NOBLESSE

Toute prétention à l'exception, aujourd'hui, est de plus en plus numérique. Parvenir à un niveau d'aises matérielles suffit désormais pour faire partie des élites. La crème se compose de parvenus. L'aristocratie devrait se vouer à régner, être despotique dans le gratuit, non pas à gouverner, avoir le sens démocratique de l'équilibre d'échanges. Face à la vie, préserver le privilège de l'acceptation, - signe d'un authentique aristocratisme. La place du refus, en revanche, est dans toi-même.

P.H.I.



 


Intelligence

Comprendre que l'apport de l'intelligence peut ne faire que souiller une âme dépourvue de filtres aristocratiques. L'aristocrate ne dédaigne pas le nombre ; il sait élever les meilleures des quantités à la dignité des belles qualités : degré 0 de l'intelligence, 1 - l'auréole de la solitude, 2 - la clé d'accès à l'amour, 3 - celle du beau et du divin.
VALOIR

Art

Si un art n'est pas aristocratique, il n'est qu'utilitaire. On en décorera des palais, mais on n'en embellira pas des chaumières. La Caverne est une galerie d'art aristocratique : c'est par l'ombre qu'un objet jette sur l'âme ouverte sur la vie qu'on en reconnaît l'étendue et l'éclat - de l'art vital. Le plein air et le néon ne valorisent que le minéral.
VALOIR

Solitude

N'importe qui peut faire couler du fiel, en se laissant emporter par la solitude. Y découvrir des sources du miel est le privilège d'aristocrate. L'aristocrate ne comprend autrui qu'en s'en isolant. Mais la solitude est une lâcheté : j'ai moins de honte à regarder mes doigts qui m'accusent, moi, sans stigmates ni croix, qu'à voir mes griffes qui stigmatisent autrui.
VALOIR

Souffrance

Jamais noblesse ne fut plus percluse d'impuissance, ni bassesse - plus vigoureuse. Nous finissons par avoir honte de ce qui se porte bien, en nous-mêmes, et par être fiers de ce qui nous lancine. Souffrir, c'est savoir le meilleur et le plus pur de nous-mêmes - inutile. Les ennuis surclassèrent la souffrance en capacité mobilisatrice.
DEVOIR

Russie

Quoi qu'en dise l'Histoire, la pensée en Russie fut exceptionnellement aristocratique. Dans aucun autre pays, les itinéraires des actes et des visions ne s'éloignèrent à ce point. Partout ailleurs, les visions s'embourbèrent en sinuosités stériles et les actes empruntèrent un chemin droit, fangeux et fécond vers l'utilitaire.
DEVOIR

Action

Dans l'action, on reconnaît un aristocrate par l'absence du juge et par la présence du condamné. Toute traduction ratée m'accuse, et le langage des gestes, prompt à devenir épique, a de grandes déficiences dans le vocabulaire lyrique et devient franchement traître sur le registre ironique. C'est pourquoi l'aristocrate, dans l'action, est ludique.
DEVOIR

Cité

Tout homme sensé préconise la démocratie en tant que seul mode de cohabitation vivable dans la cité. L'aristocrate y voit un sacrifice à la pratique ; le goujat - la fidélité à une théorie. L'aristocrate se sent plus proche du républicain, aux valeurs irrationnelles, que du démocrate, aux valeurs calculables.
DEVOIR

Proximité

Savoir traduire un abouchement des épidermes en un attouchement sidéral, créer de la proximité en se réfugiant dans des astres - l'aristocratie des unions, qui renoncent à la force. À une intimité, l'aristocrate préfère la vacuité, qui transporte mieux un vrai magnétisme, qui nous bouleverse, sans nous effleurer.
VOULOIR

Ironie

Savoir résister au poids de la gravité et à la légèreté de l'ironie. Garder une même hauteur, en succombant ou en surmontant les pentes. Se réfugier dans sa défaite, d'où rien ne mène vers les régions plus basses. La lumière ironique élèvera tous mes murs à la dignité d'une Caverne et désapprendra à mes yeux la fâcheuse habitude de la regarder en face.
VOULOIR

Amour

Tout homme est naturellement porté sur les saloperies, quand il est amoureux. On a besoin d'une hypocrisie nobiliaire, pour leur donner semblant de délicatesses. Aimer est le sentiment le moins aristocratique, car il est le refus de toute contrainte qu'érige, en permanence, tout aristocrate. C'est pourquoi celui-ci ne fait que subir l'amour, tandis que le goujat le guide.
VOULOIR

Doute

Avec la même maîtrise, enregistrer et falsifier les certitudes, entamer et dépasser le doute - telle est la méthode aristocratique, qui n'en vise ni la profondeur ni l'étendue mais la hauteur : la recherche d'un langage, qui renverse les piédestaux, pour les dresser sur un autre sol, plus élevé et moins fréquenté.
VOULOIR

Mot

La noblesse de la profondeur peut s'inscrire dans l'action ; celle de la hauteur est adoubée par le mot ou par la note. L'action a besoin de ses voisins, contemporains ou ancêtres, le mot aristocratique crée une noblesse initiatique des images hors temps. Toutefois, le privilège d'une interprétation (s)élective, ce n'est ni narration, ni description, ni comportement, mais représentation.
POUVOIR

Vérité

Savoir que détenir la vérité ne suffit pas pour avoir une conscience en paix. La vérité ne garde ses titres aristocratiques que tant qu'elle s'exprime dans un langage noble. La noblesse est dans la traduction, non dans l'héritage (l'aristocrate « se succède à soi-même » - La Bruyère). Respect de vérités classées, appel de vérités indicibles ou inaudibles - attitude aristocratique.
POUVOIR

Bien

L'aristocrate se dépouille du nécessaire, pour faire le bien. Le mufle ne lui accorde que du superflu. L'aristocratisme, c'est l'art de s'écarter du calcul et de savoir pratiquer le sacrifice ou la fidélité, ses seules façons de ne pas se laisser entraîner dans des entreprises du mal. Le mal, c'est l'exécution d'un algorithme au moment, où Dieu éprouve ma liberté.
POUVOIR

Hommes

Voir dans les hommes un obstacle pour devenir un homme - vision aristocratique. Le meilleur berger des hommes est la machine, mais elle chasse vers le bas tout appétit aristocratique, attaché à la hauteur. Toute tentative d'y acclimater le bétail ahuri en fait une meute impitoyable et réveille en elle les instincts de charognards.
POUVOIR
 

 


 

Noblesse : le courage de dire adieu, et non pas au-revoir, à ce qui aura été vécu en grand. De donner à la profondeur du Oui - la hauteur du Amen. La noblesse est la grâce du regard sur l'éternité ; le courage est la grâce face à la vie, qui voit son terme.

Voir grand n'a rien à voir avec viser haut. Souvent, la hauteur s'oppose et à l'étendue et à l'intensité.

On n'est plus dans une époque donquichottesque, où l'on pouvait se battre pour le noble ; aujourd'hui on ne peut que lui sacrifier quelque chose de vital, devenir déraciné, projeter vers le haut ses ombres profondes.

On accomplit les tâches les plus nobles dans un état d’inspiration incontrôlable ou de soumission aveugle aux forces impérieuses supérieures ; le fumeux courage n’y a pas de place, il est une vertu des sots mécaniques.

Ce n'est pas une préférence de la qualité à la quantité qui désigne un aristocrate, mais un attachement aux qualités, qui ne se réduisent pas aux quantités - « peu, mais intense »*** - Pline le Jeune - « non multa, sed multum ».

Le vrai fond de l'homme, c'est bien la musique, dont la qualité dépend de cette concordance triadique : le cœur dicte son rythme, l'esprit conçoit son harmonie, l'âme émet sa mélodie. Seul le talent devrait se charger de la partie instrumentale.

Mépriser l'avoir et le paraître et parier sur l'être est puéril ; d'autant plus que les sublimations de ces deux adversaires bien pâlichons s'appellent le devenir et le rêver ; le premier, mû par un talent, s'identifie avec la création, et le second, inspiré par une noblesse, t'installe dans la hauteur.

L'érection de contraintes a pour but - l'isolation et la protection de mon firmament, que je réussis en rétrécissant mes horizons et en bridant ma curiosité stérilisante. Les contraintes sont de justes répartitions d'indifférences. Aux meilleures inhibitions volontaires - les meilleures impulsions salutaires.

On est aristocrate non pas parce qu'on a, dans la tête, moins de troupeau que les autres, mais parce qu'on en est conscient et qu'on en éprouve une incurable honte ou un monumental mépris. L'ironie est l'art des barrages, qui retiennent d'inépuisables réserves de honte, et de mépris, qui s'accumulent dans les hauteurs, pour ne se déverser en vallée qu'en saisons sèches.

Tête haute - âme basse ? C'est presque toujours vrai. Tête haute équivaut conscience tranquille et c'est la dégaine de la multitude. Les autres combinaisons sont exotiques : tête basse, âme basse - la canaille ; tête haute, âme haute - le héros ; tête basse, âme haute - le philosophe.

Un mode de cohabitation entre une humble liberté et une fière servitude, une liaison, encore plus subtile, entre un génie d'espèce et une passion de genre, une musique des contraintes faisant chanter les moyens et danser les buts - c'est ce qu'on pourrait appeler hauteur.

Hauteur - être détourné pour être retourné ; étendue - être ému d'être promu ; profondeur - être épris par être compris.

La hauteur s'oppose presque toujours à la profondeur. Celle-ci est utile dans la construction de ponts, dans les concours administratifs et dans les sondages de la vidéosphère. La hauteur est inutile dans les productions des têtes et le commerce des cœurs, elle servirait, à la limite, aux transports de l'âme. J'aimerais savoir ce que l'Ecclésiaste entendait par la « haute profondeur », que l'homme n'atteindrait jamais.

Le rejet a priori des choses est une opération de filtrage par de vagues contraintes, rejet dicté par un préjugé plat ou par un goût de hauteur ; c'est un état de défi, de guerre et d'exaltation. Le rejet a posteriori, dicté par la raison profonde ou plate, en vue d'un but transparent, conduit à un état de paix et de compromis, où poussent progrès et bassesses.

Avoir de la hauteur, c'est : en mystère - distinguer l'incompris d'avec l'incompréhensible ; en problèmes - tenir au primat du langage ; en solutions - ne pas se séparer de la dissolvante ironie.

La hauteur existe en tout : en amour, en vertu, en vérité. Si le salut existe, il ne peut être qu'en la hauteur, quel que soit son milieu d'exercice. La sotériologie naïve, celle des cieux, vise une fausse hauteur, hauteur visible et calculable ; la vision de la vraie étant réservée aux yeux fermés, c'est à dire à l'âme.

En hauteur on domine sans nier ; la négation n'est qu'un prolongement de la platitude.

La vraie hauteur devrait être vue à l'horizontale : sans profondeur ni épaisseur.

La hauteur n'est pas une dimension de plus pour remplir notre regard, elle est ce vibrato esthétique, qui se faufile dans la durée, la profondeur, l'étendue, y efface la terne illusion de suite et de continuité et la remplace par le beau rêve aux points lumineux et scintillants.

Les yeux, plus que les oreilles, nous font découvrir la musique du monde ; son bruit, capté en surface par des oreilles muettes, fait geindre sur le silence du monde, mais filtré par des yeux, sourds à la profondeur, il laisse entendre de hautes mélodies. « La conscience parfaite est un chant, une simple modulation des états d'âme »** - Novalis - « Das vollkommene Bewußtsein ist ein Gesang, bloße Modulation der Stimmungen ».

Le talent sans l'intelligence fait sourire, lorsqu'il se met à raisonner sur son art ; mais l'intelligence sans le talent fait rire, lorsqu'elle cherche à faire résonner ses sentences ; la hauteur, appuyée sur une ironie profonde, est la seule pose, qui permet d'éviter ces deux pièges.

On ne peut atteindre la hauteur, mais seulement s'en laisser guider, pour comprendre, qu'aucune idée, aucun geste, aucune parole, aucun état d'âme ne peut prétendre se trouver à un acmé insurpassable, et qu'il existe toujours des objets invisibles, bien plus hauts que tout ce qui se montra déjà. « Ce qui est le plus haut doit n'être qu'un symbole de ce qui est encore plus haut »** - Nietzsche - « Das Höchste muß immer nur ein Symbol des noch Höhern sein ». Garder la tête bien bas aide à se douter de l'existence des hauteurs : « Ceux qui surpassent leur époque, vont souvent tête basse »* - S.Lec.

Un malentendu géométrique : avoir de la hauteur ne veut pas dire être au-dessus, mais bien être ailleurs, être absent. Mais derrière hors je sens si nettement foris, ces pitoyables portes si inutiles dans mes ruines (et cachant ma forêt), et pire encore - le forum, avec ses estrades et ses arcs de triomphe. Ma Via Sacra est hérissée d'arcs-en-ciel de mes défaites. « Le triomphe est passager, mais les ruines sont éternelles »* - Péguy.

La hauteur est ce qui unifie les choses disparates (la profondeur divise et distancie, en mesures relatives) ; la hauteur dicte des valeurs absolues, en quoi elle est métaphysique : « La métaphysique voit l'être comme unité fondatrice de la hauteur » - Heidegger - « Die Metaphysik denkt das Sein in der begründenden Einheit des Höchsten ».

La grandeur est la faculté de ne pas perdre de la hauteur, quand les fondements s'effondrent. Elle est donc plus accessible à l'homme du déracinement qu'à l'homme du système. Le dernier tombe, en général, avec son piédestal.

L'avantage d'une hauteur dynamique : je comprends, que tout horizon n'est pas une cible absolue, mais une frontière, aussi banale que mes murs ou mes bêtises.

Pour me permettre une mégalo-manie, il faut porter en moi une manie-passion et avoir de bonnes notions de grandeur. Mais je ne pourrai plus me plaindre, comme jadis, du mépris du grand souffle (J.Benda ou Malraux), puisque, dans leurs climats artificiels, les hommes n'ont plus besoin de souffle, toutes leurs grandeurs, aujourd'hui, sont numériques, et au feu d'un mépris se substitua leur tiède flegme.

Ne s'intéresser qu'aux vecteurs, orientés par la noblesse, et aux valeurs, réductibles à la dignité, un point de vue de la verticalité, la hauteur, l'axiologie réconciliée avec l'ontologie.

La dignité est pour l'esprit (cette âme inférieure) ce que la noblesse est à l'âme (cet esprit supérieur), les yeux du soi connu – au regard du soi inconnu. La dignité aide à garder la tête haute ; la noblesse fait baisser les yeux. L'indifférence ou la honte. L'orgueil ou la fierté. La dignité intégrale, c'est la noblesse des sots intégraux.

Planer, ne pas donner l'impression de coups d'ailes, cacher la source du vol. Ne pas toucher aux choses pour rester sans poids. La recette vaut même pour la hauteur : « Pour gagner la hauteur, il faut plier les ailes » - S.Lec.

Quelle niaiserie, ce projet du jeune Nietzsche de transvaluer les valeurs (umwerthen alle Werthe) ! Toutes les bonnes valeurs furent déjà exhumées et exhibées ; il s'agit de les munir de bons vecteurs, aimantés par l'ironie et la noblesse, et de finir par substituer aux flèches – des axes, chargés d'une même intensité – voilà l'éternel retour !

Chez l'homme, ce merveilleux parallélisme entre le matériel et l'immatériel : la mémoire et le muscle accompagnent l'esprit, et ce dernier mue en âme, dès que le corps s'adonne à la caresse ou découvre les joies de la faiblesse. Le corps et la raison sont bicéphales – une tête sobre et une autre - grisée.

Un plaisir mystique s'appelle caresse ; jadis, et le corps et l'âme vivaient de ce salutaire mystère : « Le corps attend un supplément d'âme, la mécanique exige une mystique » - Bergson, mais aujourd'hui, la mécanique s'installa partout, où demeurait l'âme, et tout mystère spirituel trouva sa solution robotique.

Les étapes du mûrissement du rêve : ne plus profaner le regard dans l'immédiat profond et réel, le vouer au large horizon imaginaire, enfin le réserver à une hauteur complexe.

Le nihilisme civilisationnel - le politique, l'économique, le technique - ne peut venir que de l'ignorance tout court, puisque inventer des points zéro y est ridicule, toute création y étant accumulative ; c'est une ignorance étoilée qui justifie le nihilisme culturel - dans l'art ou en philosophie. Trois sortes de nihilisme honorable : l'éthique - le souci des moyens, l'esthétique - la noblesse des contraintes, le mystique - l'obscure vénération des commencements et des fins. Trois sortes de points zéro de la création initiatique.

La hauteur habitée ou conquise tournera rapidement en platitude ; elle n'a de consistance que non viabilisée et indomptable : « Le noble esprit, en vain, aspirera à la maîtrise de la hauteur pure » - Goethe - « Vergebens werden ungebundne Geister nach der Vollendung reiner Höhe streben ».

Mon siège, ma montagne, mon ciel, ces hauteurs sociale, intellectuelle, mystique, appartiennent à la géographie de mon esprit et ne m'approchent nullement de ma hauteur d'âme. Celle-ci se mesure le mieux au niveau du lac, avec une surface reflétant mon visage.

La même grisaille guette et menace ce qui est permanent et ce qui est éphémère. Le meilleur coloriste, c'est toujours et encore les yeux fermés, quand le permanent fournit des couleurs et l'éphémère s'en illumine.

Toute âme d'exception est dans un déséquilibre, étant expression d'une seule des extrémités humaines - l'ampleur, la profondeur, la hauteur ; mais notre esprit a besoin d'équilibre, pour agir et créer ; à l'étranger, on découvre l'illusion d'une dimension complémentaire : « En Italie, Goethe cherche la profondeur des liaisons, Nietzsche - la hauteur des libertés » - S.Zweig - « In Italien, Goethe sucht tiefere Zusammenhänge, Nietzsche - höhere Freiheiten » - même si l'auteur s'y trompe de direction recherchée par ses protagonistes.

Jadis, plus de connaissances des Lettres signifiait plus de noblesse. Aujourd'hui, on gère la littérature comme on gère un garage. Tout littérateur compte sur ses griffes et non plus sur ses plumes. En devenant reptile, il espère avoir une langue bien pendue.

Toute idée est extensible : en profondeur de ses justifications ou en étendue de ses généralisations ; dans les deux cas, à long terme, l'état final s'appellera platitude. Il faut, au contraire, laconiser cette idée, la réduire à l'intensité, qui est sa hauteur.

Trois critères hiérarchiques, pour me reconnaître une âme sœur : la part du rêve ou de l'actualité, l'hymne de la défaite ou l'appel du triomphe, la pitié pour le faible ou l'admiration du fort. Et dans chaque dimension, chaque adhésion, - la hauteur du regard. Le bon goût est l'équilibre de ces trois hauteurs.

Les yeux et le regard sont deux outils d'une bonne philosophie – pour percer et admirer l'harmonie des langages divins et pour composer la mélodie des consolations humaines. Les yeux reçoivent la lumière du vrai, les ombres du beau, les ténèbres du bon ; le regard – les émet.

Toute philosophie des profondeurs sape ou consolide les choses, même les choses, auxquelles nous n'avons pas d'accès, même les choses ne souffrant la présence ni d'observateurs ni d'architectes. Heureusement, la hauteur, elle, n'est pas un lieu (« aucun lieu au-dessus du plus haut » - Sénèque - « ultra summum non est locus »), mais un angle de vue, un regard sans présence, n'ayant pas besoin de coordonnées pour évaluer les choses. « En toute chose, ce que j'en attendais ne fut pas son essence, mais sa palpitation extérieure » - Pasternak - « Я во всём искал не сущности, а посторонней остроты ».

L'interminable série de défaites de la noblesse par plagiats-perversions : Héraclite voue la philosophie au discours poétique, et Parménide l'encanaille dans une logique bancale ; Pythagore cultive une lumineuse mystique du nombre, et les éléatiques récoltent une casuistique des ombres ; Lao Tseu place le tao dans une inaction altière, et Confucius l'embrigade dans de bas rites ; Platon hisse l'idée lyrique hors du sol, et Aristote la souille par un enracinement empirique ; le cynique prône le mépris hautain, et le stoïcien bassement l'arraisonne ; les murs de Jésus ne convainquent personne, mais les portes des églises rameutent ; la mystique d'une Déité de Maître Eckhart sombre dans le charlatanisme de l'Unité de Nicolas de Cuse ; Kant trouve, pour le savoir divin, un refuge dans la transcendance, et Hegel le réduit à l'état de caserne dialectique ; Nietzsche s'ouvre à l'ivresse des sens, et Heidegger l'évente dans la sobriété de l'être et de l'essence.

Le nihilisme, ce n'est pas la sotte manie de nier, mais la force et l'art de se passer des affirmations des autres, pour en bâtir ses propres.

Devant « les flèches du désir vers l'autre rive » - « Pfeile der Sehnsucht nach dem andern Ufer » se voir « un pont et non un but » (« eine Brücke und kein Zweck ») - Nietzsche - c'est toujours de la voirie aménageant l'accès d'étables. À moins que le pont soit l'origine, et non pas un but, des rives. Je préfère un débordement de l'âme me mettant au pied d'un arbre, où je puis bander mon arc, sans décocher de flèches.

Sauver le corps en niant le corps (les chrétiens), sauver l'esprit en niant l'esprit (les matérialistes) - je ne cherche pas le même effet : en niant la profondeur, je la condamne à la hauteur.

Pour donner à mon oui une belle stature, il ne suffit pas d'avoir réfuté les non du factuel banal, résidant dans la platitude. Les non, dignes d'être combattus, sont ancrés profondément dans le factuel savant ; les grands oui sont déracinés et sont hébergés dans la hauteur.

Pour vivre dans la mesure verticale, il faut une conscience trouble et un désir de rêver. Berbérova nous induit en erreur : « Tout le monde peut vivre selon la mesure verticale, dans une paix d'âme : il suffit de remplir trois conditions – vouloir lire, vouloir penser, vouloir savoir » - « Все люди могут жить по вертикали со спокойной совестью : для этого необходимо три условия - хотеть читать, хотеть думать, хотеть знать » - et puisque ces conditions ne sont pas exclusives, il suffit de méditer sur la place de ses dîners en ville, pour garder la conscience tranquille, à la hauteur de ses lectures de journaux.

Si je chante si facilement mes défaites, pour peu que cela me chante, c'est grâce au pari de n'être en concurrence qu'avec des morts glorieux. « La profondeur de tes révérences donne la mesure de ta hauteur »* - Tsvétaeva - « Глубина наклона - мерило высоты ». Même après m'être incliné devant eux, je garde quelque temps, respectueusement, leur souffle, à ma nuque pliée. Et vous ne trouverez jamais mon gant sur vos arènes immondes.

Ma hauteur atopique est assez proche de l'intensité physique (Nietzsche), mais je crois, que le seul point d'arrivée non dérisoire d'une intensité est bien la hauteur, ce qui entretient la stridence, initiale ou finale. De l'état de glace à l'état de grâce, sans s'attarder à l'état de race.

Ganter ma main, pour ne pas porter des crachats du présent, plutôt que jeter mon gant pour défier un futur, indigne de mon sang.

Trois saisons d'ébranchage de l'arbre de la noblesse : je jette au feu, successivement, les branches des gestes, des mots, des pensées (la plus coriace !). L'arbre devient, pour les autres, invisible, et pour moi - indicible. Et je consacre ma vie à le rendre lisible, digne du Jardinier jaloux.

Vivre sans espérance, c'est vivre librement et froidement la sobriété du calcul, projet digne des robots. Vivre de l'espérance, c'est vivre fidèlement dans la tyrannie du rêve, c'est sacrifier, la tête basse et l'âme haute, à la gratuité de nos plus beaux embrasements. L'espérance est un bon moyen de vivre de l'inespéré : « Sans l'espérance, on ne trouvera pas l'inespéré »*** - Héraclite.

Très tôt je comprends, que ma voix ne peut pas avoir de fond (les sources et les fins m'étant inaccessibles). Plus tard, j'apprends, hélas, que même la fusion avec la forme est une illusion de plus, qui dure le temps d'un emballement (« le dur désir de durer » de l'artiste - Éluard). Il ne me restera que la perspective, la voix qui s'éteint en échos mourants (flatus vocis), en regards évanescents.

Le cycle vital : l'écoute stoïque de tout courant de la vie (libido sciendi), le désir de puissance artistique (libido dominandi), l'aristocratique regard, baignant dans la pitié et la honte (libido sentiendi). Nietzsche n'accomplit que la moitié du parcours, prenant trop à la lettre les substantifs, se trompant systématiquement d'adjectif et oubliant le verbe !

On s'imagine Nietzsche en surhomme, tandis qu'il est, si nettement, le dernier homme, tel qu'il le décrit lui-même, en train de poser les meilleures des questions : « Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la création ? Qu'est ce que le désir ? Qu'est-ce que l'étoile ? » - « Was ist Liebe ? Was ist Schöpfung ? Was ist Sehnsucht ? Was ist Stern ? ». Avec ses réponses, le surhomme, succédant au Dieu mort, est aussi peu crédible que son prédécesseur.

Exister, c'est trouver des aliments, qui entretiennent mon feu intérieur, sans en altérer la pureté. Vivre de mon feu et exister pour mon feu. Ce qui pourrait servir de contrainte à l'écriture : « La seule préoccupation de la pensée est, que la flamme, qu'elle entretient, brûle du feu le plus ardent et le plus pur » - A.Schweitzer. J'en vis ou je le nourris (le contraire de la salamandre de François Ier : « J'y vis et je l'éteins » - « Nutrisco et extinguo »), la hauteur en assurant la pureté (« Aucune hauteur ne m'arrête » - « Quo non ascendam » du Roi Soleil).

Trois niveaux de nihilisme : l'ontologique - nier l'être des choses réelles (les platoniciens), le fiduciaire - croire, que tout créateur doit partir de ses propres modèles de la réalité (les Russes), l’herméneutique - exclure tout lien entre le réel et le représenté (les phénoménologues) ; Nietzsche condamne le premier et le troisième, mais il est, lui-même, nihiliste, dans le deuxième sens, le russe.

Le Christ, la morale, le nihilisme ne sont pas des cibles de Nietzsche, mais des extrémités des cordes tendues, sur lesquelles s'exerce son intensité musicale ; il n'est ni négateur (comme les sots) ni dialecticien (comme les pédants), mais musicien.

Le nihilisme s'oppose à la routine de l'évolution, mais la révolution de la négation totale ou universelle lui est encore plus étrangère : l'insupportable bavardage autour du néant, de l'absence de sens, de la transvaluation, du vide substantiel est signe d'une indigence imaginative ; le nihilisme en est la richesse et la fraîcheur.

Le nihilisme, ce n'est pas le non l'emportant sur le oui ; c'est la facilité de maniement des deux, dans ce qui est petit, et le penchant résolu pour le oui, dans ce qui est grand, mais indéfendable.

Nihiliste acquiescent = surhomme. Nihiliste passif, aux cordes qui ne vibrent plus ou aux flèches qui ne volent plus. La négation non seulement d'un demi-tour, mais d'un tour complet, d'un éternel retour tragique, toute cible atteinte redevenant regard. Tragique, car l'objet de nos langueurs, cet au-delà qui existe bien, échappera toujours à nos parcours, à nos ruptures et à nos regards.

Dionysos fêté élégamment rejoint Apollon ; la primauté de la vie enveloppée de belles métaphores est indiscernable de l'idéalisme ; la volonté de puissance auréolée d'humiliantes défaites égalise le ressentiment et l'acquiescement ; l'Antéchrist, à l'âme haute, tend la main au Christ, à la tête basse, - quel nihiliste parfait est Nietzsche ! Et lui-même, dans des moments de lucidité, ne reconnaissait-il pas, que le nihilisme était un mode de pensée divin (eine göttliche Denkweise) ? « La métaphysique de Nietzsche est le nihilisme même » - Heidegger - « Nietzsche’s Metaphysik ist eigentlicher Nihilismus ».

Impossible de rendre, fidèlement, un sentiment, puisque l’essence de tout grand sentiment est dans la profondeur indicible de la vie ; on ne peut qu’en rendre la forme, c’est-à-dire l’intensité du verbe et la hauteur du regard ; l’art n’est pas dans le descriptif, mais dans l'inventif.

Parmi nos actes, nos pensées et nos passions, ce qui mérite d'incarner notre soi le meilleur, le soi inconnu, est ce qui se produit, comme si nous étions immortels, ou bien au nom de l'immortalité : « La vie est un combat pour l'immortalité. L'immortalité, c'est la perception et non pas l'idée de la vie »** - Prichvine - « Жизнь — это борьба за бессмертие. Бессмертие не идея, а самочувствие жизни ».

L'aristocratisme n'est possible que si le mépris trouve une forme d'expression qui ne soit pas ridicule. Peut-on imaginer un aristocrate américain ? « Les véritables plébéiens du monde, ce sont les Américains » - Schopenhauer - « Die Amerikaner sind die eigentlichen Plebejer der Welt ». L'avenir appartient à une société sans barrières, à la société horizontale, à la platitude tolérante et aimable.

Le monde est plein de musique, c'est une affaire de filtres acoustiques et de choix oculaire de bonnes cordes. Ceux qui n'y décèlent plus de mélodies divines ouvrent trop leur ouïe et pas assez leur regard. « Mon regard et le regard de Dieu, c'est le même regard, la même vision, la même connaissance, le même amour »** - Maître Eckhart - « Mein Auge und Gottes Auge, das ist ein Auge und ein Sehen und ein Erkennen und eine Liebe ». Mais le regard musical, remplacé par l'ouïe sans musique, fait mettre le monde bavard à la place du Dieu silencieux et me voue à la termitière ou à la machine.

Les plus utiles des contraintes sont les contraintes acoustiques ; ce n'est pas tant par la transformation du bruit du monde que j'en extrais la musique, mais par un filtrage impitoyable ; le reflet fidèle du vrai monde est bien musical, mais ce n'est pas dans un miroir de mon esprit profond, que je le verrais, - je l'entendrais sur les cordes de mon âme hautaine ; dès que je n'écoute le monde qu'à travers l'âme, tout devient musique ; le créateur est celui qui oublie le bruit du monde et porte l'écho de sa musique.

L'art des contraintes : me rendre sourd à ce qui pourrait me mettre en route ; me faire aveugle devant ce qui voudrait occuper mon horizon ; détourner mon nez de l'insipide. « L'élimination de l'inessentiel, voilà le secret de l'intensité vitale » - Lao Tseu. C'est aussi la clé d'un bon style. Des liaisons, des développements, des justifications relèvent, la plupart du temps, de l'inessentiel. La grandeur n'est pas dans l'intégrité profonde, mais dans le pointillé hautain : « Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires » - Montesquieu.

Mon terme de mufle ne s'attache guère aux titres. Tous ces comtes de Villiers de l'Isle-Adam ou de Proust (baron de Charlus ou princesse Sherbatoff) sont de parfaits mufles, mais je ne confonds pas comte Tolstoï (prince Bolkonsky) d'avec comte de Lautréamont.

L'aristocratisme consiste à trouver de l'égale noblesse à tous les attributs de l'arbre. Le déséquilibre le ruine. Par exemple : « La noblesse aurait subsisté si elle s'était plus occupée des branches que des racines » - Napoléon. Il ne faudrait pas qu'elle glisse vers le labourage et néglige l'élagage. Nous sommes tous des arbres, et l'arbre aristocratique se distingue des autres non pas à cause d'une généalogie fixe (des thèmes), mais d'une ontologie variable : elle sait introduire des inconnues (des rhèmes) partout - de la profondeur des racines à la hauteur des cimes, de l'ampleur des branches à la densité des ombres. L'aristocratisme : la vénération et la fierté du soi inconnu, source de tout enthousiasme comme de tout désespoir.

Être plébéien, c'est ne pas savoir s'appuyer sur sa faiblesse et ne vivre que de sa force. « Ne vaincre que par la force, c'est ne vaincre qu'à moitié » - Milton - « Who overcomes by force, hath overcome but half his foe ».

Dans le regard, tourné vers le bas, à la façon du bétail (Platon), se retrouvent les profonds et les vastes, trônant dans des bureaux. Seuls les hautains osent lever leur regard, à l'aplomb de leurs ruines.

Comprendre ce qu'il faut pour rester Marc-Aurèle sans empire, Job sans lèpre, Byron sans titre, G.Bruno sans anathèmes, un saint sans Dieu.

La noblesse est un trait élémentaire, indécomposable. On y converge sur les chemins de l'ironie (pour soi-même) ou de la pitié (pour les autres) ; à leurs croisements, on devine la proximité de la noblesse. Contre-exemple : Nietzsche, ne connaissant ni l'ironie ni la pitié, et pourtant si noble.

On a besoin de beaucoup de hauteur pour enterrer ses hontes et de beaucoup d'humilité pour n'être fidèle qu'à l'altitude. « La hauteur divine ne vise rien d'autre que la profondeur de l'humilité » - Maître Eckhart - « Die Höhe der Gottheit hat es auf nichts anderes abgesehen als auf die Tiefe der Demut ».

L'étoile doit éclairer mon âme et non pas le chemin. L'étoile se donne au regard et non pas au cheminement ni même aux coups d'ailes. Tout chemin mène à l'étable (fourmilière, meute, troupeau, phalanstère). N'écoute pas Novalis : « Le chemin du mystère te conduit vers toi-même » - « Nach innen geht der geheimnisvolle Weg », à moins que je m'y assoupisse pour rêver ; écoute Emerson : « Attelle ton char à une étoile » - « Hitch your wagon to a star » et laisse Pégase inventer le chemin même. De nos jours, on laissa tomber l'étoile, on accroche sa charrette aux millionnaires.

La noblesse est une dérivée du bon (le cœur) et du beau (l'âme), dans la sphère de l'esprit, où elle devient aussi primordiale que ces valeurs métaphysiques elles-mêmes. « Le talent nous fait découvrir l'immense merveille, qu'introduit la noblesse dans le dessein tragique de l'existence »*** - Pasternak - « Дарование открывает, как сказочно много вносит честь в общедраматический замысел существования ».

Si je reste dans la profondeur, j'écrirai en plein, que l'esprit froid interprétera comme un paysage figé ; si j'ose la hauteur, j'écrirai en creux, que remplira le chaud chaos de l'âme, pour enfanter d'un climat.

Dans le ciel, n'y a pas de routes, et il n'y a pas de routes qui mènent au ciel ; de ma vie je dois faire un ciel, même si elle se présente elle-même comme une route (pour laquelle je prends mes impasses) : « La vie est un chemin vers le ciel » - Cicéron - « Vita via est in caelum ».

Quand la vie est trop pleine de réel, le rêve est ressenti comme son contraire ; entre les yeux et le regard, je pencherai pour le dernier, qui ausculte l'invisible : « L'homme vit dans ce qu'il voit, mais il ne voit que ce qu'il songe »*** - Valéry.

Ne pas fureter dans les ombres de ce monde pour chercher l'explication de la lumière qui les projette. Mais bien entretenir l'entrée de ta Caverne. Et surtout ne pas compter vivre de la lumière extérieure, et, encore moins, ne pas chercher à lui substituer ta propre lumière, puisque « l'onirique et le rêve sont la disparition de la lumière » - Heidegger - « der Rausch und der Traum sind das Verschwinden des Lichtes ».

Personne ne chanta mieux l'ombrageuse fierté de la faiblesse que Nietzsche, mais les hommes ne retinrent de sa métaphore ironique (spöttischer Ingrimm) de surhomme (über sich selbst hinaus) que des mots de puissance et d'orgueil. Ce qui est au-dessus de l'homme, c'est la volonté et non pas la puissance ; la puissance divine, salutaire et solidaire de la faiblesse humaine, s'appelle hauteur ou surhomme.

Ils sont tellement obsédés par l'exploration des horizons de sens, qu'ils oublient jusqu'à l'existence des firmaments de rêve.

La langue - une grâce de l'esprit ; l'amour - une grâce du cœur ; la foi - une grâce de l'âme ; l'inspiration - une grâce de la poésie ; le visage de femme - une grâce d'outre-formes.

L'âme doit avoir son propre souffle, indépendant de l'esprit ; celui-ci porte toujours une part mécanique, se fait contaminer par le désespoir, attrape le vertige des profondeurs ; l'âme, elle, doit être pleine de vie, d'espérance, de hauteur. Bizarrement, Kant intervertit les rôles de l'âme et de l'esprit : « L'esprit est ce principe, qui apporte de la vie à l'âme » - « Geist heißt das belebende Prinzip im Gemüte » (dans les traductions françaises homologuées, on procède à une perfide substitution).

Comment pratiquer le sacrifice et la fidélité ? - s'inoculer l'infériorité du fort ou la supériorité du faible. Sache que la force infeste ce qui naît dans tes strates inférieures, et la faiblesse assainit ce qui soupire dans tes hauteurs. Le sacrifice est le frère de l'injustice (la fidélité-foi serait la sœur de la justice - Horace - iustitiae soror, incorrupta Fides).

N'importe quel imbécile peut se mettre face au jargon, au savoir, à la force et les défier, mais toute nuisance serait annihilée par l'insensibilité des puissants. En revanche, la hauteur, la noblesse, la faiblesse sont vulnérables ou pitoyables devant les attaques de la vulgarité : « La grossièreté vient à bout de toute raison et désarme tout esprit » - Schopenhauer - « Die Grobheit besiegt jedes Argument und verscheucht allen Geist » - quoiqu'il y faudrait parler de l'âme et du rêve.

Les outils à jeter : la boussole, la jauge, la table de multiplication. À garder : l'altimètre et le sens du zéro annulateur.

Il traîne toujours trop de zéros dans les chiffres de la vie. Seule, l'élévation à la puissance en dispense.
Formule de la solitude : un à la puissance moi = X.
Formule de l'héroïsme : infini à la puissance toi = moi.
Formule de la poésie : zéro à la puissance moi = infini.
Formule de la philosophie : (moi plus toi) à la puissance infini = zéro.

Il est très facile d'être philosophe ou poète, il suffit d'avoir son propre regard ou sa propre langue : « La différence ne réside pas dans le contenu, mais dans le genre de regard ou de langue »** - Marx - « Der Unterschied liegt nicht im Inhalt, sondern in der Betrachtungsweise, oder in der Sprechweise ».

L'emphase n'apporte rien à la hauteur des grandes choses, c'est à dire inexistantes ; elle ne peut rehausser légèrement que des choses médiocres et plates. De ce qui est premier ou dernier, c'est les yeux et la voix baissés qu'on devrait en parler le plus souvent. Pudeur ou ironie préservent ce qui est immobile.

L'engeance pseudo-pathétique pense, que la vie culmine grâce à la liberté, à la vérité et au courage. Qu'ils sont peu, ceux qui croient, que c'est, au contraire, dans de belles contraintes, dans la résistance aux vérités dégradantes et dans l'angoisse devant le mystère, que s'éploient leurs meilleures facettes.

Sur les axes des valeurs, Aristote cherche des commencements, Kant - des frontières, leurs épigones - leurs points préférés. Mais Nietzsche ennoblit l'axe tout entier, en le munissant d'une même intensité, qui est le fond de notre moi ; cette axiologie s'appelle l'éternel retour du même ; ce qui change en moi n'est pas moi.

Quand ils parlent de valeurs, le plus souvent, c'est du positivisme ou du négativisme, cohérents et systématiques, débouchant sur l'ennui ou le dogmatisme. Le négativisme devrait n'intervenir qu'en formulation de contraintes, et le positivisme n'apparaître que dans la manifestation du goût. Mais la même intensité, spirituelle ou artistique, devrait en constituer l'axe entier. La condition incontournable, pour l'entretien de cette construction, c'est la conscience et la maîtrise des ressorts poétiques du langage ; maîtrise, refusée à Parménide, Hegel ou Husserl, accordée à Nietzsche, Valery et Heidegger.

Deux seuls expédients pour perdurer : disciples ou musée, le sort du grain qui meurt et de celui qui est laissé en germe.

Désirer, c'est avoir une requête à soumettre. Le sot, qui imagine, que les mots représentent le monde, trouve son désir plein. Le désir du sage est vide, et il ne cherche qu'à être rempli par l'interprète le plus inspiré. Remplir, c'est substituer aux inconnues - des représentations d'au-delà des mots. Si l'on manque d'inconnues, si l'on ne cherche pas à s'unifier avec le monde, même imaginaire, on méritera le mot de Lermontov : « L'homme le plus vide est celui qui n'est rempli que de soi » - « Тот самый пустой человек, кто наполнен собою », à moins que ce vide artificiel ne serve que pour y accueillir une musique ou une voix de Dieu. Le dernier homme est rempli des échos des autres.

Pour se donner du panache, ils désignent leur adversaire sous des traits sinistres d'ennemi de la vérité et de la justice. Le mien est l'homme paisible suivant la voie du vrai, du juste et même du beau. Au pays du Tendre, ce n'est pas la voirie, mais l'astronomie qui devrait assurer la meilleure communication. Cyrano, assommé par un laquais, tendant son panache à l'étoile et ne voulant d'autre appui que dans des arbres.

Le spectre de l'impulsion initiale, c'est ce qui distingue un homme intéressant. « Tout s'achève avec mon commencement » - T.S.Eliot - « In my beginning is my end » (ne pas croire les Chrétiens, naïfs ou hypocrites : my end is my beginning). En grec, commencer signifierait commander - volonté de puissance (pour Nietzsche, vouloir, c'est obéir au commencement, plutôt que commander la fin) ! « L'unique joie au monde, c'est de commencer » - Pavese - « ricominciare è l'unica gioia al mondo ». Ensuite, le poète, qui doit être Prince, conserve cette impulsion (« nous ne sommes pas responsables de ce qui naît en nous, mais de ce qui dure »** - Valéry), le philosophe la contrecarre par un angle de vue paradoxal, le pragmatique la rattache à la réalité. La pulsion, l'expulsion, la propulsion.

Au centre des soucis du poète et du philosophe se trouve la métaphore, mais à leurs frontières, ils se divergent. Le poète y est attiré par le noble et le philosophe - par le sacré. Le second doit donc être un prêtre et le premier - un prince. Appeler prince des philosophes Spinoza (Deleuze), le moins poétique de tous les philosophes, est une aberration.

La seule puissance noble, c'est le talent, qui est une fatalité ne pouvant pas être désirée. Donc, la volonté de puissance est soit le bonheur de Narcisse, soit le malheur de Salieri.

L'éternel retour, c'est la reconnaissance, qu'aucun développement ne rehausse le regard prima facie : « De retour à mes débuts, j'y retrouve la même perplexité » - Goethe - « Da steh' ich nun, ich, armer Tor ! Und bin so klug als wie zuvor ». Le sens, l'invariant, de ce retour est dans la bouche de Faust : « Tu es beau, arrête-toi » (« Verweile doch, du bist schön ») - le sens d'un retour intemporel. Et si la cause finale d'Aristote était la même chose : « La cause finale occupe la place de la beauté dans les êtres, qui en sont pourtant dépourvus » ?

Dis-moi ce que tu réussis à ne pas voir, je devinerais où peut être ton regard.

Je suis l'homme de la forêt ; l'arbre est omniprésent sur mes blasons ; il me rendit indépendant des forêts, des parcs et des jardins. Il paraît que les arbres enseigneront ce que qu’on n’apprend d'aucun maître. La montagne des anachorètes, les horizons des marins se prêtent mal à l'héraldique.

Mon camp est celui, où se sont retranchés mes rêves. Je ne puis lui rester fidèle que dans l'obscurité. Les rêves, ces illusions sombres finissant en échec silencieux. Le meilleur bilan de la vie - leur être resté fidèle ; chez les goujats, c'est l'inverse : « Ce qui compte, à la fin, ce n'est pas ce dont nous avions langui, mais ce que nous avons fait ou vécu » - Schnitzler - « Am Ende gilt doch nur, was wir getan und gelebt - und nicht, was wir ersehnt haben ».

Le but de la philosophie : donner le courage de continuer à vibrer à l'évocation des causes perdues.

Ne vit vraiment en nous que ce que nous ne savons pas développer. Camera obscura. Le contraire du goût métaphorique s'appelle lumière herméneutique, effaçant l'impact originel.

De la précision du verbe : vénérer le mystère, admirer le problème, respecter la solution. Et lorsqu'on réussit à en faire un cycle, on est prêt à adorer.

Le jardin, concurrent de l'arbre et de la montagne ? Éden, Adonis, Priape, Épicure, Gethsémani : liens de tentation, de jeunesse, de débordement, d'abandon, de doute ; gouttes de sève, de myrrhe, de sperme, d'encre, de sang.

Les racines du ciel sont moins risibles que ses cimes, mais ne me procure la sensation céleste que l'arbre, qui est la hauteur unique de ce qui est profond et de ce qui est aérien. La raison séminale. Qui encore « a autant besoin du ciel que de la terre » - Rivarol, même sans « se connaître misérable » (Pascal) ? Heidegger n'aimant pas lever les yeux, ne voit qu'une seule source de l'arbre : « Quel élément, caché dans le fond et le sol, commande les racines porteuses et nourricières de l'arbre ? » - « Welches Element durchwaltet, in Grund und Boden verborgen, die tragenden und nährenden Wurzeln des Baumes ? ».

Dès que mon dégoût s'imagine avoir trouvé sa cible idéale, il faut effacer ses traits et noms et me mettre à composer le nom d'une nouvelle admiration à atteindre. Le contre ne vaut qu'anonyme, le pour vaut par son nom.

Le sot peut tout apprendre, sans rien savoir. Le sot pense penser avec savoir, l'homme de qualité sait savoir, sans penser. « Il vaut mieux créer qu'apprendre ; l'essence de la vie, c'est la création »* - Jules César.

