ciel à la terre, ne pas compter sur les étoiles pour éclairer nos ateliers, ne pas rêver sur les engins de calcul. Et l’on finit par comprendre que le métier d’un politicien, juste et efficace, est, sur tous les points, semblable à celui d'un comptable.

Ce qui distingue la loi non-écrite de la loi écrite, c’est l’impossibilité d’incorporer dans celle-ci la notion de la honte, ou, plus généralement, de la noblesse.

L’ange, en toi, doit avoir ses propres messages, et la bête ne doit pas être domestiquée. « Tous les hommes sont des bêtes ; les princes sont des bêtes qui ne sont pas attachées » - Montesquieu.

Potentiellement, l’homme peut avoir deux visages – celui d’une bête sociale et celui d’un ange solitaire. Dans les démocraties, on jugula les mauvais instincts de la première et inventa de mauvais rêves pour le second, ce qui eut pour effet que la bête se civilisa, tandis que l’ange se déculturisa. L’absence de l’ange rapprocha l’homme du robot. Dans les tyrannies, la solitude est impossible ; l’homme y est condamné à être une bête tribale, un mouton.

L’économie ne se substitua pas à la culture, à l’intelligence, à l’enthousiasme ; ceux-ci, au contraire, gagnèrent beaucoup en largeur et même en profondeur, c’est l’organe qui les animait qui n’est plus le même. Jadis, c’était l’âme extatique, amie des hauteurs ; aujourd’hui, c’est l’esprit calculateur, plongé dans la platitude du présent, sans la curiosité pour l’aboutissement à venir, sans la recherche de sources au passé.

La liberté politique est une valeur prosaïque et l’on la conquiert en partant de la liberté d’expression et de la liberté du commerce. Érigée en valeur poétique (Étoile d’un bonheur enchanteur - Pouchkine - Звезда пленительного счастья), elle restera inaccessible à vos ailes, rognées par des tyrans.

Dans une société sans monstres, la noblesse rejoint la raison ; les particules d’exception n’y sont que de ridicules règles.

Le vrai patriotisme commence par l’éviction de l’État du cercle de nos engouements aveugles ; il s’adressera à la langue, aux paysages, aux sourires, aux châteaux, aux poètes, aux savants, à la fraternité. Seuls les lourdauds administratifs commencent leurs émois par l’État : « Le patriotisme se fonde sur la conscience de l’absolu de l’État » - Hegel - « Der Patriotismus gründet sich auf das Bewußtsein der Absolutheit des Staats ».

Un aristocrate respecte les virtuoses de tous les domaines, de l’art à l’économie ; mais il déteste les riches. Celui qui les respecte est un plébéien ; et cette race, aujourd’hui, est dominante.

Une société a d’autant plus de facilité de tourner en une tyrannie, que ses membres se satisfont davantage de leur statut d’esclaves. L’homme révolté favorise la liberté des hommes. Même si la révolte, dans la plupart des cas, est mesquine, injuste ou artificielle. Si chacun va mal, tous ont plus de chances de bien aller.

La logosphère millénaire cède sa place à l’iconosphère des versions jetables. Vernadsky et Teilhard de Chardin prédirent l’avènement de la noosphère (héritière de géosphère et biosphère), cette métropole de la raison, au royaume de l’âme. C’est fait sans violence, par la simple extinction des âmes.

Toucher, dans tes écrits, aux sujets politiques, sociaux, économiques est un signe certain que tu continues, même inconsciemment, de tenir à la reconnaissance publique ; tes contraintes seraient trop lâches.

La vie étant un miracle et l’esprit humain individuel étant capable de saisir ce qu’il y a d’universel dans son espèce, il est naturel que l’homme éprouve une vénération, mêlée à la fierté, en n’observant que soi-même. Le narcissisme fait admirer l’homme in genere. La faiblesse de l’introspection favorise la servilité et une fausse modestie. « Le régime démocratique encourage l’orgueil humain » - I.Iline - « Демократический строй поощряет людское самомнение » - la démocratie nous apprend à nous servir de nos propres lumières, au lieu de nous réfugier à l’ombre d’un tyran bassement illuminé.

L’économie ne dominait pas la culture tant que restaient quelques idées, provenant de l’idéologie (se substituant à la culture) et non testées par l’économie. Une fois que le désastre couronna ces expériences, l’économie triompha de la culture. Les âmes désenchantées se convertirent en esprits désabusés.