Le malentendu avec le ballast du savoir : on se trompe de moyen de transport(s) - ce qui devrait être une montgolfière est pris pour un sous-marin. Au lieu de s'en charger pour atteindre des profondeurs sans vie, on devrait s'en délester pour se laisser entraîner vers une hauteur sans poids. « Le contenu d'une œuvre d'art est un ballast, dont se débarrasse le regard »*** - Benjamin - « Im Kunstwerk ist der Stoff ein Ballast, den die Betrachtung abwirft ».

La noblesse de la volonté se reconnaît dans ce qui ne nous arrête pas ; la noblesse de l'esprit - dans ce sur quoi nous choisissons de nous arrêter.

Ce terrible choix : la pose, faute de spontanéité, d'un séditieux ou la sincérité, faute d'imagination, d'un humble. Là où le goujat pâlit de peur ou le réfractaire rougit de honte, j'ai, au bout de mon visage, un entrelacs inextricable, qui n'est arc-en-ciel que sous un angle impossible.

Un maître survit aux contraintes des moyens (voir Goethe) et dépérit dans l'ennui des buts ; son soi est mieux visible dans les contraintes projetées que dans les buts atteints. C'est la banale liberté des moyens et la transparence des fins qui tuent toute noblesse. La noblesse commence souvent par la conscience des barreaux de la cage, dans laquelle se tient le soi inconnu et fauve. Chez le sage, c'est à dire chez celui dont le soi vigile valide le soi onirique, cette cage devient Caverne.

Le rêve et la prophétie - deux courants vitaux d'âme : le premier descend, le second monte. Le rêve est une prophétie faite yeux ; la prophétie est un rêve fait regard.

Ni préserver, ni reproduire, mais toucher. On reproduit en volume : haute poésie, affection fine, ironie large. On touche en surface : souffle de la poésie, affection caressante, ironie volatile.

Ce qu'on prend pour sonorité d'un personnage n'est souvent qu'acoustique d'une vie bien réglée, mettant en valeur des cordes sans vibration intérieure aucune.

L'obsession par des sources et finalités apocalyptiques et capiteuses rend incapable de tracer les perspectives, mais en intensifie le vertige.

Le faible cherche l'écho, le futile l'applaudissement, le naïf le partage. Et moi, qui es un peu tout cela ? Les tous, à la fois, entachés d'une lumineuse incompréhension.

C'est la nuit, au milieu des ruines, que le bleu entre le mieux, dans nos lignes de mire. Je me rêve en ruines. D'autres se ruinent en rêves. D'autres encore ne visent que le gris du jour, qui se laisse toujours toucher ou prendre. « Il visa le hasard bleu et toucha la cible noire » - proverbe allemand - « Mancher schießt ins Blaue und trifft ins Schwarze ». Le bleu d'œil devant l'horizon gris (« blauäugige Begeisterung » - H.Hesse), plutôt que l'œil gris devant le bleu des horizons. Broyer du noir pour échapper au gris est souvent la dernière échappatoire.

On ne participe au souffle de l'éternité qu'en retenant le sien.

Sois maître de ton feu. Sois exigeant dans le choix de ce qui le nourrit. Refuse des essences, qui, en se consumant, n'apportent que la fumée du temps, accumulent tes propres cendres. « Séparer le feu de la terre - pour ne pas s'enfumer » - le Trismégiste. Qui mal embrase, mal éteint.

Que la première fonction de ton regard ne soit pas d'embrasser le monde, mais d'embraser ta perception du monde.

Sans la hauteur tout n'est qu'emprunt, volontaire ou involontaire. Avec la hauteur, je fais don à l'emprunt (peut-être après avoir mendié - Maître Eckhart).

Choisir soi-même ses pierres d'achoppement, c'est l'art de ne pas faire un dernier pas, l'art de s'arrêter sur le plus beau des avant-derniers et laisser le point d'orgue à l'interprète divin. On ne finit pas ce qui est beau, on l'abandonne. Tout devenir réussi rejoindra immanquablement l'être, mais le poète ne s'y attardera pas. « En poésie on n'habite que le lieu qu'on quitte »* - R.Char. Le poète vibre du chercher, mais l'exhibe par le trouver : « La poésie est la trouvaille verbale de l'être » - Heidegger - « Das Dichten ist ein sagendes Finden des Seins ».

Le plus souvent, briller, c'est découvrir une grande profondeur ou attirer vers une grande hauteur ce qui paraît être plat, bref - donner le goût du difficile dans ce qui est facile. Toute médiocrité rêve de briller dans le difficile, en se référant à cette bêtise ovidienne : « N'importe qui peut briller pour traiter un sujet facile » - « In causa facili cuivis licet esse diserto ».

Ce qui est petit pour l'au-delà ne mérite pas d'être grossi. Ce qui pèse ici-bas ne mérite pas d'être élevé.

La stature de l'adversaire choisi vaut souvent plus que l'issue du combat. Tout coup reçu peut être vécu comme attouchement d'une aile d'ange, que je combats. « Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire » - Pascal. À une bonne hauteur, les défaites élèvent : « En hauteur on ne vainc que pendant l'ascension ; le sommet atteint, tous y sont égaux » - Sénèque - « Nemo ab altero potest vinci, nisi dum ascenditur ; ad summum parveneris, paria sunt ».

Une erreur de jeunesse - brandir un non retentissant ; à l'âge mûr, on se rattrape par le chant, la prière ou le silence autour d'un oui monumental, d'un acquiescement nietzschéen, qui est, en fait, un méta-acquiescement, dans un nihilisme fondé sur des principes : laisser cohabiter le oui et le non, grâce à la maîtrise simultanée de l'intensité des deux. De la valeur temporelle - au vecteur spatial, de la cible agitée – à la flèche immobile !

Sur Terre n'est libre peut-être que mon premier pas, les suivants ne m'appartiennent pas, ou moi, je ne leur appartiens plus. Mais le regard posé sur mon étoile est toujours libre. Et les meilleurs chemins se tracent dans le ciel, à la lumière de mon étoile.

Sub speciae aeternitatis ne naissent que des ennemis de l'éternité. Celle-ci ne fraie qu'avec l'au-delà de l'être (l'Idée du Bien) de Platon, l'extase de Plotin ou de St-Augustin, la profession de Pascal, le bon plaisir de Dostoïevsky, l'au-delà du bien et du mal (l'intensité du Beau) de Nietzsche. Bref, sub speciae absentiae.

Un vide, que ce soit un vide d'images ou un vide d'idées, est aussitôt rempli par la réalité, qui est la perfection et qui est sans idées ou images. Être parfait, c'est chercher une proximité asymptotique avec la réalité, être le regard, fasciné par une rencontre impossible. Le chemin, du Savoir à la Croyance, va en s'élevant, et pourtant c'est ainsi qu'on retrouve la réalité.

En tenant à la hauteur conquise, oublie les chemins, qui t'y propulsèrent. Tiens à l'architecture de ton édifice éphémère, non aux pavés ni pierres, même angulaires.

L'Éternité te visite en vagabond sans toit. Elle s'invite et n'invite nulle part.

Ce n'est pas l'objet de contemplation qu'il faudrait muter en objet de désir, mais la contemplation elle-même.

Ma lumière ne réchauffe que de minuscules lambeaux de l'existence. Mais cela me suffit pour ne pas être tenté par vos éclairages racoleurs et froids.

C'est dans des impasses que le trafic d'idées est le plus dense. Mais ne confondons pas la cause avec l'effet : tous les Holzwege (chemins-impasses) ne sont pas des Denkwege (chemins-pensées), mais les derniers débouchent toujours sur les premiers.

L'histoire de l'Humanité rêveuse - transport de l'impossible dans les sphères du possible. L'histoire de l'Homme-rêveur - l'inverse, la décréation : « faire passer du créé dans l'incréé »** - S.Weil.

Dans la plèbe, je reconnais le philosophe d'après ce qui ne l'arrête pas. Parmi les philosophes, je reconnais le sublime dans ses lieux d'arrêt. Je dois passer outre, secoué de regrets, d'envies ou de dégoûts, que ce soit parmi l'encens, la huée ou l'indifférence. Et je m'arrêterai, le souffle coupé, les yeux et l'âme prêts à vénérer et à recevoir.

Du bon choix de compléments du Verbe : mets en lumière ton âme, mets à l'ombre ton cœur, mets au pas ton esprit. Laisse les autres dresser les esprits, amuser les cœurs et escamoter les âmes.

Mon vrai cœur est peut-être mon imagination, comme mon esprit est mon goût, et mon âme - mes larmes. Mais seul le poète a le droit de prendre les seconds pour les premiers. Ou les fusionner comme le Dieu de St-Augustin, qui aurait vu la flamme divine dans l'homme sous forme de cette magnifique triade : l'intelligence, le goût, le désir.

Je suis absent du fond diurne, cohérent, profond et consensuel, des tableaux du monde, mais je ne peux pas échapper à leurs cadres, communs et reproductibles, j'y suis réduit tantôt au polissage de truismes et tantôt au tissage de paradoxes sachant, que « les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain » - Proust.

Mon soi inconnu, c’est l’origine de mon inspiration, la grâce de mes rêves, grâce qui s’oppose à la liberté d’agir de mon soi connu. Quant j’écoute la musique du premier, je me libère volontiers du bruit du second. « Dans quel sens arrives-tu à te libérer de ton soi ? – là réside ta vraie valeur »* - Einstein - « Der wahre Wert eines Menschen : in welchem Sinn kann er zur Befreiung vom Ich gelangen ».

Le surhomme a la même généalogie en amont que l'homme grégaire (celui-là serait un ruminant comme les autres, mais sachant digérer le malheur). En aval, le second est beaucoup plus prolifique. Le bleu du ciel se dilue dans le temps comme le bleu des yeux et du sang. Ce même doux azur, qui comme le dit quelque part Hölderlin, baigne et le bel arbre et la pure ogive, qu'on n'admire simultanément qu'en ruines, cet édifice, dans lequel se réfugie le faible.

Le rhizome opposé à l'arbre, l'identification avec le sol nourricier - à l'appel du vide et des couleurs, l'enracinement - au déracinement, la banalité - à la hauteur, le discursif - à l'évaluatif - tel est le visage défraîchi du postmodernisme. Détourné du rêve, prônant l'horizontalité intégrale, misérable avec ses idées, se vautrant dans des mots ampoulés, il puise toutes ses niaiseries dans un réel net, malléable à merci et envahissant. Juger sans critères, en absence de l'universel - ils ne comprennent pas, que le libre arbitre de la représentation touche toujours à l'universel (au sens du quantificateur logique) et qu'il n'est donné à personne, au stade de l'interprétation libre, d'échapper aux critères logiques, éthiques ou esthétiques.

La hauteur est un pur fantasme, tel le bien (Socrate), le cogito (Descartes) ou la volonté de puissance (Nietzsche) ; ce qui se met au-dessus du corps et de l'âme, en défiant la force et la matière (qui nous attirent vers l'horizontalité). Moins qu'un cri - une mimique, un mouvement littéraire (Valéry).

Le talent : jeter des passerelles entre la réalité et le rêve, pour que dans le regard sur la réalité on reconnaisse le penseur, et dans le regard sur le rêve on admire le créateur.

Le surhomme et l'homme nouveau sont possibles, quand on accorde trop de sens aux fondations. Ne pas tomber dans le piège, ne pas introniser le sous-homme, le héraut des fenêtres ubuesques. La reconstruction comme la déconstruction (Aufbau ou Abbau), présentées comme architectures de salut, n'aboutissent jamais à la seule construction viable - aux ruines. Le surhomme est l'homme surmonté, le sous-homme est l'homme abaissé, l'homme nouveau est l'homme mort, les hommes sont l'homme grégaire, l'arbre disparu dans la forêt.

La simplicité - savoir ramener tout horizon vibrant à un seul point immuable ; la grandeur - rencontre de la profondeur et de la hauteur. « Il faut vivre avec simplicité et penser avec grandeur »* - Wordsworth - « plain living and high thinking ».

Le pauvre d'imagination se tourne vers l'avenir ; le pauvre d'esprit patine dans le présent ; le pauvre de vie peuple le passé. L'homme sensible s'éprend de la vie d'un rêve passé plus que d'un rêve d'une vie future. Penser à la conservation du futur et à la redécouverte du passé, c'est, à la fois, le culte du commencement et le souci de l'éternel retour : « Le retour au commencement est une espèce de futur » - Jankelevitch.

Pour atteindre à la simplicité innée il faut parfois des études complexes. « La simplicité résulte de la maturité » - Schiller - « Einfachheit ist das Resultat der Reife ».

Vivre selon Vertu, Nature, Vérité ? Les vies grand teint surgissent du contre ou du malgré. Mais, par la magie de l'éternel retour, tout contre finit par un grand oui. Du grand acquiescement final naît le style ; le non initial n'en définit que le rythme.

La haute philosophie apprend à s'attacher aux sujets valables ; la profonde, surtout orientale, - à se détacher des vétilles.

Il est facile de proclamer grand ou inexistant n'importe quoi ; c'est ce qui est grand et inexistant qui mérite notre vénération - Dieu et le bien, le beau et l'amour. Ce sont des arbres, comme tout le reste, mais arbres privés de racines à nourrir ; la terre et l'eau leur manquent, ce qui les voue à l'air et au feu. C'est cette splendide inexistence déracinée, aérienne ou flamboyante, qui élève mon regard, surtout aux moments, où mes yeux sont baissés.

Être héroïque : savoir sacrifier une force et savoir rester fidèle à une faiblesse. Être toujours fidèle à la force, mépriser toute faiblesse – la devise des goujats.

La sensibilité est le sens aigu des frontières. Frontières de la vie, de la poésie, des nations. L'homme insensible est un contrebandier. L'homme sensible est polyglotte, amoureux de sa patrie. Le danger ou l'ignorance des frontières inviolables travaillent le premier ; l'émotion de frontières, le connu caressant, face à l'inconnu blessant, - le second.

La paix d'âme signifie, par ailleurs, une infâme insensibilité à la musique, qui n'est que troubles, chutes, noyades, abandons. Mais la perspective la plus horrible étant la surdité musicale, toute consolation humaine doit se réduire au retour de la musique et de son intranquillité. « Le but de la philosophie n'est pas de calmer, mais d'inquiéter les hommes » - Chestov - « Задача философии не успокаивать, а смущать людей ».

Étymologiquement, être absurde veut dire émaner d'un sourd. La voix du sourd aux appels du siècle fait vibrer mes propres cordes. Celle du sourd à Dieu, me fait regretter, qu'il ne soit pas muet.

Être barbare, c'est ne pas savoir franchir, en toute légalité, les frontières entre une solution et son problème, entre un problème et son mystère. Être sot, c'est seulement ne pas savoir, qu'une frontière non-terrestre existe entre solutions et mystères. Être et sot et barbare, c'est ignorer l'existence de mystères et se dire : « Je me fiche de savoir si un idéal est profond ; je ne lui demande que de m'aider à résoudre des problèmes » - Rorty - « you can forget whether an ideal is deep, and just ask whether it's useful for solving the problems ».

Qui, pourquoi, quand, où, comment sont des barrières. D'un côté, ce qui se laisse, de l'autre - ce qui ne se laisse pas expliquer. Ceux qui manquent d'ailes n'envisagent le franchissement que dans un seul sens. La philosophie nous amuse à préfigurer le second et la poésie nous place par-dessus des barrières.

La poésie est affaire de l'élite peu partageuse ; la philosophie est de la poésie vulgarisée, à portée des machines ou des ingénieurs et à valeurs à faire partager. « Il existe bien la pensée ou le sermon collectivistes, il n'existe pas de poésie collectiviste »* - H.Hesse - « Es gibt wohl kollektivistische Gedanken und Predigten, aber es gibt keine kollektivistische Dichtung ».

Munir le passé de poids et l'avenir - d'ailes ? C'est le contraire qu'il faudrait faire.

L'âme veut la loi, l'esprit - des principes, le cœur - des recettes. Bâtir la vie, c'est formuler des recettes comme applications des principes puisés dans la loi.

Plus je suis compris, plus j'ai de racines. Mieux je suis senti, plus j'ai d'arômes. Un attachement aux fleurs, quand ni compréhension ni sentiment d'autrui ne m'y poussent, - est beau. Est grandiose une fidélité aux cimes, quand j'ai et compréhension et sentiment.

Sur l'opposition entre la vie et la pensée : dans toute section de la vie éclate le miracle de la Création, tandis que la pensée, dans le meilleur des cas, n'en est qu'un pâle reflet. Sans le sensible merveilleux, pas d'intelligible glorieux. Sans la profondeur lumineuse du fond, pas de hauteur ombrageuse de la forme. Mais glorifier une vie sans mystère est plus bête que se vautrer dans une pensée austère.

Puisque tout est pur aux purs (St-Paul), ceux-ci n'ont jamais peur de se souiller. C'est le contraire de la hauteur qui est un tamis et un filtre, une peur vigilante. Il faut se sentir impur, sans même voir ses impuretés, ne fût-ce que pour comprendre, que Dieu a plus que les yeux.

Pour traverser la vie, un guide est utile, mais les idées n'y sont que des tables statistiques. L'âme de musicien, c'est à dire le regard, reflétant nos paysages, même avec les yeux fermés, y est plus précieuse que l'esprit statisticien, nous ouvrant les yeux.

La pensée est têtue, le sentiment est docile. L'une doit être traînée, l'autre - entraîné.

L'horizontalité du gazon face à la verticalité de l'arbre. Paysage béni pour pique-niques, moutons et golfeurs ou climat à imaginer pour toutes les saisons d'un arbre - il faut choisir. « Le Français pense trop en termes d'arbre, le contraire de l'herbe, qui pousse par le milieu, c'est le problème anglais » - Deleuze.

Je porte en moi quatre acteurs : un homme secret, un condensé des hommes, un sur-homme potentiel et un sous-homme actuel (les quatre masques antiques portés par tout humain). Le surhomme serait-il ce dieu intérieur, sur lequel doit veiller le philosophe - Marc-Aurèle ? Et surmonter l'homme mystérieux - quel beau programme pour celui qui vit du rêve ! Avoir surmonté tous les quatre, c'est être poète ; c'est ce que fit Rilke, en surmontant Nietzsche !

Avoir son propre soi (le soi connu) n'est pas un fait ou un point de départ, mais un but et une permanente conquête (le soi inconnu n'étant que contraintes et commencements). Face à la dissension avec la raison. Le moi docile est troupeau. « Le moi est plus dans ce qui gouverne que dans ce qui est gouverné » - St-Augustin - « Magis sum ego in eo quod rego, quam in eo quod regor ».

Nos sens sont si étroitement surveillés par notre raison, complice totale de la réalité, que notre perception du monde est toujours miraculeusement fidèle à l'original. Rien à voir avec le bâton d'un aveugle (Leibniz). Nos sens sont connectés à deux usagers : le cerveau et l'âme, pour naviguer ou bien vivre des vertiges. Il faut être sourd pour ne pas l'entendre. Le bâton, à l'origine des vertiges spontanés, est une invention récente.

La lumière de l'esprit ne se décompose pas et seul l'arc-en-ciel du cœur peut exaucer mon désir de couleurs. La chaleur du cœur, trop active, ne se préserve pas ; seule l'inertie de l'esprit peut garder ses empreintes.

Les hommes se divisent en plébéiens, pédants et artistes. Le plébéien prend la vie, sans la transformer. Le pédant cherche une étiquette pour tout ce qui se révèle, il formalise. L'artiste erre dans la réalité, il en forme une autre, imprévisible et trépidante. Le plébéien est dans l'espace, dans ce qui est commun à de nombreuses générations. Il est l'incarnation du genre humain. Le pédant est mû par le temps, par ce qui est irréversible et contingent. Il est le fait du genre humain. L'artiste est libre, il est l'âme ou le rêve du genre humain. Le plébéien vit, car il ne sait rien faire d'autre. Ayant assez vécu, le pédant se met à beaucoup de choses n'entrant pas dans la vie réelle. L'artiste veut insuffler la vie dans ce qui l'émeut. Le premier a peur de la vie, le deuxième en est rassasié, le troisième en a toujours soif.

Quatre types de rayonnement : utilitaire, moral, mystique, poétique. Quatre questions abductives : quoi - création, comment - sensibilité, pourquoi - source, - liberté. Seuls l'ironie ou le regard répondent au au nom de quoi. Dans l'ironie on devine l'âme, dans le regard - l'esprit. Une ironie trop désinvolte devient stérile, un regard trop exigu confond la profondeur avec la hauteur. Peut-être que l'union de l'ironie et du regard s'appelle liberté : « Le au nom de quoi forme l'Un avec la Liberté » - Heidegger - « In eins mit Freiheit ist Umwillen ».

Deux seules façons dignes pour éreinter quelqu'un : dire que ses cordes sont pendables ou citer un meilleur archer.

Il s'agit de se pénétrer de la musique du monde : la mathématique en est la représentation, et la poésie – l'interprétation. Ne pas devenir simple luthier ou photographe.

Mon vote va au boutiquier, mon désir à l'amoureux, mon regard au philosophe, ma honte à l'ami, ma pitié au faible, mon ironie au fort, mon mot au poète, mon silence à Dieu.

On prouve la hauteur de son regard, quand, en n'évoquant que la féminité, on ne perd pas de vue l'image d'une femme. La même chose avec l'ironie et la pitié, le goût et la beauté. Ceci pourrait s'appeler refus du regard droit, celui qui prétend pouvoir se projeter sur l'épiderme des choses, tandis que le poète a pour toile soit le ciel, soit l'horizon, soit la nuit.

L'avoir a honte de mon savoir, l'être est fier de mes spectres. Fantômes savants et sagacité fantomatique - cures de mon orgueil et de mon défaitisme.

La hauteur est atteinte par une collection d'harmoniques, qui excluent le bruit et accentuent la mélodie. Sans bon regard, l'élimination du bruit n'aboutit qu'au silence.

L'esprit capte ou émet des lumières ; l'âme procure ou pare des ombres. L'esprit mesure l'heure ; l'âme fait oublier le temps. Même au midi de l'esprit, l'âme sait appeler son étoile.

Défier le temps est insignifiant aux yeux de l'éternité à moins que ce soit par le dédain de tout ce qui est irréversible. Rester dans le réversible, dans l'anamorphique - le plus beau trait de la jeunesse. La jeunesse - ne percer, ne posséder ni le monde ni soi-même ; avec la possession surgit la clarté, le souci et l'habitude ; porter haut l'ombre de soi-même. Les modernes sont jeunes par leurs doutes et vieux par leurs certitudes ; chez les Anciens, c'est l'inverse : leur poésie est celle de la maîtrise de leur propre voix et non pas de la hantise de l'écho des autres.

La montagne, l'arbre, la caresse – la hauteur minérale, végétale, animale – trois métaphores-hypostases de l'âme.

Jadis glorieux, vivre de l'impossible devint honteux. C'était vivre de l'espérance, c'est à dire d'une promesse de l'impossible. Saisir l'impossible, ou le néant, permet de cerner les frontières du nécessaire, ou de l'être. Plus on rêve l'impossible, mieux on fait le nécessaire. Mieux on saisit le platement possible, plus on est bassement suffisant.

Plus réduite est la multitude, contre laquelle je tempête, plus fière sera ma pose de colérique. Commencer par fulminer contre une élite, et bientôt mon arc n'aura plus besoin de flèches. Pointer une cible brillante plutôt que canonner un monstre excessivement mat. Comme Valéry pestant contre Pascal, ou Cioran - contre Valéry (ou Nietzsche - mal avalant son ressentiment face à Socrate, au Christ ou à Wagner).

La rencontre du regard, du désir et des ailes produit une voix, et c'est d'après la voix qu'on peut juger et un homme et une image et une idée. Par le grain de ta voix on devinera le timbre de ta vie.

Mon âme a pour père mon soi inconnu et pour fiancé – le créateur en moi. Mais elle restera vierge, mieux à sa place près de ma croix ou de mes ascensions que de mes prêches ou de mes miracles.

La hauteur, c'est l'attachement à l'impondérable en délicatesse avec l'obsession, qui est le poids de l'attache.

L’harmonie, les concepts, le mot, la musique, c'est par la chronologie des passages entre ces sphères que le philosophe se distinguent des autres. Le philosophe perçoit tous les bruits vitaux, les transforme en musique, par des mots à égale distance entre le réel et l'imaginaire. Le poète n'entend que la musique, dont la mélodie lui inspire les paroles fidèles. « Le monde, c'est une musique, à toi - de l'accompagner de paroles ! »*** - Pasternak - « Мир - это музыка, к которой надо найти слова ! ».

Viser la hauteur, y tendre, n'apporte, en soi, pas grand-chose à la qualité de ton élan ; ton élan doit partir de la hauteur.

La gravitation humaine nous pousse vers les sous-sols ; on ne lui échappe qu'en hauteur, hors les atmosphères irrespirables. La hauteur géométrique fait partie des platitudes : « Si tu veux toucher la cible, tu dois viser légèrement au-dessus d'elle ; toute flèche en vol subit l'attraction de la terre »** - Longfellow - « If you would hit the mark, you must aim a little above it ; every arrow that flies feels the attraction of earth ». Toute cible visible subit, tôt ou tard, l'outrage de la gravitation, les flèches fussent-elles impondérables. L'amateur du ciel finit par maintenir la corde bien tendue et par ne plus décocher de traits. Il préférera l’hyperbole (l’élan) à la parabole (le récit).

Mon âme ne s'éveille que lorsque j'interpelle mes passions. La dérisoire ambition des philosophes de former ou de forger les âmes les dévie de leur vraie vocation - apprendre à découvrir derrière tout bruit de l'esprit - une musique de l'âme.

Si la noblesse devait être associée à un quelconque échange généreux (Platon), ce serait par l'intermédiaire d'une bouteille de détresse, où j'aurais logé mon regard de naufragé.

Ce que j'ignore prépare ce que je dois, mais ce que je vois ne devrait pas effacer ce que je veux. C'est le contraire du : « L'homme peut ce qu'il doit » - Fichte - « Der Mensch kann was er soll ».

L'âme vile, cherchant à calmer ses remords, dit, que le péché aime fréquenter les âmes élues. Mais la noblesse consiste à savoir mon âme dans le péché, même quand autrui et ma propre tête lui accordent l'innocence.

L'étonnement, admiratif ou teigneux, devant la distorsion entre la réalité et l'esprit. Il faudrait renoncer à la réalité ET à l'esprit pour ne magnifier que l'étonnement.

Penser que l'essentiel est dans les objets ou jugements sur eux, c'est se condamner à l'accessoire. L'essentiel est dans la position des mains, qui caressent, et surtout dans la hauteur des yeux, qui se confessent.

Une certaine noblesse consiste à supprimer le temps en prenant le désir pour espoir.

Dis-moi de quoi tu te sens maître, en toi-même, et je te dirais ce que tu vaux. Je ne me respecte qu'emporté, sans offrir de résistance. Même un ahurissement maîtrisé me fait subodorer un vulgaire théorème.

La noblesse ne va pas sans la honte, c'est à dire sans quelques éclaboussures provenant de la boue vitale ; elle est donc presque à l'opposé du sacré, qui apparaît chaque fois qu'on trace une frontière entre le pur et l'impur.

Notre savoir passe par notre ouïe, et notre valoir - par notre vue ; nos moyens, les filtres, ou nos contraintes, les paupières. Nos oreilles, ces orifices sans virginité ; nos yeux, ces sondes avec fécondité. Même pour les yeux, la meilleure paupière est la hauteur inviolable. Mais il faut savoir se dérober à la surveillance du cerveau, ce proxénète ou racketteur de nos âmes accueillantes.

Trois dimensions du regard : la verticale, les deux horizontales - l'étendue et la largeur. Il y a plus d'oppositions entre deux sens de chaque alternative qu'entre alternatives. La gauche ou la droite, l'anticipation ou la nostalgie, la profondeur ou la hauteur. Mais la hauteur accompagne plus volontiers la gauche et la nostalgie.

Le bonheur : mon choix de la noblesse et la noblesse de mes choix, ce qui promet davantage d'inquiétudes que de béatitudes.

Le bonheur : savoir vivre de son rêve et rêver de sa vie. « Le même mystère forme mon bonheur et mon rêve » - H.Hesse - « Mein Glück bestand aus dem gleichen Geheimnis wie das Glück der Träume ».

La Multiplication dans l'étendue, la Transfiguration dans la profondeur, l'Épiphanie dans la hauteur - la géométrie terrestre y est fausse, la géométrie céleste - juste. L'autre, trop paternel ou trop lointain, ou « l'épiphanie dans la mesure de la proximité de l'un par l'autre » - Levinas.

Toute l'Antiquité est un tribut au troupeau. Même la lanterne de Diogène n'éclaire pas le bon côté de l'épiderme (deux expériences à tenter : obscurcir la lanterne ou ne faire attention qu'à ses ombres agoraphobes) ; elle se moque de l'homme platonicien inexistant, au lieu de dénoncer l'existence, même au fond des tonneaux, des hommes agoraphores. Le culte de la barbe au détriment de l'enfance. La préférence de la pierre à l'arbre, du grenier à la cave. La mort comme événement et non pas état d'âme. Aucune intuition de la prière. Ce qu'il y a de vraiment profond, dans nos âmes d'Européens, nous le devons davantage au Christ qu'à Périclès. Comment s'appelle Athènes sans Jérusalem ? - ou Rome sans Athènes ? - les USA.

Être entier par le regard (syncrétisme de hauteur) et fragmentaire par les choses regardées (éclectisme d'étendues sélectives). Le regard est vecteur apriorique de valeurs, et les choses n'en sont que porteuses apostérioriques. L'intensité du regard est au-dessus de la pénétration métaphysique. « En pensant en termes des valeurs, la métaphysique s'interdit de ne livrer l'être qu'au regard » - Heidegger - « Durch das Wertdenken fesselt sich die Metaphysik in die Unmöglichkeit, das Sein nur in den Blick zu bekommen » - sous un bon regard l'être ne fait pas que marcher, il se met à danser.

Tout ce qu’on atteint par une persévérance en continu, en se faisant guider par la suite dans les idées, même profondes, et la cohérence, même vaste, manquera de grandeur, qui ne se donne qu’à l’élan vers la hauteur. « L’esprit n’atteint au grand que par saillies » - Vauvenargues.

Pour croire en attrait des hauteurs, il faut avoir vécu, à leurs pieds, une transfiguration du vide.

Le sceptique dit : tout peut être rabaissé. Je suis un anti-sceptique, je dis : à une certaine hauteur, tout peut être vécu comme vrai et même comme beau. Le scepticisme est un croc-en-jambe, pour nous empêcher de déployer nos ailes ; l'anti-scepticisme est une décision de nous débarrasser des ballasts de nos prudences.

Ni les tournois ni les sondages d'opinions ni l'arrogance ne décident de rien en matières nobles. « Rien de beau ne fut accompli en compétition ; ni rien de noble - dans l'orgueil » - Ruskin - « Nothing is ever done beautifully which is done in rivalship ; or nobly, which is done in pride ». Les stratagèmes modernes - la coopération en mode compétitif, la modestie des foires de la vanité - n'y changèrent rien.

Le tempérament d'un homme devient intéressant, lorsque son enthousiasme égale sa haine. Ce qui souvent résulte, en ligne médiane, en un souverain mépris.

Ne combats jamais les hommes, se réservant le choix des armes, mais un autre homme, un ange, Dieu, un fantôme - et découvre, que ce n'était que le même adversaire et que ta meilleure chance était d'être désarmé.

Plusieurs tribunaux sont en charge des procès de la vie : la fadaise affrontant l'intelligence, la termitière opposée à la solitude, la hauteur traînée dans la boue par la vilenie. Je ne me sens l'âme de procureur que dans le dernier. Ailleurs, je ne puis être que témoin ou accusé.

Finie l'époque, où l'insolence ou l'esbroufe pouvaient ennoblir. La noblesse ne peut se nimber, aujourd'hui, que de résignation solitaire (puisque toutes les « sociétés du renoncement » - Goethe - s'évaporèrent).

Il s'agit non pas de briser les tables des valeurs, qui s'avèrent le plus souvent n'être que valeurs d'échange ou valeurs d'usage, mais de les laisser à leur place, dans le cloaque du quotidien et de l'utile. La vraie valeur, c'est ce qui en restera, après la résolution de cette contrainte.

Être affranchi de certaines choses peut être plus avilissant que d'être subjugué par d'autres.

L'échange est un mode de communication dans la platitude ; la hauteur est refuge des choses incommensurables et impondérables, refuge du chaos originel, où chaque élément peut se passer des autres : « Entre les astres ne sera cours régulier quiconque. Tous seront en désarroi. De terre ne sera faite eau ; l’eau en air ne sera transmuée ; de l’air ne sera fait feu ; le feu n’échauffera la terre » - Rabelais.

Fondation et élévation de ruines, en pierres de Sisyphe, que l'herbe supporte et le verbe emporte. « En herbes, verbes et pierres » - Paracelse - « In herbis, verbis et lapidibus ».

Il n'est donné à personne de disposer de la plénitude de tous les attributs d'un arbre, mais qu'on souffre de déracinement ou de manque de sève, il est loisible de pallier aux nœuds défectueux par un placement judicieux de variables. Car le but d'une vie ou d'une création est une unification avec les arbres interrogateurs, plus vivants, à certains endroits, que le tien. Unification du divers dans l'être, comme dirait un néo-kantien.

Le majestueux et le pathétique ne collent plus à rien ni à personne. À travers tous les pores on est pénétré par le minable gluant.

Pour cohabiter, il vaut mieux frôler un poli goujat sans âme. Pour survivre, un goujat impoli sans cervelle est préférable.

Être concerné par toutes les choses, c'est le credo de ces touche-à-tout de Rimbaud, Hofmannsthal, Mallarmé, Keats, Kafka, A.Breton ; ils n'ont pas de filtres, que des amplificateurs ou transformateurs leur assurant une hygiène de l'ennui (Baudelaire). Le travail filtrant : approche, attouchement, vibration - éliminer, maîtriser, vivre. Celui qui a un regard vibrant a rarement des yeux vibrionnants, contrairement à ceux qui pratiquent un « nomadisme intellectuel : les yeux, qui partout se nourrissent » - Emerson - « the intellectual nomadism : the eyes which everywhere feed themselves ». Je préfère les ascètes et les esthètes : « J'ai un goût sans prétention : les meilleurs me suffisent » - Wilde - « I have a modest taste : the best of the best is enough for me ».

L'appel du large émane du haut ciel plus que de la mer profonde. La hauteur traduit en chant le bruit entendu dans la profondeur.

Être en désaccord avec ce monde - mais qui ne le dit pas ? La question est : où sont les meilleurs accords - dans la force, la tonalité, la vitesse, la hauteur ?

Que valent mes révoltes face à l'accord monumental, qui unit mon âme à l'âme du monde ? à l'unisson, en canon, à contrepoints - tu ne peux qu'en développer le thème indiscutable…

Plus vous chassez le rêve de vos songes, plus vous avez besoin d'extra-humain dans le spectacle. Plus spontanée est votre adhésion à un conformisme infâme, plus bruyantes sont vos déclarations de guerre à la société. Plus l'épicier régule en vous la vision de la vie, plus vous appréciez le genre picaresque ou burlesque. « Le goût de l'extraordinaire est le caractère de la médiocrité » - Diderot.

Quel est ce paradis retrouvé, dont vous rêvez ? Est-ce celui que connaissaient Adam et Ève avant d'éprouver le sentiment, qui les rendit vraiment humains, le sentiment de honte ?

Le piège d'un esprit polémiste : démanteler, avec brio, une inanité, le plus souvent imaginaire, et s'en donner de la confiance et de la grandeur. Ne relève de gant sur aucune arène, aucun forum, aucune route ! Les anges n'attendent que dans les impasses et se méfient même de la Lune comme lumière et témoin.

Le serpent, muni de la pureté de colombe, ou la colombe, armée de la sagesse de serpent, deviennent moutons. Mais lorsque la pureté et la sagesse deviennent calculables, même les moutons muent en robots.

Dans l'ordre vital se retrouvaient les pires crapules et les délicats poètes ; à l'ordre géométrique ne se dévouaient que d'inoffensifs écolâtres et de paisibles boutiquiers. À notre époque, ces deux ordres fusionnèrent en adoptant les règles du second.

Deux cultes opposés, celui du centre et celui du premier pas. Le centre dont tout s'éclaire et rayonne ; le premier pas naissant dans une troublante obscurité. Le centre, le problème de l'équilibre et de la paix. Le premier pas, le mystère des ruptures et de l'inquiétude, l'attirance de mes frontières inaccessibles, l'acceptation d'être un Ouvert. Mon soi inconnu hante mes limites ; son hypostase articulée investit mon centre.

Les récipients et moi : le calice, dont seule la lie fait sentir la profondeur ; ou le vase, dans lequel je me verse, et dont je devines la forme dès les premières gouttes. « Être conscient de la lie est signe de la présence de l'âme » - Don-Aminado - « Ощущение осадка есть признак души ».

Le culte de la réussite vient de l'incapacité de porter dignement le poids valorisant de nos défaites. « Réussir, c'est d'aller de défaite en défaite, sans perdre de son enthousiasme »*** - Churchill - « Success is the ability to go from failure to failure without losing your enthusiasm ». C'est l'existence, là-haut, d'un autre jeu, où nos pertes d'ici-bas se transforment en martingales, qui justifie cet enthousiasme.

Le néant fut l'ultime refuge des attributs, qu'on avait tenté d'attacher à Dieu, à l'amour, à l'art. On appela cette tentative désespérée - l'absurde ou l'existentialisme. Sans point d'attache crédible, ces attributs n'ont qu'à se substantiver et à ne se lier qu'avec des conjonctions décharnées.

Les heures astrales ou hautes : les premières - pour ériger les écueils, les secondes - pour les surmonter. L'heure astrale : quand la raison me fait honte ou la chair me caresse. L'heure haute : quand, d'un seul coup d'œil, mon âme peut contempler tous les sommets de la vie. La félicité, c'est leur rencontre, que je vis corps et âme.

Le mot central, aujourd'hui, le mot, autour duquel s'éploient des prières, des mots d'ordre et des coups bas, c'est la réussite, la notion barbare et antichrétienne. Mais aussi très ambigüe, puisqu'un homme du rêve dit avoir réussi sa vie, si ses rêves étaient restés suspendus au-dessus de sa tête, sans jamais s'abaisser jusqu'à ses pieds ; la réussite du barbare - avoir mis la main basse sur tout ce qui paraît haut à ses appétits bien bas.

Le stoïcisme est un courage après, l'humilité est un courage avant. Le dernier m'est plus sympathique. « L'attitude stoïque est à l'opposé de l'humilité chrétienne » - T.S.Eliot - « Stoical attitude is the opposite of Christian humility ». Mais, puisque désormais seul le pendant mécanique compte, qui ne demande ni courage d'homme ni même lâcheté de mouton, la paix d'âme robotique suffit, pour garder la tête haute.

La sécurité et la tranquillité sont des valeurs que partagent les barbus antiques et bibliques, ainsi que les compagnies d'assurances et les body-guards. La paix d'âme peuple les habitations sécurisées. Même les étoiles sont abandonnées de rêves et livrées à l'agitation : « Il faut, pour trouver le repos, aller jusqu'aux étoiles » - Jankelevitch. L'ultime recours à l'inquiétude nous voue aux démons et géhennes, à l'écart des cités et en proie aux étoiles inhabitables. « Tout ce qu'un homme peut faire pour un autre, c'est de le rendre inquiet » - Kierkegaard.

Ils pensent, que l'essentiel est d'attacher ou d'arracher. Je penche pour : toucher ou cracher.

Le vrai élan n'est lié à aucun but palpable. Les déceptions viennent de cette mauvaise association. « La nature n'a pas de but, quoiqu'elle ait la loi » - J.Donne - « Nature hath no goal, though she hath law » - mais c'est la culture, et non pas la nature, qui édicte la bonne loi, faisant du commencement le contenu principal des élans créateurs.

L'homme grégaire se reconnaît par le poids accordé aux acquiescements ou aux refus, face aux requêtes du monde. Faute de questions intéressantes, l'homme libre se les invente soi-même.

Sans un idéal bafoué ni monstres à vilipender, la fougue du rebelle n'a que trois issues : l'ampleur du fait divers, la profondeur de l'accumulation technico-scientifique, la hauteur inconfortable de l'abdication.

Les plus beaux et complets symboles du culte des premiers pas vers l’irréel : le regard d'Orphée sur Eurydice, à l'orée de la vie, ou celui de la femme de Loth, « renonçant à la vie pour un seul regard » - Akhmatova - « отдавшую жизнь за единственный взгляд », en se retournant vers l’origine de ses élans. À comparer la barque sans événement d'Orphée ou le sel de la Terre que devint Loth, avec les jeux préprogrammés pour le navire, chargé de marchandises, d'Odysseus.

La soif de nouveau agite surtout les médiocres ; elle s’assouvit rapidement chez un bel esprit, qui alors s’occupe à entretenir une soif de l’immuable, de l’invariant, de ce qu’on pourrait appeler éternel.

Les fonctions principales des contraintes : ne pas dire ce que n'importe qui aurait pu dire à ma place, fuir le nominalisme (« Rien de trop juste ! » - J.Joubert), ne pas toucher aux choses exclusivement prosaïques, ne tendre que vers mes frontières inaccessibles, ne pas laisser les idées se répandre jusqu'à l'inévitable platitude finale, ce qui est propre de la réflexion, qui se propagerait sans contrainte.

Aux hommes de la forêt, du désert, de la mer, de l'ascension, - je préfère l'homme de l'arbre, du mirage, de la bouteille, des crêtes.

L'homme complet serait celui qui est capable de garder le même enthousiasme ou le même dégoût, en cheminant d'une mystique vers une éthique, en passant par une esthétique. Un philosophe, un artiste, un homme de conscience - ce qui paraît être la définition même du poète !

Il n'y a rien à explorer, poétiquement, dans ce que nous devrions ou, encore moins, pourrions être. La seule recherche, visant des réactions concrètes, serait ce que nous voudrions ne pas être.

Je ne connais pas d'avis, dont tout porteur me serait systématiquement antipathique. En revanche, j'ai une ribambelle de coreligionnaires de tout poil, que j'exècre, puisqu'ils situent mal notre avis. Les vraies confréries se forment en hauteur et non pas par de plates coordonnées communes.

Le bien est viscéral, le beau est aristocratique, le vrai est collectif - qu'y a-t-il au-delà du vouloir du sous-homme, du pouvoir de l'homme, du devoir des hommes ? - l'intensité du valoir du surhomme ! L'intensité, le contraire du progrès, du comparatif, du normatif.

La belle révolte : se libérer de l'astreignant. La belle résignation : s'imposer le contraignant.

Aucun rejet des extrêmes ne me met en appétit, s'il n'est pas accompagné d'une nausée pour le juste milieu.

Que le trop de savoir finisse par peser est un cas, qui ne se présenta jamais, et la posture faustienne ne fait que cacher l'un des deux amers constats : l'incapacité de mettre son savoir en images ou l'humble reconnaissance, que les mystères obscurs de l'âme sont infiniment plus passionnants et profonds que les problèmes limpides de l'esprit.

Tous les emplois sont aujourd'hui d'accès inévident. Celui de vaincu n'échappe pas à la règle. Sincérité du panégyrique des saloperies, indispensables au salut du genre humain. Refus de places publiques pour mes soliloques perclus au fond du souterrain, et que seule une oreille altière écouterait sans ricanement. Et aux voyages et chemins - « ton voyage se ferait non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel » (Platon), je préférerai l'immobilité et les ruines.

Trouvez l'intrus dans la liste de mots : château, regard de femme, larme, paysage. Tous témoignent d'une présence divine. Mais la divine défaite les éclaire tous, hormis les yeux de femme, qui guettent les triomphes et fuient les ruines.

Pour détacher l'âme du corps, l'un a besoin de quelques notes ou de quelques syllabes, l'autre - du meurtre d'un de ces jumeaux siamois, le troisième - de tirer la prise de courant commun, qui les alimente.

En fait d'art, agir au nom d'un bon droit est bête et servile, contrairement à la politique. L'attitude, qui nous découvre le mieux, est l'imposture reconnue, l'impossibilité de se réclamer d'une source, la traduction de pures mélodies en cadences abruptes. Parler au nom de ce qui refuse tout nom. Être interprète plutôt que représentant.

Tenir à la hauteur, c'est ignorer les mesures de la bassesse ; le pathos de la distance (Nietzsche - Pathos der Distanz), lui, se maintient souvent grâce au poids qu'exhibe le haut, poids qu'il calcule en unités du bas.

Ma vie, c'est la trouvaille de Tout par quelque chose qui est moi. Pour les autres : « La vie est une quête, par un Rien, d'après quelque chose » - Morgenstern - « Das Leben ist die Suche des Nichts nach dem Etwas ».

Commencements, parcours, fins : dans mon adolescence, un corps tourmenté et une âme naissante font de la hauteur poétique la quintessence de l'humanité ; ma jeunesse studieuse me rapproche de la profondeur savante et j'y place le sel de la terre ; ma maturité fait affleurer tout savoir vers la platitude mécanique et je me mets à apprécier l'ampleur philosophique. Heureux celui qui finit par un retour éternel vers ses sources, pour y retrouver son éternelle et infaillible jeunesse.

Pour se rendre compte, que nous avons des ailes, les uns doivent ouvrir leur porte, les autres - s'attarder aux fenêtres, les troisièmes - ne pas avoir de toit : « Un toit, au-dessus de la tête, empêche souvent de grandir »** - S.Lec. Mais « il faut se savoir au ciel, pour ne pas perdre ses ailes »*** - Hafez.

Toute fumée, même une fumée d'azur, ne conduit qu'au sommeil profond. La hauteur est question de veille, dans un vide d'azur. Il faut vivre d'un « rêve à l'usage de gens éveillés » - Platon.

L'enfance est anti-poétique : il lui faut des lumières et des démarrages. Le poète aime l'ombre, projetée vers sa haute immobilité.

Alterner la domination de l'esprit sur le corps (l'ange) avec la domination du corps sur l'esprit (la bête ou le surhomme), afin de donner à chacun l'occasion de ne pas quitter le sommet de son excellence.

Plus je suis attentif aux climats extérieurs, moins je suis conscient de son paysage intérieur. Mais plus imprimé est mon climat intérieur, plus grandioses deviennent les paysages extérieurs.

L'arbitraire d'une belle âme force l'admiration ; l'arbitraire d'une âme basse m'en inspire l'horreur. L'ordre peut être beau même chez la crapule ; le désordre, l'ataxie, ne séduit que chez le poète. La beauté ne s'hérite pas, hélas ; ne s'hérite que l'arbitraire, qui finit par s'inscrire dans les règles des sots.

On peut tolérer, que la surface soit profonde, mais la source ne doit être que haute.

C'est la part du rêve ou du talent qui traduit, respectivement, mon vouloir ou mon pouvoir – en valoir. Je suis ce que je veux en rêve, je deviens ce que je peux avec mon talent. Je vaux par l'harmonie entre mon être et mon devenir.

Ce n'est pas le rôle du rêve que de me consoler par l'oubli - la vie, à mon réveil, m'affligera d'autant plus durement. Il faut rêver en éveil (« l'espoir, c'est le rêve de l'homme en éveil »* - Aristote) et ne chercher de consolations qu'auprès d'une vie endormie. Rêver pour dissoudre le visible dans le lisible, le contraire de « Ceux qui rêvent de jour sont conscients de tant de choses échappant à ceux qui ne rêvent que la nuit » - Poe - « Those who dream by day are cognizant of many things that escape those who dream only at night ».

La jeunesse, c'est un bonheur voué aux yeux ouverts, la caresse aussi réelle que la peau ; la maturité - la béatitude réservée aux yeux fermés, toute caresse naissant et croissant dans l'imaginaire. Odysseus ou Homère.

Je ne m'appauvris que de ce que je n'ai jamais possédé. Je m'enrichis le mieux de ce qui m'est donné secrètement à la naissance.

Celui qui manie les dates de sa naissance s'accommode bien d'ignorer la date de sa mort.

Le mystère est vu aujourd'hui comme quelque chose de frivole et d'impuissant. En absence d'âmes, ils attachent la gravité et la force à la seule raison. « Ô Mystère, ô tourment de l'âme forte et grave ! » - Vigny. Les âmes passionnées, défaites par l'esprit impassible, perdirent toute légèreté et s'adonnent au calcul intégral ; rien d'étonnant qu'elles délaissent le Mystère, avec son rêve séducteur, et se dévouent aux Solutions, avec leur fil conducteur.

Le juste nomadisme dans des platitudes, où s'enracinent de victorieuses certitudes, ne doit pas m'empêcher de pratiquer une juste sédentarité dans une hauteur, où poussent les plus indéracinables défaites.

Tout le monde cultive le souci de soi, mais, ordinairement, avec le regard de l'autre. C'est le souci de l'autre qui fait l'homme, surtout si son regard procède de lui-même.

L'intensité elliptique – l'ironie ; l'intensité parabolique – la métaphore ; l'intensité hyperbolique – le style. Le talent, c'est la maîtrise de ces sections, obtenues par les trois angles de vue sur le même objet spatial.

L'aristocratisme des sens : se délecter d'une pureté à même le plus noble des sens, les yeux de l'âme. Les yeux d'un esprit noble aident à voir de la pureté parmi n'importe quel empirisme. Pureté, face cachée de la réalité.

On juge le souffle aussi bien d'après ses harmoniques et ses exhalaisons que d'après la faculté de le retenir, surtout lorsqu'il est coupé.

Viser la lune, même si je ne la décroche pas et la rate, je me trouverai peut-être parmi les étoiles. Alta pete ! - Vise haut !

Les plus fraternels incitants, c’est R.Debray qui me les offrit ; les plus savoureux des aliments, c'est chez Valery que j'en déguste ; les plus flamboyants des excitants, c'est Nietzsche qui m'en charge ; mais ce sont mon goût et mes appétits qui les commandent ou décommandent à ma table ; et je reste, volontairement, sur ma faim, cet état béni de mon corps et de mon âme.

Ils pensent, que le regard est dans le retard. Chez l'homme de loisirs sachant creuser, sur la transversale de l'événement. Je le verrais mieux dans les yeux de l'homme de plaisirs sachant se désennuyer. À la verticale de la ligne du temps.

Les avides de descendances sont rarement mus par l'appel d'ascendance.

Je salue tout triomphe de la machine nous assiégeant de l'extérieur. Mais je ne parviens pas à vaincre la répugnance devant la machine qui, de l'intérieur, subvertit l'homme, en bridant son cœur et en subjuguant son âme.

On est condamné tant qu'on a l'alibi.

Les cœurs calculateurs ont honte de chamades et s'adonnent aux charades. Les âmes incolores vivent d'images de synthèse.

La dichotomie clanique la plus parlante est celle qui divise nos semblables en ceux qui voient dans l'homme une splendeur époustouflante et en ceux qui n'y trouvent qu'une vacuité de plus. J'adhère, sans ciller, au premier clan, tout en disant, que la splendeur humaine est dans une vacuité, que seul sache faire résonner l'artiste.

La patrie sert aux têtes soporifiques pour se sentir bien chez soi, aux têtes nostalgiques - pour justifier, faussement, leur sensation, ou plutôt leur besoin, de déracinement et d'exil. « Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité ! »*** - Levinas.

Le choix est entre l'imposture (la mystification de soi) et la conscience de soi. L'artiste opte pour le premier terme, afin de communiquer avec la source de tout ce qui est mystérieusement humain. Les autres se partagent en deux groupes équivalents : les joueurs conformistes et les jouets anti-conformistes.

Il faut bien disposer de la perfection du miroir, mais pour ne bien refléter que des rêves. « Je rêve de ma peinture, ensuite je peins mes rêves »* - Van Gogh.

Test de la noblesse d'une idée : même un ignare sans qualification peut y accéder. La bassesse exige aujourd'hui des aptitudes professionnelles.

Leur démarche de la philosophie du soupçon ne paye pas de mine, puisqu'ils ne font jamais un pas de plus, dans la même direction, pour se trouver - comme avec l'apparence sceptique ou le simulacre épicurien - dans la physiologie du banc des accusés.

S'attaquer surtout au non-existant : après la naissance du rêve ou la mort de Dieu - chercher à donner vie au regard.

Les principes sans aucun lyrisme sont voués à la vulgarité robotique. Mais la vulgarité lyrique peut t'ôter des principes. C'est l'âme qui doit te guider dans le premier cas, et l'esprit - dans le second.

Préférer la hauteur des sources à la largeur des estuaires, les contraintes, climatiques ou paysagistes, des rives - au volume et à la profondeur du fleuve.

Ils m'appellent à ne pas chercher à sauter au-dessus de mon nombril, tandis qu'eux-mêmes s'évaluent à l'étendue de leur ombre médiatique, ce qui justifie leur nom de reptiles. Qui ne voit même pas son ombre ? - le volatile !

Constat désabusé : toute tentative de réduire la source d'enthousiasme au feu (le geste), à la terre (la mémoire), à l'eau (la vie) - échoue. Il ne reste, pour tout ce qui se veut ailé, que son élément naturel - l'air (le rêve), pour être porté non pas comme la lumière, mais comme le son. « L'élément de la parole est l'air, le médium vital le plus spirituel et le plus universel » - Feuerbach - « Das Element des Wortes ist die Luft, das spirituellste und allgemeinste Lebensmedium ». L'air, symbole de la verticalité, représenté, dans l'Antiquité, par une ligne verticale, les autres éléments étant réduits à la plate géométrie de carré, de zigzag et de spirale ; l'air de la hauteur, l'air tonique (eine Luft der Höhe, eine starke Luft - Nietzsche).

À chaque élément - sa propre torture : Icare et son air, Ixion et son feu, Tantale et son eau, Sisyphe et sa terre. Le premier doit être le plus près de l'art, c'est à dire de la hauteur, puisque l'art serait la maîtrise de la transmutation de tout élément - en l'air, en musique, tout en contenant un pressentiment de chute.

Le regard naît avec la trouvaille de son propre souffle. Que ce soit dans la lumière d'une imagination, lux rationis, ou dans les ténèbres d'une sensibilité, tenebrae fidei. Le contraire de regard s'appelle inertie. « La vie noble s'oppose toujours à la vie par inertie »*** - Ortega y Gasset - « La vida noble queda contrapuesta a la vida inerte ».

Ce n'est pas le métier d'artilleur qui ruina la chevalerie, mais celui d'usurier. Ce n'est pas l'informaticien qui aura évincé le livre, mais le e-businessman.

Le soi connu ignore ses ressorts ; il se détache de son œuvre, que lui souffla le soi inconnu. « L'homme parfait est sans soi, l'homme inspiré est sans œuvre » - proverbe chinois. Les yeux se baissent, où règne le regard.

Ne pas réduire la hauteur à un problème géométrique, qui la vouerait aux projections, et toute projection sur l'axe des choses (« zu den Sachen selbst » - Husserl) est une chute. La hauteur devrait être affaire de l'oubli de ce qui attire par le poids ou les coordonnées, affaire du regard attiré par l'impondérable.

Ce qui rapproche l'aristocrate du bon sauvage : pudeur et inaction des beaux sentiments.

Rêver, c'est entendre de la musique à travers toute clameur de la vie. Et comme toute vraie création naît du besoin d'échos, on se met à griffonner des pages ou des toiles, car c'est le seul moyen de munir son rêve - du regard, pour répliquer à l'oreille. « On naît poète, on devient tribun »* - Quintilien - « Nascuntur poetae, fiunt oratores ».

La honte me visite la nuit et me donne rendez-vous dans mes ruines. De jour, j'oublie le sens de l'Annonciation et me rends au palais de la dignité, au château de la gloire, à la tour de l'honneur. Seuls les insomniaques peuvent vivre, et non pas interpréter, la honte du grabat.

La hauteur est peut-être équivalente à la profondeur sans épaisseur. Au discours dont l'architecture consacre et accueille le silence. Mais les mots ne viennent pas du silence, mais d'une musique, naissante dans le désir. Mais si les mots ratent la représentation musicale, ils retomberont dans le silence. La musique des rêves est abandonnée par les interprètes modernes, qui ne reproduisent plus que le bruit des idées et du monde.

La hauteur de l'âme : se moquer des abîmes, ou plutôt n'en reconnaître qu'un seul, la mort.

Un faux orgueil - ne toucher qu'à ce qui est grand ; une fausse humilité - ne décortiquer que ce qui est petit. Sans y toucher, il faut ne survoler que des choses, dont l'ampleur n'a de sens qu'en hauteur.

L'art de la vie consiste à tempérer les trois grandes illusions : celle de la liberté (par l'humilité), celle de la hauteur (par l'ironie), celle de Dieu (par un amour gratuit).

Aucune chose, en elle-même, n'est en-dessous d'une exigence de hauteur ; c'est le regard qu'on y porte qui en dessine la dignité. Le regard est un arbre interrogateur, et lorsqu'il ne comprend plus aucune inconnue, la chose disparaît et s'identifie à cet arbre, devenu arbre interprétatif. La poésie, c'est la permanence des inconnues ; elle est le dernier recours, pour avoir une nostalgie des choses mêmes.

Les valeurs, ce sont des points de rencontre entre la réalité et le rêve. Elles ont besoin et d'équilibre et de vertiges - de l'horizontalité du savoir et de la verticalité du valoir.

Me présenter, devant mes égaux, dans toute ma vulnérabilité. N'opposer aux autres que l'invulnérabilité des ruines, citadelles sans murailles (« muris quod caret oppidum » - Sénèque) - qu'ils tremblent pour leurs édifices, mes séjours saluent les secousses, les éruptions et le clair de lune. « C'est inébranlé, que tu accueilleras toute ruine »*** - Horace - « Impavidum ferient ruinae ». Surtout si je continue à ne pas quitter ma turris eburnea (tour d'ivoire).

Il est des sensations ou des images, qui envoûtent l'âme, mais désespèrent la langue : le bonheur, Dieu - qu'aucune forme langagière sérieuse n'épouse ; on est condamné à les laisser dans l'antichambre des métaphores platoniques. L’espérance a besoin des yeux fermés ; l’esprit commande les yeux ouverts, pour nous conduire vers la désespérance ; l’âme, c’est le regard, les yeux fermés, inventant des espérances fugitives.

Notre existence se déroule dans deux domaines – la réalité et le rêve, dont l’intersection diminue avec l’âge. On affronte la vie réelle avec les yeux ouverts, et l’on découvre son caractère tragique. Le rêve se marie bien avec l’espérance qui n’est pensable que les yeux fermés – l’extase, le bonheur. « Le bonheur a les yeux fermés »** - Valéry.

Impossible d'associer à la noblesse un rite. Si je devais l'identifier à un sentiment, j'élirais la honte, à une attitude spirituelle - l'ironie, à un mouvement social - la solidarité, à un contenu artistique - le rêve. Mais le succès de cette union sonnerait le glas de mes visées dynastiques. On ne se perpétue que par la défaite, défaite dans le seul combat noble, dans la résignation.

La verticalité est le goût des hiérarchies axiales, la préférence donnée à l'absolutisme des comment, par rapport au relativisme des quoi. Soit le qui se projette sur l'infini des exubérances, soit sur la platitude des connaissances.

On conjure tout rêveur de quitter sa caverne onirique et de redécouvrir le monde. Ils ignorent, qu'il n'est donné à personne de quitter la Caverne, et ceux qui croient le contraire sont dans la caserne, l'étable ou la salle-machines, à éclairage fonctionnel et artificiel.

Avoir de la hauteur : élargir les horizons, sans abaisser le ciel.

Il faut reconnaître, que la pose de Cioran - tout m'est de trop et tout me manque - est une solution de facilité ; trouver la plénitude au milieu des choses inexistantes est un défi plus digne. A.Kojève, n’a-t-il pas tenté une philosophie de l’Inexistant !

Le bilan des trois millénaires : sur tous les champs de bataille - empirique, idéologique, sentimental, littéraire - la noblesse est vaincue. D'où la démilitarisation et le service alternatif des généraux, des capitaines d'industrie, des lieutenants d'administration, des majors ès lettres, des commandantes de la rébellion. L'Histoire est une nécropole d'aristocraties.

Le nihiliste, qu'il faudrait dénoncer, est celui d'un arc lâche, intraduisible en lyre, de l'indifférence pour une intensité suffisante, de l'égalitarisme dans le choix de cibles et de distances.

La noblesse du regard, ce n'est ni l'étendue entre-ouverte de l'avenir, ni même la profondeur entrevue du passé, mais bien la hauteur entretenue d'un présent, débarrassé de ses soucis terrestres. À l'échelle temporelle, il est semblable à l'instant de Zarathoustra (der Augenblick - regard des yeux), dont l'éternité enveloppe les chemins du passé et de l'avenir. À l'échelle spatiale, le regard, c'est l'enveloppement ludique de choses, rendant leur développement pragmatique - superflu.

Le destin se présente en loques, c'est le hasard qui se pavane en robes d'apparat ; et le bon goût consiste à anoblir les haillons du premier et à se moquer des paillotes du second. Tenir à l'être éphémère au détriment d'un devenir historique : au flux du devenir résiste l'être latent. Ou bien ne voir dans les deux qu'un aspect vestimentaire, sans rapport avec la nudité de mon être, dont aucune couture ne cache les coupures. « Sur les guenilles usées du chantre, la gloire n'est que du rapiéçage voyant » - Pouchkine - « Слава - яркая заплата на ветхом рубище певца ».

Il y a gros à parier, que ce n'est pas à l'horizon que se profileraient mon salut ou ma damnation (et si Hölderlin : « le lointain du salut par le signe » - « die Ferne rettender Winke » visait la hauteur ?). Ce serait plutôt près de mes pieds, où viendrait s'agenouiller le meilleur de moi, toujours chevaleresque et la tête basse, toujours vaincu et l'âme haute.

Pour me proclamer libre, il ne suffit pas que la voix de mon âme s'élève au-dessus de la loi de mon esprit. Il faut, en plus, que cette voix soit de la musique divine et que cette loi ne soit pas lue au ciel. Toute noble liberté est triomphe de l'harmonie interne sur le calcul externe. Un simple interprète, non-compositeur, peut-il être libre ?

Ceux qui cherchent à vivre en profondeur se frottent trop aux reptiles et en contractent des réflexes. Les volatiles s'évitent, et ceux qui rêvent en hauteur gardent l'aile de leur propre espèce.

J'aurais dû parler d'ailleurs et non de hauteur, puisque ce qui est à rechercher ne se trouve ni dedans ni au-dessus, mais bien au-delà. Acméisme plutôt qu'informisme ou suprématisme. En quittant l'informatif ou le comparatif, on a de bonnes chances de se trouver face à la hauteur superlative.

En séparant ton désir de son objet, garde l'étonnement de celui qui entre dans ce monde. Le rêve, c'est un petit miracle se déployant en toi-même. Tant de stériles croyances naissent d'un miracle extérieur, tant de stériles désenchantements produit un miracle raté. La promesse tenue ou la magie cruelle sont de mauvais pédagogues, mais de bons philosophes.

La fuite face à la vie, vers une mort, qui serait un sommeil sans songes - un mauvais apologiste nécro-mantique voit ainsi le divin Socrate bien somnambulique. La noble attitude humaine serait l'immobilité face à la mort biographique, au milieu des songes sans sommeil, que serait devenue la vie thanatographique en veille. Et Freud n'y voit pas la vraie dimension, la hauteur : « Le rêve éveillé s'étend en largeur, mais aussi dans un lointain profond » - « Der Tagtraum erstreckt sich wie in die Breite, so in die tiefe Weite ».

En universalité, le chant l'emporte sur la danse comme la parole sur la marche. La danse ne peut être que jeune, tandis qu'on imagine le chant même chez un agonisant.

Le sur-moi freudien est plutôt un sous-moi, puisque la psychologie des profondeurs est, en réalité, une psychologie de la bassesse ; la psychologie du souterrain fut créée par Dostoïevsky, avec son sous-homme, et celle de la hauteur - par Nietzsche, avec son surhomme.

La profondeur et le fiel, c'est le cloaque, où aboutissent ceux qui perdent la hauteur et le ciel. « La hauteur de l'orgueil se mesure à la profondeur du mépris » - Gide - tu te trompes de règle ! La profondeur est continue et la hauteur est en pointillé.

La direction de mon regard et l'évocation des choses vues me sont imposées. Ne dépend de moi que la qualité de ce regard, qualité qui s'appelle hauteur ou intensité noble.

L'ordre du progrès dans l'art du mépris pour : ceux qui font, ceux qui font savoir, ceux qui savent faire, ceux qui savent. Et l'on finit par ne se fier qu'à ceux qui rêvent, sans passer par ces verbes parasites : être, avoir, faire, savoir, devoir, pouvoir…

Tant que, pour garder la tête haute, on rejette la prosternation et la prière, on prouve, que son âme est d'ascendance basse. Mais si l'on courbe le cou pour témoigner de sa parenté avec une divinité, son âme s'abâtardit. Il faudrait réserver à la tête - l'horizontalité (« le courage pour l'étendue de la raison » - Benoît XVI - « Mut zur Weite der Vernunft »), pour que l'âme garde sa solitude - dans la hauteur. « La prière est le désespoir de la raison »** - Jankelevitch - puisque tout ce qui a la forme de prière a le fond précaire. J'aime la dialectique, approuvée par la prière, et la prière, sacrée par la dialectique.

La seule philosophie, à laquelle j'adhérerais, est la philosophie de la noblesse, dont la première pierre fut posée par Nietzsche (celles de l'ironie, vers soi-même, et de la pitié, pour l'homme, attendent leur architecte). Les stoïciens, épicuriens, cyniques ou sceptiques s'occupent du sous-homme, qui devrait tenir la tête haute ; l'aristocrate cultive l'homme à l'âme haute.

Au début, ils pensent protéger leur âme, en n'offrant aux autres que la vue de leur épiderme. Mais le ballet incessant des chatouilles, déchirures, caresses fait vite oublier l'auteur de toute musique ; on ne caresse pas les cordes de l'âme, on les tend, car la première fonction de la musique est le tragique et non pas le ludique

Notre sympathie hésite entre l'homme qui croit, l'homme qui crée et l'homme qui crie : la foi, l'art et la souffrance ; la mystique, l'esthétique et l'éthique. À partir de ces trois dimensions, ou bien on réussit à en faire un espace électif, discret et Ouvert vers l'intemporel - la noblesse, ou bien on les projette sur la continuité, l'irréversibilité et l'ouverture au temps - l'inertie, le conformisme.

Ciseler mon buste, dans mon souterrain, ou me peindre, dans ma tour d'ivoire, sont des tâches nobles. Tandis que ériger mon socle est ridicule. C'est la qualité de mes ruines qui renseigne le mieux sur la hauteur de mon piédestal et sur la grandeur de ma statue.

Pour le vilain, la raison et l'expérience réduisent en nous la part sensible à l'illusion. Pour le sage, elles l'élargissent. Pour le poète, elles la rehaussent.

Plus on s'accroche à la hauteur, plus on tient aux catégories d'être et de valeur ; plus on se consacre aux profondeurs, plus on est tenté par l'avoir et la valeur marchande.

« Faire de vertu nécessité » - aurait pu être une devise de la noblesse ; à comparer avec Descartes : « faisons de nécessité vertu », (devenu un proverbe français). « La noblesse consiste à ne pas se laisser dominer par le nécessaire » - Valéry - accorde trop de place au pouvoir au détriment du devoir. Esthétiquement et logiquement, la nécessité des choses peut être vue comme une beauté en soi, mais chez l'homme, l'impératif ne vaut pas grand-chose à côté de l'instinct : « L'instinct, revêtu de noblesse, est la grandeur des hommes » - Euripide.

Les plus belles des contraintes, en positif : poursuivre ce qui peut être tout ; en négatif : fuir ce qui doit être rien. « Pour être tout, ne sois rien en rien » - Jean de la Croix - « Para venir a serlo todo, no quieras ser algo en nada ».

Ce chapitre fut le premier de ce livre et aurait dû rester le seul. Mais l'ambition me dévoya et ce qui fut pressenti comme Soustraction de l'infâme se mua en une Somme de l'âme.

Le sacrifice de l'horizontalité des réussites, la fidélité à la verticalité des chutes du soi connu et des envolées du soi inconnu - deux exercices de liberté, deux manières d'être rebelle.

Est à hauteur d'arbre ce que l'homme embrasse du regard. Les échelles et les routes l'amènent à la platitude d'étables.

Cheminements de réconciliation entre l'Antiquité et le Christianisme : de la grandeur d'âme on s'élève à l'humilité ; de l'humilité on tombe dans la grandeur d'âme. Réversibilité. Changement de verbe : la fierté de ce qu'on est, l'humilité devant ce qu'on dit, la honte de ce qu'on fait. L'humilité née du sentiment de sa petitesse est niaiserie ; il faut être assez grand pour toucher à la haute humilité.

La grandeur, que ce soit en profondeur ou en hauteur, se mesure à la qualité des contraintes : « Sur sa route, César se met les Alpes, pour mieux montrer sa grandeur » - J.G.Hamann - « Cäsar wirft sich die Alpen im Wege, um seine Grösse zu zeigen » - comme d'autres, plus nobles, s'inventent des gouffres, pour mieux tenir à la hauteur.

Dans le jeu vital, les fins et les enjeux deviennent à ce point mesquins, qu'il vaut mieux se pencher davantage sur les contraintes, sur les règles qui tiennent lieu de lois. Quand on a trouvé de belles contraintes musicales, ce n'est plus la marche vers le but, qui entraîne et réjouit le plus, mais la sensation d'un sol se dérobant sous les pieds et d'un ciel bénissant la danse. « Il faudrait danser la pensée » - Valéry.

Mes forces banales développent, en toute liberté, le bruit de mon soi connu ; mes forces supérieures enveloppent, dans une obéissance enchantée, la musique de mon soi inconnu. La liberté n'apporte rien à l'âme ; la servitude déprave l'esprit.

Je refuse de paraître aux fenêtres, d'animer la cuisine, de fréquenter les couloirs, de dévoiler les fondations ou de mesurer l'escalier, et voilà que mon édifice est déclaré, même par moi-même, - ruines.

Le corps part des yeux, l'esprit – des choses vues, l'âme – du regard. Trois démarches difficilement compatibles dans l'espace, et que Goethe cherche vainement à fusionner dans le temps : « Né pour voir, préposé au regard » - « Zum Sehen geboren, zum Schauen bestellt ».

Bâtir des navires, élever des phares, chercher des souffles et des houles - la raison perce dans toutes ces résolutions réalistes. Mais rédiger des messages à confier à la bouteille de détresse est un passe-temps orphique, que seules comprendraient les sirènes, bien que l'un des meilleurs usages de la raison soit d'illuminer les naufrages.

La majorité des sages étale devant la raison même des litanies élogieuses. Quelques rares poètes (Nietzsche) en chantent la vitesse (l'intensité), mais c'est son accélération (le vertige) qu'il faudrait mettre en musique. Les dérivées de la raison, plutôt que la raison elle-même. À la raison panoramique opposer le regard hiératique, vertical.

Aujourd'hui, on ne trouve de grands que parmi les ratés. Plus les réussites éclairent mon chemin, plus grand est le soupçon, que ce que je foule soit un sentier battu et ce qui m'attend au bout soit une étable. Et dans : « Plutôt tout rater que ne pas faire partie des plus grands » - Keats - « I would sooner fail than not be among the greatest » - il faudrait remplacer 'rater' par 'réussir'.

Tant de chercheurs du sens de la vie et si peu de ceux qui en attendent la musique, le mystère, l'élan. L’obsession par le sens et l’état atavique de nos sens sont parmi les premiers symptômes d’une robotisation de l’homme.

Deux sources de pathos inconciliables : la faiblesse de mes genoux ou bien le désir de cacher ma bosse, suivi de la découverte, inattendue, de mes ailes. « Sabots ! Ailes ! Entrelacés ! Unis ! Ô, hauteur ! Hauteur ! Hauteur ! »** - Tsvétaeva - « Копыта ! Крылья ! Сплелись ! Свились ! О, высь ! Высь ! Высь ! ».

Pour couper court à toute velléité d'héroïsme, dis-toi, qu'une histoire humaine sans un seul personnage est aussi réalisable qu'une algèbre sans un seul chiffre. « Notre vie est un récit sans trame ni héros, faite de la vacuité, du chaud balbutiement des digressions » - Mandelstam - « Наша жизнь - это повесть без фабулы и героя, сделанная из пустоты, из горячего лепета отступлений ». Mais si l'héroïsme dans la vie est chimérique, l'héroïsme de la raison, toujours plate, est envisageable : plonger dans la profondeur de l'esprit, devenir seul comme Jacob, ou s'élever à la hauteur de l'âme, devenir Ange, - et vivre de cette lutte.

Avoir de la hauteur signifie savoir traduire en vol ce qui, sans mon âme et sans mon talent, serait condamné à la marche. Mais les hommes, ayant compris la mécanique de l'aile, comme ils avaient compris celle du pied, se contentent, en tout, de la platitude. « Dans nos écrits, la pensée semble procéder d'un homme qui marche ; dans les écrits des Anciens, elle semble procéder d'un oiseau qui plane »* - J.Joubert.

En se lassant de l'homme, des actes, des systèmes, on finit par leur refuser tout titre de noblesse. Avec désespoir ou ravissement, on en trouve la seule assise durable – la métaphore – littéraire, picturale ou musicale. Et puisque la vie ne vaut pas grand-chose sans noblesse, on finit par admettre, que la vraie vie c'est l'art.

But : garder l'âme haute. Moyens désirés : l'inclémence de la honte, la liberté de l'ironie, la vivacité du mot. Qui veut les moyens voudra le but. « Dans une grande âme tout est grand » - Pascal - y compris la honte.

Toute descente vers la profondeur peut être vue en continu ; tandis que toute ascension vers la hauteur n'est que rupture, toute gradation est discrète. L'infériorité - cause de la puissance des semelles ; la supériorité - effet de l'impuissance des ailes.

En remontant aux causes premières, à partir même du plus profond de nos embrasements, nous tombons, immanquablement, tôt ou tard, sur un leurre, ce punctum pruriens (Schopenhauer) de toute pensée : « Dès qu'on insiste un peu, c'est le vide » - Céline. Ne pas insister n'est pas glorieux : « Ce n'est qu'un esprit peu exigeant qui se contente de peu. Un sot serait-il un sage ? » - Valéry - puisque, d'après Horace, ne pas le savoir, c'est vivre en esclave.

Ils attendent, que l'arbre soit tombé pour en mesurer la hauteur en unités de leurs platitudes ou profondeurs. L'arbre n'a de hauteur qu'en touchant au ciel.

Associer à la hauteur la lumière - l'erreur, partagée même par Nietzsche (qui, en plus, associe les ténèbres - à la profondeur, qui est lumière même ! Pline l'Ancien commet la même erreur : « La profondeur des ténèbres, où tu puisses descendre vivant, donne la mesure de la hauteur, que tu puisses espérer d'atteindre »). La vocation de l'illuminé, de l'intérieur, par la hauteur, est d'émettre des ombres, faire de l'obombration de l'esprit au-dessus d'une vie consentante. « Le front chargé des ombres que tu formes, dans l’espoir d’un éclair »** - Valéry.

Ce n'est ni la « durée-étendue » (Rousseau) ni l'« intensité-profondeur » (Nietzsche) des grands sentiments qui fait les grands hommes, mais l'intensité de la durée, du devenir, - la hauteur. On est ce qu'on devient, se dit l'homme d'élan ou de plume, tel fut le sens de la vie nietzschéenne, qu'il déforme lui-même dans le paradoxal : « Comment on devient ce qu'on est » - « Wie man wird was man ist » - à moins qu'il y mette simplement le comment au dessus du quoi, ce qui aurait dû donner : comment on est ce qu'on devient.

Deux sortes d'hommes : ceux qui croient, qu'un geste ou une réflexion expriment leur fond, et ceux qui s'avouent intraduisibles. En langage de l'âme, seul le visage est et la lettre et l'esprit et le tableau. Mais tu ne prouves son authenticité et grandeur qu'en inventant un masque monumental : « La folie des grandeurs est un masque de l'homme, qui se désespère de soi-même »** - Schnitzler - « Größenwahn ist die Maske eines Menschen, der an sich selbst verzweifelt ». Et Nietzsche serait frappé de folie, puisque, un jour, il crut en soi-même : « Accordez-moi la folie, afin que je finisse par croire en moi-même ! » - « Gebt Wahnsinn, daß ich endlich an mich selber glaube ! ».

La sagesse est peut-être la conscience de sa juste hauteur, du souterrain à la tour d'ivoire. La bêtise est de l'associer à un mouvement : « La sagesse vient plus souvent de tes chutes que de tes envols » - Wordsworth - « Wisdom is oftentimes nearer when we stoop than when we soar ».

La noblesse du rêve n’est ni dans la dignité du mouvement ni dans la netteté du but, mais dans l’immobilité d’un beau commencement. Renoncer à développer celui-ci rend la vie plus pauvre et le rêve – plus riche.

Plus lucide est la reconnaissance de mes défaites, plus chaleureux sont les bras de la hauteur, qui m'accueille, puisque l'homme noble tombe vers le haut.

Baisser les yeux, cherchant des profondeurs, des voluptés ou des hontes, - un excellent moyen pour être propulsé vers la hauteur. L'écriture aurait dû être une œuvre de la chair, où l'oreille et les yeux enflamment alternativement les mains et le cerveau.

Signe de noblesse : l'espérance la plus pure naissant dans les situations les plus désespérées (Camus). « Bien que sous la forme d'une vague quête, l'espoir germe dans une profonde désespérance » - Th.Mann - « Aus tiefster Heillosigkeit, wenn auch als leiseste Frage, keimt die Hoffnung ». L'invisibilité comme garantie d'authenticité : « L'espérance qui se voit n'est pas l'espérance » - St-Augustin - « Spes autem quae videtur, non est spes ». Comme l'amour qui dure, tant qu'on ne se voit pas : « Les yeux dans les yeux, les amants n'arrivent pas à se voir » - N.Barney.

La noblesse n'est pas une valeur d'échange, qui dépendrait du donner ou prendre, du diminuer ou augmenter ; elle est plutôt dans l'attachement gratuit à ce qui est, en nous, invariant. Ne compte pas sur : « De la noblesse, de la hauteur s'échange, et l'on obtient en retour autant qu'on donne » - Grillparzer - « Man tauscht das Edle, Hohe, und man erhält so viel nur, als man gibt ». Si la liberté est dans le choix entre le mal et le bien, la noblesse en serait presque le contraire, elle refuserait toute existence du mal antérieur à l'agir.

Face à la fragilité des causes premières intellectuelles, trois réactions actives possibles : la trahison - retour au palpable, aux affaires, aux palabres ; la perversion - chant cynique, le désespoir bien pesé ; la fidélité-sacrifice - chant du cygne, l'espérance parée de sa gratuité : « Le sacrifice a en soi sa propre essence et n’a pas besoin de but ou d’utilité » - Heidegger - « Das Opfer hat in sich sein eigenes Wesen und bedarf keiner Ziele und keines Nutzens ». La réaction passive serait de fermer les yeux, face au problème des causes, et de ne vouer son regard qu'au mystère de l'effet : « Les ténèbres de l'âme ont besoin non pas de rayons de soleil, mais du regard sur la nature »* - Lucrèce - « Animi tenebras necessit non radii solis, sed naturae species ».

Le fanatisme des contraintes se marie parfaitement avec l'ondoyance des buts. Mais la conviction dans les buts rend trop lâche l'exigence des moyens. Le créateur vétérotestamentaire, en créant d'abord le But et les Moyens (traduits maladroitement dans la Septante par Ciel et Terre), s'avoue ne pas être artiste.

Je n'arrive pas à imaginer une sagesse, narrée paisiblement, dans nos vallées des larmes ; je la pressens chuchotée, chantée ou hurlée, dans des lieux inhabitables : « Le cri de la sagesse habite dans la hauteur »*** - Nicolas de Cuse - « Clamor sapientiae habitat in altissimis ».

Ce qui s'oppose à l'édifice terre-à-terre de la raison pure, ce n'est ni l'éphémère métaphysique (château de sable), ni l'inexistante (hors raison) expérience naturelle (château de cartes), mais bien le rêve (château d'ivoire), cet irrésistible pressentiment de la hauteur naissant au milieu des ruines.

En phylogenèse, la pureté précède la hauteur (Mozart et Beethoven, Pouchkine et Dostoïevsky, Schopenhauer et Nietzsche, Mallarmé et Valéry) ; en ontogenèse - plus fréquent est l'inverse.

La force, le savoir, la noblesse - trois axes, sur lesquels se propage la volonté de puissance. Le bon ordre de leurs étiquettes est à préserver : l'étendue, la profondeur, la hauteur.

Que la bonne philosophie fasse partie de la poésie, la meilleure preuve en est donnée par leur disparition simultanée des horizons des hommes, qui perdent le besoin séculaire de pureté et de hauteur, sources de la poésie et de la sagesse. C'est la passion qui purifie la sagesse et non pas l'inverse.

Toutes les valeurs sont désormais ancrées à la terre ; le monde s'est définitivement séparé du ciel ; « es werthet » de Kant et « es weltet » de Heidegger (« on évalue » ou « on ancre ») devinrent synonymes.

L'éternité n'a pas de quoi payer une rançon, et le temps, qui retiendrait en otages nos chantres de l'éternité, le sait bien. Mais le confort des geôles civilisées fait craindre pour toute ruine éternelle. Le prétendu otage se solidarisa avec ses ravisseurs !

L'ampleur d'une vie spirituelle résulte de la tension entre la profondeur de l'humilité et la hauteur du regard, la honte et l'ironie. Et puisque le talent, c'est surtout un don de l'ironie, ce don peut être un obstacle à l'amplitude de l'âme, si la honte ne le rejoint pas.

Le vrai maître : il m'introduit dans sa tour d'ivoire, je finis par l'en expulser, je la réduis en ruines et je le vis comme une initiation. Les faux maîtres ne font que créer un mode de recrutement. Écoute Jésus répéter le mot de Socrate : « Là où je vais, personne ne pourra me suivre ».

L'une des plus belles sensations de hauteur naît de la conscience, qu'un mouvement ascendant de l'âme prend appui sur un mouvement descendant de l'esprit.

Ni mon être (qui prend appui sur la profondeur de mon intelligence), ni mon devenir (qui rayonne à partir de l'ampleur de mon savoir) ne m'accompagnent là où est aspiré mon âme (qui ne vaut que par la hauteur de mon souffle, de ma noblesse) ; la hauteur est non-lieu de mon crime d'être né, suite à ma fuite devant le monde sans danger : « Il ne suffit pas de venir au monde pour être né » - R.Gary.

Plus ciblés et volontaires sont mes efforts pour devenir plus grand ou plus noble, moins j'ai de chances de l'être. Pas d'étapes vers la hauteur primordiale, qui ne se donne qu'à la force inemployée. La puissance, aux yeux des Anciens, était surtout appréciée en tant que potentialité, puissant et possible ayant la même origine (l'expression en puissance en est un reliquat).

La hauteur : tout tonnerre ou tempête éclatent sous mes pieds, ou mieux - c'est moi qui les provoque.

Si je baisse mon esprit, je deviens bossu, se disent les orgueilleux, et ils redressent la tête, sans s'apercevoir, qu'une bosse défigure leur âme.

Le pyrrhonien constate « son triomphe ou sa défaite et s'y fortifie également » - Pascal ; l'anti-sceptique suspend son vote et ignore le vainqueur, tout en prenant parti, dogmatiquement, par simple goût ou dégoût, pour la hauteur de l'étoile, sous laquelle naissait l'avis plus brillant. D'autant plus qu'« une victoire racontée en détail, on ne sait plus ce qui la distingue d'une défaite » - Sartre.

La rencontre du vrai et du beau produit l'intelligence, celle du beau et du bien - l'amour, celle du bien et du vrai - la foi. Mais le faisceau de ces trois axes crée un seul foyer, à égale distance des origines et des fins, - la noblesse.

La hauteur : ne pas m'occuper des choses, mais des places qu'elles occupent, des topoi. Si bien que, pour chasser des idoles, je n'aurais plus besoin de marteau, qui de toute façon tourna déjà en encensoir (grâce à M.Luther, Nietzsche ou R.Char), mes ruines virtuelles suffiraient pour les faire fuir vers des murailles sans hauteur.

Un miracle de notre interprète câblé ; dans l'expression des yeux se lit le portrait de l'âme ! Curieusement, sa musique, elle aussi, se concentre dans le regard, qui se laisse entendre. « Ô hauteur sans escales ! Ô chant d'Orphée ! Ô son à hauteur d'arbre ! » - Rilke - « O reine Übersteigung ! O Orpheus singt ! O hoher Baum im Ohr ! ». Un regard à hauteur d'arbre, une musique montant de notre Caverne intérieure…

Le gracieux chevalier français fut surclassé par l'archer lourdaud anglais. Le cordage détrôna le plumage. Et le rouage s'ensuivit, depuis : « ce cavalier français, qui partit d'un si bon pas » (Péguy - de Descartes).

La hauteur et la profondeur sont condamnées à s'écrouler en platitudes, si elles ne s'appuient pas mutuellement, dans un dialogue entre sensibilité et intelligence. Arendt reste trop unilatérale : « Le dialogue des pensées ; où il manque, il n'y a plus de profondeur, que la platitude » - « Der Dialog des Denkens. Wo er fehlt, gibt es keine Tiefe mehr, sondern Verflachung ».

J'accueille l'espérance là où résiderait mon bonheur : dans une salle d'attente des bureaux, dans une chapelle de château, dans un âtre des ruines. L'espérance en ressort munie de prestige, d'ailes ou de frissons.

Dis-moi comment tu bâtis ta tour d'ivoire, je te dirai pourquoi elle sera une ruine. C'est ce qu'aurait pu vouloir dire Morgenstern : « Montre-moi comment tu bâtis, je te dirai qui tu es » - « Zeige mir, wie du baust, und ich sage dir, wer du bist ». Nous sommes ce que nous trouvons, mais même ce que nous cherchons peut donner une idée de la nature de nos contraintes, qui sont souvent plus éloquentes que nos ressources ou nos finalités. « Dis-moi comment tu cherches, je te dirai ce que tu cherches »*** - Wittgenstein - « Sage mir, wie du suchst, und ich werde dir sagen, was du suchst ».

Le désir : un élan, dont l'objet ne peut être désigné que par des métaphores ; si cet objet est palpable, visible ou intelligible, on a affaire aux souhaits, aux besoins, non aux désirs. La métaphore : l'image, qui, pour être lisible, doit être projetée au ciel.

Pour me perdre dans les nues, peu importe si je rampe ou si je cours sur la terre. L'essentiel est de ne pas faire de chemin sans clair de lune.

Ne pas me connaître - pressentir ma valeur et ignorer mon prix. Ce qui m'est propre et ce qui est commun à tous, ce sont deux domaines d'égales ressources et d'égales valeurs. Ceux qui, avec morgue, se cherchent finissent, d'habitude, par tomber sur des banalités, personnelles ou collectives, et par en proclamer la fade paternité.

Peu m'importe, quelles négations ou proclamations je lis sur ton bouclier ; je ne peux deviner ton véritable défi que par ta manière de te désarmer et de te taire, devant la vie et devant l'esprit. Que tes ailes te servent de panache et te portent loin des lieux, marqués par les armes, à l'opposé d'Achille : « Achille, divin preux, sent que ses armes le portent ; il croit avoir des ailes » - Homère.

Inévitablement, un jour, je me sentirai misérable, sur la facette cependant qui m'est la plus chère : m'enivrer de ce découragement, porter haut ma misère - s'appelle noblesse.

Dans l'Éternel Retour je ne vois pas de cycles ; j'y vois, par contre, l'extase hautaine qui, intemporellement, seule épuise l'essence de la chose, qu'aucun mouvement, circulaire, linéaire ou chaotique, aucun approfondissement ni élargissement n'enrichit ni n'éclaire. La chose reste la même, face à toute bougeotte, et ne se résume que dans l'intensité du regard initiatique ; l'intensité non-noble est propre des passions aujourd'hui dominantes : la Bourse, le flirt, la gazette. Mais tenir à la permanence de l'intensité, c'est aussi chercher à mourir debout, contrairement aux autres : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès »** - Pascal.

Cette vaine et niaise recherche de la vérité, de la justice et de la raison, à l'intérieur de moi ; ces choses froides se trouvent à l'intérieur des codes et langages ; le moi ne porte que de chaudes palpitations, traduisibles soit en musique soit en calcul. Même la bonne mathématique est plus près de la musique que du calcul, elle est l'art d'éviter le calcul - elle manipule les ombres plus magistralement que les nombres.

L'intensité est cette force unifiante, qui fait vénérer, dans l'arbre, avec l'égale ouverture, - les rameaux, les fleurs, les fruits, les racines et les cimes, ainsi que toutes ses saisons ; l'utilitarisme est le nom de l'un des adversaires de l'intensité : « Ne sois pas tenté par la science des Grecs ; elle donne des fleurs, mais point de fruits » - le Talmud.

Pour être un optimiste ou un pessimiste conséquent, il faut, respectivement, du courage, face à une raison brandissant des dangers, ou du courage, face à une âme brandissant des merveilles. Ou bien s'en passer, en acceptant la double incohérence d'une écriture pessimiste, dictée par une foi optimiste. Mes capitulations me mettent en contact avec la hauteur ; je me moque du « courage de celui qui regarde dans les abîmes » - Nietzsche - « wer den Abgrund sieht, hat Muth » - ce n'est pas le vertige qui le guette, mais le dégoût ou l'ennui.

Les chutes poussent les meilleurs à se chercher des ailes, et les pires – à ramper. Le génie est dans un nouveau mode de déplacement, où chutes et envols peuvent facilement changer de signe. Et pour ne pas ramper, le meilleur moyen – trouver un équilibre dans l'immobilité. Devenir cette « cause immobile, qui meut toute chose » - Maître Eckhart - « eine unbewegliche Sache die alles Ding bewegt ».

Dans les profondeurs, il n'y a que très peu de points d'attache ; et en surface ils abondent. D'où l'austérité des profonds et l'exubérance des superficiels. Mais la personnalité n'a qu'une seule dimension probante - la hauteur, et elle accompagne plus naturellement les superficiels que les profonds, elle est plus près de la caresse que du forage. Et J.Benda : « En ce qui regarde l'amour, Descartes, Spinoza, H.Spencer travaillent en profondeur et Stendhal - presque uniquement en surface » - n'y est pas si idiot qu'il en a l'air. La peau n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus profond chez nous (Valéry), mais elle promet une belle hauteur.