Le diable est un épouvantail, dont se servent ceux qui connaissent un Dieu bon, pour se déchaîner contre ceux qui se placent du côté d’un Dieu mauvais. Le Malin se réfugie dans tes actions, Dieu s’absente de Sa Création.

Jules César se voulait historien, Néron – acteur, Marc-Aurèle – moraliste. Leurs homologues modernes se voient et se comportent en gérants d’entreprises lucratives. Aristote, Platon, Sénèque, Boèce, leonard et même Malraux ou R.Debray furent amis du Prince. Aujourd’hui, c’est le journaliste qui a la faveur des Chefs gestionnaires. Et si ceux-ci avaient raison, l’art étant mort ?…

La santé démocratique d’une nation, dans ses conflits avec les autres, se prouve par l’honnêteté et le courage de reconnaître ses propres fautes, au lieu de ne les chercher que chez les autres. La honte est peut-être le sentiment le plus utile, aussi bien pour les nations que pour les individus, pour cultiver une noblesse d’esprit.

Pour des raisons diamétralement opposées, dans les démocraties et sous les dictatures, le métier le plus respecté est, aujourd’hui, celui de policier. Et dire que jadis cette place d’honneur revenait aux poètes, philosophes, scientifiques, musiciens, peintres…

Auréoler les grandeurs du passé, se débarrasser des promesses de l’avenir, se hisser au-dessus du présent – c’est ainsi que tu devrais affronter l’épreuve par le temps. Dans la cité, la grandeur n’a plus la cote ; les promesses (d’une éternité chrétienne ou d’un horizon radieux communiste) se sont évaporées ; tous se vautrent dans un présent sans rêve ni noblesse.

Pour savoir ce qui te dépasse, il faut que tu indiques tes limites. Étant, en même temps, une bête sociale et un ange solitaire, tu as deux groupes de critères selon lesquels tu te places en haut ou en bas d’une échelle de valeurs. Le premier groupe comprend : action, reconnaissance, savoir, héritage tribal – la profondeur en dessinera tes limites et établira une hiérarchie pseudo-fraternelle. Le second : intelligence, noblesse, beauté, goût – la hauteur y accueillera les égaux, les vrais fraternels. Reste ange, ne cherche pas ce qui te dépasse, sois dans l’élan vers tes limites angéliques.

Après une tentative sanguinaire d’introduire une tyrannie moutonnière, on se dirige vers une démocratie robotique, pacifique. Et les robots et les moutons, en revanche, pourraient partager leur indignation avec cette vue anachronique : « Le monde tend vers l'angélisme, et il n'a jamais été plus satanique » - M.Serres.

Dans une démocratie, ceux qui visent une indépendance, éphémère et individuelle, aboutissent, en réalité, au plat conformisme. Celui qui est conscient de sa dépendance des autres est mieux à même de construire sa haute liberté.

Une démocratie est la séparation de l’espace vital des hommes en deux zones, également respectées, - la loi de cohésion, régissant les rapports entre les hommes, et l’arbitraire d’expression, où le talent individuel s’éploie, sans enfreindre la liberté des autres. Il est absurde de dénoncer, au nom de l’arbitraire de la partie, la loi du tout.

Une révolution – les jeunes, rêvant d’avenirs radieux, se débarrassent des vieux ; une guerre – les vieux, recalculant l’obscur passé, se débarrassent des jeunes.

Le rêveur ne peut embarrasser qu’un régime tyrannique ; le journaliste, avec sa propagande servile, y remplit le rôle de mobilisateur d’adhésions et de chantre de la perfection du Chef. Dans une démocratie, le journaliste peut embarrasser, en exhibant des imperfections du système ; le rêveur potentiel y serait aussi inoffensif qu’un épicier ou un garagiste. Toutefois, les rêveurs n’existent plus que dans la clandestinité ou dans les prisons des dictateurs.

Pour l’homme de gauche, les termes de nation, peuple, foule sont synonymiques, auxquels il prête le même respect de correction sociale – une hypocrisie irrationnelle. Pour l’homme de droite, la suite, dans cet ordre, représente une dégringolade – un cynisme rationnel. Je ne vois pas d’autres différences. Ce, en quoi ces deux hommes sont d’avis identique, est que l’élite doit mieux manger, être mieux logée, mieux employer ses vacances – bref, être plus riche que les ploucs du bas de l’échelle sociale.