Montrer une belle image et déclarer : sous ce signe tu … perdras, et passer quelques beaux instants en compagnie des rares, qui resteraient dessous à oublier le temps. Il ne suffit plus au vulgaire de savoir qu'aujourd'hui in hoc signo vinces, il lui faut savoir, que in hoc signo vincunt, vincent et vincant (sous ce signe on vainc et vaincra et qu'on vainque ! ).

Tenir à la hauteur veut dire continuer à être certain de ne pas pouvoir l'atteindre. Ce qui m'en rend esclave ; mais envierai-je cet « homme libre, celui pour qui toute hauteur est accessible » - Gorky - « для свободных - все высоты достигаемы » ?

Deux sortes de noblesse : celle du quoi et celle du comment, la grandeur et le style. Aucune grandeur ne rattrape les lacunes de style, mais la force d'un style peut pallier le manque de grandeur. « Scrute le quoi, mais davantage le comment » - Goethe - « Das Was bedenke, mehr bedenke Wie ».

Un bon souffle et un bon regard, voilà ce qu'apporte la hauteur. Le souffle te dégage de tes actes et libère de l’air commun ta respiration ; le bon regard permet de dominer et d’ignorer la platitude.

Dans l'édifice de mon âme, seuls les soubassements doivent garder leurs attaches spatiales, que je refuserai aux fenêtres et aux toits ; ainsi je me retrouverai dans des ruines nihilistes - privées d'attaches temporelles ; débarrassé de l'irréversible devenir, j'y vivrai un éternel retour de l'être atemporel, à l'opposé du Nietzsche simple, pour qui, c'est la réminiscence du devenir qui rend éternel le retour (mais c'est l'un de ces opposés que le Nietzsche complexe aime épouser avec tant d'égalisante intensité – retour du même !). On est séduit par ce « pathos universel de l'illusoire réminiscence » - Jankelevitch. Et moins je vois les attaches banales, mieux je m'attache à la grande distance.

L'humilité sans la fierté, c'est comme la profondeur sans la hauteur - le manque d'amplitude résultera, immanquablement, en bruit sans épaisseur, en platitude de toute musique, qui émanerait de ma vie.

Le dernier homme, ce n'est pas nécessairement le ressentiment en soi, ni même son objet, ni le non orgueilleux et bête jeté à la figure du monde, mais le manque d'intensité de son regard capable d'égaliser les non et oui, dans un acquiescement, à la fois fier et humble, une naïve et essentielle soumission montanienne. Surhomme : l'effort au service de la résignation, l'intensité comme dénominateur commun de toute fraction de la vie - l'homme du désir sachant museler l'homme du besoin. Contrairement à l'ultra-humain ou au trans-humain, perçus en perspective temporelle, le surhumain s'évade du temps, puisque le vrai humain est intemporel.

La pensée qui t'apaise est rarement de la pensée ; c'est la sensation de honte qui annonce, le plus souvent, sa pénible naissance. Marc-Aurèle : « que tu puisses avouer toujours sans honte tes pensées » - n'y a rien compris, tout en ignorant la profonde ironie de sa pseudo-sagesse : « qui vit en paix avec soi-même, vit en paix avec l'univers ».

Ruines, loques, capitulations - toit trop fréquenté, hermine trop exclusive, panache trop blanc. Mais de bonnes notions d'architecture, de haute couture et de Vie sacre.

Dans quelles circonstances la vue est préférable au regard ? - quand l'affectif épuisé cède au contemplatif ou à l'accumulatif : « Je ne veux pas de points de vue, je veux la vue » - Tsvétaeva - « Я не хочу иметь точку зрения. Я хочу иметь зрение ».

Que ce soit dans le vrai, le bon ou le beau, le sens de notre existence ne se transmet que par la musique, musique pressentie par le talent et appuyée sur l'intensité et le frisson, qui animent notre âme. Mais les tenants de l'équanimité plébéienne y voient leur obstacle principal : « Celui qui est sans trouble n'est à charge ni à lui-même ni aux autres » - Épicure.

Qu'est-ce que le rêve ? - une prière vers l'inexistant, un élan vers l'inconnu, un attachement à l'impondérable, un détachement de l'évident, un sacrifice des horizons et une fidélité au firmament, une reconnaissance que l'essentiel n'est pas dans le réel, une solitude du bien et une sacralité du beau.

Moi en tant qu'arbre, je n'ai rien à partager dans les vagues frissons de ma cime, mais dans mes racines immobiles, je ne peux pas me passer de nourritures, communes avec mon espèce. Mais, en bas, évite les potins au sujet de ce qui s'ourdit en haut : « Ce qui se hisse en hauteur, se rapetisse en profondeur »** - Morgenstern - « Was droben in den Wipfeln rauscht, das wird hier unten ausgetauscht ».

Je prouve à la Terre passagère l'existence de mes racines par l'élan de ma cime vers le ciel éternel. En passant du végétal à l'architectural, je saurai qu'en me détachant de la Terre, je ne sauverai mes ailes déployées que par un toit entrouvert de mes ruines. Méfie-toi des murs, mures-en les fenêtres : « Que le meilleur de toi ne s'arrache pas à la Terre pour casser tes ailes contre les murs de l'éternel » - Nietzsche - « Lasst ihre Tugend nicht davon fliegen vom Irdischen und mit den Flügeln gegen ewige Wände schlagen ».

La tour d'ivoire, cette hauteur d'en-bas, et les ruines, ces abîmes d'en-haut, sont les seuls déserts lieux, que hante le fantôme, sans domicile fixe, de mon écriture, fantôme et non pas locataire.

Le nihilisme extatique : pas de table rase ni de nouveautés à tout prix, mais la recherche de ce qui est invariant ou intemporel, dans les vicissitudes courantes.

Quand l'intensité remplit mon regard, tout événement - une agonie, un triomphe ou une découverte - est vécu telle une vicissitude sans conséquence, aux noms communs. N'apportent des secousses que les naissances, ces surgissements de l'innommé.

L'égale maîtrise du ton et du fond, le cas rarissime : Platon, Dostoïevsky, Tolstoï, Heidegger. Le cas le plus fastidieux, la morne maîtrise du seul fond, sans posséder le ton, - la gent professoresque. Sa maîtrise profonde : Aristote, Kant. Les meilleurs, prenant de haut le fond, s'adonnent au ton : St-Augustin, Nietzsche, Cioran. Et l'on finit par comprendre, que la hauteur du ton crée la profondeur du fond.

Réussir son rêve ou réussir sa vie, il faut choisir, et il y va du choix de la bonne dimension. L'esprit est plus souvent du côté de la vie vaste et plate, et l'âme voue le rêve - à la hauteur. Et toute tentative de leur trouver un refuge commun dans une profondeur se termine par un lent affleurement à la surface, à la platitude. La chute du haut, au moins, tue et non pas banalise le rêve.

Ce dont je rêve doit remplir ma vie ; ce fut un mauvais rêve, s'il en est absent.

Tout édifice fixe finit par exhaler un irrespirable ennui ; pour que ma construction puisse porter le noble titre de ruines intemporelles, on doit y entrevoir une possibilité d'édifices ; et mes ruines seront d'autant plus hautes, que plus profonds en seront les sous-sols : « Cela ne m'intéresse pas de construire un édifice, mais d'avoir des fondements des édifices possibles » - Wittgenstein - « Es interessiert mich nicht, ein Gebäude aufzuführen, sondern die Grundlagen der möglichen Gebäude zu haben ».

Tant de choses impassibles nous envahissent, qu'il faudrait les munir de frissons, pour qu'elles s'enfuient. Préférer un vide musical au plein minéral.

La liberté en tant que libre arbitre, s'appuyant sur un caprice ou un coup de dés, est digne des singes ou des machines. La vraie commence avec l'écoute de ma faiblesse et de ma honte intérieures, face à ma force et mon intérêt extérieurs.

Il ne sert à rien de creuser dans les profondeurs de nos raisons, pour justifier nos rêves ; le vrai désir naît dans la hauteur (contrairement aux appétition, conatus, volonté, tournés vers la profondeur), et Kant avec les scolastiques - « ce n'est que SOUS de bons prétextes que nous désirons » (« nihil appetimus nisi SUB ratione boni ») - regardèrent dans une mauvaise direction.

L'âme a sa place jusque dans l'harmonie géométrique (comme la raison est toujours bien venue dans le chaos sentimental), mais la gent professoresque continue à encenser ces deux sinistres personnages, Descartes et Spinoza, pour avoir substitué partout anima par mens.

L'intensité que j'appelle de mes vœux, doit couronner l'union du lisible, de l'intelligible, du sensible : profondeur, hauteur, ampleur - beauté, noblesse, bonté. Montaigne, non sans raison, l'appelle volupté : « En la vertu même, le dernier but de notre visée, c'est la volupté »**, tout en réconciliant Épicure avec Zénon de Cittium, dans une perfection aristotélicienne.

Les feuilles, frémissant de leurs inconnues, donnent de l'élan à l'arbre, qui cherche à s'unifier avec le monde ; quand elles sont en hauteur, elles deviennent des ailes, - l'arbre retrouve la montagne. « Les hommes sont semblables aux feuilles des arbres » - Homère.

Dès que le bonheur n'est plus un rêve, il devient insignifiant.

Le stoïcisme est une morale des sots, des lâches et des esclaves - vaincre son soi, qu'il n'est donné à personne ni à connaître ni à affronter ! Le maître porte, confraternellement et noblement, le poids des défaites des autres maîtres, ce mélange de honte et de pitié.

Ni le savoir ni la création, en eux-mêmes, ne justifient la vie ; seule la musique, qui deviendrait leitmotiv de celle-ci ou accompagnement de celui-là nous ferait oublier le silence absurde et angoissant de l'existence. Et toute musique naît des bonnes vibrations : « Le sens de l'existence est dans l'intranquillité et dans l'angoisse » - A.Blok - « Смысл жизни заключается в беспокойстве и тревоге ». St-Augustin (inquietas), Heidegger (Sorge), Borgès (intranquilidad) seraient d’accord.

Je parcours mon soi illimité, à la recherche de son essence, je m'arrête aux suites de : je pense, j'agis, j'innove, je suis ému, je maîtrise - pour converger, finalement, vers leur limite commune - je crée. Mais pour qu'elle présente un intérêt, il faut qu'elle ne m'appartienne pas, il faut donc que j'aie un talent, que je sois un Ouvert. Le monde même reste un Ouvert, grâce à la création (Heidegger - « Das Werk hält das Offene der Welt offen ».

Je dois avoir un thème musical unique, qui traverserait ma vie, rhapsodique ou symphonique, de part en part, tel un retour éternel, fusion du continu et du discret : « Il y va de l'intensité et non pas de la vie éternelle »** - Nietzsche - « Auf die ewige Lebendigkeit kommt es an, nicht auf das ewige Leben ».

La présence des autres, dans ce livre, n'est que l'air des métaphores, que battent mes ailes ; la hauteur et le souffle n'en sont qu'à moi. D'ailleurs, on ne devrait écrire qu'avec la sensation d'être le seul chasseur de métaphores, sous un ciel vide. « Le texte est une forêt, où chasse le lecteur. Un bruissement au sous-bois, tiens - une pensée ; un gibier timide, une citation - à mettre au tableau de chasse » - Benjamin - « Der Text ist ein Wald, in dem der Leser der Jäger ist. Knistern im Unterholz - der Gedanke, das scheue Wild, das Zitat - ein Stück aus dem tableau » - je ne cultive pas de textes, et donc pas de forêts, mais je tends tant d'arbres, chacun avec des ombres qu'il ne partage pas avec d'autres arbres, et ils ne se trouvent ni sous un même soleil ni à la même heure de la nuit. Si tu n'y entends que du bruit, tes oreilles ne sont pas faites pour mes canopées, puisque j'y avais mis de la musique.

La liberté mécanique, démontrable : mon consentement, accompagné de la conscience que j'aurais pu ne pas le donner ; elle est donc plus dans le devoir et le pouvoir que dans le vouloir.

Dès que je me laisse envahir par le réel, la réduction du fond de l'existence au comique ou au tragique devient une tâche d'une facilité ingrate ; d'où l'intérêt de garder, en moi, assez de vide pour y loger mon rêve, ennemi des pulsions théâtrales ; les ruines - à l'opposé de la scène.

Deux directions, dans lesquelles je peux abandonner un problème : quand il a perdu son charme, sa virginité, je lui préférerai le mystère de la pudeur ; ou bien je me vouerai au pays des solutions frigides, où aucune excitation poétique n'est de mise. Le chemin de la honte, le chemin de la pitié.

Dans l'examen d'une chose, d'un événement, d'une pensée ne mettre dans la balance ni gains ni pertes, ni remords ni ressentiment, mais réduire leur mesure à ce qui, en nous, relève, seul, de l'éternité, donc reste le même, - à notre musique et à son intensité, telle est la leçon de l'éternel retour.

Le renversement ou le retournement des valeurs, auxquels m'invitent Baudelaire ou Nietzsche, inévitablement, prendront l'aspect mécanique, comme négations ou changements de signes. Lire les valeurs des autres et les renverser est un travail ingrat et sans grâce ; il faut inventer mes propres unités de mesure, ma propre balance et ma propre lecture des empreintes d'idées et de choses.

Ce livre fut écrit parmi les ruines du pays du gai saber (ou de la gaya scienza de Nietzsche), ce berceau de l'Europe poétique, où jadis s'entre-fécondaient le chantre, le chevalier et le libre esprit, une rencontre impensable aujourd'hui, et que j'essayai de reconstituer. À quelle hauteur l'apocalypse peut être gaie (fröhliche Apokalypse de H.Broch) ? À quelle hauteur la poésie n'a plus besoin de science ? - c'en est le vrai enjeu et non pas : « à quelle profondeur la science devint gaie » - Nietzsche - « aus welcher Tiefe heraus die Wissenschaft fröhlich geworden ist ». La métaphore troubadouresque serait le fameux masque musical, qu'aiment aussi bien la profondeur que la hauteur.

La noblesse était possible, puisque l'art, c'est à dire une distance esthétique entre la réalité, la création et l'émotion, était possible. Avec la mort de l'art, c'est à dire avec sa fusion avec la seule chose qui compte aujourd'hui, la réalité, toutes les armoiries nobiliaires peuvent être effacées.

Ce que n'importe qui peut dire, il faut le taire ; ce qu'on ne peut que dire, et non pas chanter, il faut le taire ; ce qu'un autre peut chanter, ce n'est pas la peine que je le dise ; ce qui est dit ne peut pas être chanté ; il ne reste au dire qu'un champ de silences ou un commentaire du chant. Et Voltaire : « Ce qui est trop sot pour être dit, on le chante » - aurait pu ou dû mettre vague ou beau, à la place de sot, pour défier Wittgenstein ou laisser Zadig inspirer Zarathoustra : « Chante ! Ne parle plus ! » - « Singe ! Sprich nicht mehr ! ». Le silence est une contrainte, plus qu'un moyen. D'ailleurs, Zarathoustra ne parle pas, il chante !

La liberté est l'une de ces notions floues, que n'éclaircit que la présence de la noblesse : mais aujourd'hui, le plus souvent, quand on est libre, on est sans noblesse, et quand on est noble, on l'est déjà au-delà de la liberté. La seule grande liberté vérifiable est une préférence accordée à la faiblesse, face à une force sans noblesse. « Sans pouvoir être déraisonnables, nous ne nous considérons pas assez libres » - Leibniz - « Nisi potestas brutalitatis fiat, satis non liberos esse non putamus ». Quand on ne respecte que la force raisonnable et incolore, on est gris comme un mouton ou livide comme un robot.

Des désirs qui me visitent : heureusement, beaucoup d'objectifs ignobles restent dans une réalité sans honte, hors de moi, sans pénétrer mon âme ; heureusement aussi, tout objectif noble reste ancré dans mon âme et ne s'associe avec rien de bassement réel. « Qui atteint tous ses buts, les avait placés trop bas »** - Karajan - « Wer all seine Ziele erreicht, hat sie zu niedrig gewählt ».

Garder de la hauteur : m'immobiliser à l'apogée de mon étoile, où son ascendant astrologique est le plus fort.

Ce qui est admirable dans l'art des contraintes, c'est que, bien formulées, elles permettent d'aboutir à la merveilleuse compossibilité : donner, simultanément, de la hauteur au mystère, de la profondeur au problème et de l'étendue à la solution

Le but de la philosophie - une consolation, sa forme - une intelligence, son contenu - une noblesse. Si un seul de ces composants venait à manquer, l'édifice serait inhabitable. La noblesse n'existant qu'en Europe, on ne peut être philosophe que dans la mesure, où l'on est Européen.

Le château en Espagne est au centre aussi bien de la poésie que de la philosophie ; la poésie y profite de l'absence de toit et la philosophie en consolide les fondations ; la poésie y fait vivre le rêve et la philosophie le justifie ; les deux en font une réalité à part. Les mauvais poètes et philosophes s'enferment en casernes et en bureaux, que les bons réaménagent en ruines et peuplent de fantômes. Les vraies Regulae philosophandi devraient se réduire à l’Ars somniandi.

Être sublime, ce n'est ni mesurer plus que les autres, ni ne se laisser mesurer à rien, ni être incommensurable, c'est donner une nouvelle mesure, dans l'ordre du beau et du bien, et une nouvelle balance, dans l'ordre du vrai.

Creuser les profondeurs est non seulement bête, mais aussi stérile ; tout ce qui est profond fut dit et répété moult fois et traîne sur la surface de nos consciences. La seule chance d’être original est de nous hisser en hauteur, où nous invitent la noblesse, la musique, l’ironie, portées par le talent. Se détacher des objets ; tenir à l’intensité.

Pourquoi les âmes finirent-elles par devenir, comme les cervelles, tièdes, sans frisson ni fièvre ni éclat ? Parce qu'on suivit la recette platonicienne mal comprise : les nourrir. Mais au lieu de ne sélectionner que des aliments immatériels, composés d'élans et d'étonnements, pour en entretenir la pure flamme, on les encombra avec des matières lourdes, lois ou algorithmes, qui y éteignirent toute étincelle. « Étant grossier, tout esprit s'ignore et désire la chair, comme aliment et volupté »** - Boehme - « Ein jeder Geist ist rohe, und kennet sich nicht : nun begehret ein jeder Geist Leib, beides zu einer Speise und Wonne » - c'est dans l'image ou dans la donzelle que l'esprit entretient la belle illusion de soi.

Les penseurs (Wittgenstein II, Heidegger II) nous enquiquinent avec des revirements radicaux et profonds de leurs dernières pensées ; les rêveurs (Nietzsche, Cioran) nous enthousiasment avec leur haute fidélité aux premiers émois. Algorithmes des ruptures, rythmes des signatures.

La noblesse est un trait, et non pas une race ; ce trait est psychique, et non pas sanguin ; il surgit dans n'importe quel milieu, n'étant nullement héréditaire ni imitable. Tout héritage est de l'imitation ; la noblesse est dans la création et dans l'évanescence.

Le chant est la première nécessité du poète et du philosophe ; et si les plus beaux des chants accompagnent l'indicible ou l'introuvable, ce n'est nullement une fin en soi, mais un constat curieux, qui ne devrait que rendre leurs recherches plus profondes et leur musique - plus haute. « Ce qui peut se dire reçoit sa détermination de ce qui ne peut pas se dire » - Heidegger - « Das sagbare Wort empfängt seine Bestimmung aus dem Unsagbaren ».

Une froide solitude d’âme t’accompagnera dans la hauteur ; avant de t’y installer, imbibe-toi de la chaleur des rencontres fraternelles d’esprit dans la profondeur. « Hauteur et profondeur – le froid croise l’ardeur »** - R.Char.

Même l’humanité, dans son évolution, peut être vue comme un arbre. Des grands et des petits contribuent à la solidité des racines, à l’utilité des fruits, à la défense contre des espèces nuisibles. « On reconnaît dans le génie le fruit le plus noble de l’arbre de l’humanité » - H.Hesse - « Das Genie ist als edelste Frucht am Baum der Menschheit anerkannt » - m’est avis, que les génies ne se logent que dans les fleurs, puisque le génie est plus près du tragique que du gastronomique.

Ils exhibent des choses minables, de peur que d'autres ne les disent avant eux. Les choses ne méritent d'être dites que grâce aux mots, qui entrevoient des liens musicaux entre elles et d'autres choses, liens dont les choses mêmes ne soupçonnaient pas jusqu'à l'existence. Pour la plupart des gens, les choses bien dites resteront irrémédiablement du silence.

Le but de l'existence : sur cette terre, bâtir la demeure pour mon âme, qui y descendit Dieu sait d'où. « Amener l'âme à se sentir chez elle dans son exil » - S.Weil. Et puisque mon âme me conjure à suivre mon étoile, l'architecture des ruines, au toit percé et ouvert au ciel, paraît être la mieux adaptée. Mais sur papier, ces ruines seront dessinées sous forme d'une tour d'ivoire, aux vastes souterrains.

Qu'est-ce qu'espérer ? - ne pas étouffer la voix inutile et mystérieuse du bon et du beau. L'espérance est un contact fécond et réciproque entre le cerveau et l'âme ; lorsque le premier néglige la seconde, je suis robot, et lorsque la seconde n'écoute plus le premier, je suis mouton ; dans les deux cas, je désire sans jouir, je suis exploitant du cerveau ou eunuque de l'âme !

Cocteau voit l'arbre croître en profondeur : « Gravez votre nom dans un arbre, qui poussera jusqu'au nadir » - c'est une exclusivité de l'arbre - chacun choisit la dimension, à laquelle s'attache son regard ; ce qu'on ne peut pas dire de la lugubre platitude du marbre.

La médiocrité en appelle, tout le temps, à la pureté, à la grandeur et à la liberté, connues et fermées, lui servant de buts ou balances ; le talent, c'est ce qui les fait oublier ou n'en fait que des contraintes, figées et silencieuses, et permet de produire de nouvelles unités de mesure du pur, du grand et du libre - mesures sonores, ouvertes et palpitantes. « La grandeur d'une âme est dans son don de reconnaître une grandeur chez les autres » - Karamzine - « Талант великих душ есть узнавать великое в других людях ».

Espérer : ressentir un bénéfique élan vers la hauteur, élan dont on est incapable de désigner la source, la direction, la destination ou la matérialisation. L'espérance n'est qu'une noble contrainte. « Être du bond. Ne pas être du festin, son épilogue »** - R.Char.

Ce n'est pas dans le solide des muscles, mais dans le liquide de ses faiblesses que l'homme diffère radicalement de la bête : dans la larme, dans l'encre, dans le fiel. Tant que le sang, et non pas la lymphe, alimente son âme.

Mes ruines ne sauraient décorer un paysage ; elles font partie d'un climat, elles sont reconstitution de l'arbre à partir d'une croix ou d'un mât, d'une bibliothèque ou d'une charpente, qui sont, tous, ruine de l'arbre.

Il y a en nous des pulsions inanoblissables, auxquelles il vaut mieux céder, pour ne pas abaisser notre pouvoir anoblissant. « Que ce qui en nous est bas aille vers le bas, afin que ce qui est en haut puisse aller vers le haut »* - S.Weil.

Qu'est-ce que l'intensité ? - serait-ce l'aboutissement d'une flamme, transmise à la musique pour finir imprimée dans l'âme, sans traces d'objets, d'instruments et de finales ? L'énigme de l'esprit, qui se charge de cette trajectoire, - l'impulsion toujours tragique du commencement : « Le tragique commence avec la ruine de l'imitable » - Lacoue-Labarthe. Le commencement est découverte de tours d'ivoire ; à la fin, une démolition est inévitable ; deux issues possibles : servir de matériaux de construction ou devenir une ruine intouchable, un rêve naissant : « Si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux »** - R.Char.

L’angoisse existentiale et la passion existentielle sont parmi les plus nobles signes de notre humanité – une raison de plus de mépriser le scepticisme : « Le scepticisme guérit de deux calamités qui affligeaient l’humanité – l’inquiétude et le dogmatisme » - Sextus Empiricus.

La bêtise principale des Anciens, y compris des épicuriens, consiste à vouloir étouffer les désirs ; ils n'en voient qu'une fin - leur satisfaction, tandis qu'il en existe une autre, plus noble, - leur entretien, à l'état d'un feu pur, comme cette fontaine est pure, près de laquelle on meurt de soif. Il ne s'agit pas de tromper sa faim, mais de l'entretenir. « Je n'aime pas les poèmes de la nourriture, mais les poèmes de la faim »*** - Artaud. Qui suit encore ce bel et subtil conseil de Pythagore : « Ton cœur de vains désirs ne se repaîtra plus » ? - il les entretiendra à distance ! Le désir, qui n'est pas vain, est avidité.

Les mêmes états et objets sont à l'origine des réactions romantique (chaude) ou mécanique (froide) ; mais le romantique y avait entendu de la musique, tandis que l'enregistreur y avait mesuré des décibels ou fréquences ; le conte de fée, face au compte rendu ; la réalité mélodique ou la réalité statistique. « Symbole et indice se regardent en chiens de faïence  »** - R.Debray. Toute la vie, en puissance, est en moi ; m'écouter, c'est y déceler la musique (et non pas le bruit) du monde, que je porte, pour la traduire ensuite dans mon regard.

Toute gloire s’éploie, aujourd’hui, en étendue, en statistiques, en multitudes. Et dire que jadis, elle fut un rayonnement en hauteur, en solitude, en exception.

Sacrifice et fidélité, les seules preuves de la liberté, n'admettent pourtant pas de règles et sont à l'opposé de l'ennui, qui est l'évidence des choix mécaniques.

Ce qui mérite notre admiration aurait dû renoncer aux évolutions et preuves et se fonder sur la seule intensité métaphorique couronnant l'éternel retour : « On peut réduire toute valeur suscitant une pulsion à une pulsion suscitant une valeur »** - Levinas.

La plupart du temps, sur des questions vitales, l'âme s'accorde avec l'intelligence ; mais, pour rendre leurs rapports plus vibrants ou plus confiants, des sacrifices mutuels doivent être demandés, de temps en temps : des capitulations de l'âme devant l'intelligence - le pessimisme, ou des capitulations de l'intelligence devant l'âme - l'optimisme ; c'est à ce prix qu'elles se restent fidèles.

Le sage est pessimiste des fins et optimiste des commencements ; et pour assurer un fond joyeux de son existence, il tient à donner à son essence une forme toujours initiatique.

Ma vie élémentaire : sur l'eau, bien choisir le lieu avec une bonne profondeur et une bonne hauteur des deux azurs respectifs - le lieu de mon sabordage ; dans l'air - continuer à bâtir mes châteaux en Espagne ; sur terre - vivre dans mes ruines ou souterrains ; dans le feu - apprendre l'art phénicien de résurrection et le traduire en musique.

Notre liberté apparaît, lorsque la réflexion pèse plus que le réflexe ; mais, en somme, la réflexion n'est que le réflexe mis à l'examen par le vrai, par le bon et par le beau ; seul l'homme, conscient des parts du réflexe et de la réflexion en lui, peut être libre.

L'acquiescement à la vie est possible sur trois niveaux : la vie prise en tant que solution, la vie problématique ou la vie-mystère - pragmatique, théorique, mystique ; seul le dernier acquiescement dit un oui noble : « Comme je t'aime, ma vie-mystère »** - L.Salomé - « Wie ich Dich liebe, Rätselleben ».

L'acquiescement radical est propre du soi inconnu ; la négation n'a sa place que parmi les contraintes et les buts du soi connu ; le mystère est dans l'existence même des axes et non pas dans des hiérarchies de leurs points ; l'instinct (liberté et volonté) détermine le oui, le calcul (intérêt ou savoir) dicte les non.

Me faire envahir par des platitudes de la vie est signe de manque d'imagination ; les reliefs de la vie ne se sculptent pas par mes mains, mes pieds ou même mes yeux, ils se doivent à mon regard. L'imagination, c'est ce qui construit des exubérances ou déconstruit des platitudes, afin de créer un paysage, animé d'un climat émotif, que les Hindous appellent saveurs esthétiques.

On admire le mieux le paysage, quand on est pourvu d'un immuable climat : « Soit que nous nous élevions jusque dans les cieux, soit que nous descendions jusque dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes » - Condillac. Les autres répètent, avec Heidegger, qu'ils « se tiennent toujours hors d'eux-mêmes, auprès de l'Être » - « 'Ich bin' ist immer jenseits des Seins, neben dem Sein als ständiger Anwesung » - qu'on soit dans le processus ou dans la frontière, qu'on soit Ouvert ou Fermé, qu'on soit regard ou énergie, on ne démord pas de son soi inconnu, ce gardien de l'être.

Quelle ligne de parenté m'est plus chère ? celle que m'insuffle le même feu dans les veines, ou celle qui me rend solidaire dans la poursuite des mêmes objectifs ? le sort ou le choix ? - moi, je penche pour le sang et me détourne des gangs. D'autant plus que le poète, en moi, aime converser avec le sort, et le philosophe s'amuse à unifier tous les choix.

Au bureau, on sait, que l'azur du ciel le doit à sa hauteur ; en tour d'ivoire, on veut, que la hauteur soit due à l'azur.

Aucune de mes frontières, en étendue et en profondeur, ne m'appartient, j'y suis un Ouvert ; c'est en hauteur que je n'ai rien à atte(i)ndre, qui ne soit à moi ; Heidegger, dans son oubli de la hauteur, confond horizons et firmaments : « L'horizon n'est nullement rapporté au regard, mais signifie la clôture » - « Aber Horizont ist gar nicht auf Blicken bezogen, sondern besagt den Umschluß » ; quand l'horizon se réduit au temps, qui rend compréhensible l'être, on néglige le firmament, qui est l'espace, demeure ou ruines, du devenir.

La sagesse pratique, la sagesse de la vie ou la Lebensweisheit, que cherchèrent à édifier tant de raseurs, n'a jamais existé ; elle ne peut aboutir qu'aux casernes, étables ou Facultés ; il ne peut exister qu'une sagesse du rêve : pour peupler mes châteaux - de soupirs, mes ruines - de souvenirs, mes souterrains - de martyrs.

La hauteur de la tour qu'on projette permet de voir nettement ce qu'il y a de grotesque dans ses sous-sols et de pittoresque - dans ses ruines.

C'est la profondeur de nos sacrifices qui déterminera la hauteur de notre fidélité. Deux éclatants exemples : Nietzsche et Pasternak, renonçant à la musique, pour atteindre les sommets de la philosophie et de la poésie.

Noblesse de l'intelligence, caresse de l'existence, altesse de l'essence - tels seraient les domaines, dans lesquels je plongerais ma réflexion, si l'on me demande, pour qui je me prends, - l'arrogance est la modestie des timides.

D'après Sartre, on accède au monde par le regard. Mais il le place, à l'instar de Platon ou de Heidegger, en profondeur et non en hauteur, et il l'adresse au groupe et non à l'arbre.

Tant de triomphes du mouton combatif, dans la poursuite des aveuglements et des illusions, portés par des brebis égarées ; le résultat - disparurent les éblouissements et les rêves des aigles ; le mouton, mué en robot, peut ne plus surveiller les hauteurs désertiques, pour vouer son énergie à l'éternelle bassesse.

Le hasard peut suffire pour assouvir une soif précoce ; il faut laisser le fond du petit bonheur-chance prendre la forme d'un grand bonheur-danse ; laisser mûrir sa soif, mûrir en hauteur, pour que seules des sources profondes puissent la satisfaire ; vivre de la soif et rêver des sources. Pour les naïfs : « La première coupe – pour la soif, la deuxième – pour la joie, la troisième – pour la volupté, la quatrième – pour la folie » - Apulée - « Prima creterra ad sitim, pertinet secunda ad hilaritatem, tertia ad voluptatem, quarta ad insaniam ». Celui qui sait entretenir la soif, sans l'assouvir comme dans une étable, souffrira, mais connaîtra la volupté et la folie des sources solitaires.

L'extase ou la sécheresse, le oui ou le non aux illusions sont des contraintes, que le philosophe se donne, pour ne pas rater ses commencements du jour, dont la forme est faite d'ombres et de rêves. Le sot en fait des buts ou des fonds, lumineux et permanents. « L'esprit le plus parfait est une sèche lumière » - Héraclite, qui peut devenir, le lendemain, des ombres ardentes. « La poésie doit être assez sèche pour mieux flamber » - Paz - « La poesía debe ser un poco seca para que arda bien ».

Il serait bête d'énoncer dans mon livre ce que n'importe qui aurait pu faire à ma place ; c'est à cause de cette contrainte volontaire qu'il faut taire certaines choses, dont je me refuse de parler, puisque je ne le dois pas, tout en le pouvant (Wittgenstein s'y méprit de verbe, comme Rivarol : « La raison se compose de vérités qu'il faut dire et de vérités qu'il faut taire » - de sujet et d’objet : il faut mettre contrainte à la place de raison et fait - à la place de vérité).

L'essence du monde se réduit au fond mathématique et à la forme musicale ; et, respectivement, il n'y a que ces deux seules sortes de génie humain, maîtrisant la mystique soit du nombre soit de la mélodie, de l'être ou du devenir ; dans d'autres domaines, il ne peut y avoir que des talents.

La vie d'un créateur consiste à traduire le visible en lisible, le devenir en l'être, le prochain en lointain ; c'est son talent qui détermine si l'on y entendra un chant ou un compte rendu, si l'on y verra une danse ou une marche, si l'on y sentira une caresse ou une violence.

Il y a des idées, qui ne sont sensées qu'énoncées sobrement ; mais les plus belles valent surtout par l'ivresse verbale, qui les accompagne. Les premières courent la rue, les secondes se réfugient dans des sous-sols ou ruines.

Le nihiliste ne dit pas, qu'il n'y ait pas de raisons pour s'enthousiasmer ou pour se morfondre, mais que ce n'est pas à la raison, c'est à dire à ce qui est fixe et plat, d'en décider, mais au goût, c'est à dire à l'essor profond vers une hauteur naissante.

Ce délicat choix entre le sang et le sens, entre la couleur et la valeur, où l'âme me fait pencher en faveur des premiers, et l'esprit me conduit vers les seconds ; et je finis par danser pour les premiers et de penser au nom des seconds, avec la musique pour leur seul dénominateur commun.

Une fois dans leur vrai métier, le philosophe ou le poète, nous arrachent du réel ou de ses copies, pour nous charmer ou émouvoir par un chant utopique, idéel ou prophétique. Ils culminent en s'échangeant leurs fonds et formes respectifs : « Le philosophe poétisant, le poète philosophant sont des prophètes »*** - F.Schlegel - « Der dichtende Philosoph, der philosophierende Dichter ist ein Prophet ». Et puisque la forme, chez un bon penseur, précède le fond, Heidegger a raison : « Avant que la chose soit conceptualisée, elle doit toujours être d'abord poétisée » - « Bevor gedacht wird, muß immer zuerst gedichtet werden ».

L’opposition entre le mécanique et l’organique : à la mesure répond la démesure (pour confondre les sages delphiques), des valeurs on arrive à l’axiologie (l’esthétique d’acquiescement dominant l’éthique de négation), aux vecteurs on préfère la hauteur et l’intensité (la noblesse hyperbolique).

Même la sagesse de la vie peut se formuler en tant que solution - en évaluer le prix, en tant que problème - réfléchir sur sa valeur, en tant que mystère - vibrer de son intensité (Nietzsche, la finalité), de ses vecteurs (R.Debray, les moyens) ou du vertige de sa hauteur (moi, la contrainte). La plupart des sages s'arrêtent à mi-chemin : « Si tu veux, que la vie te sourie, tu dois la doter d'un bon prix » - Goethe à Schopenhauer - « Willst du dich des Lebens freuen, so musst der Welt du Werth verleihen ».

Tant de plomb est trouvé dans les ailes de l'utopie, que personne ne croit plus qu'elle se relève. Pour lever des meutes, troupeaux ou termitières, la réalité, aux semelles ailées, suffit. L'utopie n'est bonne que pour mieux me clouer au milieu de mes ruines ou pour en tapisser le toit.

À partir d'un certain niveau de dons naturels, avoir de la profondeur est question d'inertie ou de persévérance ; atteindre à la hauteur, en revanche, ne demande ni efforts de la volonté ni constructions de l'esprit ; c'est une affaire de goût, de prédestination ou de sensibilité ; l'édifice savant, solide et durable, face à la tour d'ivoire, aérienne et éphémère.

Le nihiliste n'a pas moins de points d'attache que les autres, mais de ses attachements ne s'hérite pas mécaniquement son essence ; elle découle plutôt des accidents, qui accompagnent toute naissance du premier pas ou toute liberté du pas dernier.

L'aristocratisme n'est pas dans ce que j'hérite, mais dans ce que j'engendre ; j'hérite ce que mon soi connu m'énumère, j'engendre ce que mon soi inconnu chante dans son être. Au procès de ma vie, il ne suffit pas d'être témoin : « Afin qu'il témoigne d'avoir hérité ce qu'il est » - Hölderlin - « Damit er zeuge, was er sei, geerbt zu haben » - il faut aussi savoir me mettre dans la peau d'accusé ou dans les oripeaux de juge.

Quand je ne suis que comédien, le comment de mon jeu importe plus que le quoi et le combien. C'est le quand et le de mon metteur en scène (mon talent) et, surtout, le pourquoi du dramaturge (mon génie) qui importent dans la pièce, que j'aurai conçue.

Pour eux, le problème de la soif se réduit à l'état de la robinetterie, comme le mystère du désir - au manque, à l'absence, au néant, et ils brandissent leurs solutions sanitaires ou métaphysiques, pour te calmer. Qu'est-ce que le désir ? - un feu, qui ne demande au monde que d'être un aliment pur, pour l'entretenir et ne pas trop l'encombrer de cendres ou de fumées.

Tant d'héritiers de l'Être (Parménide), du Nombre (Pythagore), de l'Idée (Platon), de la Substance (Aristote), du Doute (Pyrrhon) ; ce qui tomba en déshérence, c'est la Passion (Épicure, comme tous les autres Anciens).

Le dépassement, nietzschéen ou populaire, en tant que mode de propulsion vers le surhomme ou le superman, est une démarche des Fermés : en-deçà de la frontière, on peut espérer une fraternité artificielle, et au-delà - une plate satisfaction de la volonté de puissance. Ô combien plus noble est l'homme Ouvert, qui se fiche des dépassements, et vit de l'intensité de l'élan, l'attirant vers sa limite, qui ne lui appartient pas ! Chez les Fermés, tout passage à la limite les laisse avec et en eux-mêmes. Une définition d'Ouvert, mathématiquement rigoureuse, se trouve chez un poète : « Sans cesse un désir, vers ce qui n'est point lié, s'élance »** - Hölderlin - « Immer ins Ungebundene gehet eine Sehnsucht ».

La culture et la grandeur sont aussi bien dans l'élévation d'édifices que dans l'entretien de ruines ; la rencontre du don d'architecte et du don de chantre, de compositeur et d'interprète ; la conscience que, derrière, se tient le même démiurge : « Tu me fis grand, et tu fais ma ruine » - Eschyle.

La noblesse des commencements est dans leur hauteur, la noblesse des fins est dans leur ouverture, la noblesse du parcours est dans l'intensité.

Danser dans les chaînes, chanter avec des pierres dans la bouche ? - non, mes contraintes, c'est le refus de la marche, me vouant aux immobilités ou chutes, c'est l'acoustique parfaite de mes ruines, où résonnent mes mots inactuels.

L'être et l'étant : le premier - la nuit des rêves, à la lumière de mon étoile ; le second - le jour des veilles, dans les ombres de la terre.

Les plus délicates de nos émotions, comme les plus subtiles de nos pensées, naissent (au sein) de l'invisible ; rendre celui-ci lisible est la tâche de la poésie, le rendre intelligible - la tâche de la philosophie ; l'outil de ces métamorphoses s'appelle regard, et son complément, le talent, permet non seulement de regarder, mais aussi de faire voir, ou plutôt de faire entendre, car ce n'est pas la maîtrise du récit (die Gesetze der Diskursivität halten - Kant), mais celle du chant, qui en est la condition.

Le séjour durable de la sagesse s'appelle ruines, où ne mène aucun chemin. Ceux qui réussissent à traîner leur sagesse sur des sentiers battus prennent l'étable, où ils aboutissent, - pour un palais : « Le chemin de l'excès mène au château de la sagesse » - W.Blake - « The road of excess leads to the palace of wisdom » - une illusion d'optique routière et architecturale te fait ennoblir une étable aménagée. L'excès de vitesse, de puissance ou de charge te fera condamner par la maréchaussée ; le déroutage du sage n'est enregistré que par le Juge suprême.

Liberté en tant qu'axiome, liberté de représentation, c'est le libre arbitre des moyens créateurs ; liberté prouvée, liberté d'interprétation, ne peut s'affirmer qu'en tant qu'un sacrifice de la force ou une fidélité à la faiblesse, c'est la liberté des contraintes nobles. Enfin, la liberté en tant que but est à la base de la noblesse et de la création.

Les meilleurs des esprits et des âmes s'affirment par le ton, le style et l'intelligence, et ils réservent à ces facultés - la volonté de puissance, volonté affective ou instinctive ; les pires, la majorité, dépourvus de ces qualités, placent la puissance calculée dans leurs coudes et leurs bras ; cet abominable goût de domination est propre à toutes les meutes féroces, à tous les troupeaux conformistes, à tout rassemblement horizontal ; d'après cette échelle, les meilleurs restent souvent en marge.

Plutôt que d'accuser Poséidon à ton n-ème naufrage, découvre, que même tes traversées heureuses, vues d'une bonne hauteur, furent des naufrages. Ainsi, la bouteille, au lieu de m'aider à arroser mes conquêtes, servirait de réceptacle à mes dernières requêtes, adressées à Poséidon. Souvent, au premier naufrage, la faute va à mon étoile, qui m'abandonne, au second - à moi-même, qui abandonne mon étoile. « Suivre une étoile, tout est là » - Heidegger - « Auf einen Stern zugehen, nur dieses ».

La bouche parle du hier du sentiment ; la plume - du lendemain de la pensée ; le cœur - de son aujourd'hui débordant. « Donner du temps au temps, pour que le vase déborde » - Machado - « Demos tiempo al tiempo ; para que el vaso rebose ». Se pencher sur le sens de la dernière goutte (le devenir causal), sur la plénitude du vase (l'être parfait), sur sa forme (l'éternel retour du même).

Pour défendre la liberté du Beau, Nietzsche lui sacrifie la valeur du Bien ; par souci de la liberté de l’Esprit, Valéry oublie la valeur du Beau : « La malheureuse valeur esprit ne cesse guère de baisser ». Involontairement, par des justifications psychologiques ou économiques, ils contribuèrent à l’extinction des cœurs et des âmes, et à la domination des esprits pratiques, rigoureux et bas.

La construction gagne en beauté, quand elle cache ses fondations, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en a pas. Ses écroulements précèdent l'emménagement, ceux du vilain lui succèdent. « Tout homme qui m'écoute, sans le mettre en pratique, a bâti sa maison sur le sable » - l'Évangile - là où ne règne que la pratique, on ignore le noble genre de ruines, celles qui, sous le sable, s'accrochent au roc invisible.

Notre terre promise (par le libre arbitre des profondeurs divines) est peut-être notre ciel, cette hauteur permise à notre liberté. Pour l'atteindre, il suffit de renoncer à la recherche géographique et de suivre les trouvailles astronomiques.

Parmi les choses, je distingue celles qui relèvent soit du prix, soit de la valeur, soit du sacré ; mais la merveille du monde fait que, dans toute chose particulière, percent les mêmes trois dimensions ; il me faut deux types de regard, pour, respectivement, un travail de filtrage et un travail d'amplification ; donc, la formule : ce qui a de la valeur est sans prix, ce qui est sacré ne peut pas être évalué - s'appliquera même à l'intérieur de la chose élue, lorsque je serai en tête-à-tête avec elle, et que mon goût phylogénétique laissera sa place à mon intelligence ontogénétique.

Ce n'est pas l'heure qui déterminera la présence de mon étoile, c'est mon étoile qui marquera des heures élues, des heures astrales, ces heures intenses, emballées, porteuses du destin (geballte, schicksalträchtige Sternenstunden - S.Zweig). Elles sonnent, surtout, dans une âme qui retourne dans son désert, - les voix de prophètes y retentissent aussitôt.

On avait essayé de chasser l'infâme commerce du Portique païen, du Temple judaïque, de la Cour chrétienne ; la Porte close, il est revenu par la Fenêtre de la liberté. Le naturel se donne tout simplement à la bassesse ; il est rare, et donc - beau ! - chez les nobles, chez qui le style est ce qu'il y a de plus naturel.

Les yeux ont deux fonctions disjointes : être source des larmes ou commencement du regard. Il serait sage de les équilibrer, sans négliger aucune : « Plutôt pleurer qu'explorer » - Faulkner - « Ever complain, never explain ». Pleurniche sur le beau, déniche le vrai. Le corps complique, l'esprit explique. La contagion, entre eux, passe par les oreilles, source d'une ironie anti-tintamarre ou d'une cacophonie amplificatrice.

Toutes les idées de perfectionnement graduel ne faisaient que décerveler les hommes. Socrate, Tolstoï ou Gandhi propageaient cette sottise. « Je crois qu'on ne peut mieux vivre qu'en ayant la pleine conscience de son amélioration » - Socrate. Alors je n'ai aucune chance de bien vivre, moi, qui aime brûler les ponts, qui découvre en moi-même de nouvelles hontes ou de nouveaux vides. Deviner, même inconsciemment, ce qui, en moi, reste immuable et invariant, a plus de chances de rendre ma vie supportable. « Vivre selon ton soi le plus noble, qui est en toi »** - Aristote – et peu importe, que ce soi reste inconnu.