L’Histoire est une suite chaotique d’événements imprévisibles ; aucun oraculat rationnel ne se réalisa. De pitoyables tentatives d’y déceler quelques lois - les galimatias, hégélien (sur la prédétermination historique d’avant et d’après l’avènement du Christ) ou marxiste (sur le caractère absolu de la lutte de classes), - s’évaporèrent. Néanmoins, la robotisation des hommes, suivie de celle des civilisations, aboutira, un jour, à l’élaboration d’algorithmes infaillibles, déterminant les parcours des machines désanimées que deviendront les acteurs de l’Histoire. Pourvu qu’un feu nucléaire n’éteigne pas tout signe de vie sur notre planète infortunée.

L’intellectuel doit trouver un compromis entre la conscience morale, amie de la faiblesse, et la liberté d’action lucrative, favorisant la force. L’attitude égalitaire semble la plus propice pour y servir de fond ; les cyniques musclés, côté bras ou côté cervelle, ont besoin de supériorité matérielle : « L’aspiration à l’égalité restera le plus périlleux danger pour la liberté des hommes » - Berdiaev - « Жажда равенства всегда будет самой страшной опасностью для человеческой свободы ».

O.Spengler et Cioran, bercés et aveuglés par d’obscures lueurs orientales, voient et proclament les crépuscules européennes. Ils n’y voient que la décadence et l’affaissement. Ils ne veulent pas reconnaître que l’essor, chez les autres, est celui de la moutonnaille ou de la robotesque, tandis que l’individualisme européen préserve une saine dose d’humanisme, dans sa civilisation, et un bon goût pour la beauté, dans sa culture. Quant à la disparition des âmes et à la promotion de la masse au grade de juge suprême, c’est un phénomène mondial, qui, à l’échelle relative, ne dégrade pas l’Europe.

Le mépris des riches ne se justifie que parce que les riches se considèrent dignes de leur richesse. L’inégalité matérielle est moralement répugnante.

L’oppression, le fanatisme, les pestes menaçaient surtout nos corps ; la mécanisation des esprits, aujourd’hui, étouffe nos âmes, et cette épidémie paraît être irréversible et incurable.

Il faut beaucoup de siècles, pour qu’une grande nation élabore des valeurs culturelles qui lui sont propres - du lyrisme des chansons à la solennité du sacré. Le multiculturalisme, qui défigura l’Amérique et ravage l’Europe, finit, inévitablement, par l’affaissement de ces valeurs et par le règne exclusif de l’argent, cette seule valeur commune.

Le moi, en tant qu’acteur principal dans l’écriture, n’apparaît qu’au siècle des Lumières ; pourtant il renonce à propager des lumières communes et se consacre à la peinture de ses propres ombres. C’est la liberté qui personnalise le moi ; la liberté abstraite engendre la noblesse concrète, non-héritable.

On n’a jamais vu un homme qui éviterait de monter sur les tréteaux pour éviter de devenir charlatan ; mais quelles hordes de charlatans avérés y montent !

Sous une tyrannie, ta pensée, naturellement, est démocratique et ton sentiment – aristocratique, ce qui te rapproche des opprimés. La même pensée, dans une démocratie, te rend banal, et le même sentiment t’exclut de la multitude – tu restes avec les oppresseurs.

Le parcours amphigourique, absolutiste et sanguinaire – hégélianisme, communisme, fascisme – une fois démasqué, aboutit à l’émergence de l’homme libre, noble et seul. Le parcours ironique, personnel et débonnaire – voltérianisme, grégarisme, présentisme – une fois triomphant, installe la foule dans les têtes des hommes interchangeables, mesquins et … rebelles.

Dans les négations et rébellions, sous le libéralisme moderne, il y a plus de servilité et de conformisme que, sous la servitude d’antan, - dans les professions de foi ou de soumission. Jadis, la liberté sociale consistait à faire un choix rebelle ; aujourd’hui – à s’abstenir.

Finis les hommes du devoir existentiel, du vouloir essentiel, du pouvoir substantiel, c'est le valoir industriel qui les réduisit tous en robots.