Le sacrifice et la fidélité sont deux faces d'une même vertu. « Sacrifice, ô toi seul peut-être es la vertu » - Vigny. Complétée par sa seconde face, cette vertu constitue le bonheur même.

La bonne espérance : s'inspirer des fins illisibles, s'identifier avec des commencements sensibles, se détacher des pas intermédiaires serviles ou des poses intérimaires fragiles, - trop intelligibles.

Mozart, Beethoven, Tchaïkovsky nous invitent à une même hauteur ; Mozart suppose que l'homme s'est déjà arraché à la pesanteur de la terre, Beethoven - qu'il y a planté vigoureusement ses pieds, Tchaïkovsky - qu'il est en pleine chute ; c'est pourquoi Tchaïkovsky a le plus d'épaisseur.

Le rêve est dans son élan initial, dans son départ, mais toute arrivée est dans la réalité, où tout mouvement n'est que géométrique, toute hauteur vite réduite à la platitude, toute solitude souillée par la présence des autres. « Je voulais les attacher en haut, les mener à la réalité par des songes » - Chateaubriand - qui manque de regard manquera aussi de hauteur.

Dans la vie, comme en littérature et en philosophie, tout s'articule autour des valeurs : en-dessous - avec des choses-vecteurs, et par-dessus - avec des mots-rythmes. C'est sur cet axe qu'on distingue le hautain du profond.

Si la noblesse oblige, la bassesse, elle, dispense. En matière des contraintes.

De la musique on attend soit de la pureté soit de la grandeur ; le génie crée dans la pureté d'une hauteur acquise sans effort, et l'intelligence crée grâce à la tension entre une grande profondeur, gagnée par le cerveau, et une hauteur que sacre l'âme. Montagne ou arbre. Immobilité intemporelle ou croissance simultanée dans les deux sens, par les racines ou vers les cimes.

L'aristocratisme est dans ma façon de sélectionner les meilleurs : les meilleurs des hommes – les amoureux, les meilleurs des amoureux – les poètes, les meilleurs des poètes – les romantiques solitaires. Je dois aboutir à la tour d'ivoire ou aux ruines, si je cherche l'excellence.

Toute exploration des ampleurs ou profondeurs humaines m'éclaire sur moi-même, et Lao Tseu a tort : « Plus on voyage au loin, moins on se connaît » ; c'est le séjour dans la hauteur, qui m'apprend, que le vrai soi (celui de Plotin ou mon soi inconnu) est inaccessible ; mais pour réussir ce voyage, je dois devenir impondérable et être porté par mon propre souffle – et je me porte d'autant mieux quand je suis conscient de ne pas me connaître.

Aussi abstraite que soit n'importe laquelle de mes remarques, je ne parviens jamais à la détacher de mon corps, c'est à dire d'une caresse ou d'une douleur, vrillées au corps de mon discours. Valéry parle d'un corps de l'esprit comme d'une inconnue sur l'arbre intellectuel. L'inhumaine pseudo-ascèse platonicienne : « mourir au corps, pour libérer l'essence et renaître à l'être » - explique l'obsession des Anciens par la minable tranquillité de l'âme, prépare le chemin à l'idée saugrenue de la résurrection, et, surtout, justifie la robotisation actuelle des esprits (esprit de corps).

La vulgarité des victoires, c'est l'affichage, en bonne et due forme, des droits acquis. L'imposture, dans la défaite, est une attitude noble, quand le vrai tenant de titres est un éternel absent, le bon Dieu, par exemple, celui qui est soit la caresse soit la consolation, et jamais - la bénédiction. L'ivresse réelle d'une victoire ou l'ivresse inventée d'une chute, la vérité d'une bouteille vidée ou l'imposture d'une bouteille de détresse.

Qu'est-ce que l'imagination ? - la création du possible, au royaume du réel et du nécessaire ; la jouissance ou la souffrance, au sein du possible, d'une intensité supérieure à mes impressions dans le réel ; la vénération de la beauté réelle, au royaume du possible. « Manquer de possible signifie, que tout nous est devenu nécessité et banalité » - Kierkegaard.

Même si le superflu peut faire oublier le nécessaire, ne vivre que du nécessaire réduit l'espace du possible, de ce domaine des créateurs. « Il n'y a pas vertu à mépriser le superflu, mais il y a vertu à mépriser le nécessaire » - Sénèque - « Supervacua contemnere non est virtus, sed cum contempseris necessaria ». Les errements dans le superflu nous font pressentir l'avant-goût du suffisant. Le nécessaire est une contrainte, qui bride la liberté, le suffisant - celle qui réveille la liberté intérieure ou endort la liberté extérieure.

Je commence par m'étonner des choses, ensuite, j'en admire la représentation par les autres, et je finis par m'enivrer de leur interprétation par moi-même : « Mon frisson vient davantage du chant que des choses chantées »**** - St-Augustin - « Me amplius cantus, quam res, quae canitur, moveat ». Et, en même temps, c’est la définition même de la musique que je cherche à composer par mes discours.

La vie réelle se trouve entre le trop haut et le trop bas, entre l'impossible et le jetable ; pour la voir, je dois regarder devant moi-même, à hauteur d'hommes, et non pas à hauteur d'arbres, où abondent les feuilles mortes ou l'appel des astres ; la vie irréelle est là, imprévisible. Ma vie est la feuille et l'écorce ; ma mort, c'est le fruit. « La base intellectuelle de mon esthétique est la Philosophie de l’Irréalité »** - O.Wilde.

Si, à l'embouchure, je suis capable de retrouver, d'entretenir ou de recréer l'intensité ou le rythme des sources, je suis dans le même fleuve anti-héraclitéen, témoin de l'éternel retour.

Je ne me connais aucun progrès, dont je me sentirais fier, mais toute continuité ou fidélité aux premiers émois de l'amour, de la création, de la liberté, bref à mon soi inconnu, non-évolutif, me réjouis. Celui qui vit du soi connu, dit : être libre (être homme, femme, poète) n'est rien, le devenir, c'est le sommet - celui qui, en soi, avant toute lutte, ne portait déjà la liberté, ne découvrira que ses substituts.

Si je suis un arbre, je porterai avec dignité la boue des racines, la cendre des fleurs, la chute des feuilles, le courant d'air des cimes. « La noblesse est en courage, non en ramage » - proverbe allemand - « Adel sitzt im Gemüte, nicht im Geblüte ». Et avant qu'il devienne matériau de construction, je me serai unifié avec un autre arbre, gardant quelques inconnues.

Esthète est celui, pour qui ce n'est ni le courage, ni la volonté, ni la vertu qui font l'homme, mais la beauté. Ascète est esthète à l'exubérance minimale.

La raison et la noblesse sont, le plus souvent, adversaires. La fin de la raison, c’est le désespoir ; le commencement de la noblesse, c’est l’espérance. « Le commencement de la philosophie n’est pas l’étonnement, mais le désespoir » - Chestov - « Начало философии не удивление, а отчаяние ». Maintenir l’étonnement, c’est maintenir l’espérance.

La contemplation me fait gagner de la largeur ; la réflexion me conduit à la profondeur ; mais je ne découvre la hauteur qu’en écoutant la musique de mes rêves – le contraire de : Tourgueniev : « Si ton but est la hauteur, tu ne dois plus penser à toi-même » - « Кто стремится к высокой цели, уже не должен думать о себе  ».

Le possible bonheur est trop haut, et le nécessaire malheur est trop profond, pour qu'ils se rencontrent. Le bonheur est dans les rendez-vous, que le suffisant fixe à l'impossible. Et que, le plus souvent, on rate, puisqu'on surveille l'heure et non pas l'heur.

Pour ne pas s'écrouler dans la platitude, la passion doit se faire accompagner de l'esprit, qui l'approfondit, et de la noblesse, qui la rehausse. Sans passion, la noblesse ne peut être qu'héraldique, et l'esprit - mécanique. « La raison sans passion n'est qu'un roi sans sujets » - Diderot.

La culture est davantage dans la hauteur des vues que dans la profondeur de l'ouïe, dans la beauté des fleurs que dans la vérité des racines. Mais Protagoras a raison : « La culture n'éclôt dans l'âme que si elle descend aux racines ».

Changer de rive est une épreuve, qui ne tracasse pas que le Parisien ; devant les ponts vitaux, la question essentielle est : faut-il le franchir ou le brûler ? C'est même plus important que le choix de chemins, obliques ou droits. Laisser les pavés aux archéologues, aux soixante-huitards ou aux touristes ? Être pessimiste, en bâtissant des murs, ou optimiste, en préférant les ponts : « On bâtit trop de murs et pas assez de ponts » - Newton - « We build too many walls and not enough bridges ».

L'optimisme encourage les consciences tranquilles, ce séjour de tant de bassesses ; le pessimisme nous conduit à la honte, cette antichambre de la hauteur.

L'optimisme naturel est l'apanage du repu ; c'est pourquoi je dois l'inventer. Le pessimisme superficiel accable les grands ; c'est pourquoi je dois en faire un haut choix libre.

Avoir dit non au bon ne rend pas plus convaincant mon oui au meilleur. La négation aide à comprendre, mais ne fait que nuire au bon goût. Par contre, ne répondre qu'aux meilleures questions est une bonne prophylaxie. Ne procéder aux substitutions que dans des requêtes riches de variables ! On devrait réserver les oui et non au médiocre pour accueillir le meilleur avec les ah et les oh.

Les contraintes portent sur le devoir, les buts - sur le vouloir, les moyens - sur le pouvoir. Mon valoir est dans leur hiérarchie, et mon savoir y répartira l'être, par exemple : « Vouloir est l'Être originel » - Schelling - « Wollen ist Ursein ». La plus belle démonstration d'un but - une projection de contraintes (les principes) sur les moyens (les faits).

Deux beaux profils mythiques disparurent des parcours humains - les anges et les rois, les poètes fastueux et les philosophes majestueux. Les logorrhées fangeuses, où rien ne résonne et tout raisonne. Les voies royales ne mènent plus qu'aux ruines et deviennent impasses nostalgiques. « Il n'y a plus de voies royales en géométrie » - dirait Euclide, en songeant à la philosophie.

La seule fraternité que j'entre-perçois serait fondée sur un aristocratisme, sur une élection donc. Mais j'égrène les aristocratismes du terroir, de l'histoire, de la langue, des attitudes, des idées - et je reste sceptique, c'est trop mécanique. Le seul aristocratisme spontané et durable, créateur de fraternités, est celui de la musique.

La plus haute création n'est pas celle qui peint ce qui aurait pu ou dû être, mais ce qui est ; le vouloir ou le devoir devraient se mettre au service du pouvoir, c'est à dire du talent, artistique ou scientifique, qui est l'interprète le plus fidèle du valoir intellectuel.

Trois sortes d'harmonie que je dois viser : l'harmonie du monde (sa vénération), l'harmonie de mon rapport avec le monde (l'acquiescement ou le refus), mon harmonie intérieure (ma noblesse). De cette méta-harmonie naîtra la musique de mon verbe.

Ce ne sont ni l'escalade ni l'excavation, mais le regard et l'intelligence qui nous rendent familiers des hauteurs et des profondeurs, qu'un talent ou une noblesse font se rencontrer. Cette rencontre est le seul bonheur vrai, c'est à dire imaginaire.

Un esthète de l'héroïsme intérieur devient facilement ascète de la résignation extérieure.

L'existence de ce que désigne le pronom à la première personne réduit les verbes essentiels (relationnels) au statut d'étiquettes et met les objets à leur vrai place, celle des humbles compléments. L'existentialisme et la phénoménologie sont de mauvaises grammaires, aux précédences pipées.

Le talent et le désir font partie de ces choses temporelles, soumises au courant du Léthé, de l'apprentissage et du désenchantement. Le génie et le rêve ignorent l'oubli, se moquent de l'expérience et vivent de l'enthousiasme.

Tous les penseurs brandissent cette misérable et quasi-inexistante opposition entre esprits libres et esprits enchaînés, tandis que le seul choix crucial, dans ce domaine, est entre une liberté dégradante et un esclavage valorisant. Là où la liberté élève ou l'esclavage avilit ne prospèrent que des esprits médiocres.

Être important est un piteux attribut, accroché au fond et destiné à justifier une prétention à la profondeur ; il s'oppose à la noblesse – devenir important, associée à la forme et que rehaussent les métaphores. La franchise des sots, face à l'invention des délicats. Wilde le voit bien : « En toute matière sans importance, c'est le style et non pas la sincérité qui compte ; en toute matière importante, c'est le style et non pas la sincérité qui compte » - « In all unimportant matters, style, not sincerity, is the essential. In all important matters, style, not sincerity, is the essential ».

Il y a trois sortes de thèmes, abordables par un intellectuel : ceux, où 90% des hommes sont dans le vrai - on pratique le paradoxe, en s'y opposant, ou le conformisme, en y adhérant ; ceux, où 90% sont dans le faux - le conflit est entre la bêtise et l'intelligence, l'ignorance et le savoir, la platitude et la profondeur ; enfin, dans le troisième domaine, un homme de palinodies, un homme d'esprit et de virtuosité, trouvera toujours de bons arguments pour soutenir soit l'un soit l'autre des avis contraires - le choix serait question de goût, de passions, de hauteur du regard. Le premier domaine accueille la majorité des cerveaux et des plumes ; l'arbitre du deuxième est le scientifique ; tandis que le troisième est le seul, où devraient agir le cœur du poète ou l'âme du philosophe. Postures, positions, poses.

Si j'ai un tempérament créateur, je dois commencer par choisir mes points de départ. Soit je reprends le fil d'une trame, entamée par les autres, et j'y ajoute un maillon de plus ; soit je refuse cette inertie et je crée mes propres sources, en devenant ainsi nihiliste : filum – hilum – nec-hilum - nihil.

Le oui superlatif est le défi lancé au non comparatif, Dionysos triomphant et d'Hermès et d'Apollon.

L'émotion et l'intelligence sont d'immenses problèmes, que nous dicte le mystère de l'âme et de l'esprit, ces derniers n'étant, peut-être, que deux émanations ou deux langages de ce qu'ils appellent être ; l'être ne serait envisageable qu'à travers l'âme ou l'esprit, qui en seraient des trous (Hegel et Sartre) ou des plis (Spinoza et Heidegger), et que j'appellerais, dans la même veine érotique, - des excitants ou des excités.

La honte ou l’angoisse sont considérées comme des maladies par les bien-portants d’aujourd’hui. Mais ils ignorent que « ceux que nous plaignions de leurs embarras, méprisent notre repos »* - Vauvenargues.

La raison peut mettre le prix aux choses (quoiqu'en pense Pascal) ; et leur valeur, même si c'est l'âme qui l'annonce, c'est bien l'esprit qui la valide. Et non seulement le prix et la valeur, mais au-delà - le tenseur ! L'échec de cette affectation rend certaines choses rares - inestimables.

Est esclave celui qui ne voit pas ce que la liberté, même seulement extérieure, apporte à son âme. « On est esclave à cause de son âme d'esclave, inaccessible aux émois de la liberté. L'aristocrate est un homme aspirant à la beauté et à la liberté intérieure de son esprit » - A.Lossev - « Раб, потому что у него рабская душа, и недоступны ему переживания свободы. Аристократ есть внутренне духовно-свободный и прекрасный человек ». Aujourd'hui, c'est par des qualités de son âme qu'on devient aristocrate, et combien d'esclaves s'enorgueillissent d'un puissant esprit ! L'aristocrate est celui dont l'esprit, en se recueillant, devient âme, et dont l'âme maîtrisée devient esprit. L'âme n'a qu'une seule facette - l'humaine (l'âme intellectuelle d'Aristote) ; l'âme végétale ou animale (nutritive ou sensitive) est une aberration d'un esprit robotisé.

Par mes contraintes, je me libère des choses sans importance ; avec celles qui restent, je dois choisir, desquelles je serai le maître et desquelles - l'esclave. Même parmi les passions je trouverai toujours celles, dont il vaut mieux être l'esclave. Et ce sont les meilleures ! Aux médiocres j'appliquerai le conseil d'Épictète : « Maîtrise tes passions, avant qu'elles ne te maîtrisent ».

Talent, noblesse, personnalité – tels sont les dons primordiaux qu’on ne puisse ni hériter ni cultiver ; cette cure divine nous protège de toute contamination grégaire. Curieusement, la foule la plus compacte et méprisable est composée de médiocrités qui cherchent à être, à tout prix, différents des autres.

L'esprit fait des progrès dans son domaine exclusif, la profondeur ; le cœur, de même, gagne en lucidité dans l'ampleur des horizons mouvants ; ce n'est que l'âme, dans sa hauteur atopique, qui ne peut compter que sur l'intensité constante, comme facteur de puissance et porteur de l'éternel retour. Il faut donc vivre en esprit, avancer par le cœur et s'élever par l'âme ; l'action et l'écriture devraient les rendre solidaires.

À ceux qui veulent créer l'horizon de tous les horizons je répliquerais, qu'avoir un firmament, rien que pour moi, me comblerait davantage. Question de choix d'axes.

La hauteur n'est pas un stade ultime d'un passage réitéré de moins à plus haut, mais un état d'âme intemporel, qui est essence même d'un esprit noble.

Si « la construction d'une maison est un but et une intention intérieurs » (« Ein Hausbau ist ein innerer Zweck und Absicht » - Hegel), alors des casernes ou salles-machine accueilleront mon œuvre, tout en se présentant comme maisons de l'être. Ma maison aurait dû n'être qu'une contrainte, m'invitant à ne pas trop regarder la terre, à privilégier le ciel et à songer au passé, et l'architecture des ruines s'y prête le mieux.

Si je ne suis que ce qui se trouve entre l'horizon et moi-même, j'aboutirai probablement à la platitude ; dans les gouffres tombent, d'habitude, ceux qui suivent leur étoile. « La hauteur, d'habitude, voisine avec l'abîme »* - Pline le Jeune - « Altis plerumque adjacent abrupta  ». Et en plus, je serai couvert de bleus et bosses, car tout chemin, même éclairé par mon étoile, est parsemé de pierres d'achoppement. J'aurais dû rester dans le seul lieu, où mon étoile se sente chez elle, - dans mes ruines.

On peut se permettre d'écrire sur le monde en ne s'appuyant que sur la profondeur, d'écrire sur son époque en ne maîtrisant que l'ampleur ; mais on ne peut se décrire soi-même qu'à une grande hauteur, où, à défaut du réel, on placera son idéel.

C'est sur des sentiers battus qu'on rencontre ceux qui s'égosillent le plus sur les périls de leur chemin unique, réservé aux immenses trublions qu'ils sont : « Des voies obliques, mal entretenues, sont les voies du Génie » - W.Blake - « the crooked roads without improvement are roads of Genius ». Ce n'est pas l'aménagement de virages qui motive le Génie, mais l'arrangement de mirages. Qu'on parcourt des yeux sans recours aux pneus.

Opposer à la banale réévaluation de valeurs - l'entretien de vecteurs (l'orientation géométrique et non pas le portage empirique, la visée, non la pesée), qui orientent les valeurs, vecteurs privilégiant la verticalité. Il ne s'agit pas de substituer aux anciennes valeurs - des nouvelles, ni de changer de lieu, où les valeurs s'ancrent, mais de les projeter sur une belle hauteur, celle, qui permet de reconstituer la tour d'ivoire originelle - au milieu des ruines.

L'esprit aristocratique, ce ne sont pas des valeurs tranchantes, mais des vecteurs fléchants : l'orientation, le mouvement, la danse - vers, ou plutôt dans la hauteur ! Les valeurs sont des vecteurs fossilisés, rétrécis, fixes. Les valeurs se devinent d'après des mobiles ; les vecteurs sont mis en mouvement par le style. « Le style est le moyen de recréer le monde, selon les valeurs de l'homme, qui le découvre » - Malraux - ce monde pourrait être vaste, il ne sera jamais haut.

La première matérialisation des ruines, en tant que le meilleur refuge d'un adorateur de sa propre étoile, fut peut-être le puits du Bouddha, dans lequel tomba Thalès de Milet, trop attaché à scruter le ciel.

Ne plus savoir insuffler de la poésie dans ses idées est aussi dramatique que de ne plus aimer. « Ce n'est pas que je n'aie plus d'idées, mais les idées ne dansent plus pour moi »** - G.Bataille. L'idée qui danse s'appelle mot, sinon elle n'est qu'une marche, déplacement, flânerie. Le son et le bruit, le chant et la parole, l'aède et Archimède. L'outil, toujours imprévisible. « La parole humaine est comme un chaudron fêlé, où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » - Flaubert. Pour que l'idée coule, il faut que l'esprit s'immobilise : « C'est la sécheresse intellectuelle qui nous inonde d'idées » - S.Lec.

Les appels pathétiques à changer ou à perfectionner notre vie individuelle, qu'on entend chez Tolstoï, Rilke, Wittgenstein ou Sloterdijk, sont presque sans objet, puisque, chez nous, les traits perfectibles sont parmi les plus insignifiants, l'essentiel étant câblé en dur depuis notre adolescence. Le méliorisme ne peut agir que sur le troupeau.

Pour me trouver en tête-à-tête avec mon soi inconnu, il faut me vider, me débarrasser du ballast des choses terrestres et aspirer à une hauteur céleste. Pour découvrir, peut-être, dans ce vide béni - l'origine d'une pure plénitude : « Se servir du vide pour penser le plein » - Bergson.

La sensation de plénitude correspond souvent à une perte, à celle d'un élan, qui s'épanouissait grâce à un vide, vide en tant que conquête.

Sacrifier mon intérêt sur une échelle de valeurs terrestres, pour en gagner sur une autre, céleste, ou, au moins, beaucoup plus désintéressée sur terre, - c'est cela, le sacrifice noble !

Combler le vide est une banalité, son entretien en état de béatitude est plus prometteur et même vital ! Le vide sacré se forme du déchirement entre le mouvement centripète de l'affirmation et celui, centrifuge, de l'(ab)négation, - « sibi vacare » (Sénèque). « Tous les péchés sont des tentatives de combler le vide. Aimer la vertu signifie supporter le vide »**** - S.Weil. La grâce ne touche qu'une âme désencombrée.

Les yeux suffisent pour fixer mes buts ; pour poser mes contraintes, j'ai besoin de regards ; les yeux saisissent mes frontières visibles, le regard me fait tendre vers mes limites, qui ne sont pas à moi, il me rend Ouvert. Mon côté animal perçoit un monde clos ; mon côté humain conçoit un monde ouvert. Beaucoup de liberté sur cet axe, pour un créateur inspiré : « De tous ses yeux l'animal perçoit l'Ouvert, sa profondeur se lit sur son visage. Son être est sans regard » - Rilke - « Mit allen Augen sieht die Kreatur das Offene, das im Tiergesicht so tief ist. Sein Sein ist ohne Blick » - la hauteur de cet Ouvert s'écrit par le regard. Ce, que ne voient que les yeux, m'enferme, fait de moi - une bête, dont la frontière devient sa cage.

L'homme, tel que la Providence l'a conçu, est un Ouvert, c'est à dire il peut tendre vers l'infini inatteignable, sans se quitter. Et cette sublime convergence signifiait la présence divine. Mais l'homme moderne devint un Clos et proclama la mort de Dieu ; tout en lui n'est désormais que fini : « La finitude de l'homme est devenu sa fin »** - Foucault.

Un Ouvert entretient la convergence vers des valeurs inaccessibles, sans perdre de contact avec l'accessible, c'est son mérite principal. « Les systèmes de valeurs ouverts, dans leur évolution inachevable, présentent une alternance permanente entre l'expérience rationnelle et l'expérience irrationnelle »*** - H.Broch - « Die offenen Wertesysteme, in ihrer endlosen Entwicklung, stellen einen ständlichen Umtausch zwischen einem vernünftigen und einem unvernünftigen Versuch dar » - une belle définition de la frontière de l'Ouvert humain : des points, dont tout voisinage contienne et de l'irrationnel inatteignable et du rationnel maîtrisé !

Comment voient-ils le maintien d'un rêve ? - dans la réalisation (les réalistes) ou dans la renonciation (les pessimistes), tandis qu'on devrait l'entretenir par la reformulation de ses buts, de ses moyens ou de ses contraintes ; qui maîtrise le langage, maîtrise la chose.

Les plus coriaces de toutes les valeurs, résistant à ma volonté de les juger par-delà d'elles, sont celles qui viennent des buts. Nietzsche, lui-même, y succombe : « Que veut dire le nihilisme ? - que les valeurs suprêmes se dévalorisent. Que le but fait défaut ; la réponse au 'pourquoi' » - « Was bedeutet Nihilismus ? Daß die obersten Werte sich entwerten. Es fehlt das Ziel ; es fehlt die Antwort auf das 'Warum' ». Dès que le comment et le qui du talent et de la noblesse sont organiquement là, le pourquoi de l'intelligence se manifeste presque mécaniquement.

Que doit-on exiger des commencements, dont on vit et/ou qu'on (re)crée ? - la même chose que la nature attend d'une source - d'être en hauteur : « Que tu commences avec ton propre azur ou celui du ciel » - Hölderlin - « Mit der unsern zugleich des Himmels Bläue beginnen ».

Comme toutes les grandes attitudes, le nihilisme est facile à profaner, dont l'exemple le plus flagrant est la manie de la négation systématique de ce qui est consensuel. Toutefois, l'inverse du nihilisme, c'est l'adhésion mécanique aux valeurs des autres, et là, on n'a même pas besoin d'abus ou d'exagération pour le fuir et chercher ses propres commencements.

Le nihilisme n'est pas un système de valeurs, mais un type d'évaluateur, cherchant à se débarrasser de l'inertie collective de langage, de civilisation, d'habitude, et à se fier à l'élan, créatif et individuel.

Une tâche aristocratique : maîtriser un navire, dont on ne veut pas connaître le cap, par respect des étoiles.

Le sot respecte les choses, qui paraissent actuellement éternelles. Le fin est à l'écoute de ce qui pourrait être éternellement actuel.

Garder la hauteur veut dire savoir prendre de haut même les plus nobles de mes propres emportements. Nietzsche, le plus accompli des nihilistes, « a vécu le nihilisme au fond de soi-même jusqu'au bout et le garde derrière soi, en-dessous de soi, en dehors de soi » - « hat den Nihilismus in sich zu Ende gelebt, – der ihn hinter sich, unter sich, außer sich hat ».

Un penchant sympathique de ceux qui connurent l'exil : ils apprennent à inventer des patries imaginaires, placées dans des endroits imprévisibles : « Le ciel est ma patrie et la contemplation des astres - ma mission » - Anaxagore - ce qui s'appelle exil étoilé. De ce regard doit naître l'arbre, comme cet arbrisseau torturé, qui surgit de la Nuit étoilée de Van Gogh.

La liberté : ses commencements jaillissent d'un vouloir pathétique, ses contraintes sont imposées par un devoir éthique, ses moyens se trouvent dans un pouvoir pragmatique, ses fins se résument dans un valoir esthétique ou mystique. Mais ces quatre moments réunis, toute l'intensité du sujet retombe ; la liberté est un bon vecteur, mais une valeur décevante.

L'homme est pourvu de si merveilleux capteurs du réel, que son monde intérieur reflète fidèlement, et en tout point, malgré l'effet de la Caverne, - le monde extérieur. Partir du sujet (le vitalisme) ou bien de l'objet (la phénoménologie) promet les mêmes tableaux, les mêmes profondeurs, la même architecture. Ce n'est qu'en hauteur que cet équilibre se rompt et qu'on gagne, en s'accrochant à l'homme. L'exemple flagrant en est l'interprétation de l'éternel retour du Même. Dans ce même, Heidegger voit l'immuable Être extérieur, et moi, j'y vois l'intensité tout intérieure, l'excellence, l'extase du superlatif et non pas la paix ou la certitude du positif, et encore moins la platitude du comparatif (l'attitude de la majorité, dictée par le goût du changement).

Il n'y a plus de chemins secrets, menant vers des trésors ou des illuminations ; je ne dois compter que sur mon étoile, que je suivrai, les yeux fermés, du fond de mes ruines. Ne crois pas trop les prétentieux : « Heureux qui va par une route inconnue à la sagesse humaine, et sans toucher de pied à terre » - Fénelon - la sagesse est une affaire terrestre, accessible même aux misérables, qui s'attroupent sur des sentiers battus, sans toucher de regard au ciel. Le sage est celui qui a la plus vaste collection de plaies, mais qui les lèche mieux que les autres. « Parmi les sages, pas un qui ne soit heureux » - Cicéron - « Neque sapientum non beatus ».

L'apparition du regard, dans mes yeux, est facile de détecter : je verrais la terre à travers le ciel. « Le désir du regard le poursuit si fort, qu'il aspire au ciel et abandonne la terre » - Arioste - « Tanto è il desir che di veder lo incalza, ch'al cielo aspira, e la terra non stima ». Si, en plus, je munis mes yeux de noblesse et d'intensité, j'aurai un haut regard - je vivrais le ciel en vue de la terre.

Être humble avec les buts, ironique avec les moyens et royal avec les contraintes, telle est la forme d'acquiescement à la vie ; et lorsque la contrainte porte sur la même intensité de mon regard (et non pas la multiplication d'objets regardés), elle s'appellera éternel retour : « La pensée d'éternel retour du même est la plus haute formule d'acquiescement » - Nietzsche - « Der Ewige-Wiederkunfts-Gedanke ist die höchste Formel der Bejahung ».

Le sens de mon existence - l'intensité de mon regard, c'est à dire de mon rapport avec la vie, et qui s'atteint surtout grâce aux contraintes que je m'impose : mettre le désir au-dessus de la force (la volonté de puissance), ne pas m'attarder sur les choses, qui changent, entretenir l'excellence du regard (l'éternel retour du même), me mettre au-delà des valeurs, pour être moi-même leur vecteur (la réévaluation de toutes les valeurs) - trois synonymes du plan nietzschéen. Vie, volonté de puissance, art - comme trois hypostases d'une même substance tragique !

La tour d'ivoire, où l'aristocrate se sent surhomme, dès l'origine, n'était que ruine, où le visitent la mouise ou la honte du sous-homme. L'aristocrate est celui qui est capable de mettre le surhomme et l'homme du sous-sol - sur un même axe, intense sur toute son étendue, ou plutôt sur toute sa hauteur.

Si le changement de choses vues n'induit aucun changement de regard, ce n'est pas la peine de s'attarder la-dessus. « Ce sont les plus faibles des esprits et les plus durs des cœurs, qui aspirent le plus au changement » - Ruskin - « They are the weakest-minded and the hardest-hearted men that most love change ». Ne m'intéresser qu'aux choses, qui rehaussent mon regard : « Aspirer aux choses hautes est privilège des hauts esprits » - Cervantès - « De altos espíritus es aspirar a las cosas altas ».

Je ne dois attendre la grâce qu'en hauteur, loin des choses. Ce sont donc mes propres contraintes qui en préparent la rencontre. « Le libre arbitre me permet d'accueillir Ta Grâce par l'ampleur ou par la contrainte » - Nicolas de Cuse - « Libera voluntas, per quam possumus aut ampliare aut restringere capacitatem gratiae tuae ». Le libre arbitre peut tracer l'ampleur. La contrainte, elle, se dessine par ma liberté.

L'intensité vitale est cette bonne tension des cordes, grâce à laquelle je devrais produire ma musique ; mais dans la qualité de la musique, l'intensité elle-même ne joue qu'un rôle secondaire ; c'est le talent et la noblesse, c'est à dire la hauteur, qui en détermineront la profondeur et la portée. « Ce qui portait l'homme en hauteur, c'était la musique, cette révélation irrésistible et désarmée » - Pasternak - « Человека уносила ввысь музыка : неотразимость безоружной истины ».

Dès que mon regard s'attache non pas à sa direction, mais à son intensité, je suis sollicité par la voix de la noblesse et de la musique. Je m'évade de la platitude, je deviens jouet des chutes et des essors. « C'est le regard qui fait s'élever ou s'effondrer ton esprit » - Ovide - « Ingenium voltu statque caditque ».

Qu'est-ce que l'intensité ? - le vouloir sans but, le pouvoir sans objet, le devoir sans moyens, le valoir des contraintes.

Le nihilisme des commencements - ne pas se hisser sur les épaules des autres ; le nihilisme des contraintes - en être le seul auteur ; le nihilisme des moyens - savoir se servir de ses faiblesses ; le nihilisme du parcours - tenir davantage au regard qu'aux pieds ; le nihilisme des finalités - en reconnaître l'insignifiance. Je pense en être très proche.

La façon la plus noble de présenter les valeurs est d'en peindre le vecteur : l'origine, l'unité de souffle, le sens du regard. Laisse les orgueilleux patauger dans des tournants et les sots - dans des suites d'idées.

Quand je choisis mon adversaire en fonction du fond, je débouche, le plus souvent, sur des inepties du genre de la dialectique (historique, philosophique ou politique). Le bon parti, c'est la forme ; ce n'est pas la profondeur du combat qui détermine ma stature, mais la hauteur de mes admirations ou de mes dégoûts.

Le bonheur nihiliste est le désir, détourné des routes et tourné vers la hauteur. C'est ainsi que je dois comprendre les Anciens, voyant le bonheur dans l'étouffement de nos désirs. Il serait plus sage de n'en chercher le chemin qu'à la verticale de mon regard sur la carte du Tendre. La hauteur est une frontière inaccessible d'un Ouvert ; et le nihilisme n'est pas dans la transgression de plates limites, mais dans la vénération de nos plus hautes frontières infranchissables et dans « l'élan vertical dans l'Ouvert » - Rilke - « den Absprung, senkrecht ins Offene ».

Pour garder l'enthousiasme dans la vie, on doit savoir entretenir l'équilibre, ou l'égale intensité, de la naïveté, de la maîtrise et de l'ironie. La simultanéité de ces stades, cette harmonie verticale est l'affirmation de l'éternel retour, ignoré aussi bien en musique qu'en mathématique : « Chaque branche mathématique traverse trois stades d'évolution : le naïf, le formel et le critique » - D.Hilbert - « Jede mathematische Disziplin läuft drei Perioden der Entwicklung durch : das naive, das formale und das kritische ».

Je n'aime pas ces profanations, purement verbales et anti-poétiques, du beau terme de commencement, que sont l'être ou le néant (par l'intermédiaire du devenir fantomatique), ces spectres interchangeables, sur lesquels se gargarisent Hegel et Sartre. Le commencement est un surgissement d'une émotion, d'une image, d'une mélodie, d'un état d'âme qu'aucun développement rationnel n'épouse ni n'explique ; on ne peut lui rester fidèle qu'en poésie d'enveloppement par un mot inspiré, c'est à dire puissant, ironique, créateur et noble.

Plus je cherche, auprès de mes contemporains, le succès de mes meilleures entreprises, plus mesquine sera la démarche de mon esprit et plus humiliante – la chute finale de mon âme. Installe-toi dans les ruines, la seule demeure, où je puisse rester berger du rêve, de l'amour, de la poésie. La force, la reconnaissance, la rigueur sont les valeurs, prônées par ma partie mortelle ; la partie immortelle devrait ne s'occuper que de mon étoile et avoir le courage d'assister à son évanescence et son extinction. Mais ma sinistre époque, en personne de ses professeurs robotisés, proclame, que la seule bonne philosophie consiste à comprendre, qu'une vie de mortel réussie est bien supérieure à une vie d'Immortel ratée.

Tout philosophe rêve d'écrire son propre Banquet, avec des invités de marque et des discours élogieux. Mais peu comprennent, que, pour satisfaire les plus exigeants des palais, il ne faille pas resservir des breuvages des autres, issus des caves poussiéreuses, mais faire table-rase de ses horizons et firmaments. La bonne ivresse fuit les lieux, où règnent les volumes et les contre-façons ; il faut réinventer de nouvelles étiquettes, pour les nouveaux cépages et millésimes.

Les forts de tout poil - guerriers, politiciens, séducteurs - triomphent grâce à la résistance des autres forts, mais s'écroulent devant les faibles - pacifiques, résignés, purs. « L'ennemi le plus redoutable de la force, c'est la faiblesse » - Hofmannsthal - « Der gefährlichste Gegner der Kraft ist die Schwäche ».

La préservation d'une intranquillité d'âme est l'un des soucis permanents d'un poète, mais le chemin le plus sûr, qui y mène, est paradoxal : le culte de la faiblesse du geste, la paix des idées, la puissance des mots. « Voici un grand projet : avoir la faiblesse d'un homme et la tranquillité d'un dieu » - Sénèque - « Ecce res magna, habere imbecillitatem hominis, securitatem dei ».

L'art de la négation : la hauteur s'oppose à la platitude (dont fait partie, tôt ou tard, toute profondeur) et non pas à la bassesse, dont le contraire s'appelle honneur, à valeur douteuse, puisque indéfinissable en dehors de cette pure négativité.

L'orgueilleux cherche à produire des merveilles, le fier trouve le merveilleux et invente l'émerveillement.

Quand on a une vie intérieure suffisamment intense, tout événement extérieur se vit comme un insignifiant retour du même, puisqu'il ne modifie pas l'essentiel. Ce qu'un démon hurla à Nietzsche comme un incipit tragique et banal, un ange me chanta comme un sufficit ironique et musical. Mais ce retour est éternel, puisqu'il ne concerne que des démons ou des anges, ignorant le temps et s'entourant d'être. À moins que ce soit le même personnage, puisque le démon, qui étend son acquiescement jusqu'à sa propre chute fatale, redevient ange.

Il est du meilleur aloi, qu'on prenne l'aristocrate à l'ironique. Le sérieux devrait être réservé aux raseurs (la recette est de Byron).

Aristocrate vulgaire ou prolétaire vulgaire : ne valoir que par son ascendance généalogique ou sa descendance biologique (proles - progéniture). On doit être, en soi, un arbre ontologique entier, prêt à s'unifier, mais réticent aux forêts.

Les ascendances et les descendances généalogiques d'un arbre ne sont pas les meilleurs de ses attributs. Il vaut mieux le mettre hors temps. « Plus ancienne est ta noblesse, plus ridé est ton arbre » - proverbe allemand - « Je älter der Adel, je morscher der Baum » - la noblesse se mesure par mon propre altimètre ; elle est notée en intensité de mes propres instants et non pas en années des autres.

Par quoi veux-je m'unir aux autres ? Où puis-je croître ? Quand aurai-je le droit aux ombres ? Comment vivre sans bouger ? Pourquoi la couleur ? - si je commence à me poser ces questions, c'est que peut-être je suis prêt à devenir un arbre.

Dans l'arbre se réunissent les quatre éléments : « De la racine de ses origines, l'âme humaine tend, à travers l'humus de l'être, vers son étoile, portant vers la hauteur son obscure source dédiée à Neptune et Vulcain, portant vers la profondeur son but limpide dédié à Apollon, s'étendant en branches tel un arbre »*** - H.Broch - « Des Menschen Seele reicht aus ihren Wurzelabgründen im Humus des Seins zum Sternenrund, aufwärtstragend ihren poseidonisch-vulkanisch finsteren Ursprung, abwärtstragend das Durchsichtige ihres apollinischen Zieles, baumgleich sich verzweigend » - quel magnifique itinéraire - de la terre de ta vie, de l'eau de Neptune, du feu de Vulcain, de l'air d'Apollon - vers l'arbre de ta création ! Ce qui rappelle la quadruple oraison funèbre, que tu dédias à l'agonie de Virgile : à l'eau d'arrivée, au feu de chute, à la terre d'espérance, à l'éther d'enfance.

Dans le vivant, si je ne brûle pas, je pourris. « Il n'y a que deux formes d'existence : pourriture ou brûlure »** - Gorky - « Есть только две формы жизни : гниение и горение ». Souvent c'est la même chose : la pourriture dégage bien de la chaleur, et toute flamme finit dans des cendres. La forme est pour l'histrion, le fond - pour le spectateur. Savoir équilibrer le trop plein de la tête et étancher la vacuité du cœur - tel est le fond de l'existence. « Notre lot : végéter ou brûler de l'âme »*** - Pétrarque - « Nos autem vel torpemus vel ardemus animorum estibus ».

Lyrisme du son, lyrisme du mot, lyrisme du concept – musique, poésie, intelligence. La corde qui nous rend sensibles à ces vibrations s'appelle âme.

La noblesse : un oui passionnel à la forme du monde infini et incompréhensible, un non rationnel au fond du monde compris et borné.

La fatidique confusion entre le savoir et le désir, qui règne parmi les philosophes : « Je ne désire rien connaître d'autre que Dieu et mon âme » - St-Augustin - « Deum et anima scire cupio, nihil plus » - tu aurais dû admirer l'œuvre de Dieu et mettre en musique ce qu'il y a d'inconnaissable dans ton âme ; tout n'y est que désir comme source et savoir comme contrainte.

Ils méprisent ce qu'ils ne désirent pas et se proclament purs. La bonne jugeote ou l'ironie poussent plutôt à tenir en mépris ou en honte l'objet de nos désirs. Le désir n'est beau ni pur que par le regard qui le porte. À moins que le désir soit un souhait aveugle.

Quand ce qui est vu comme beau s'avère être systématiquement vrai, on a de bonnes chances d'être en présence d'un regard noble. « La noblesse de l'esprit solitaire est si grande, que tout ce que son regard conçoit est vrai » - Avicenne. Le propre du goujat : ne vivre que de son vrai, d'un misérable vrai ne s'élevant jamais jusqu'à être beau.

L'art d'accommodation noble de mon regard consiste à savoir, où et quand il faut garder les yeux ouverts ou fermés. « Apprends-nous à ouvrir et à fermer les yeux » - T.S.Eliot - « Teach us to care and not to care ». Tandis que le monde ne m'apprend que des choses regardées et me désapprend à tenir à mon regard.

Le perfectionnement de mon savoir ou de mes capacités ne demande aucun effort de ma volonté, il est presque mécanique. Il s'agit non pas de viser un perfectionnement comparatif, mais miser sur le parfait superlatif de mon soi inconnu, qui n'est que la résurrection du Dieu proclamé mort.

Les murailles, que j'érige moi-même, sont utiles, pour que mon regard soit plus près du ciel. Viser l'horizon, en les abattant, est une illusion d'optique, dont ne profiteront que mes yeux. J'abandonnerai l'horizon avec la même facilité que l'herbe sous mes pieds, dès que j'aurai compris, que je devins regard. À la pensée sous l'horizon de la mort, je préférerai le regard au-dessus de sa hauteur. Le beau s'offre partout à l'âme ; l'idée du beau n'est accessible qu'au regard : « Ô mon âme, au plus haut ciel guidée ! Tu y pourras reconnaître l'Idée de la beauté » - Du Bellay.

Celui qui regarde sans étonnement le ciel et l'oiseau ne verra jamais l'ange.

Il faut rester à égale distance rationnelle entre la palpitation et le mot (la note, la couleur, le marbre). L'attrait du mot égalisant l'élan du cœur, dans un bel équilibre. Mais il existent des distances irrationnelles, évaluées par l'âme : « Le poète est plus près de la mort que de la philosophie, plus près de la douleur que de l'intelligence, plus près du sang que de l'encre » - Lorca - « Un poeta - más cerca de la muerte que de la filosofía ; más cerca del dolor que de la inteligencia ; más cerca de la sangre que de la tinta ». Mais tu connais mieux que moi la mécanique des leviers : le cœur pesant plus que la métaphore, le point d'appui ne doit pas être au milieu.

En philosophie, on vise le pathos et la pureté de la pensée, en témoignage d'un esprit ardent. On remplace pensée par sentiment, esprit par âme, et l'on pourra mettre poésie à la place de philosophie. Mais si l'on élimine pathos, pureté et ardeur, en restant en la seule compagnie de pensée, on est sûr de déboucher sur une platitude ou sur un ennui.

Ils vivent de plus en plus de ce qui calcule et bavarde ; or l'âme n'émet que de la musique, elle n'a pas non plus un langage à elle, elle est un silence évocateur. Et c'est ainsi que les hommes sourds à la musique concluent, que, lorsque nous vivons, nos âmes sont mortes et ensevelies en nous. Compter sur leur résurrection est encore plus bête. N'empêche que leurs voix s'entendent mieux dans des ruines ou cimetières, que j'entretiens seul, que dans des édifices ou autels que j'érige avec les autres.

Dans l'édifice intellectuel, le faîte du sacré crée une transcendance verticale, mais la platitude du sol, de cette immanence horizontale des appétits, crée la grisaille sacrilège et nous éloigne des hauteurs étoilées. Mais c'est le seul écran à garantir la portée minimale des ombres.

Tout ce qui sert à maintenir l'équilibre de ma raison se trouve sur la terre ; la raison n'a rien à gagner, quand je lève mes yeux vers le ciel. Ce n'est pas la tête qu'il faut lever, mais l'âme, qui prendrait la relève des yeux. Ainsi se lisent la lumière céleste comme le noir terrien. L'homme au bandeau, ignorant le secret de l'anneau de Gygès et qui n'aurait que les yeux pour voir, ne voit plus rien.

L'expérience n'apporte rien pour l'attirance de la hauteur, attirance qui ne peut être qu'innée. L'expérience nous apprend la rigueur ; la vigueur, c'est l'intuition qui s'en charge. « En chacun de nous, se tapit un adolescent aspirant à l'incohérence de la hauteur » - Brodsky - « В каждом из нас кроется подросток, тянущийся к бессвязной выси ». On le laisse en paix et même on le nourrit de syllogismes, quand on découvre, que les bas-fonds ne présentent pas plus de cohérence. Ce qui est couture en bas est coupure en haut.

Porter les lumières des autres ? - mais la machine le fait déjà, avec plus de rigueur, d'ordre et de plénitude que les hommes. Propager ses propres lumières ? - mais non seulement elles sont fatalement identiques avec tant d'hommes insignifiants, elles sont le mieux émises par des rats de bibliothèques. Non, à l'homme des lumières je préfère l'homme des ombres, celui qui ne saura jamais s'il est acteur d'une liberté ou jouet d'une servitude.

Le corps et le cœur s'engagent, mais l'âme, c'est la force de dégagement (Platon). Cette âme céleste, descendue sur la terre, découvre la pesanteur, se sent obligée de s'engager et s'appellera – esprit. Depuis qu'Empédocle ajouta aux trois éléments célestes le quatrième, la terre, l'homme se cherche une nouvelle patrie - la terrestre, où, au lieu de brûler, de planer ou de chanter, il calcule.

Les orgueilleux et les ambitieux s'identifient avec le vouloir et le pouvoir - la volonté de puissance, la finalité ; les purs et les nobles - avec le devoir et le valoir - les valeurs ou les vecteurs de leur soi, la source ; les pires et les plus vilains, incapables de voir les fins et insensibles aux sources, ne voient que des moyens : « Pour profiter des intérêts les plus élevés, investis en savoir » - Franklin - « An investment in knowledge always pays the best interest ».

Les mélodies, qui me bouleversent le plus, ne parviennent pas de mes oreilles et ne viennent pas de notes connues. Quand mon oreille se fait rêve, ma propre musique sait accompagner et le chant et le silence du monde ; un jour, je suis instrument, un autre - compositeur, un troisième encore - mélodie. Le jour de veille, tu ne reproduis que des cadences sans musique.

Un amoureux de climats ou de paysages humains n'a pas besoin de guides, pour chanter la vie, sans la traverser, perclus dans ses châteaux ou ruines. Ceux qui découvrent le beau, guidés par le vrai, sont des marionnettes : « Ce qui distingue le fou du sage, c'est que le premier est guidé par les passions, le second par la raison » - Érasme - « Quandoquidem hac nota a stulto sapientem discernunt, quod illum affectus, hunc ratio temperat ». Que derrière cette marche assistée se tienne la passion ou la raison, ce qui compte, c'est si elles s'acoquinent avec mon regard ou avec mes pieds, pour éployer les ailes ou alourdir les semelles. Pourvu que la raison du fou ne sois pas la passion du sage. Ni que la semelle allégée ne réduise en allégeance l'aile. Me prendre à la légère ne doit pas être à l'origine de mon haut vol.

La conscience morale est l'art de garder l'équilibre entre l'esprit et l'âme, sans exiger que l'un s'aligne sur les valeurs de l'autre. « L'esprit se soumettant au jugement du cœur, voici la meilleure et la plus délicate voix de la conscience morale » - Batiouchkov - « Отчёт ума сердцу есть лучший и нежнейший цвет совести » - c'est aussi déraisonnable que le cœur sollicitant l'élan de l'esprit ; le cœur sans raisons et l'esprit avec du sentiment sont peut-être une seule et même chose, qu'on appelle âme.

Toutes les lumières nous sont communes et elles se mesurent en profondeurs ; je ne peux me distinguer que par la qualité de mes ombres. « La hauteur de ton esprit se lit dans l'ombre qu'il projette »*** - R.Browning - « Measure your mind's height by the shade it casts ». Comme la profondeur de ma lumière se lit dans le ciel, sur lequel est capable de se projeter l'ombre de mon rêve. Toute lumière, comme toute profondeur, sont vouées à la platitude finale, seul le jeu des ombres fait oublier le temps écrasant.

Accepter le sort qui m'emporte est banal ; c'est quand le sort me traîne ou m'est indifférent, que j'aurai besoin de courage. Sinon, une lâcheté suffit pour laisser malmener ma tête en profondeur ou étendue, pourvu que dans ma hauteur je puisse rester seul avec mon rêve.

Il fut un temps, où le narrateur et le chanteur alternaient dans le prestige à tour de rôle. Ils pouvaient s'entendre, même si, de temps à autre, les discursifs se plaignaient des impulsifs, les calculateurs - des danseurs (Beaumarchais). Ceux-ci, le plus souvent, tombait dans un traquenard, tendu par les calculateurs, qui ne tardaient pas à rétablir leur hégémonie, face au désastre prévisible du danseur. Aujourd'hui, il n'y a ni désastres ni danseurs, plus de musique - que le bruit des circuits imprimés.

Tous, aujourd'hui, ne s'occupent que de faire marcher les rouages d'une vie commune ; ils oublièrent la danse, qui ne naît qu'au fond de nous-mêmes, puisqu'ils n'écoutent que le forum. Seuls les poètes se désolent, « quand on n'a plus assez de musique en soi pour faire danser la vie… » - Céline. Tant et si bien que le danseur se mue en calculateur. Nous aurions dû habituer la vie à notre cacophonie dès le plus jeune âge. « Il faut porter un chaos en soi, d'où peut émerger une étoile qui danse »* - Nietzsche - « Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können ». La danse est à la marche ce que le chant est à la parole ou la poésie à la prose ou encore l'écriture en hauteur à l'écriture en longueur. Le bruit de fond, face à la musique, de pure forme.

Rien n'est sacré d'avance, on le devient. Le sacré, c'est un bruit de la vie, devenu musique par une intervention poétique. Ce sacré élitiste devient universel, lorsque le poète est doublé d'un penseur, pour non seulement nommer le sacré (Heidegger), mais y déceler de l'essence de la vie.

Le sacré : une hauteur émotive, sublime, impondérable et répétitive, qu'aucune épreuve par la pesanteur du plat ou du profond ne fasse chuter. Ce qui me fait fermer les yeux, pour rêver ou pour cacher les larmes. Une déraison d'être, larmoyante et grandiose.

Ne sont sacrés ni les objets (chers au cœur) ni les idées (chères à l'esprit), mais l'aura autour d'eux, l'aura que produit le souffle de l'âme.

La liberté est un concept d'autant plus douteux, que deux grands sentiments, la honte et la pitié, lui sont franchement hostiles. La liberté est l'égalité des dons de l'esprit, du cœur et de l'âme. L'angoisse accable l'âme, la pitié fige le cœur, le dégoût ravage l'esprit. Mais aujourd'hui, l'angoisse est due à la faiblesse du cœur ; la pitié se calcule par un esprit sans honte ; le dégoût se dissimule dans des âmes sans hauteur.

L'ennui de l'époque moderne - personne à mépriser, tous plus ou moins victimes d'un Moloch économique, intronisé après l'heureuse abdication de l'homme.

Sur l'échelle verticale, il n'y pas d'égalisation possible - comment comparer des incommensurables ? La seule égalité, que l'aristocrate appelle de ses vœux, s'établirait dans l'horizontalité matérielle, mais, évidemment, ce ne sont que des vœux pieux. La belle égalité n'existe qu'entre nobles - à moins que le noble soit celui qui, pour toute paire d'opérandes, est capable d'inventer un nouvel opérateur d'égalité. Pour les vilains, l'égalité est une question de lettre, c'est-à-dire de chiffres ; elle n'est chimère, c'est-à-dire esprit, que pour les nobles. L'égalité noble part de la réduction à un zéro signifié de tous les autres chiffres signifiants.

Les uns traversent la vie comme un désert, qu'ils peuplent d'oasis et animent de mirages ; d'autres - comme un réseau routier, avec un itinéraire préprogrammé. « Il faut se dépêcher de se gaver de rêves pour traverser la vie » - Céline. La vie a horreur du vide, surtout de celui que créent les plus beaux rêves, et je pourrai baguenauder et même danser, à cœur ouvert, en n'invitant que les dieux à me remplir. « La vie est plus ardue à traverser qu'un champ » - proverbe russe - « Жизнь прожить - не поле перейти ».

Avant Cartésius, on ne doutait pas moins, mais on rêvais mieux : « M'est avis qu'après Descartes bien des fous ont choisi d'abjurer le songe »** - Enthoven. Une folie, presque aussi grave, fut d'imaginer, qu'un songe parmi les autres, plutôt vague et gris et sans beauté aucune, puisse être érigé en tant qu'idole de rigueur et d'intelligence.

Les prix, ce sont des moyens ; les valeurs, ce sont des buts ; les vecteurs, ce sont des contraintes. Le soi inconnu se manifeste dans les contraintes : le soi connu formule les buts et forge les moyens. Les plus belles valeurs sont irrationnelles, une valeur rationnelle se réduit à un prix ; une chose irrationnelle, déclarée sans prix, a des chances de s'avérer valeur.

Pas de perles aux sommets, elles s'associent, hélas, avec la profondeur, au lieu de la juste hauteur. On préféra de sombres plongeurs aux lumineux anges : « Celui qui cherche des perles doit plonger en profondeur » - Dryden - « He who would search for pearls must dive below ». La crédibilité des colliers d'artisan peut-être y gagne, mais des perles sans prix d'artiste ne se gagnent qu'en hauteur, par envol et non par plongée. Les perles de la profondeur attirent surtout les pourceaux, qui ne regardent jamais le ciel.

Jadis, la caravane marchande polluait la verdure de nos vertes vallées ; aujourd'hui, c'est l'azur du ciel qui est menacé par les circuits incolores.

La nature et l'intelligence ont bien le même lexique, mais la grammaire de la sagesse est beaucoup plus permissive. « Jamais la nature n'eut un langage et la sagesse un autre » - Juvénal - « Nunquam aliud Natura aliud Sapientia dicit » - l'un des signes de sagesse est tout de même la création de nouveaux langages.

J'ai des vecteurs innés de mon goût et de ma sensibilité, et ils n'ont rien à apprendre, dans mes triomphes ou mes débâcles. Pour ne pas perdre de la hauteur, je ne tire aucune leçon de mes chutes. Ceux qui comptent ne tirer de leçons que des chutes des autres, se trompent plus lourdement. Mais les plus irrécupérables, et ils sont la majorité, font de leurs chutes la raison de leurs reptations et donner aux illusions perdues ou espoirs déçus des vertus pédagogiques. Plus souvent, on devient plus sage en renonçant à quelque chose. L'appropriation rend la justification plus solide et le regard plus grossier.

Ma préférence va plus souvent aux ruines, au détriment des chemins, puisque j'ai deux locataires à héberger : le sentiment sédentaire et la pensée nomade, un aveugle et un boiteux, le premier accédant tout de même au regard, le second - à l'humilité. Séparés, ils se prennent pour voyant ou métronome. Je les laisse ensemble : le sentiment-maître apportant des images, la pensée-servante - un contact avec la réalité. L'imaginaire d'Homère, le réel de Byron - se fraternisent. « Dans le domaine du sentiment, le réel ne se distingue pas de l'imaginaire » - Gide.

Les sommets ne communiquent pas entre eux, mais tout plongeon réussi dans la profondeur y fait découvrir des prédécesseurs, établit des réseaux et finit par bien aménager un niveau supplémentaire. Donc pas de souci à avoir pour ces voyageurs : « Beaucoup de ceux qui plongent dans les profondeurs n'en reviennent plus » - Joyce - « Many go down into the depths and never come up ». Ils y trouvent un autre troupeau, où ils se plaisent de fondre. Ceux qui s'élancent vers les hauteurs se cassent souvent le cou, au retour, mais en solitaires.

Il faut vivre, quand l'équilibre nous berce et n'écrire que lorsque le déséquilibre nous réveille : nous réfugier dans la verve du recul, fomenter les redditions, nous enivrer d'une passivité conquérante, s'ouvrir à un vif insuccès.

Le commencement est la quintessence du regard et même peut-être son seul contenu inimitable, le reste ressemblant plutôt à un vide. Et c'est en évitant d'encombrer de nos petitesses ce vide sacré que nous prouvons la présence d'une pleine fin, au-delà du regard.

Le silence de l'âme favorise la production de robots ; le sommeil de l'esprit accélère la prolifération de moutons. L'âme et l'esprit se fusionnent dans le rêve, mais « le rêve de la seule raison ne produit que des monstres »** - Goya - « El sueño de la razón produce monstruos » - comme le calcul du cœur est accessible même aux anges, mais ne produit que des contribuables. Ce beau mot peut se traduire, platement, par :  « le SOMMEIL de LA raison est à l'origine de toute monstruosité », bien que Goya ajoute  : « Mais l'imagination, ajoutée à la raison, est mère des arts et source de ses désirs » - « unida a ella, es la madre del arte et fuente de sus deseos » !

La musique de ta vie ou de ta création naît du frisson, de celui de ton regard sur ton étoile ou de celui de tes métaphores, les deux – indispensables, pour faire vibrer tes cordes poétiques ou pour faire taire tout bruit prosaïque. « Il faut trembler pour grandir »** - R.Char.

Des vases communicants : « L'imagination gagne autant de vigueur qu'en cède la ratiocination » - G.B.Vico - « La fantasia è tanto più robusta quanto più debole è il raziocinio ». Et Rousseau résume parfaitement l'équilibre recherché : « Les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison » Le rêve garde curieusement une certaine auréole, mais là où l'homme moderne prétend rêver, il ne fait la plupart du temps que calculer. Calcul = rêve de raison !

Dieu ou le rêve ne méritent notre emballement que recherchés et non pas trouvés ou réalisés. Il vaut mieux les perdre de vue qu'imaginer les tenir. Au-dessus de leurs sources je retrouverai toujours une bonne étoile. Mais les pragmatiques vivent des yeux et non pas du regard, c'est à dire du rêve : « C'est faire preuve de peu de sagesse que de placer le rêve si haut, qu'on le perde en le cherchant » - Faulkner - « The end of wisdom is to dream high enough to lose the dream in the seeking of it ».

Garder la hauteur, ne partir que de points zéro de la création, ce sont des synonymes : « Celui qui monte ne s'arrête jamais d'aller de commencement en commencement »*** - Grégoire de Nysse. La hauteur naît dans le commencement - ex initio summum ! Les séjours prolongés dans la profondeur font encourir le danger de sa réduction à la platitude des fins.

Le moyen sûr de perdre mon rêve, c'est - me battre pour lui, tandis que « le sens de l'existence est de sauver le rêve » - Modigliani. Enfouis tes reliquaires derrière la muraille fissurée de tes ruines, de ta forteresse vide, qui n'attirerait ni conquérant ni agent immobilier ni touriste. « Fais que le rêve dévore ta vie, afin que la vie ne dévore pas ton rêve »** - Saint Exupéry.

La seule beauté au ciel, c'est mon étoile. Tout ce qu'elle illumine sur terre se met à danser, au milieu de ce qui marche ou rampe. « Comme la terre me paraît vile, quand je regarde le ciel ! »* - Loyola - « ¡ Qué vil me parece la tierra, cuando contemplo el cielo ! ». Et le chemin n'est pas long : « Dieu est au ciel, et le ciel est en toi »** - Boehme - « Gott ist im Himmel, und der Himmel ist im Menschen ».

Être un ange, c'est savoir me libérer de la pesanteur terrestre, pour me vouer à la grâce aérienne, élevant le regard vers mon étoile. La bête ignore l'étoile. « Les hommes sont des bêtes, s'ils n'ont aucune étoile au-dessus d'eux » - H.Hesse - « Die Menschen sind Bestien, wenn kein Stern über ihnen steht ».

Derrière toute beauté, immédiatement, je sens la présence d'une noblesse, que ce soit un papillon sous mes yeux ou un poème devant mes oreilles. « L'art n'a de valeur que s'il apporte de la noblesse à la vie » - Gandhi. La même auréole couronne l'intelligence formant le vrai ou la pitié répondant à l'appel du bien, mais la noblesse y reste le fond commun. Trois hypostases – esthétique, mystique et éthique - du Dieu trinitaire, avec trois langages créateurs, c'est à dire déviant, métamorphosant, surgissant dans un silence des origines.

L'âme se fond dans l'azur d'un regard, quand elle est haute. Quand elle est basse (mais est-ce une âme ? ), elle suit la grisaille des yeux. « Ce sont de mauvais témoins pour les hommes que les yeux et les oreilles, quand ils ont des âmes barbares » - Héraclite.

Toutes les profondeurs communiquent entre elles ; on peut y trouver des sentiers battus, comme dans des platitudes. D'où l'avantage des hauteurs : « Allant toujours de hauteur en hauteur, mon discours ne suivra aucune route »*** - Empédocle. Je risque d'ignorer beaucoup de profondeurs labyrinthiques, mais j'évite tant de platitudes sans danger.

Ils cherchent leur voie, dans le labyrinthe des écoles ou des styles, tandis qu'il s'agit de se débarrasser de routes, de se mettre en hauteur, de chercher sa voix, qui est cette même perspective, devenu regard. Ne pas creuser - en temps de déluge de messages, la colombe est plus éloquente que la taupe.

On s'éloigne de la misère matérielle d'antan avec la même vitesse, que de l'éclat chevaleresque. « L'honneur chevaleresque s'est mué en probité de comptables, les mœurs humanistes - en singeries guindées, la courtoisie - en rituels affectés, la fierté - en susceptibilité, les parcs - en potagers, les châteaux - en hôtels » - Herzen - « Рыцарская честь заменилась бухгалтерской честностью, гуманные нравы - нравами чинными, вежливость - чопорностью, гордость - обидчивостью, парки - огородами, дворцы - гостиницами ». Toutes ces grisailles avaient bien existé, et à la même échelle. Mais, contrairement à leurs sympathiques contreparties, elles ne laissèrent aucun écho, d'où l'illusion d'une détérioration.

Au fond, que demande l'homme supérieur ? - un compte en banque supérieur. L'homme sublime , lui, n'attend des hommes qu'ils ne polluent pas trop sa hauteur par leur présence. L'homme superlatif se contente de son siège solitaire ; l'homme comparatif réclame des privilèges monétaires.

La vie a ses raisons et ses pulsions ; il faut savoir maîtriser les premières et succomber aux secondes. « Pour vivre, perdre la raison de vivre » - Juvénal - « Et propter vitam, vivendi perdere causam ». Sans cette raison, il est plus facile de se résigner à réduire la vie à un livre, pour rester maître de ses raisons : « Il est possible, que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre »** - A.Suarès - mais l'homme libre finit par ne plus vivre que des autres et par n'écrire de livres que sur des livres des autres, et non plus sur sa propre vie invisible. Aimer à perdre la raison (Aragon) paraît être une bonne introduction à la sagesse, puisque celui qui n'en perd jamais, n'en a pas beaucoup.

Parmi ceux qui prétendent maîtriser leur meilleur soi, je ne connais aucun grand. La grandeur est dans la qualité de notre ouïe, permettant d'interpréter la voix de notre soi inconnu, et dans le talent de notre soi connu. Donc, il faut se moquer de ceux qui disent : « La vraie grandeur consiste à être maître de soi-même » - Defoe - « The true greatness of life is to be masters of ourselves ». Le seul soi, la source de ma perplexité, appartient à l'espèce et échappe à ma maîtrise ; je ne peux maîtriser que des traductions de l'original hermétique. La maîtrise de soi est de l'imposture ; elle n'aide qu'à me perdre au milieu des autres. Même dans la solitude, une ubiquité me guette : m'attacher à celui que j'invente ou à celui qui invente. Je suis grand, quand eux, miraculeusement, coïncident.

La philosophie devrait donner envie de rire, dans les coulisses, de la forme comique de l'existence de l'homme et de pleurer face au fond tragique de son essence. Mais les raseurs professionnels (« Denker von Gewerbe » - Kant) nous donnent envie de bâiller sur la platitude statistique de la substance ; la comédie leur paraît sérieusement indigne et la tragédie - ridiculement insigne.

L'esprit et l'âme, ce sont deux fonctions, opposées et souvent complémentaires, du même organe : « L'âme est gardienne des idées et l'esprit - pilote des sentiments. La pensée, cet oiseau éhonté, au vol rapide » - Nil de Sora - « Сердце, иже помыслам хранитель, и ум, чувствам кормчий, и мысль, скоролетящая птица, и бесстыдная ». Dès que la honte se présente, surgit l'âme ; dès qu'elle s'estompe, lève la tête l'esprit. « La pensée est une insolence éduquée » - Aristote. L'âme passe experte en serrures, l'esprit enferme le sentiment au fond des cales. La pensée porte les nouvelles des derniers déluges.

L'innocence, c'est la vie en mystère ; y retomber, c'est surmonter le péché des solutions. « Faudrait-il encore une fois goûter au fruit de l'arbre de la connaissance pour retomber en état d'innocence ? » - Kleist - « Müssten wir wieder vom Baum der Erkenntnis essen, um in den Stand der Unschuld zurückzufallen ? » - une belle intuition ! Le palais peut être le même, ce sont les dents qu'il faut changer.

Sénèque appelle à admirer l'homme échouant après s'être donné un but en hauteur. En hauteur, on ne peut ériger que des contraintes ; tous les buts, même des plus profonds, finissent par affleurer au milieu des platitudes. Les ruines - le lieu des hauts échecs, calculés ou inventés.

Les montées ou descentes, pour atteindre à de vraies profondeurs ou hauteurs, doivent être instantanées, sans escales ni parcours. Les chiffres ne peuvent pas les résumer. « On peut s'arrêter au milieu d'une ascension, non au milieu d'une chute » - Napoléon. Que les sobres escaladeurs exercent leurs muscles, moi je penche vers le vertige des épris de chutes qui, de plus, ont souvent d'excellentes ailes. Mes ailes sont mon parachute ; les ailes d'ascension ne sont jamais à moi. « L'oiseau ne monte jamais trop haut, s'il monte avec ses propres ailes » - W.Blake - « No bird soars too high if he soars with his own wings ».

C'est en position couchée que j'atteins la meilleure hauteur, étoilée de chutes, que la position debout prépare. Être dans la hauteur, c'est être près de la chute. Ovide se trompe de pose : « debout, vouer son regard aux étoiles » - « erectos ad sidera tollere vultus ».

La raison peut être profonde ou plate, elle ne peut pas être haute, ou la raison haute s'appelle passion. « La caractéristique de la vénérable philosophie est d'ignorer la passion » - Diogène – cette vénérabilité prit aujourd'hui l'ampleur d'une épidémie. La vraie philosophie, humble et fière à la fois, ne vit que de passions, c'est à dire de raisons hautes, des raisons pour espérer, dans le vide des oratoires, ou pour créer, dans le vide des auditoires.

Aux heures printanières, « loin d'épuiser une matière, on n'en doit prendre que la fleur » - La Fontaine. En d'autres saisons, on fera appel aux racines, aux cimes, aux branches. Et l'on finira par épouser l'arbre ou par convoler vers la montagne, où la fleur n'a pas besoin de beaucoup de matière.

Dans la hauteur, loin de la terre, nous ne parcourons les chemins que de nos yeux nomades. « Nos pères furent sédentaires. Nos fils le seront davantage, car ils n'auront, pour se déplacer, que la terre » - P.Morand. Ne nous laissons pas emporter par des vents racoleurs : « Les vents, qui soufflent dans les hauteurs, changent sans cesse » - Pindare.

Heureux temps anté-diluvien, où l'on pouvait se rendre aux Enfers et puis retourner dans ses pénates ! Et dire, orgueilleusement : « Plutôt être fermier au royaume des vivants, que roi au royaume des ombres » - Homère. Dans ton étable, tu ne manqueras ni de bougies ni de fourrage ; plutôt garder mes ombrages et mon effigie, dans ma Tour abolie.

Le plus clair de mon temps se passe dans la demeure, bâtie et animée par les autres ; les heures obscures et rares, c'est à dire les meilleures, je les vis dans mes ruines, dont les portes et fenêtres sont condamnées par mes contraintes, et mes moyens m'y ouvrent le ciel, où scintille mon but, mon étoile. Tant de nigauds, n'acceptant pas le monde et refusant d'y bâtir leur maison, continuent d'habiter leurs cellules communautaires. Ce n'est pas par rejet du monde que je me réfugie dans ma résidence secondaire ; dans les deux lieux règne mon acquiescement : au monde de l'esprit divin et à celui de mon âme. Et qu'il est beau, ce rêve du monde, parmi « ses propres ruines, éprouvées par l'âge, mais toujours majestueuses » - Homère.

Tout ce qui, même partiellement, se raccroche au réel est voué à être englouti, sans retour, par le temps ; l'éternel retour dans l'espace de la création n'est promis qu'au rêve, dont la hauteur le sépare et protège du réel.

En l'absence des autres, je me place, spontanément, aux extrémités de tous les axes de valeurs ; mais mes superlatifs s'effondrent à toute épreuve du comparatif. Être dans la vie ou dans l'art, parfois, surtout si l'on n'est pas Nietzsche, s'excluent : « Je compare, donc je vis » - Mandelstam - « Я сравниваю — значит, я живу ». Il faut savoir choisir entre le regard et le poids : « Quand je me considère, je me désole ; quand je me compare, je me console » - Talleyrand. Dans considérer, on sent la présence des astres ; dans comparer, gît une égalité des pareils. « Si je me considère, je m'annule » - Valéry. Le soi connu, dont il est question ici, est, en effet, source de nos hontes, il est dans le comparatif ; le superlatif ne s'applique qu'au soi inconnu, dont on dit : « Humble quand je me compare, inconnu quand je me considère »*** - Tsvétaeva.

Tous ceux qui pataugent dans de vaseuses approximations cherchent à mettre en valeur leur manque de réflexion, en disant que rien de grand n'est jamais venu de l'intelligence. À l'aune de l'irréflexion, toute mesure se réduit à l'étendue. Pour qu'une haute grandeur se maintienne, une profonde réflexion est de mise. Un bon astronome doit être un bon géomètre.

L'inertie des bras, des oreilles et même des cœurs porta les hommes vers l'horizontalité la plus falote, l'étendue de la terre, à laquelle je sacrifie et la hauteur et la profondeur, tel Tristan, croyant la première Iseut aux blanches mains venue, qui me fait croire, que la voile est noire et l'azur - couleur de sang. « La vie s'évalue en deux mesures : l'horizontale - 'au loin la voile blanche solitaire' et la verticale - 'le fond bleu de l'océan ou le fond azur du ciel' »*** - Prichvine - « Есть две меры жизни : одна горизонтальная : 'белеет парус одинокий', другая вертикальная : 'под ним струя светлей лазури, над ним луч солнца золотой' ».

Ne pas songer aux victoires, mais rester debout, à mes propres yeux, et/ou couché, aux yeux des autres, à devenir invulnérable, inattaquable parce qu'invisible, transparence pulsionnelle, extase immobile ! La victoire ne peut pas s'idéaliser, se substituer à l'idéal invisible ; celui-ci ne doit pas m'abandonner même dans mes chutes. L'extinction du rêve ne doit pas éteindre le rêveur.

Dieu fit qu'une cohabitation pacifique entre l'action et le rêve fût continue, comme entre le jour et la nuit. Il ne faut ni éteindre l'astre ni s'exposer à lui en permanence. « La vie est un rêve, c'est le réveil qui nous tue » - V.Woolf - « Life is a dream. 'Tis waking that kills us ». Vos rêves nocturnes sont si bien connectés au calcul diurne, qu'aucun éclair des aubes ne menace plus vos vies rechargeables. « Vivre, c'est bien, rêver, c'est mieux, le mieux de tout, c'est de réveiller » - Machado - « Si es bueno vivir, todavía es mejor soñar y, lo mejor de todo, despertar ». Et l'écriture serait un « rêve guidé » (« sueño dirigido »). « Les lois secrètes gouvernent le rêve » - Borgès - « las secretas leyes rigen el sueño ».

Je devins vieux à l'âge de quinze ans ; je ne crus plus en la noblesse capable de triompher de la vulgarité. Toute la suite me donna raison ; je porte, intacte, ma démobilisation au fond de mes rides intempestives. Les aurores du soir me parurent plus nobles que les crépuscules du matin (Baudelaire). Je tenterai de mourir jeune à quatre-vingts ans (R.Char).

La fonction noble de l'âme – la sublimation de nos cinq sens : la musique, le flair, le goût, la caresse, le regard. L'esprit se contente du bruit, du calcul, de l'intérêt, de la possession, des yeux.

Dans un monde, où règnent la violence et l'injustice, trouver un objet de refus ou de déni nourrit le sens du sublime, mais dans nos sociétés apaisées et transparentes nier devint avatar des niais. Le domaine de la négation est si vaste, que des myriades de choses niaises et sublimes y voisinent, sans se gêner mutuellement. Le signe d'acquiescement indique aujourd'hui plus sûrement sinon l'être au moins l'étant du sublime.

Ce que j'ai de meilleur procède de mes faiblesses. Pour un recalé des certitudes, paumé des doutes et nostalgique des défaites, c'est une raison de plus pour m'y attacher. Confucius, n'a-t-il pas mis homme et faiblesse dans le blason de son école, le jou ? À moins que l'oxymore du nom de Lao Tseu, vieil enfant, ne renforce mon goût du paradoxe.

On rêve et on végète dans la même posture. Heureusement, à la posture, affaire des bras et des idées, s'oppose souvent la pose, affaire du regard et des mots ; le rêve est dans la pose. La hauteur, aussi, n'est pas dans l'escalade, qui s'effectue dans la même posture que la reptation. On agit du haut de sa posture, on écrit à la hauteur de sa pose.

L'invisibilité est un cadeau d'un ciel, qui m'est hostile : au lieu de refléter ou absorber, je laisse passer la lumière infidèle.

À l'origine de l'axiologie nietzschéenne se trouve cette magnifique remarque de L.Salomé : « À bonne hauteur, ardeur et froideur sont ressenties comme presque identiques »*** - « Auf richtiger Höhe, Brand und Frost fühlen sich fast identisch an ». Tenir à la hauteur, c'est vouer son regard à l'altimètre, s'éloigner des choses, de leurs baromètres (erreur de Nietzsche) et thermomètres (dénoncés par Pétrarque).

La minable recette stoïcienne : « Une intensité permanente brise l'élan de l'esprit » - « Animorum impetus assiduus labor frangit » - contamina des romantiques : « La hauteur nous attire, et non les marches ; les yeux fixés sur la cime, nous traînons dans la platitude » - Goethe - « Die Höhe reizt uns, nicht die Stufen ; den Gipfel im Auge, wandeln wir gerne in der Ebene » - vous renoncez à l'intensité, vous voilà dans la lourdeur. La hauteur attire surtout ce qui est impondérable.

L'esprit parle, le cœur rit, gémit ou hurle, l'âme chante, et mon soi inconnu compose une musique, à laquelle ils devront s'adapter et s'y inscrire.

L'irruption de regards rêveurs (schwärmerische VisionKant) ne provoque pas l'écroulement de la philosophie académique, mais l'assigne à sa véritable place – à la platitude.

Le désir, ce ne sont peut-être ni les ailes de l'âme ni le plomb dans la chair, mais la hauteur dans son intensité, ou la profondeur dans sa densité. Et la volupté, ce n'est pas assouvir le désir, mais entretenir la soif, pas la convoitise mais la hantise. « Ne convoitant rien, rien ne l'entraîne vers la hauteur, rien ne l'accable jusqu'en profondeur » - Jean de la Croix - « No codiciando nada, nada le fatiga hacia arriba, nada le oprime hacia abajo » - il reste suspendu hors toute coordonnée.

Menant une vie matérielle des smicards, je peux, impunément, porter aux nues l'âme aristocratique ; si j'avais eu accès aux aises des titulaires de chaires, de filiales commerciales ou industrielles, j'aurais été peut-être attiré par la jérémiade en faveur de l'esprit des lumpen.

C'est contre le toit percé que je dois diriger mes lamentations, pour garder l'illusion de rester toujours dans ma tour d'ivoire. Cogner ma tête contre les murs et les renverser ne me conduira que dans des ruines encore plus dévastées.

En hauteur, on se trompe aussi souvent que dans la platitude, sans parler de profondeur, mais, au moins, on y vise une cible noble. « Il vaut mieux garder de la hauteur même si l'on s'y trompe plus souvent, plutôt que tenir à la rassurante platitude »*** - Van Gogh. À l'origine de la bassesse se trouve la sensation de la rectitude possible, entre le dit, le fait et le vrai.

Quoiqu'en pensent les aigris, le contenu de nos sentiments, chez tous les hommes, est largement le même ; c'est l'intensité, avec laquelle on en vit la profondeur, et la noblesse, avec laquelle on les élève en hauteur, qui nous distingue. C'est l'indépendance entre le sentiment, la pensée et le regard qui est un miracle de la création, du talent ou du cœur.

Vivre dans une servitude essentielle est signe d'un homme d'exception. Non pas parce que « homme noble aspire à une loi » (Goethe), mais parce que la loi noble ne s'inspire que du rêve et ne respire plus au sein des actes. Dis-moi à quelle noble servitude tu te soumets, je te dirais de quelle vulgaire liberté - de, pour ou dans - tu peux te passer.

Mon héros, c'est un anti-Antée : toucher la hauteur (m'ex-alter) et retrouver ma faiblesse. « Exhausser, exaucer, sont le même mot »*** - Valéry. Perdre la terre en l'exhaussant. Dans une tour, profonde côté terre et haute côté ciel. Des visées côté terre noire devraient élever mon regard côté ciel d'azur.

La beauté sans noblesse n'est que joliesse. Mais pourquoi tout ce qui est sublime est, en même temps, beau ? - énigme. Le talent serait, donc, le don de rendre sublime, d'anoblir.

Savoir m'incliner devant ce qui me dépasse sur une échelle non-quantifiable, devant mon soi inconnu, par exemple, qui résume ce qu'il y a de divin dans mes frissons. Il y a des servitudes que seul un homme libre peut se permettre.

Les dons de l'esprit sont, évidemment, plus consistants et profonds que les dons de l'âme, dans leur hauteur éphémère. Mais les premiers sont essentiellement communs, les seconds étant le seul moyen de faire entendre ma propre voix. Le désintérêt pour la musique explique l'extinction des âmes et la monotonie des voix.

La passion et l'éclat, ou bien la durée et la cohérence, tels sont les traits qui divisent les hommes d'esprit en deux catégories difficilement compatibles : les laconiques brillants ou les bavards élégants. La hauteur proclamée ou la largeur acclamée et fondée sur la profondeur réclamée. Il est dangereux d'être bête, dans le premier cas ; dans le second, il ne sert à rien d'être intelligent. On risque de dégringoler dans la platitude, ou s'y affleurer à son insu.

La volonté et le rêve sont maîtres de leurs empires respectifs, et le rêve d'impuissance (caractère sensible) peut parler d'égal à égal avec la volonté de puissance (caractère intelligible).

On vaut par la noblesse et par le génie ; et la modalité du valoir, justement, est celle qui convient le mieux à la hauteur ; le vouloir et le pouvoir ne constituent qu'une épaisseur déterminée et finie ; la hauteur est dans l'inabouti réel et dans l'infini virtuel. « Être dans la hauteur, le pouvoir et le devoir, c'est être transcendantal ; vouloir la hauteur, sans le pouvoir ni devoir, c'est être transcendant » - F.Schlegel - « Transzendental ist, was in der Höhe ist, sein soll und kann ; transzendent ist, was in die Höhe will, und nicht kann oder nicht soll ».

La noblesse n'a pas besoin de négations, pour se réveiller ; un nouvel et monumental acquiescement y est plus propice. « Tout ce qui est noble a l'air de dormir, avant d'être défié par une contradiction » - Goethe - « Alles Edle scheint zu schlafen, bis es durch Widerspruch herausgefordert wird ». La noblesse a le courage ou la sagesse de ne pas abandonner la position couchée, dans laquelle non seulement on rêve, mais aussi accueille l'amour et la mort.

Dans la volonté il y a plus de pouvoir que de vouloir ; c'est l'âme qui veut, mais c'est la volonté qui peut. Et l'on vaut par la concordance entre elles.

Il faut prendre de la hauteur non pas pour voir plus loin, mais pour voir avec autre chose que les yeux.

Il est très facile de trouver de la profondeur à tout Commencement, qu'il s'agisse du Verbe, de l'Action ou de l'Étrange ; le vrai problème, c'est de savoir le munir de suffisamment de hauteur, afin de rendre visibles les plus beaux des horizons et surtout de pouvoir communiquer avec les plus mystérieux des firmaments.

Quand un noble vouloir a la chance d'être porté par un pouvoir intellectuel, il résulte en un valoir poétique – la volonté de puissance de mon soi connu, faisant vibrer les meilleures cordes de mon soi inconnu. Tout impetus (élan) se désintéressant du scopum (regard, profané en cible) et se résumant en un conatus (intensité).

La noblesse se méfie du facile, mais le difficile est de plus en plus mesquin. Le grandiose se cache pourtant dans le facile. La seule réconciliation, pour un inconditionnel de l'âme haute, semble être la transformation, en catimini, du facile en difficile, de petits embarras en grande angoisse, puisque certaines frayeurs se dissipent par des frayeurs plus fortes.

La noblesse n'a pas grand-chose à avoir avec l'éducation ou l'intelligence ; elle élève l'homme exactement comme la beauté élève la femme – un caprice du destin, prometteur du bonheur.

Aucune réflexion, dénuée de noblesse, ne peut être de nature philosophique. Et la noblesse philosophique ne s'éploie que dans deux sphères : dans la consolation humaine, pour amortir nos souffrances et embellir nos solitudes, et dans la plongée dans la musique et le mystère du langage, pour faire entendre la voix d'un amoureux, d'un poète, d'un penseur.

La noblesse : l'ardeur et la fraîcheur des commencements, la hauteur et l'ampleur des contraintes, la froideur et la rigueur des moyens.

Les yeux ouverts pour mieux maîtriser les choses, ou les yeux fermés pour mieux s'abandonner au rêve. Le regard sur ou le regard de  ; le premier consolide l'esprit, le second illumine le visage ; la racine ou la cime de ma personnalité, de mon arbre. « La majesté du visage sans regard » - Enthoven – sans le premier, oui, mais avec le second ! « Arbre – la verticale la plus insolente, majesté de verticale » - Levinas.

Signe d'une aristocratie d'âme : le langage des contraintes portant sur les actions ou bien sur les pensées est le même. (Chez le goujat, le premier est trop rigoureux et le second - trop veule.) D'où une supputation - l'aristocratie ne serait-elle pas tout simplement une question de compétence (à défaut de performance) langagière ? La compétence est référentielle, la performance - inférentielle.

Les contraintes filtrantes apportent plus à la qualité de mon regard que les ressources amplifiantes. Contrairement à ce que pense Heine : « Le sage remarque tout ; le sot, sur tout, fait des remarques » - « Ein Kluger bemerkt alles. Ein Dummer macht über alles eine Bemerkung », les remarques, électives et laconiques, valent mieux que les observations, pensives et discursives.

L'objet gagne en dramatisme et en profondeur, dès qu'on le dévisage, comme si c'était pour la dernière fois. « On ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître » - Baudrillard. Ce n'est pas la chose, mais le regard, qui serait évanescent et mourant. « Jouez une œuvre comme si c'était la dernière fois dans votre vie » - Rachmaninov - « Делайте, как будто вы делаете это в последний раз в своей жизни ».

L'égalité des corps (de leurs besoins) est flagrante, celle des cœurs (de leurs faiblesses) est douteuse, celle des âmes (de leurs créativités) est impossible. « La création répugne à l'égalité, il lui faut l'inégalité, la hauteur » - Berdiaev - « Творчество не терпит равенства, оно требует неравенства, возвышения ».

J'ai deux visages – l'adorateur et le créateur. Le second, c'est mon meilleur masque. « Nous sommes condamnés à nous inventer un masque, pour, ensuite, découvrir que ce masque est notre véritable visage »** - Paz - « Estamos condenados a inventarnos una mascara y, después, a descubrir, que esa mascara es nuestro verdadero rostro ». Le symbole de ce masque est le regard, dans lequel ne se reconnaissent entièrement ni nos yeux ni notre cervelle.

Les présomptueux (St-Augustin, Rousseau) imaginent pouvoir exhiber leurs vrais visages ; parmi les masqués avoués - profonds ou hautains - il y a ceux qui croient, que le masque les cache (Descartes, Nietzsche) et ceux, les plus lucides, qui les y réduisent (Valéry, Cioran). « L'homme ne vit pas, il s'invente »** - Dostoïevsky - « Человек не живёт, а самосочиняется ». Me montrer ou me cacher sont parfaitement équivalents ; m'inventer est mon seul visage transmissible.

L'âme, ambitionnant la profondeur, serait prise pour esprit ; elle risquerait de faire preuve d'une grande naïveté. L'esprit, ne quittant pas la hauteur, ferait soupçonner des envolées de l'âme ; il risquerait de témoigner de l'absence des ailes. D'où l'intérêt de la même contrainte : éviter tout contact avec la platitude ; ainsi l'âme resterait dans son milieu naturel, la hauteur, et l'esprit – dans le sien, la profondeur.

Le sang ou la sueur, versés sur des champs de bataille ou sur les chaînes de production, n'inspirent plus la même compassion ou admiration. « Il n'y a que deux noblesses, celle de l'épée et celle du travail ; l'intellectuel est condamné à la platitude de pensée et de cœur » - Proudhon. Aujourd'hui, tout guerrier, comme tout travailleur, n'est que robot, vautré dans une platitude, où toute pensée est pré-programmée et tout cœur - éteint. Mais tu devinas bien la trajectoire de l'intellectuel : il guette le fait divers et le taux d'imposition, avec autant de ferveur que le journaliste et le comptable, chacun a son affaire de Calas, son J'accuse ou son Billancourt désespéré.

Nommer, c'est profaner le sacré ou sacraliser le profane. « Venise me gâte Othello » - A.Suarès. Comparez avec le nom du dieu des Juifs, avec « Que ton NOM soit sanctifié » des Chrétiens ou avec le nom de la rose de Juliette. « La lutte : sans mettre des noms, des corps, des yeux » - R.Debray. Mais pourquoi pas les corps ? Par exemple, la main droite, sachant que les yeux et la main gauche peuvent ignorer ce que fait celle-là ?

Se résigner à être incomplet après l'élimination du vulgaire.

Ce qui blesse mes goûts mystique, esthétique ou éthique, au lieu de nourrir mes dégoûts doit alimenter mes contraintes ; la gymnastique purificatrice des horizons sert à entretenir la force ascensionnelle des firmaments.

Laisse tes racines et tes fruits épouser la terre ; laisse tes fleurs et tes ombres avoir pour amant – le ciel.

Être et avoir : je suis passions et faiblesses, contraintes et commencements, talent et noblesse, vouloir et valoir ; j'ai la raison et la force, les buts et les moyens, le savoir et le pouvoir. On ne peut vivre, c'est à dire agir, de mon avoir, mais mon être doit se dédier au rêver, c'est à dire au créer.

Le but de l'homme – l'état de grâce ; le moyen – le talent ; la contrainte – l'évitement de la pesanteur. « Délivrer l'homme de son tyran, la pesanteur » - Hugo. La grâce – l'illusion irrésistible d'une hauteur. La bouteille de détresse, au fond de la mer, mon tombeau, contenant mon chant au ciel, mon berceau.

L'indifférence est le refus d'attribuer une valeur à ce qui en est indigne ; elle est une conséquence des contraintes qu'on impose à son bon goût éthique, esthétique ou mystique.

Le goût s'occupe de mes contraintes ; et le talent – de mes productions. Le premier me fait don de ruines ; le second fait pousser un arbre. Grâce au premier, je vis dans les ruines ; je rêve en arbre, grâce au second. Les ruines – la virginité (pour mon regard) et la grandeur (pour mes yeux) du passé ; l'arbre – la fécondité des racines, des fleurs et des ombres.

L'esprit, se découvrant les ailes, peut devenir âme ; l'âme, touchant le fond, se mue en esprit. Le pire des cas : sans rester au fond, être « l'âme qui a perdu ses ailes » - Plotin.

Le ton grand-seigneur est impensable dans la science, intenable dans l'art et – indispensable – dans la philosophie, où le savoir et le talent sont des éléments de second ordre ; il y suffit de chercher une entente grandiose entre le bon, le beau et le vrai – un travail de sacralisation et d'adoubement, un travail de prêtre, dans un temple, une tour d'ivoire, une ruine.

Être noble : comprendre que leur vrai est négligeable, ressentir que ton bien est impossible, se réjouir que notre beau est nécessaire.

La nostalgie ne s'adresse ni à un lieu, ni à un fait, ni à une époque ; elle est un salut fraternel ou angélique à un état d'âme extraordinaire, débarrassé de la pesanteur du réel et tourné vers la grâce de l'irréel. Nos états d'âme ordinaires sont trop imbus des impacts visibles de la mémoire et de l'amour-propre ; la nostalgie est la pureté d'une image dématérialisée, libre, autonome, gardant ce qui est ineffaçable, donc idéel, dans le passé.

Dans mon enfance, je me gavais de contes de fées et de framboises des bois, je goûtais les mystères mathématiques et les rythmes poétiques, je m'extasiais sur l'Histoire et méprisais l'astronomie. La saturation, puis quelques renversements : l'indifférence pour l'Histoire et la fascination pour la cosmogonie. Je finis par vouloir voir les choses du plus grand lointain, où le temps et l'espace ne font qu'un. Les étoiles me chantent l'éternité ; les batailles me narrent l'avant-hier.

Aucun bel et noble commencement ne servit de message fondateur. Les fondements, ce sont déjà les fins bien tracées. Toute l'énergie du bon commencement doit se concentrer dans l'élan initial, en mode discontinu, et son interprétation doit appartenir aux yeux de l'interprète et non pas au regard de l'auteur.

Les yeux, et donc la profondeur, relèvent de l'esprit, et le regard, et donc la hauteur, – de l'âme. Le profond, cherchant à s'élever mais manquant d'âme, ne débouchera qu'à la platitude.

Tant de grandeurs nous parviennent par le petit écran d'ordinateur ; le grand écran du cinéma de nos ancêtres véhiculait surtout de la petitesse.

La vie : le hasard géographique et physiologique en détermine les moyens ; les moyens, à travers le hasard social, en fixent les buts ; enfin, le sens de la vie découle mécaniquement des buts ratés ou réussis. Donc, en dehors du talent et dans ce qui ne dépend que de ma volonté, l'essentiel de ma personnalité ne se concentre ni dans le sens ni dans les buts de la vie, mais dans les contraintes que j'impose à ma vie : que mon cœur soit sceptique aux sirènes de l'action et attentif à l'appel du Bien et donc de l'amour ; que mon âme soit indifférente au bruit et sache en extraire la musique ; que mon esprit soit fidèle à mon âme, en interprétant sa musique.

Jusqu'à Balzac, le rêve intemporel constituait le fond et le ton de la littérature. Le présent gluant, le souci du palpable et de l'actuel, a fini par repousser toute atmosphère vaporeuse ; désormais, même dans les récentes biographies des sages grecs ou des empereurs romains on sent la pestilence de notre actualité.

La différence entre la profondeur et la hauteur est question du méta-goût, de la bonne dispute : chez les profonds, on ne se querelle pas sur le bon goût (« de gustibus non est disputandum »), en hauteur, c'est la seule dispute valable.

L'échelle ascendante de la valeur des choses se forme en fonction de mes envies de : les comprendre, les décrire, les célébrer. Il est rare que je parcoure tous les trois niveaux avec le même enthousiasme. D'où l'intérêt exclusif des choses inexistantes – Dieu, l'amour, le Bien – avec lesquelles je peux sauter les deux premières étapes, pour m'éclater dans la dernière.

La profondeur, c'est l'ajout d'un pas nouveau, vers le vrai, ce pas sera le dernier, en attendant son successeur. La hauteur, c'est le regard initiateur, le commencement d'un beau, n'ayant besoin d'aucun enchaînement. Et c'est ce que veut dire, dans un autre vocabulaire, R.Debray : « Les hauteurs nous garantissent la dernière vue ».

Il n'existe pas de nobles querelles collectives ; c'est dans une perspective temporelle qu'un talent de poète en invente parfois quelques grandeurs artificielles. Avec l'extinction du romantisme, disparurent aussi les grandes querelles personnelles. Et dans les petites, tous se valent : les brillants et les ternes, les purs et les salauds, les experts et les ignares. En absence de l'air romantique, règnent le feu de paille des indignés, le terre-à-terre des renfrognés, l'eau courante des alignés.

Le fatalisme est une pose respectable, quand on subit des choses mineures ; dans les choses d'importance, son contraire, le nihilisme, est préférable : éliminer, effacer ou réévaluer ce qui ne porte pas mon effigie.

Pour être un ange, il faut : se savoir porteur d'une Bonne Nouvelle et ne combattre que ceux qui défient non pas leurs contemporains mais Dieu – pureté des commencements et pureté des contraintes.

Celui qui se cherche cherche un père ; celui qui s'est trouvé cherche un frère ; celui qui est ironique avec son soi connu prodigue et pathétique avec son soi inconnu prodige invente son arbre généalogique descendant.

Le passé est intéressant car légendaire. Le présent est trop transparent ; l'âme n'y a pas encore commencé son travail de fiction.

Les yeux s'entendent mieux avec l'esprit, et le regard – avec l'âme : les yeux sont faits pour voir et pleurer, et le regard – pour admirer et se consoler.

La grandeur dépend du type d'éclairage ; dans le meilleur des cas, ce sont des émotions ou des états d'âme, vécus à la lumière des étoiles – la solitude, l'amour, la fraternité. Les progrès des éclairages artificiels tuent la grandeur.

La sainte trinité de ma conscience : découvrant la Loi, elle s'appellera Esprit ; bouleversée par le Mystère, elle se muera en Âme ; frappée par l'Amour, elle se concentrera dans le Cœur. Le beau monothéisme : croire que ces trois hypostases ne se séparent jamais.

Si je vis un commencement, nihiliste (ex nihilo) et beau (maxima de males verbisque), comme une fin, je fais frôler la vie par la mort, la beauté – par l'horreur, et je comprends, que c'est propre à tout art. « Quiconque a eu plusieurs naissances est décédé autant de fois » - R.Debray – sans l'espoir de renaissance – l'artiste dit adieu et non pas au-revoir a ce qui avait été vécu en grand.

Valider les rythmes de mon âme par les algorithmes de mon esprit, c'est comme consulter un cardiologue avant de tomber amoureux. Tant que le voir n'empêche pas le croire, on est jeune, c'est à dire poète ou révolutionnaire.

L'espérance organique est dans la noblesse des commencements ; qui veut la trouver au-delà, risque de la confondre avec l'inertie mécanique.

Nietzsche prône la guerre – ni de races ni de classes ni de masses – mais la guerre de faces, à l'intérieur de l'homme seul et acquiescent, dont la face à défendre, ou plutôt à sauver, s'appelle surhomme, la seule face divine et immortelle. Les trois autres faces – l'homme, les hommes, le sous-homme – constituent mon soi connu mortel, muni d'auto-défenses suffisantes.

Au royaume de la pensée, comment s'appellent l'héroïsme et l'amour ? - sacrifice de ce qui marche et fidélité à ce qui danse.

Le langage des profondeurs spirituelles est largement universel ; mais la hauteur musicale de chaque homme a son propre langage. En compagnie de Valéry, je vis une fraternité admiratrice ; en celle de Nietzsche, je frôle le fratricide de complices.

Aucun renversement de valeurs collectives ne produisit un ennoblissement quelconque des hommes. Il faut inventer ses propres unités de mesure, fabriquer ses propres balances, pour n'évaluer que des choses précieuses et rares. Pour cela, le monastère serait un lieu plus propice que l'étable ou la salle-machines.

La profondeur de mon regard permet de toucher aux choses essentielles de l'être, son ampleur – d'interpeller les relations essentielles du devenir, sa hauteur – de faire entendre ma propre voix, visant l'intensité et la noblesse. Le bouquet complet s'appelle grand regard (der große Blick de Nietzsche).

Dans la hauteur s'amenuisent les idées et se décolorent les actes ; seul mon regard peut y entretenir un semblant de grandeur ; mais même en le ratant, il me promet plus que de la reptation – la chute.

Cultiver le rêve, c'est être un Ouvert, accepter de tendre vers de belles et lumineuses limites, qui ne m'appartiennent pas, sont au-delà de mon soi connu et me fascinent. « La limite : être encore immanent, mais indiquer déjà une transcendance » - Jaspers - « Die Grenze : noch immanent zu sein und schon auf Transzendenz zu weisen ». La transcendance : une hauteur, me concernant profondément, tout en m'étant inaccessible ; mon soi inconnu y réside.

Le matin et l'automne reçoivent mes commencements, mais le commencement matinal s'inspire des rêves nocturnes et ne fait pas beaucoup de promesses au jour ; le commencement automnal vit de la mémoire des fleurs printanières plus que de la résignation devant le linceul hivernal.

Si l'âme de mon commencement esquissé et l'esprit de la fin extrapolée sont ressentis comme les mêmes organes ou interprètes, j'ai réussi ma conception : la graine conduit à l'arbre, la hauteur dévoile la profondeur, l'amour explique la vie.

La hauteur est dans le superlatif, et la profondeur – dans le relatif : toute bonne étoile symbolise une hauteur indépassable, tandis que sous tout fond se trouvent toujours des bas-fonds, et même toute Caverne admet une Caverne plus profonde.

C'est la musique et non pas la force de nos désirs qui nous distingue ; le malheur du noble, c'est pouvoir encore, mais déjà ne plus vouloir. Chez les médiocres, parmi lesquels se place Pascal, c'est l'inverse : « C'est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir ».

Mon soi connu me classe au milieu de mes contemporains, mon soi inconnu ne communique qu'avec les sources de l'homme éternel. L'esprit ou l'âme, le comparatif ou le superlatif ; le bon Narcisse n'admire que le second. Grothendieck les appelait Patron et Rêveur.

La noblesse est une question du goût : chez le dernier des goujats français je trouve des traces d'une noblesse ; la mentalité des lords britanniques n'est que de la goujaterie.

La même noblesse anime les grands poètes ; elle peut se manifester par attachement aux mots (le talent et l'âme), aux courants d'idées (l'intelligence et l'esprit), aux formations politiques (le besoin de reconnaissance et la raison). Byron, Chateaubriand, Rilke se contentèrent du premier volet, Hölderlin, Nietzsche, Valéry y ajoutèrent le deuxième, Hugo, Maïakovsky, Aragon – le troisième. Goethe fut le seul à tenter tous les trois, comme notre contemporain, refusant les titres de poète et de héros, R.Debray.

L'esprit s'entiche d'idéaux collectifs, l'âme forge son idéal individuel. Les premiers sont en ruines : l'idéal esthétique antique, l'idéal mystique chrétien, l'idéal éthique communiste ; les âmes dépassionnées devinrent stériles et n'enfantent d'aucun idéal ; l'homme moderne hurle au vide, au déclin, à la barbarie, tandis qu'il aurait dû se repentir de l'extinction volontaire de sa propre âme ; mais sa robotisation semble irréversible.

Les plus beaux désirs naissent non pas d'un manque dans le réel, mais d'un débordement dans l'imaginaire, non pas de la pesanteur de l'avoir terrestre, mais de la grâce de l'être céleste, non pas d'un prurit aux pieds, mais d'un élan des ailes.

Il est clair, que l'âme est une chimère, pour désigner l'état d'un esprit, ému face à une beauté et tendant vers l'infini. Elle n'est donc pas un organe, mais un état irrationnel, sentimental : dans son état normal l'esprit formule le sens ou les raisons, devenu âme, il forme des sentiments ou des rêves. Aujourd'hui, il est voué exclusivement à la raison : « Le rêve sur l'infini de l'âme perd sa magie » - Kundera.

L'artiste et sa force, face à la faiblesse du goujat, - trois illustrations : l'amplification de la haine (Cioran), la transformation du mépris (Nietzsche), le filtrage par l'indifférence (Valéry) – comme toujours, c'est Valéry qui adopta la pose la plus adéquate.

Dans la tâche gratuite d'exploration de finalités, le sot et le sage se valent ; c'est la sensation de commencements et de contraintes qui les distingue. Ce n'est pas une crise du telos que nous vivons, mais bien celle de l'arkhè.

Dans une perspective horizontale, plus je me rapproche d'une chose, plus je m'éloigne d'une autre ; dans une perspective verticale, plus je m'élève, plus lointaines deviennent toutes les choses, qui finissent par devenir les mêmes, pour mon regard nouveau-né, - tout retour éternel du même est là – tout est question des ailes et de l'intensité du regard. L'indifférence aux choses, l'ironie aux idées et au-delà - la caresse de l'art et la musique de la vie.

Pour la transmission, aussi bien dans l'espace que dans le temps, de tout message intellectuel, deux messageries sont utilisables : l'horizontale et la verticale. La première porte le savoir, les lieux, les dates ; la seconde – la musique, le style, la noblesse. Même les plus ardents des poètes sont projetés aujourd'hui dans une platitude monotone, anonyme, aptère, puisque le seul habitant de la verticalité, l'âme, fait désormais défaut.

Il est plus noble d'avoir honte de la richesse et de la paix d'âme plutôt que de supporter la pauvreté et la détresse.

Partout j'entends des jérémiades apocalyptique sur la défaite du sens et sur le triomphe de l'ignorance. Personne ne comprend plus, que dans la dissension qui oppose, depuis toujours, le sens aux sens et le savoir à la noblesse, ce sont les premiers qui sont vainqueurs – immondes ! Les victimes – l'âme et le rêve.

Deux cadres, dans lesquels le regard s'exerce – la bibliothèque ou les ruines, les théories ou les théâtres. Explorer, de jour, par la fenêtre, le lointain profond ; chanter, de nuit, par le toit, le haut lointain.

Dans nos souhaits de détacher l'homme du présentisme, le renvoi à l'Histoire ne sert à rien. Les thèmes éternels, les valeurs invariantes, la grandeur d'âme, ne nichaient pas plus dans les siècles mieux lotis que le nôtre. Les hommes vécurent toujours de la version courante ; il s'agit de les faire rêver de ce qui est invariable. Mais ce besoin d'immobilité se marie mal avec la bougeotte populaire.

La culture : entretenir les soifs du cœur (le Bien) et de l'âme (le Beau), une fois assouvi l'appétit de l'esprit (le Vrai) avec les aliments des meilleures des œuvres humaines.

On traverse les passions, les souffrances, les illuminations ; on adresse à leur source, à son soi inconnu, les vœux de reconnaissance et de vénération ; on comprend que le sens de l'existence est d'entretenir cette soif profonde et cette haute musique. Et l'on tombe sur les crétins, pour qui « la fin suprême de l'homme : connaître d'une manière adéquate et soi-même, et toutes les choses » - Spinoza - « finis ultimus : se resque omnes adæquate concipiendum ». De ces crétins est né le robot moderne, ignorant et la soif et la musique.

Face à une belle soif de notre âme, la raison peut jouer deux rôles : nous aider à l’assouvir ou bien à l’entretenir. Alors on pourra dire : « C’est une excellente chose que l’appétit obéisse à la raison » - Cicéron - « Illud praestantissimum est, appetitum obtemperare rationi ».

La chose vue n'est qu'un prétexte, pour que mes yeux calculent la pesée et que mon regard en soit le peseur. « Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée » - Gide.

En gros, les hommes vivent et pensent, suivant les mêmes chemins et perspectives ; ce qui les distingue, c'est la matière de leurs maux et la manière de leur mots – leurs angoisses et leurs styles – leur face poétique et, donc, philosophique. Voir en philosophie un art de vivre ou de penser est également sot. Aucun philosophe ne vécut admirablement, aucun philosophe professionnel ne produisit de belles ou nobles pensées, comparables avec celles des poètes.

Nos émotions, sentiments, humeurs trouvèrent déjà leurs noms ; les états d'âme en manquent, il faut les chercher ou/et les inventer.

Ce qui, en moi, a besoin d'être armé est la face la plus basse ; la face noble ne demande que d'être désarmée, pour ne pas être tenté par un ressentiment particulier et pour me vouer à l'acquiescement universel. Aimer l'arc et la corde, mépriser les flèches.

La négation comme moyen, central et explicite, ne vaut pas grand-chose ; mais en tant que contrainte, inchoative et implicite, comme refus d'aborder les choses basses, elle peut être noble. « Ma véritable valeur gît dans mes refus » - Valéry.

Quand on nous scrute ou nous tâte, on nous découvre moutons ou machines, pitoyables et interchangeables. C'est quand on entend nos silences, voit nos rêves, pèse nos hontes, qu'on nous trouve de la différence.

Quand on ne maîtrise pas assez la règle, toute ambition à l'exception échoue.

L’âme vaut par sa créativité et par ses admirations ; le dénominateur commun semble en être l’enthousiasme. « Ce qu’il y a de plus haut dans l’âme, c’est l’enthousiasme »* - Flaubert.

N'importe quel sot se doute bien de ce que peut viser la force et que doit éviter la faiblesse ; seul le sage voit où ne doit pas aller la force et à quoi peut servir la faiblesse.

Une bonne philosophie : la noblesse des questions, l'ironie du raisonnement, la fierté ou/et l'humilité des réponses. Le spinozisme : l'inertie des questions, la fausseté du raisonnement, la mécanique arbitraire des réponses. La phénoménologie : la logorrhée des réponses, l'apparence de raisonnement, l'insignifiance des questions.

L'âme est musicale, et le souci d'acoustique la rend alliée de certains vides ; l'esprit ne tolère pas le vide ; si je ne le remplis pas par une culture, c'est à dire d'un souci d'excellence, il sera envahi par le fait divers, ennemi du souci de l'être, de cette cura esse, qu'on retrouve dans pro-cureur et curé, se souciant de nos esprits ou de nos âmes et nous procurant des bancs des accusés ou des confessionnaux.

Être ou devenir, deux facettes de mon moi, l'essence et l'existence. L'être, ce sont mon intelligence et ma noblesse ; le devenir, ce sont mes actions et mon avoir. Il suffit d'avoir du talent, pour que, dans tous ces ingrédients, se manifeste ma création ; et le talent, c'est la prémonition et la maîtrise des caresses, que puissent prodiguer mon corps ou mon âme. Toute belle création est création de caresses – musicales, érotiques, intellectuelles.

Le poète est anti-parménidien : il crée de l'être à ce qui n'en a pas (le haut rêve) et réduit à néant ce qui est (la basse réalité) – but et contraintes.

Tous les murs sont dans l'horizontalité ; le particulier transi, qui songe à atteindre le chaud universel en saccageant ses murs, se trouve dans la même platitude. La fraternité se gagne en hauteur, où il faut placer ses limites et ses frontières ; celles-ci ne se donnent ni aux pieds ni aux yeux, elles existent pour embraser nos regards.

Les instants sublimes dans une vie d'homme : vivre le vertige des pulsions ténébreuses de bête ou rêver de la lumineuse pureté d'ange.

Une feuille, que ce soit en botanique ou en cognitique, est insertion d'une nouvelle variable dans l'arbre géniteur. En matières humaines, la génétique a le même caractère : l'homme, qui n'émet que des constantes, n'exprime que sa facette commune, appelée les hommes. Pour se rapprocher de la facette surhomme, il doit devenir créateur de variables : « Le commencement de l'homme est le même que celui d'une feuille » - Homère.

Deux instruments, pour façonner la liberté de l'homme – l'intelligence et la volonté. La volonté cherche des ressources profondes de la force brute ; l'intelligence trouve les hautes sources de nos belles faiblesses. « Il y a plus de noblesse dans l'intelligence que dans la volonté » - Thomas d'Aquin - « Intellectus nobilius voluntate ». La volonté doit déboucher sur l'action ; l'intelligence peut conduire au rêve. C'est pourquoi à la volonté de puissance il faut préférer l'intelligence de la faiblesse.

De par ses visées, l'homme est un Fermé côté esprit et un Ouvert côté âme ; le premier ne tend que vers l'accessible, la seconde aspire à l'inaccessible. Le premier à le remarquer fut Héraclite : « Tu n'atteindrais pas les limites de l'âme, même en parcourant toutes les routes »**.

Je suis indifférent à Platon, à Spinoza, à Kant ; mais je ne puis pas en être ennemi ; combattre la grisaille, c'est profaner mes propres couleurs. Mais il faut que je sache me dresser en ennemi de St-Augustin, de Voltaire, de Nietzsche, pour mettre à l'épreuve mes palettes.

La meilleure sensation de plénitude a pour origine des manques vitaux : une émotion ne trouvant pas d'expression, une pureté indissociable de la honte, une noblesse du regard diluée dans l'insignifiance des choses vues. La plénitude, c'est donc l'entente entre la fidélité et le sacrifice : fidélité à la perfection inaccessible et sacrifice de l'imparfait atteint.

Le nihilisme, c'est la flamme lustrale et ressuscitante, mais qui n'aide que des Phénix. « Du terrible feu nihiliste renaîtra le Phénix d'une nouvelle intériorité vitale » - Husserl - « Der Phoenix einer neuen Lebensinnerlichkeit wird aus dem Vernichtungsbrand des Unglaubens auferstehen » - la tiédeur extérieure étant réservée aux robots sans vie.

Le regard intellectuel sur la vie peut commencer par un non éthique ou un oui esthétique ; le premier ne peut être que partiel, le second est universel. Le diseur du non est un homme du progrès, donc de l'ennui ; le diseur du oui est un homme du même, de ce qui retourne, éternellement. Mauvais négateur ou bon nihiliste.

L'opposition centrale, dans la vie, est entre le réel et le rêve ; il vaut mieux être plus près du rêve du monde que du moi-même réel ; les appels grandiloquents, qui visent les fières retrouvailles avec moi-même, visent, le plus souvent, le moi réel, le connu, l'inférieur. Mais le soi de rêve est inaccessible comme but et ne se manifeste que dans les contraintes.

Dans la hauteur, les victoires et les défaites se valent et doivent servir de matière à notre fond tragique ; dans la profondeur, il vaut mieux réduire les deux à leur future forme comique. La hauteur est habitée par notre soi inconnu ; la profondeur est la demeure de notre soi connu, il s'agit de ne pas le laisser s'abattre dans la défaite ni s'enivrer dans la victoire : « Qui triomphe de soi dans la victoire triomphe doublement » - Publilius - « Bis vincit qui se vincit in victoria ».

On crée par relais ou par pulsion. Ou bien on reprend le témoin d'un thème, d'une époque, d'une école, ou bien on éprouve un besoin, imprévisible, bouleversant, connu même des hommes de cavernes, sans s'associer encore aux mots, aux idées, aux images. Ou bien on défend des points de vue, avec des armes communes, ou bien on invente ses propres couleurs, on peint un axe entier, touchant à la profondeur de l'homme et à la hauteur du surhomme.

Tu es ce que sont tes commencements. À la fin, tout - tes pensées, tes actes, tes rêves - ne seront que ruine. Veux-tu l'être, comme t'y invite Nietzsche : « À la fin tu seras ce que tu es » - « Du bist am Ende, was du bist » ? La seule chose qui comptera à la fin, c'est la consolation, mais qui ne peut provenir que de l'Autre, celui qui te sortira de l'enfer.

Se savoir juste, se voir fort - marques d'une âme basse.

La raison est équitablement répartie entre nous ; c'est la qualité de nos rêves qui nous distingue ; donc, pour commencer, il faut savoir trouver un bon moment, fermer les yeux, allumer le feu et la lumière de l'âme, projeter ses ombres sur un ciel d'azur. C'est ainsi que commence une philosophie de la vraie vie, celle de nos rêves. Les journaliers de la raison, éclopés de l'âme, proclament, doctes : « C'est avoir les yeux fermés que de vivre sans philosopher » - Descartes – une claire et distincte bêtise.

Le rêve d'un fleuve, quelles que soient sa profondeur, son impétuosité ou la largeur de son estuaire, - retrouver la hauteur de sa source et lui rester fidèle, garder le rythme initial. « Ne pas perdre les chaudes traces menant aux sources, jaillissant de la terre »** - L.Reisner - « Не потерять горячих следов, которые ведут к вышедшим из земли источникам ».

Les points communs entre la montagne de Zarathoustra et la mer du Cimetière marin : non seulement les deux vouent un culte à l'éternité, sous la forme d'un Retour ou d'un Recommencement, mais la hauteur de la première et la profondeur de la seconde ont besoin l'une de l'autre et se complètent. Les deux en appellent au (Grand) Midi le Juste, pour mieux (ré)évaluer l'intensité de leurs ombres.

Volonté et représentation sont à l'origine de deux échecs définitifs de la noblesse : la volonté du beau de se traduire dans le bien - l'échec de l'homme d'action, et la recherche, par le bien, d'une représentation dans le beau - l'échec de l'homme de rêve.

Tête haute ou âme haute, souvent il faut choisir ou en connaître le lieu le plus propice. « L'homme aux yeux baissés voit mieux le ciel »** - Iskander - « Люди с опущенными глазами чаще видят небо ». Dans les ruines solitaires, l'étoile se donne aux yeux scrutateurs, à travers le toit manquant ; mais dans la rue, elle n'est visible qu'au rêve, du fond des yeux baissés.

À l'être des cuistres et à l'étant des rustres, l'aristocrate oppose le lustre - des valeurs. Mais nous vivons au siècle des déconstructeurs : se déprendre de la magie des valeurs pour s'adonner à la logomachie des vocables.

Toute tentative d'une écriture noble aboutit à la problématique confrontation aristotélicienne entre l'intelligible et le sensible. Privilégier le concept, le système, l'inférence, bref une solution, ou bien la beauté, l'émotion, le goût – bref, un mystère - la caresse. La métaphore est une caresse, comme le sont le paradoxe, la mélodie, le rêve. Tout bon philosophe est chantre de la caresse protéiforme.

C'est à travers la musique que je comprends le mieux ce que c'est que l'acquiescement à la vie : que ce soit par la fuite ou par l'affirmation, la musique me fait découvrir la dimension essentielle de la vie - l'appel de sa hauteur, mon vrai séjour, d'où je fus banni, pour des raisons mystérieuses ; ne plus pouvoir y mettre ni mes pieds ni mes yeux m'oblige à inventer mon immobilité et mon regard.

La hauteur, c'est ce qui permet de mettre sur un pied d'égalité la voix élevée et la voix basse.

Réduire la noblesse, qui est affaire des solitaires, à la vertu, qui ne se pratique qu'en société, est injuste. Ni les armoriaux ni les codes civiques ne définissent la première ; dans les affaires des hommes ne pèse que la seconde. La vertu, imprimée dans l'homme solitaire, ne peut s'adresser qu'au surhomme, son interlocuteur imaginaire. Renoncer aux poids et volumes, qui, de toute hauteur et de toute profondeur, feront une platitude.

On ne peut pas préférer, en toute circonstance, l'immobilité au mouvement, ou vice versa : il y a musique de l'être et musique du devenir ; la puissance ou la beauté de l'une se répercute systématiquement sur l'harmonie ou le ton de l'autre ; comme le Bach de l'être, le Beethoven du devenir ou le Mozart des deux - sont complets, tous les trois, dans leurs éléments.

Le véritable sens de verticalité, ce ne sont pas tellement des hiérarchies, ces manifestations du comparatif ; les maximes hautes de Nietzsche et les maximes profondes de Valéry, ce sont des triomphes du superlatif ; tandis que les chutes aristocratiques et les envolées lyriques de Cioran surgissent au bout des parcours horizontaux.

C'est le même homme que voient Dostoïevsky et Nietzsche, mais ils le jugent soit de la profondeur d'un sous-sol, soit de la hauteur d'une montagne ; la pitié s'adresse à l'esclave, et l'ironie - au maître, mais c'est le même personnage, perdant sa face et cherchant à gagner sa vie ; la résignation extérieure et la révolte intérieure aboutissant au même surhomme ou à l'homme du souterrain, en butte au mouton ou au robot.

C'est d'après la place que j'accorde au nihil qu'on reconnaît le genre de nihilisme que je pratique. Dans le meilleur des cas, c'est le point de départ qui est visé, l'origine ou le point zéro de mon regard sur le monde, et que j'aurai débarrassé de la présence d'autrui. Mais les démons de Dostoïevsky le placent dans les finalités, et Nietzsche – dans le parcours ; on devient, chez eux, adversaire de Dieu ou des hommes, au lieu de soi-même.

Sur la voie (la logique ou la dialectique) ou sur ses bretelles (les méthodes), que ma raison marchante compte, que mon étoile dansante conte !

Quand on échoue dans la recherche de la simplicité et qu'on se noie ou tombe dans la complexité - que ce soit, au moins, accompagné d'un vertige.

Le terme d'être, presque entièrement vide, est tout de même utile, pour désigner ce point médian entre la pensée et le rêve, ou entre la raison et l'âme. Le problème est dans l'entente impossible entre l'en-deçà de l'être, qui est vivre (où l'on vit selon son muscle), et son au-delà, qui est rêver (où l'on est selon son âme).

Connaît-on un seul lieu heureux, auquel aurait abouti un noble pèlerin du mot ou de l’idée ? Non, Zarathoustra a tort, comme les activistes de la bougeotte et du progrès, - c’est le lieu d’origine, le commencement, qui est le seul à porter un message inimitable.

L’originalité dans la profondeur n’est qu’universalité, c’est-à-dire le savoir et l’intelligence. « L’originalité, pour moi, c’est l’intériorité, la profondeur du cœur et de l’esprit » - Hölderlin - « Mir ist Originalität Innigkeit, Tiefe des Herzens und des Geistes ». Mais toutes les profondeurs finissent dans l’extériorité. La seule originalité atemporelle se trouve en hauteur, dans le talent et la noblesse.

Le talent est presque un synonyme de la hauteur, mais on peut préparer une ascension vers celle-ci, en éliminant tout ce qui est bas : « Que l'homme contemple la haute majesté de la nature, qu'il éloigne sa vue des objets bas »** - Pascal.

L’art de mon obscur soi inconnu et la vie de mon esprit transparent : je me rends compte de l’existence du premier, lorsque je lui sacrifie, heureux, le second. C’est l’exact contraire de Hegel, qui sacrifiait son soi à la vie de l’Esprit.

Une paix d’âme est toujours un symptôme d’une perte de soi et d’acceptation d’une médiocrité : « Je tenais l’inquiétude pour la garantie de ma sécurité »* - Sartre.

Il n’y a plus de sacré, puisqu’il n’y a plus de (con)frères, que des collègues ou des collaborateurs.

Le développement des idées m’ennuie, puisqu’elles sont, le plus souvent, communes, à partager. Je tente de rester en compagnie de ma seule âme, dont les états me servent de matière pour ma musique ou pour ma peinture. « La représentation poétique des états d’âme est plus émouvante que toute analyse purement intellectuelle »** - H.Hesse - « Die dichterische Darstellung seelischer Geschehnisse ist ergreifender als jede nur intellektuelle Analyse ».

Tant d’épigones de Nietzsche partagent ses Non médiocres ; très peu sont capables de s’identifier avec ses Oui grandioses. Les contraintes, dans la création, doivent être invisibles.

L’esprit n’évolue que dans l’horizontalité de la raison et de l’action ; dès qu’il la quitte, pour se vouer à la verticalité, il devient âme, par une rupture et non pas par une marche. On ne va pas vers la hauteur on ne peut qu’y être ; c’est la différence entre le prix et la valeur : « Le prix de l’âme ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément » - Montaigne.

La pesanteur m’attache à la terre ; la grâce me fait tendre vers le ciel. Celui qui en assure le mieux l’équilibre, c’est l’arbre : « L’arbre est enraciné dans le ciel » - S.Weil.

Les philosophes du paysage ou du climat : les premiers narrent les volumes et les surfaces et font des forêts – les parcs, des impasses personnelles – les routes communes, des horizons – les clôtures ; les seconds éprouvent la caresse des épidermes, l’embrasement des cœurs, la palpitation des âmes - ils trouvent au firmament la place de leur étoile.

La chaire est triste : voyez Barthes, Foucault ou Deleuze trônant, gris et doctes, dans les têtes pensantes et le désintérêt pour G.Thibon, Cioran ou R.Debray, dépourvus d'habilitation d'enseigner (licentia ubique docendi).

La montagne de Nietzsche et le souterrain de Dostoïevsky sont des lieux solitaires, que fuient les habitués des forums : « Les opinions super-célestes et les mœurs souterraines, c’est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bêtes » - Montaigne. L’ange, qui ne se serait jamais senti une bête, serait un ange bien bête.

Le christianisme voit trois voies vers la perfection – la purification, l’illumination, l’unification. L’adepte de l’arbre, je ne prône que la dernière cible, puisque, ange au fond de moi-même, je ne cherche aucune pureté extérieure, et porteur d’ombres initiatiques, je n’aspire à aucune lumière définitive.

En quoi les ruines sont préférables aux casernes et bureaux ? - parce que l'arbre peut y pousser (« l'amour est comme un arbre, il continue souvent de verdoyer sur un cœur en ruines » - Hugo). De plus, la vue de mon étoile, à travers un toit percé, met les ruines au-dessus même de la tour d'ivoire.

Peut-être c’est à l’échelle du plaisir qu’il faut mesurer l’élévation de la pensée : de la satisfaction dans la profondeur, vers le bonheur de l’ampleur, à l’extase en hauteur.

L’âme ne se manifeste que dans les commencements, c’est-à-dire dans le rêve. « La rêverie nous met en état d’âme naissante »** - Bachelard. L’âme serait la poule, et le rêve – l’œuf : va savoir qui fut le premier.

Deux sortes de hauteur – due à la grâce (traduite en talent) ou acquise par la maîtrise de la gravitation (la volonté d'échapper aux attraits terrestres, pour se vouer à l'apesanteur céleste).

Comment reconnaît-on quelqu’un qui a son propre regard, qui crée sa propre musique et féconde sa propre espérance ? - « On regarde là où il n’y a plus rien à voir, on écoute là où il n’y a plus rien à entendre, on attend là où il n’y a plus rien à espérer »*** - Jankelevitch.

Les ronchons de métier, nostalgiques de la plume et hostiles au clavier d’ordinateur, oublient, que la facture, le fait divers ou le compte-rendu noircissaient plus de manuscrits que les lettres d’amour. Les mêmes repus glapissent sur la liberté qui recule, tandis que ce qu’il y a à déplorer, aujourd’hui, c’est bien la disparition des nobles servitudes d’âme ou de cœur. Peu importent les outils, le triomphe des sensations grégaires est dû au dépérissement de l’organe, de celui qui nous enivrait, en justifiant et en ennoblissant notre solitude.

La liberté se manifeste mieux dans l’attachement à l’invisible que dans le détachement du visible.

Là où les vénérations et les mépris s’apaisent, s’installent l’indifférence et la platitude.

Quel dommage que se volatiliser ne veuille pas dire muer en volatile, se découvrir des ailes ! Sinon quel beau sens aurait cette ineptie : « L’homme se volatilisait à mesure même qu’on le traquait dans ses profondeurs. Plus on allait loin, moins on le trouvait » - Foucault. L’homme ne peut se distancer du mouton et du robot qu’en redécouvrant sa hauteur et en cherchant les meilleures proximités – au firmament et non pas aux horizons.

Quand tu clames ta grandeur ou marmonnes ta petitesse, tu te retrouveras au juste milieu, aux allures d’une platitude. C’est une franche et audacieuse unification entre l’humilité de ta grandeur et la fierté de ta petitesse que tu maintiendras les chances de garder de la hauteur.

Mon soi inconnu a des fonctions, il n’a pas d’organe permanent ; il surgit telle une étincelle d’une fusion momentanée du cœur, de l’âme et de l’esprit. Mon soi connu applique ses organes aussi bien matériels que spirituels. « À l’homme terrestre appartiennent l’œil, l’oreille, la langue, la main. À l’intérieur de nous est l’autre personne, l’homme céleste, l’aristocrate »** - Maître Eckhart - « Zum irdischen Menschen gehören das Auge, das Ohr, die Zunge, die Hand. Der andere, der himmlische Mensch, der in uns steckt, ist ein edler Mensch ».

Le surhomme se moque de ses muscles, de ses pensées, de son avoir et même de son être, il est dans un devenir artistique, dans une beauté naissante et non pas dans une vérité déclinante ; il est, donc, un grand consolateur de l'homme solitaire et désespéré. Et son langage vaut par sa musique haute plus que par son message profond. L'art et le langage forment la vie et ont pour dénominateur commun – l'intensité. Ainsi, Nietzsche mérite le titre de seul philosophe complet de l'histoire.

Les valeurs que nous prônons ne divergent pas beaucoup, m’est même avis qu’elles sont presque les mêmes pour tout le monde. Ce sont nos vecteurs et non pas les valeurs qui nous distinguent : un vecteur – un point d’origine de nos regards, le commencement, plus la hauteur de la flèche de nos désirs.

Garder la hauteur – entretenir les désirs dans un état de pureté que n’altéreraient ni leur assouvissement ni leur échec. Vivre platement – voir dans les désirs des protubérances gênantes qu’il s’agit de ramener à la platitude ambiante, par néantisation – satisfaction ou extinction.

Depuis que les Grecs donnèrent la palme à la paix d’âme champêtre, narrée par Hésiode, au détriment du combat céleste trépidant, chanté par Homère, leurs philosophes se mirent à prôner l’impassibilité historique et à condamner les passions poétiques.

Se surmonter, ce serait se détacher de tout ce qui est accessible, même en profondeur, et se donner des limites, en hauteur, et dont l’appel ne ferait qu’entretenir un élan, sans l’espoir de l’assouvir. Celui qui outrepasse ses limites les avait mal choisies, il est un Fermé ; l’homme du rêve est un Ouvert.

Pour se créer soi-même, ni le regard ni l’oreille ne servent à rien ; ce qui émane du soi inconnu, de ce modèle unique, ne porte ni lumière ni musique, mais un appel muet de la noblesse et de la beauté à naître ; Orphée ou Narcisse connurent cet état d’âme.

L’homme est libre lorsque les choix conscients de son esprit profond, de son âme haute et de son cœur ardent coïncident, fraternellement. Les cœurs refroidissant et les âmes s’abaissant, cette concomitance devient mécanique.

Fonder ma vie sur le savoir est certes bête, mais la redresser par le rien n’est guère plus glorieux. Il faut orienter ma vie par le rêve, cette ignorance étoilée, que m’inspire mon soi inconnu.

Il faut fuir l’amphigourie des gouffres et des abîmes, comme fausses consolations, et se dire, une fois pour toutes, que toute chute aboutit à la platitude, à un désespoir irrécupérable. C’est la hauteur qui a besoin d’une vraie consolation, sous la forme d’un rêve impondérable.

La part du doute ou de l’assurance ne dit rien sur la qualité de ma vie, puisque c’est la part du rêve qui en est le premier critère, et le rêve peut s’incruster aussi bien dans le doute que dans l’assurance. Les absurdistes ou phénoménologues ne voient qu’une facette de la vie : « Vivre, c’est vivre dans la certitude » - E.Husserl - « Das Leben lebt in der Gewissheit ».

Le plus souvent, le grand est ennemi du haut. « Ne pas être cerné par le plus grand, mais se verser dans le plus petit » - « Non coerceri maximo, contineri tamen a minimo » - cette épitaphe de Loyola pourrait servir de définition de la maxime, le genre le plus compatible avec la hauteur. Plus laconique est notre appui sur la terre, plus vaste est notre ouverture sur le ciel.

C’est l’éternité qui t’attache à la hauteur et non pas ton âge, qui s’occupe de toutes les autres dimensions : « La jeunesse aspire au lointain, la maturité – au large, la vieillesse – au profond » - Don-Aminado - « Молодость стремится вдаль, зрелость – вширь, старость - вглубь ».

Le poète croyait, qu’en perdant sa tête, il ferait parler son cœur ; mais le robot moderne comprit, qu’en se débarrassant de son cœur non rentable, il rendrait encore plus efficace sa tête productrice.

Le savoir a souvent partie liée avec l’intelligence, comme le don littéraire – avec la noblesse : l’intelligence évalue et classe, la noblesse élève et mélodifie. Et puisque, en dernière instance, dans les choses, on apprécie la hauteur et la musique, la noblesse est la première qualité créatrice de l’homme.

L’esprit est despotique, l’âme – aristocratique, le cœur - démocratique.

L’âme m’éblouit avec la lumière de la beauté, le cœur me fait réjouir des ombres de la caresse, le corps m’apprend les ténèbres de la souffrance, et l’esprit unificateur les place sous l’étoile de la noblesse.

La nature d’une forêt, belle, sauvage et infinie, rendit humbles mes yeux ; la culture d’une cité, policée, délicate et fermée, rendit fier mon regard. La contemplation et la création sont incompatibles, dès qu’il s’agit de la beauté ; elles ne sont solidaires que dans l’abstrait, c’est-à-dire dans le Bien et dans le Vrai.

Mes yeux peuvent se contenter de la réalité, mais mon regard, sollicité par mon rêve, cherche à lui échapper. La réalité est fondée sur les profondeurs communes ; son apparence est accessible à mes yeux ; mais son sens et ses limites ne s’ouvrent qu’à mon regard. Tous les horizons sont fermés ; il me faut l’Ouvert du firmament, où j’aimerais placer mon élan, se matérialisant dans un devenir créateur.

L’esprit sobre ne peut être que négateur. Pour dire oui au monde, on a besoin d’ivresse ou de folie ; l’âme et le cœur en sont porteurs permanents, tandis que l’esprit doit en être contaminé ; ce retournement de la volonté et de la représentation portera le nom de noblesse, complétant ainsi la dyade schopenhauerienne.

L’arbre généalogique de l’aristocrate pousse non pas dans le temps commun, mais dans l’espace, qu’il ne partage avec personne, et dans son arbre, toute racine, tout nœud, toute fleur et toute cime ne sont que commencements individuels. « L’aristocratie ne peut surgir que des commencements » - Berdiaev - « Аристократизм может быть лишь изначальным ».

Ni la consolation tragique, ni le verbe poétique n’ont de place dans la vie réelle ; ils ne peuvent s’incarner que dans un rêve immatériel. La philosophie et la vie sont incompatibles.

Vivre pour penser ou penser pour vivre, c’est également bête ; à ces deux positions réalistes il faut opposer la pose d’ironiste – le rêve, qui invente une autre vie et enfante de pensées imprévisibles.

Peut-être la façon la plus sûre de garder la hauteur est d’avoir un regard capable d’atteindre ou de ressentir les mystères de la vie sur notre planète, et la hauteur se réduirait alors au maintien de l’enthousiasme, de la vénération, de l’espérance. Ceux qui s’arrêtent aux problèmes de ce monde adoptent la vision eschatologique, en imaginant des catastrophes de fin du monde. Enfin, les plus nombreux ne vivent que des solutions, qu’apporta la civilisation, ce sont des ronchons, des envieux, des indifférents. N’empêche que la première catégorie regorge d’hommes ratés, la deuxième – de robots, la troisième – de moutons.

Plus profondément je me libère de mon soi connu, plus haut sera l'essor, en provenance de mon soi inconnu, dont je deviendrai esclave et/ou amoureux.

Mon existence a deux composants : vivre dans le réel et rêver dans l’imaginaire, la démocratie des déceptions et l’aristocratie des enthousiasmes, le désespoir irréfutable et l’espérance fantomatique, les horizons trop bas pour l’âme et les firmaments trop hauts pour l’esprit. Tenir au vide de leur intersection ; toute conjonction de leurs pensées ou de leurs désirs menant au désastre de la ruine du sensé ou de la profanation du sacré.

La vie des actes et la vie des rêves ; là, où, dans la première on marche et narre, dans la seconde on danse et chante. Les sots ne connaissent que la première, où ils peuvent dire : « Une vie, c’est son histoire, en quête de narration » - Ricœur. Dans cette vie on souhaite que ça marche ; dans l'autre, le rêveur désire que ça danse !

Le mode énumératif, en épluchant des catégories ou en échafaudant des faits, résulte en même ennui, celui de tout discours, savant mais dépourvu de beauté, sur l’essence ou l’existence ; seuls la noblesse et le style sont capables de donner de la hauteur à l’essence et de l’ironie à l’existence, pour échapper à la banalité, à l’inertie, au hasard.

Toute âme noble a besoin de faire des sacrifices. Les plus chanceux – Kierkegaard, Nietzsche, S.Weil, Cioran – n’avaient rien à sacrifier aux autres, ce qui les obligeaient à chercher des sacrifices devant eux-mêmes, et ces abandons s’avèrent être les plus féconds pour la qualité de l’écriture.

Dans toutes les profondeurs, sans parler de platitudes, le sage croise nécessairement des sots ; leur écoute profane les discours du sage. La hauteur est son seul refuge solitaire et le seul lieu où s’aventure l’oreille divine.

M’abaisser ou me hisser, la descente ou l’ascension, - la noblesse peut accompagner ces deux mouvements complémentaires – vers l’humilité ou vers la fierté.

L’audace et le don déterminent la stature d’un penseur, l’audace d’un devoir de créateur et le don d’un pouvoir de maître, les deux bénis par l’intensité d’un vouloir de rêveur. L’audace suffit pour développer noûs, intellectus, esprit, Vernunft ; mais le don est nécessaire pour tout envelopper par l‘âme.

Mettre la fidélité d’esthète au-dessus du sacrifice d’ascète – la volonté de puissance de l’artiste.

Pour se permettre le luxe d’une axiologie, Nietzsche possède l’essentiel – le talent et la noblesse. Mais ne maîtrisant pas la hauteur, qui est une fusion de l’ironie et de l’intelligence, il est obligé de faire de la jonglerie de renversement des valeurs ou des perspectives. Seule la hauteur permet une cohabitation harmonieuse et pacifique entre l’éthique et l’esthétique.

La Caverne platonicienne n’est nullement dans une profondeur, elle appartient à la banalité, donc à platitude, puisque tout notre savoir est inéluctablement anthropomorphique. La profondeur se donne aux yeux, et la hauteur – au regard. Aucune plongée dans la première n’est envisageable à partir de cette Caverne ; seule une envolée vers une hauteur est prometteuse. Il faut intervertir profondeur et hauteur dans cette bêtise deleuzienne : « La hauteur n’est qu’un effet de surface, qui se défait sous le regard de la profondeur ».

Être sage, c’est tenir à la hauteur ; pour le devenir, il faut avoir méprisé et les connaissances et les vérités, quelles qu’en soient la profondeur ou l’étendue. S’être imposé de telles contraintes peut dispenser et du talent et de l’intelligence.

La vie devrait être une alternance des lointains et des proximités, donc des vertiges et des caresses, une rencontre de l’étoile et de l’arbre. « Quand la nef s’approche, la falaise lointaine se dresse en arbres, là même où le Lointain ne voyait rien »** - F.Pessõa.

Les choses, dont je rêve, n’existent et ne peuvent pas exister ; il faut que je mette ma volonté non pas dans les choses qui existent, mais dans les choses à créer – par mon rêve, ma plume, mon désir ! Le sens est banal, c’est aux sens qu’il faut se dédier !

Qu’est-ce qu’une valeur-vecteur ? - l’origine (point de départ, commencement) et l’unité de mesure (exigence, goût, hauteur). Dans l’Histoire, on n’en manqua jamais, mais désormais la tendance générale place l’origine – au milieu du chemin courant, et la mesure quitte la hauteur, remonte de la profondeur et s’installe dans la platitude. Le bon géomètre est un poète qui trouve en soi-même les commencements et ne mesure que les choses impondérables, n’ayant de poids qu’en hauteur.

Le rêve, flanqué de finalités, perd son mystère ; mais le rêve, livré à la marche, oublie la danse ; il ne peut suivre l’étoile qui danse qu’avec de bonnes œillères des commencements, sentimentaux ou artistiques. « Une œuvre d’art impose des contraintes à la rêverie » - G.Spaeth - « Художественное произведение обуздывает мечтательность ».

La perte d’intérêt pour l’invisible trahit l’installation dans la platitude. L’invisible a le droit de séjour aussi bien dans la hauteur musicale que dans la profondeur plastique : « L’invisible est le relief et la profondeur du visible » - Merleau-Ponty.

Tout ce que j’admire le plus est marqué du sceau de faiblesse ; la pitié, que j’éprouve le plus intensément, s’adresse à ces orphelins, abandonnés non seulement par leur père, l’esprit, mais aussi par leur mère, l’âme.

La vraie consolation est aussi loin des souvenirs heureux que des promesses de bonheur ; elle est hors temps, dans le domaine réservé aux rêves sans durée, sans poids, sans consistance, - une étincelle céleste dans la nuit terrestre.

La hauteur, c’est un bon élan, ou regard, vers une étoile inaccessible ; c’est pourquoi l’échelle n’y servirait à rien, tandis que la sensation des ailes, même pliées, est indispensable.

La volonté dans l’acte ou la volonté dans le désir : la première surgit de nos profondeurs ou de nos routines superficielles, elle ignore la hauteur ; la seconde ne connaît que la hauteur, elle se réduit à l’élan. La première s’achève dans la possession d’un point de l’horizon ; la seconde s’éternise dans un regard sur une étoile inaccessible au firmament. « L’élan, mais sans la volonté ; l’aboutissement, mais sans le but »*** - Hippius - « Стремленье - но без воли. Конец - но без конца ».

Que tu sois randonneur des cimes ou explorateur des gouffres, tu fouleras des sentiers battus, si ton guide s’appelle esprit. L’âme ne promet que des impasses, mais tu y seras toujours pionnier.

Vus de trop près, les dieux meurent, et la hauteur devient platitude. « Ne nous foncions pas dans l’Azur » - Héraclite.

L’univers du rêve a sa propre logique ; l’impossible y est plus présent que le possible, l’inexistant y a plus de place que le suffisant ou le nécessaire.

Le contraire d’élan s’appelle mouvement. L’immobilité est le meilleur cadre, pour réveiller mes élans, et je l’atteins plus sûrement, lorsque la vie des événements ralentit et me laisse du répit. Pour les dépourvus d’ailes, les adeptes de la bougeotte, cette bénie concentration relèverait de l’enlisement.

Mes contraintes raréfient les horizons dignes de mon regard ; ma culture m’emporte vers la hauteur et me rend indifférent à la profondeur. C’est pourquoi Lou, si omnivore et si naturelle, resta inaccessible à Nietzsche et à Rilke : « Chargée de mille profondeurs, tu devenais sauvage et vaste » - « Du hattest tausend Tiefen, und wurdest wild und weit »

La vie et le rêve, à travers les éléments : la vie est possible grâce à l’eau, l’être de la vie s’éploie sur terre et son devenir se forge par le feu ; le rêve tend vers l’air, et chez les Chinois, l’air est remplacé par l’arbre.

La vie est un arbre, dans lequel, à tout instant, les couleurs, les profondeurs, les arômes se fanent en permanence. Le rafraîchissement, artificiel mais vital, provient des greffes de la consolation. « Sur quels arbres poussent les fruits étranges de la consolation ? »** - Rilke - « An welchen Bäumen reifen die fremdartigen Früchte der Tröstung? ».

La personne est une entité indivisible, mais de substance trine : l’esprit raisonnant, le cœur désirant, l’âme s’extasiant. Aucune substitution entre ces trois facettes d’un même organe n’est possible, et les deux dernières sont de plus en plus ataviques, chez l’homme qui n’est plus que calculateur.

La hauteur de ton, sans hauteur de pensée, peut trouver sa justification dans la hauteur de noblesse – en poésie, par exemple. Mais aucune noblesse ne peut sauver la hauteur de pensée, sans hauteur de ton, ce qui condamne, par exemple, la philosophie prosaïque.

Trois sortes de talent créateur : le poétique, le philosophique, l’intellectuel – mais pas de poète sans élan rythmé, pas de philosophe sans élan mélodieux, pas d’intellectuel sans élan harmonieux. Lorsque ces trois aspirations musicales ne se croisent que dans l’infini, on vit l’inspiration, on adresse ses soliloques à la seule Ouïe qui anime l’infini muet.

Le goujat veut que rien ne dépende de nos espérances (Spinoza) ; pour les habitués de la bassesse, c’est normal, puisque la seule chose qui en dépende vraiment, c’est la hauteur de nos élans.

La réalité s’offre à la philosophie de la nature en tant que référence, et même révérence, et même cadre à mes rêves, mais non en tant que leur juge. Je peux envisager sereinement une philosophie que tout dément dans la pratique de la vie (Aragon), puisqu’une telle philosophie pourrait être une théorie du rêve.

Le bas est un lieu, et le haut est une direction.

Dans l’air, poétique et transparent, se reflète l’arc-en-ciel de nos rêves : la rougeur du feu, la bleuté de l’eau, la verdure de la terre.

L’homme vise en profondeur, souhaite en platitude et désire en hauteur ; l’objet poursuivi s’appellera maîtrise, puissance ou illusion ; le contenu en sera – la fin, le parcours, le commencement ; et l’homme en sera penseur, exécutant, rêveur.

Avec la trajectoire de la progéniture des infortunés de Missolonghi ou de Camiri, on voit, auprès de nos contemporains, la chute du prestige, qu’avaient le beau et l’héroïque – la programmation informatique et le métier de banquier, face à la plume ou l’épée, exercèrent une attirance autrement plus nette et décisive.

L’esprit ou l’âme, armés d’un regard assez profond ou assez haut, perçoivent ou conçoivent du mystère en tout sensible et en tout intelligible. Les yeux, baissés d’admiration ou dressés vers un ciel silencieux, sont le seul moyen de ressentir l’obscure présence du mystère ; cet état extatique s’appelle rêve. Mais ceux, qui forcent les portes du mystère, ne sont nullement des rêveurs et tombent certainement sur des balivernes. Le mystère n’a pas de domicile, pas de temples, pas d’autels ; pourtant il est le seul à justifier nos prières.

Il faut que ton regard possède assez de profondeur, pour te rendre compte du mystère grandiose du monde et pour affirmer ainsi ton acquiescement enthousiaste. Mais ton regard a, également, besoin d’une grande hauteur, pour faire de toi un nihiliste, celui qui crée ses propres commencements. L’acquiescement n’est nullement un dépassement du nihilisme, mais un partenaire sur le même axe de valeurs.

Je n’ai pas quoi faire de la sobriété que me promet la réalité ; mes seules ivresses proviennent du rêve ; et l’harmonie, qui chatouille mon cœur, ne m’est bien-venue que grisante. « Caressé par l’harmonie, ému aux larmes par le génie » - Pouchkine - « Гармонией упьюсь, над вымыслом слезами обольюсь ».

Là où règne la liberté poétique, domine l’acquiescement et s’occulte la négation. Le premier, explicite et personnel, s’adresse au monde céleste ; le second, implicite et général, évalue le monde terrestre. Le premier se réduit aux commencements ; le second se forme de contraintes. Chez les négateurs déferle une indignation, parfois profonde ; chez le poète se dissimule un mépris, toujours hautain.

Des grands, tels Rousseau ou Tolstoï, tentèrent, pitoyablement, de mettre l’homme en eux à la hauteur de l’artiste qu’ils furent. Je ne connais que deux réussites de cet effort, inutile mais noble, – Rilke et R.Debray.

La grandeur et l’originalité d’un artiste sont dans l’invariant, dans le même, dont on cherchera à maintenir l’éternel retour. L’un des contraires s’appellerait la mode : « La mode est l’éternel retour du nouveau »* - Benjamin - « Die Mode ist die ewige Wiederkehr des Neuen ».

L’artiste doit et peut mettre l’esthétique au-dessus de l’éthique (Nietzsche et son dédain de la pitié) ; le goujat veut et sait faire l’inverse (Spinoza s’acharnant contre la tristesse, ou Hegel dénonçant les belles âmes).

Le temps, c'est l'horizontalité même ; mais dans mes ruines, des colonnes abattues arrêtèrent le temps ; je peux m'élancer dans la verticalité de mon étoile. « Les ruines, douées d’avenir, les ruines incohérentes, avant que tu n’arrives, homme comblé » - R.Char – je ne quittais jamais mes ruines, qui, nuitamment, retrouvent la cohérence de son origine, de sa tour d’ivoire, jamais dans l’avenir, toujours près de l’éternité.

La métaphore des quatre éléments doit servir de qualificatif pour nos esprits, nos âmes et nos cœurs ; la combinaison idéale semble être : un cœur ardent, un esprit fluide, une âme aérienne, en vue de la terre, vue du ciel. Après l’extinction des âmes et des cœurs, la tendance de ce siècle robotique semble être la domination de la dimension terrestre dans le seul survivant, l’esprit.

Je souhaite d’après mes bas intérêts d’esclave ; je désire selon mes hauts songes d’homme libre. Les fidélités ou sacrifices difficiles – telle est la meilleure manifestation de cette liberté. Et Horace : « Qui désire – craint, il ne sera jamais libre » - « Qui cupiet, mutuet, liber non erit umquam » - vise la liberté robotique et non pas éthique.

Mes passions se définissent soit par leur objet, se trouvant dans le monde extérieur ou dans mes propres gouffres, soit par leur intensité – l’élan vers un objet inexistant.

Dès que je me mets à brosser un tableau d’espérance, une perspective vers des horizons cherchera à s’y incruster. Mais la vraie espérance n’est pas affaire de la vue vaste, mais du regard haut, - la perspective verticale, l’élan intérieur et non pas l’avance extérieure.

Il me faut mon étoile, illuminant mon âme, pour que celle-ci projette sur ma vie de beaux commencements. La recherche au bout de la nuit semble être une expédition adéquate : s’il s’agit de l’espace, au bout de l’élan se trouvera l’étoile ; s’il s’agit du temps, au bout du voyage poindra l’aurore.

Les valeurs empruntées, comme le refus des valeurs, rapprochent l’homme du robot ; c’est pourquoi le nihilisme, en tant que volonté de ne partir que de ses propres valeurs, en est l’opposé. Mais Heidegger : « Le nihilisme complet doit supprimer le lieu même des valeurs » - « Der vollständige Nihilismus muß die Wertslelle selbst beseitigen » - en fait des synonymes. Pour échapper au conformisme, le lieu des valeurs individuelles doit être plus près du ciel que de la terre.

La sobriété – presque tout (le savoir) pour le scientifique, une moitié (le pouvoir) pour le penseur, presque rien (l’intelligence) pour le poète. L’ivresse - presque tout (le vouloir) pour le poète, une moitié (la noblesse) pour le penseur, presque rien (le devoir) pour le scientifique.

Le prosateur rêve de faire ouvrir les yeux d’autrui, à les livrer à l’insomnie ; le poète cherche à les faire se fermer, pour rêver.

On ne peut pas vivre de la musique ; on ne peut qu’en laisser envahir ses rêves. La vie est cadences et bruits ; le rêve – émotions et musique. La raison et la noblesse n’ont pas grand-chose à se dire ; la raison désespère et la noblesse invente de folles espérances. Mais si tu veux une vie indiscernable du rêve, écoute Aristote : « L’homme doit tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ». Vivre serait donc entendre et poursuivre l'éphémère, éternellement inexistant et attirant, la mort du corps guidant et justifiant la noblesse de l'esprit.

À l’ouverture d’esprit au secret, pour être dévoilement (Heidegger), je préfère l’ouverture d’âme au mystère, pour devenir élan.

L’ivresse comme départ d’une écriture et arrivée d’une lecture, maîtrise concentrée et consolation dissipante, - ce moyen poétique, pour atteindre un but philosophique. « Il n’y a de vraie jouissance que là où il faut commencer par avoir le vertige »** - Goethe - « Es ist ja überhaupt kein echter Genuß als da, wo man erst schwindeln muß ».

L’intelligence – pouvoir traduire le sentiment (éprouvé ou visé) en la pensée ; le talent – pouvoir exprimer la pensée de telle sorte, qu’un beau sentiment en naisse. Et la noblesse leur servira de contrainte – renoncer aux pensées en dentelles mais sans hauteur pour l’intelligence et sans couleurs pour le talent.

Ils veulent mettre leur vécu, dans la balance de leur écrit ; on en retirera le poids, l’événement, le prix. Que vaut ce toc à côté de la construction libre de valeurs, ayant leur source dans une vie rêvée, à l’opposé d’une vie vécue.

La vie inscrit tout dans la durée ; son contraire, le rêve, n’a de sens que dans un instant, dans une étincelle, dans une immobilité. Et puisque les états les plus nobles de notre âme – le bonheur, l’extase, le déchirement, l’espérance – ne peuvent pas durer, le besoin de rêve fit appel au livre, son guide le plus fidèle.

La proclamation de l’aristocratie du rêve et son opposition à la démocratie du réel sont à l’origine de la philosophie poétique ; on trouve sa naissance dans ce bel aveu ; Mon royaume n’est pas de ce monde !

Tout est bas dans la pompeuse volonté de puissance. La noblesse demeure dans la faiblesse de nos meilleurs sentiments et dans les contraintes qu’elle impose à la volonté tous azimuts. « La volonté est tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte » - Descartes - la liberté est dans la faculté de se donner des contraintes.

La passion est un élan, qui me fait quitter le monde de la nécessité, de l’intérêt de l’espèce, de l’utile. Le moment idéal, pour prouver ma liberté. C’est de la foi, même si c’est de la mauvaise foi.

La passion n’est possible que si tu réussis à maintenir le sens de l’éternité ; et fatalement, un jour tu le perds, tu assistes à la tragédie du rêve, tu tues l’éternité, comme les autres tuent le temps, pour animer la comédie de la vie.

Toute larme purifie quelque chose : le cœur, encombré d’amour ou de honte ; l’âme, enténébrée par une beauté intenable ; l’esprit, en proie au noir désespoir.

Être un descendant du passé (la nécessité) ou être un fondateur de l’avenir (le hasard) est également banal. Se dégager du temps est la seule attitude qui donne l’accès à la liberté, à la créativité et à l’originalité.

Un bon axiologue : la noblesse des commencements (leur hauteur), l’intelligence des finalités (leur profondeur), le talent du parcours (touchant les extrémités des axes).

J’appelle ailes l’appel du vertige ou de la hauteur, ne m’arrachant pas à mon immobilité primordiale ; en tant que moyen de locomotion, elles ne me rapprochent pas de mon étoile et ne m’apportent qu’une sensation de brève et illusoire liberté. Comme pour les anges, ces ailes permettent d’oublier que je vais pieds nus, bras nus, pensées nues. Ces ailes sont une pesanteur et non une grâce. La grâce, c’est l’élan vers mon étoile.

Ne déploie pas tes ailes, tant que tes pieds s’agitent. « Plus résolument ton âme se détache des basses envies terrestres, plus majestueusement elle rejoindra la hauteur céleste »* - St-Augustin - « Tanto gloriositus mens ad superiora promovetur, quanto diligentius ab inferioribus concupiscentia cohibetur ».

Toute évocation prosaïque de la grandeur ou de la noblesse finit dans la platitude ; leur langage durable ne peut être que poétique. La poésie est ce qui empêche le sublime de glisser vers le ridicule.

J’exprime mon soi inconnu par les ombres, que projette mon étoile ; mais pour faire valoir mon soi connu, il me faut des étincelles, des scintillements et non une lumière en continu, qui égalise ce qui est haut ou profond avec ce qui est plat. Le don que me fait le monde mystérieux - ou le cadeau de ma vision de ce monde. « Le monde n’est nullement une suite des hasards prédateurs, mais une joie scintillante, un cadeau » - Nabokov - « Мир вовсе не череда хищных случайностей, а мерцающая радость, подарок ».

La transcendance, même la plus bête, est une invitation à découvrir la verticalité ; l’immanence, même la plus brillante, est une condamnation à l’horizontalité. Il faudrait chercher de la hauteur dans la première et de l’élan – dans la seconde ; mais c’est se faire un Ouvert !

Vu du côté de la hauteur, être utile voudrait dire entretenir l’enthousiasme et l’élan, et Pascal : « La mathématique est inutile en sa profondeur » - aurait pu ajouter qu’en sa hauteur elle n’est pas seulement utile et certaine, mais peut servir de fond de toute réflexion stellaire.

L’étoile froide, comme ton regard froid sur elle, servent à mieux peindre l’ardeur de ton élan vers elle.

La merveille de l'homme est d'être muni exactement de ce qui permet de vivre le monde comme une pure musique : un instrument (le talent), un interprète (l'esprit), un auditeur (le cœur), un compositeur (l'âme). Paradoxalement, les yeux y sont absents, pourtant c'est bien le regard qui permet de voir cette merveille. C'est le regard et la mémoire qui rendent l'homme - mortel. « L'homme est un Dieu mortel »*** - le Trismégiste.

La ligne de partage intellectuelle la plus marquée est celle qui oppose la hauteur à la profondeur, Héraclite à Parménide, le devenir à l'être, Nietzsche à Heidegger, l'arbre, qui fleurit, à l'arbre, qui se ramifie, l'intensité à la densité. Les meilleurs des héraclitéens maîtrisent tout ce que Parménide a à dire ; l'inverse est rarement vrai.

Dans la hauteur, tu ne touches ni les coudes ni les actes ni les cerveaux des autres ; le seul voisinage est celui des sommets, séparés par d’immenses platitudes, dans lesquelles s’amassent et se vautrent les gloires moutonnières d’aujourd’hui.

Mieux on maîtrise le sentiment qui se pense en idées, plus surprenante en surgit la pensée qui se sent en arômes. « Tu dois sentir la pensée et penser le sentiment » - Unamuno - « Hay que sentir el pensamiento y pensar el sentimiento ».

Les nourritures terrestres ont tendance à devenir insipides ; la poésie redonne du goût aux entrées et desserts, et la philosophie en fait autant avec les plats de résistance ; mais elles ne seront jamais nourritures mêmes.

Les idéaux ne disparurent pas, ils devinrent aussi plats que la réalité. La réalité est une perfection, qu'on aborde soit avec un idéal poétique, soit avec un calcul technique, soit avec une offre marchande. Être vulgaire, c'est n'être pesé qu'en mesures de ce jour, qui peuvent être et idéal et calcul et offre. L'ennui, c'est que l'idéal vulgaire se met à se réaliser (« Il faut placer l'idée centrale à une hauteur inaccessible, plus haut que la possibilité de sa réalisation »*** - Dostoïevsky - « основная идея должна быть недосягаемо выше, чем возможность её исполнения »), tandis que la perfection de la réalité échappe de plus en plus aux yeux affairés. « Les Anciens idéalisaient le réel, les modernes réalisent l'idéal » - Stirner - « Jene wollen das Reale idealisieren, diese das Ideale realisieren » - les premiers savaient s'étonner des murs, les seconds savent bétonner les toits.

L’élan qui ne touche aucun objet : plutôt le vent qui répugne à la voile que la voile qui répugne au vent.

Quand je désespère à trouver une raison quelconque à être fidèle à une noblesse, je me dis, que Mallarmé a peut-être raison et qu'il faut faire « sacrifice d'une vie à toutes les Noblesses ».

La finitude banalise les chemins et les buts ; seul le commencement peut être infini, en s’identifiant à l’élan vers l’inaccessible.

Des avantages de la hauteur : non seulement le Oui à la merveille du monde y résonne plus majestueusement, mais les Non mesquins n’y ont pas de place. Dans la hauteur il n’y a pas d’adversaires proches – que des frères lointains. « Il faut affronter l’ennemi - horizontalement »** - R.Char.

Ce n’est pas une paix d’âme que devrait viser une bonne consolation, mais, tout au contraire, - apporter des raisons de vibrer, au moment où s’installent, irrésistibles, la monotonie ou la grisaille.

Le ciel réel finit toujours par être envahi par les nuages noirs du désespoir ; l’azur de l’espérance ne peut s’installer que dans un ciel artificiel.

On a le choix de ramper ou de voler ; mais voilà que la pesanteur de la terre est aggravée par l’air impondérable et l’absence des ailes. « Ne proclame pas la liberté de voler, donne plutôt des ailes » - Unamuno - « No proclaméis la libertad de volar, sino dad alas ».

La noblesse n’est qu’un élan vers la hauteur ; seul le talent complice permet d’en créer une demeure ou, plutôt un état d’âme musical, un regard créateur. La liberté et l’intelligence ne servent qu’à garder contact avec l’étendue des horizons actuels et la profondeur des chutes futures.

Celui qui est conscient des mystères impénétrables, entourant nos savoirs et nos passions, reconnaît la faiblesse de son esprit et sait se fier à la faiblesse de son âme – c’est une vraie force. De la fausse ou de la bornée, on peut dire : « La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force »** - Valéry.

Des Narcisse ratés, à cause de : pas assez d'azur au-dessus de leur âme ou au fond du lac ; la surface du lac troublé par l'agitation du quotidien ; une mare, prise pour un lac.

Qui est un intellectuel ? - celui qui a assez de talent, pour bien formuler son regard sur l’intelligence ou la noblesse. Pour le devenir, pas besoin de fréquenter les forums ; l’introspection par un regard personnel y vaut plus que toute prospection collective.

Les hiérarchies et l’égalité : on reconnaît l’homme de culture supérieure par sa reconnaissance que, en tant qu’homme de nature, il est l’égal de tous les hommes.

Je suis ce que valent mes élans, ce que veulent mes rêves, ce que peuvent mes mots. Les tâches de la verticalité. Le savoir ou le devoir ne s’y placent qu’aux horizons, dans l’horizontalité.

Dans le domaine intellectuel, la grandeur est de savoir commencer et de savoir garder un élan vers des cibles inaccessibles. Et dans le mot paradoxal de Goethe : « Tu gagnes en grandeur, si tu ne peux pas aboutir » - « Daß du nicht enden kannst, das macht dich groß » - il faut remplacer peux par veux.

Pas de nostalgie pour mon enfance, mais une immense gratitude, s’adressant surtout à ma mère, qui m’avait fait découvrir mon âme, celle qui, toujours la même, croit, face à mes actes, mes pensées et même à mes sentiments – la vraie vie est ailleurs ! Une leçon qui ne peut être apprise que dans l'enfance.

La noblesse des propriétaires (de terres, de châteaux, de titres, de prébendes) n'a jamais existé ; elle ne naît que chez les dépossédés (les faibles extérieurement) ou chez les possédés (les forts intérieurement), dans la défaite ou dans le rêve. Au sein de l'humanisme, elle tient la même place, que la poésie - au sein de la littérature.

La négation ne se justifie que dans l’inessentiel ; dans l’essentiel, qui est mystérieux, grandiose, beau ou tragique, doit régner l’acquiescement, la vénération, l’extase ; une fois à genoux, on n’apprécie que l’immobile, l’invariant, l’inconnaissable – le même, celui qui vit l’éternel retour.

Le rêve est ce qui, sans montrer de buts, fait sentir l’élan. Même vers l’inexistant. « Une utopie n’est pas un but, mais une direction » - Musil - « Eine Utopie ist aber kein Ziel, sondern eine Richtung ».

Les yeux nourrissent ton savoir de la lumière du monde, le regard laisse sur le mystère du monde l’empreinte de ta personnalité, mais pour te révéler toi-même, donc pour rêver, tu as besoin de la nuit. « Ni la science ni l’art ne peuvent donner ce qu’apporte avec elle la nuit »** - Chestov - « Никакая наука, ни одно искусство не может дать того, что приносит с собою тьма ».

Seules la force de l’esprit ou la noblesse de l’âme peuvent se permettre de se soumettre à la faiblesse du cœur. Et contrairement à ce qu’en pense Vauvenargues : « Nul homme n’est faible par choix », cette soumission est bien un choix !

L’esprit ne nous est donné que pour scruter les profondeurs ; l’esprit visant la hauteur n’est que l’orgueil. La hauteur est un séjour rêvé de l’âme. « C’est pour la hauteur que m’est donnée une âme libre »** - Z.Hippius - « Свободный дух, он дан мне - для высот ».

Le nihilisme est une volonté d’un homme d’être créateur de ses propres commencements intellectuels, artistiques ou sentimentaux. Le nihilisme n’est pas le refus de tout héritage, mais l’usage de celui-ci seulement en tant que matériaux ou thésaurus, et non pas en tant que guides ou maîtres. Le nihiliste dédaigne la communication avec ses contemporains, mais vénère la transmission de l’invariant, du noble, du mystérieux. Il est un homme atemporel et atopique, un homme de trop. Il cultive la facette surhumaine de sa nature humaine, en ne s’adressant qu’au grand Inexistant, à Dieu.

Les bonnes contraintes apportent de l’intensité à la vie et de la noblesse à l’écriture. « Éviter l’inessentiel, qui t’empêche d’être heureux, - voici le but de ta vie »*** - Tchékhov - « Обойти мелкое, что мешает быть счастливым, — вот цель нашей жизни ».

Plus on stérilise un grain, plus il sera compréhensible et sain aux yeux de la postérité. Une gestation ressemble au pourrissement et un beau trépas - à un vilain dépérissement. Le but du grain : s'éloigner de la pierre et du muscle, devenir Sisyphe, le plus masculin des héros en dépit des apparences : Schéhérazade rougissant de son propre récit et devenant Pénélope. Seule la hauteur est masculine, il faut laisser la profondeur - aux viragos et femmelettes.

L'homme grégaire est condamné à écouter ou à reproduire le bruit du monde ; l'homme sensible est voué à entendre ou à créer de la musique ; le sens du toucher y ajoute le désir de caresser ou de consoler, et ceux de l'odorat et du goût le protègent des platitudes, celui de la vue fixe son esprit en hauteur - le désir de voir du vrai sensible, puisque pour atteindre au vrai intelligible, le cerveau tout seul suffit.

On n’atteint pas la hauteur ; on n’est que dans l’élan vers elle, inaccessible. Mais les mots, hélas, traînent par terre ; l’humilité nécessaire est de savoir s’abaisser jusqu’à eux. « Le génie est trop incrusté dans l’ampleur et la pesanteur terrestres, pour s’installer dans la hauteur » - Tsvétaeva - « Слишком обширен и прочен земной фундамент гения, чтобы дать ему уйти в высь ».

Les contraintes que je m’impose, ce n’est que du calcul dépassionné ; elles apportent de la hauteur et de la pureté à mes élans incalculables. L’aura des contraintes ne doit pas exister : « Mes je n’en veux pas sont une vraie passion » - V.Rozanov - « Моё не хочется есть истинная страсть ».

Les besoins de mon âme remplissent tout l’Univers : de la hauteur de mes élans à la profondeur de mes angoisses, des horizons de ma culture à l’étendue de ma nature. En revanche, les besoins de mon esprit sont des plus modestes : plus il est affamé, non encombré par le souci du jour, plus créatif il est. Les pédants charlatanesques pensent, évidemment, le contraire : « Le degré de la misère d’un esprit humain peut se mesurer selon le peu de choses qui couvrent ses besoins » - Hegel - « An dem Wenigen, das so die Bedürfnisse des menschlichen Geistes befriedigen kann, können wir das Ausmaß seines Verlustes messen ».

Les plumes nobles sèment l’espérance, qui ne pousserait qu’en hauteur, que seuls les rêveurs cultivent. Les plumes vulgaires propagent le désespoir grégaire, pour rameuter tout ce qui traîne dans la platitude. Les premières s’adressent aux solitaires ; les secondes, à la recherche d’épigones, – aux hommes d’action.

Les valeurs comptent par leur hauteur atemporelle ou par leur poids d’aujourd’hui. Donc, A.Koyré a tort de reprocher à l’ontologie « le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits » - ils se sont, au contraire, rapprochés, puisqu’ils ne se mesurent plus que par le poids et non par la grâce.

Dans les époques, où sévissaient l’injustice, la férocité et la perfidie, il restait toujours une petite place pour l’esprit chevaleresque. Aujourd’hui, tout l’espace humain est rempli de justice, de tolérance, d’honnêteté, mais Don Quichotte y est impensable. « Quand disparaîtra le dernier Don Quichotte, le Livre de l’Histoire pourra se refermer ; il n’y aura plus rien à y lire »* - Tourgueniev - « Когда переведутся донкихоты, пускай закроется книга Истории. В ней нечего будет читать ».

Dans ton parcours d’horizons, dignes de ton savoir ou de tes passions, les contraintes, et non pas la quantité des objets convoités, sont déterminantes. La sobre intelligence limite les cibles de ton savoir, le goût ardent élimine le secondaire et te laisse en compagnie de l’essentiel. Celui, dont tous les objets à désirer se valent, n’a ni l’intelligence ni le goût.

Les contraintes à pratiquer sont celles, où un petit moins conduise à un grand plus, le tout - pour préserver des invariants sacrés.

Je me fiche de l'aristocratie du comportement (un troupeau réduit), j'estime celle de l'emportement, celle qui secoue ou crée des arbres généalogiques, qui n'offrent au troupeau ni fruits ni abri ni ombrages.

La pesanteur a deux contraires : la légèreté et la grâce. L’esprit léger, par un vent du hasard, peut être soulevé de quelques coudées, pour être remarqués par ses voisins ; dans la vraie hauteur, accordée par la grâce, on peut rester invisibles aux hommes, tout en restant en compagnie du seul Très-Haut.

La noblesse des finalités est à la portée de celui qui a une volonté ; la noblesse du parcours – qui a une puissance ; la noblesse des commencements – qui a un talent. N’importe qui, les bosseurs, les créateurs.

L'âme de la meilleure culture consiste en culture de l'âme. Le seul cultivateur, aujourd'hui, c'est le cerveau, dont les manipulations transgéniques rendirent l'âme robuste, résistante, onctueuse et sans goût. Sans aucun intérêt pour la philosophie, cette vraie culture de l'âme (Cicéron).

Seul un intellectuel peut apprécier la réflexion sur le langage, tandis que tout le monde a un besoin très net de consolation. Donc, une bonne philosophie, celle qui fait du langage et de la consolation ses objets centraux, devrait, en partie, s’adresser à tout le monde. « Toute culture a deux devoirs : consoler la majorité, apporter à la minorité, aux grands esprits, de l’air qu’ils respireront »*** - H.Hesse - « Zweierlei Aufgaben hat jede Kultur : die Vielen zu trösten ; den Wenigen, den großen Geistern, Luft zum Atmen zu geben » - cet air est la musique, à laquelle doit se réduire tout langage d’art.

Les petits Oui et Non naissent du comparatif, égoïste ou conformiste, social ou médical ; les grands – du superlatif, scientifique ou artistique. Le grand Non découle de la profondeur, où règne l’esprit, désespéré par le gouffre qui sépare l’absolue merveille du monde de l’horreur absolue de notre propre mort. Le grand Oui plane dans la hauteur, où s’arrête le temps et s’épanouit l’âme, contemplative ou créative, s’identifiant avec ce qui est éternel – le Bien, le Beau, le Vrai.

La seule fonction noble de nos espérances est de créer un état d’âme qui nous hisse au-dessus du réel. « Les rêves et les espérances s’éveillent sur Terre, mais s’accomplissent ailleurs »* - Chestov - « На земле пробуждаются мечты и надежды, исполняются же они не здесь ».

L’évolution, dans la vie, consiste en qualité des contraintes et des renoncements ; ainsi, par exemple, ma loyauté se détache des actes, des pensées, des ambitions, pour ne se vouer qu’à mon étoile, c’est-à-dire à la hauteur et à l’élan vers celle-ci.

La calamité des temps modernes n’est ni dans le manque d’esprit chez les savants (ce qui exista toujours), ni dans le manque de savoir chez les hommes d’esprit (ce qui est commun depuis le siècle des Lumières), mais dans l’incapacité des hommes d’esprit de se transformer en hommes d’âme.

Une maxime doit exprimer l’élan vers l’inaccessible ; l’élan est plus près de l’immobilité des commencements que des distances parcourues. Donc, cette définition : « L’aphorisme n’est qu’un mouvement sans suite » - Musil - « Aphorismus – bloß Bewegung ohne Ergebnis » - est entièrement erronée.

Certains bâtissent des murs autour de leur solitude ; d’autres se contentent d’ouvrir les portes ou les fenêtres, pour accueillir ou décrire leur époque ; les meilleurs érigent des voûtes, dans leur tour d’ivoire ou leur autel, voûtes au-dessus de leur propre soi et destinées à devenir de vénérables ruines.

Le rythme et l'algorithme ont la même origine - l'habitude ou la répétition - mais les sources différentes : le rythme naît en nous, l'algorithme - hors de nous, dans le troupeau ou dans la machine. Étymologiquement, rythme signifiait fidélité du fleuve à sa source (fidélité, traduite par la même intensité, dont l'éternel retour du même est la plus belle des métaphores), d'où la place qu'il mérite dans le culte des commencements. Le soi inconnu ne se laisse entrevoir que par les premiers pas ou par la hauteur du regard sur toute marche : « Il n'y a d'originalité qu'à l'origine, au-dessus et bien avant » - R.Debray.

L’évolution de l’aristocrate social : un prince, un privilégié, un riche. Avec l’abolition des titres et des privilèges, il ne lui reste plus que l’argent ; il devient un goujat comme tous les autres. L’aristocrate d’esprit suivit une autre trajectoire : un philosophe, un moine, un poète, un journaliste. Ni la sagesse, ni l’anachorèse, ni la métaphore n’ont plus cours ; il parasite sur l’héritage des Anciens ou commente, dans les gazettes, les faits divers. Ces deux guildes ne s’agitaient que de jour ; l’aristocratisme de la nuit, l’aristocratisme du rêve, ne connut aucune mutation, mais reste invisible à la lumière des lampes.

Qu’attends-tu de tes idées ? - un savoir touchant au mystère ? une clarté rassurante ? une beauté exaltante ? Et tu t’ancreras à la profondeur, te contenteras de la platitude, te dévoueras à la hauteur.

Que notre oreille ne se tende plus vers la ligne d'horizon temporelle, c'est bien lamentable. Mais que nos yeux ne se lèvent plus vers la ligne de crêtes spatiale est autrement plus atroce.

Il y a toujours des raisons culturelles, pour voir dans le monde un enfer ; il y en a davantage de raisons naturelles, pour y voir un paradis. Mais un philosophe devrait l’exploiter surtout en tant qu’un purgatoire filtrant, écartant des choses et relations, indignes de tableaux infernaux ou paradisiaques.

Dostoïevsky veut dépasser les limites, et Nietzsche veut réévaluer les valeurs – les limites et les valeurs des AUTRES ! C’est minable, puisque aucune originalité n’est plus possible dans les finalités ; le talent se manifeste surtout dans la fraîcheur et la noblesse de ses commencements ou, faute de mieux, dans l’ardeur ou l’intensité de l’élan vers des limites inaccessibles.

Se moquer des houles et ascensions n'est utile, que si l'on dépose outre-mer ou dans l'Empyrée assez de trésors inaccessibles.

Il faut s'éclater dans le métissage et se recueillir dans le sentiment de race.

Aux crépuscules de la vie, les ombres s'allongent ; si je veux qu'elles soient hautes, je dois placer une source de lumière - dans les profondeurs.

Si je devais choisir le siècle, où la profondeur humaine se manifestât de la manière la plus éloquente, j’opterais pour le XVIII-me. Mais, visiblement, même pour ses contemporains, la grandeur et la hauteur jouissaient d’un prestige plus précieux encore : « Comment avais-tu pris un essor si haut, dans le siècle des petitesses ? » - Voltaire (de Vauvenargues).

L’homme de rêve est chez soi dans l’inexistant : dans le futur inconnaissable et dans le passé disparu. Contrairement au robot, au culte du présent palpable. « La machine tend à changer les souvenirs incertains, l’avenir confus - en présent identique »** - Valéry.

Je n'aime pas le scepticisme : dans chaque infirmité de la vie on peut atteindre à l'émerveillement. Même dans la dégringolade des merveilles il y a du merveilleux. L'amusement du rêveur ironique est de desceller les piédestaux d'idoles, même de ceux de Pyrrhon et de Lao Tseu.

Dans un débat, la colère l'emporte toujours sur la noblesse ; l'indignation est presque toujours signe de bassesse ; il ne s'agit pas de vaincre l'indigne, mais de garder sa propre dignité. Les victoires sont affaire des goujats.

Mon lecteur : je ne cherche ni à l’inviter à me suivre, ni à l’égarer. Qu’il sente un peu moins la pesanteur de la terre ou un peu plus - la grâce du ciel ; qu’il invente un sentier, un élan, une envie de rejoindre, pour quelques instants une hauteur, qu’il ne partagerait avec personne.

Le rêve ne peut pas persister sans excitation par le réel ; mais tout réel est déjà au passé (le présent n’a pas de durée), donc le meilleur séjour du rêve, ce sont des ruines, gardant quelques souvenirs d’un passé glorieux.

Les choses les plus nobles s’inspirent de notre faiblesse ; les choses les plus ignobles sont dictées par notre force.

L’idéal – une vague perfection, se refusant aux mots. La réalité étant la seule perfection, réaliser l’idéal semble être une bonne formule. Mais rêver, c’est substituer à la perfection métaphysique une perfection poétique ; et dans le réel poétique, il s’agit d’idéaliser le réel, ce qui est la formule même de la création poétique. Une tentative échouée de fusionner le rêve et le réel s’appela surréalisme.

Fonder sur le sable ne fut jamais signe d'une grande sagesse. En premier lieu, le sage créa un bon désert autour de lui ; ensuite, il choisit le mirage comme le meilleur cadre de ses tableaux ; le style architectural, qui s'imposa ensuite à son goût, ce furent les ruines ; et c'est dans leurs souterrains qu'il découvrit enfin l'essence des meilleures fondations, qui se réduisit au sable, seul porteur crédible des souvenirs de la tour d'ivoire.

Tout est permis est du mauvais nihilisme : le quantificateur universel y est archi-vague, le prescripteur de la permission est indéfini. Qu’est-ce qui se substitue au Dieu mort ? - la justice humaine ou ton cœur souverain ?

Comment arrive-t-on au grand nihilisme ? - 1. il y a des choses dignes ou indignes de tes passions (filtrage) ; 2. parmi celles-là, il ne doit pas y avoir de valeurs prônées par la multitude (solitude) ; 3. tu ne dois pas t’appuyer sur les autres dans tes commencements, ceux-ci doivent n’appartenir qu’à toi-même (création).

La seule consolation noble est la vénération, la foi ou l’attention que tu portes au sacré, qui surgit de tes rêves. Tout ce qui est profane, commun ou rationnel finit par désespérer.

Vivre son idéal (par son soi connu) ou en rêver (par son soi inconnu) – il faut choisir ! L’idéal vécu devient méthode ou projet – une profanation. Je n’affirmerais pas que tous ceux qui prétendent vivre selon leur idéal soient des imbéciles, mais il est sans aucun doute que ceux-ci en constituent une majorité.

Le refus de luttes dégradantes – ou d’avance perdues, face à la bassesse triomphante, – est l’une des contraintes que je me suis toujours imposée. « L’esprit contre la force brute, la qualité contre la quantité, sont toujours perdants »** - H.Hesse - « Geist kann gegen Macht, Qualität gegen Quantität, nicht kämpfen ».

Le filtrage des excitants est affaire de l’ouïe, qui élimine de tes horizons tout ce qui réfractaire à la mise en musique. La musique est un hymne à la faiblesse. La gloire rend lourd et sérieux et fait préférer la force à la faiblesse, en confiant à la raison la fonction sélective. La gloire étouffe la noblesse.

Toute profondeur finit par être maîtrisée, et, donc, par rejoindre la platitude. La vraie hauteur se donne à nos faiblesses, elle ne peut pas être maîtrisée, on la subit, on la vit comme un élan vers l’inexistant ou l’inaccessible. La fausse hauteur, la hauteur maîtrisée, celle qui est due à la force ou à la persévérance, suivra le sort banal de toute profondeur.

Qu’elle soit active ou contemplative, la vie nous est imposée par la nécessité, le hasard ou le calcul d’intérêts ; nous ne sommes vraiment libres que dans le choix et l’embellissement de nos rêves.

C’est dans tes commencements que tu mettras ce qui est sacré pour toi – dans ce lieu de tes sacrifices ou fidélités. « Là où jaillit un grand fleuve secret s’érigent les autels »** - Sénèque - « Ex abdito vasti amnis eruptio aras habet ».

Avec la disparition de la noblesse du centre d’intérêts de l’élite, il ne lui reste que le premier des deux termes lucréciens : « Rivalité des esprits, concours de noblesse » - « Certare ingenio, contendere nobilitate ». L’avenir des esprits sans noblesse s’appelle robot.

Ce n’est pas la longueur de la liste des choses dont tu ne parles pas (N.Chamfort) qui désigne un philosophe, mais la hauteur de l’exigence, qui exclut de ton centre d’intérêts tout ce qui se trouve en-dessous de cette limite.

Il y a assez d’artisans et de journalistes, pour servir les idées ou la vie, en les décrivant ; le rêve réclame un tableau d’artiste, se servant d’idées ou de vie communes, comme d’une matière première, de couleurs presque aléatoires, pour peindre ses propres états d’âme.

Ceux qui lisent beaucoup sont toujours de mauvais lecteurs, puisque le bon livre est rare ; le bon lecteur suit le conseil de O.Wilde et se contente des meilleurs auteurs.

L’âme, d’abord, est visuelle, pour s’imprégner de la beauté ; ensuite, plus mûre, elle devient auditive, pour se vouer à la musique.

Tout ce qui est grand suivit le même chemin qu’avait suivi, jadis, ce qui est banal ou insignifiant – tout s’enveloppa d’un vocabulaire figé, inertiel, répétitif, tout est préfabriqué, dans vos têtes et vos veines. « Non seulement nos idées, mais nos souffrances mêmes, nous les vivons toutes faites » - Dostoïevsky - « У нас не только готовыми мыслями, но и готовыми страданиями живут ».

Celui qui n’a pas de bon souffle ne devrait par regarder vers la hauteur, comme vers n’importe quel lointain, où la nature crée un vide, salutaire pour les uns et mortel – pour les autres.

Nous sommes là pour agir (vivre – la pratique) ou pour créer (rêver – la théorie) ; le lointain anime le second, le proche guide le premier. Mais, tout de même, Goethe exagère : « L’esprit, qui tient au plus proche, avec un motif pratique, est ce qu’il y a de plus sublime au monde » - « Der Geist, sich in praktischer Absicht ans Allernächste haltend, ist das Vorzüglichste auf Erden », puisque des motifs pratiques sont en bas et les motifs théoriques - en haut. Le sublime fuit les profondeurs et se réfugie en hauteur.

L’image idyllique du chevalier n’existe que grâce aux poètes. Celui-là n’était pas très différent de nos gangsters, boutiquiers, agents immobiliers, mais il n’y a plus de poètes…

Le sacré et le noble sont affaires de l’âme et constituent le fond de nos meilleures espérances. Le désespoir est toujours une banalité, à laquelle nous veut conduire notre esprit, qui ignore et la majesté et le génie.

Se faire référencer par des corrélats secrets plutôt que par ses noms ou libellés directs - un besoin aristocratique, l’incognito. Chemin d'accès discret, c'est ce qui est propre aux ruines et aux tours d'ivoire. Plus on est connu, moins on a de chances de garder la hauteur.

L’enthousiasme est bon aussi bien pour accomplir quelque chose de grand que de renoncer à se mêler de ce qui est mesquin. J'aime l'enthousiasme – dans les ruines. Dans les édifices communs – je désespère. L'enthousiasme, avant d'être architecte, est surtout bon pour un travail de sape ou de démolition. C'est pourquoi on lui préfère aujourd'hui - le calcul, la règle et le niveau.

L'homme libre d'aujourd'hui a une conscience sans le moindre trouble, tandis que l'homme pur prêche la suspicion à son propre égard. Dans le monde moderne, la pureté s'évapore, mais la boue, de mieux en mieux filtrée, nous envahit, cristalline.

Tu comprends très vite, que les plus beaux de tes rêves sont inaccessibles, irréalisables, et tu acceptes la faiblesse comme leur digne compagne. « Ce sont nos passions qui nous rendent faibles, parce qu'il faudrait pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la nature »* - Rousseau.

La noble liberté des commencements individuels n’a rien à voir avec la banale liberté des finalités communes. Et les finalités ne peuvent qu’être communes. La seule vraie liberté réside donc dans les particularismes des premiers pas.

Ne te décourage pas à envoyer de la lumière de ton étoile, dans le vide ; grâce à sa vitesse vertigineuse, elle n’atteindrait une espérance atemporelle que beaucoup plus tard ; apprends à déchiffrer le scintillement des étoiles des autres, depuis longtemps éteintes. « Comme cette lumière interstellaire traverse longtemps l'univers avant de nous atteindre, l'image défigurée de ton étoile ne se dessine qu'après ton départ » - Rilke - « Denn wie das Licht von manchem Sterne lange im Weltraum geht, bis es uns endlich trifft, erscheint erst lang nach unsrem Untergange von unsrem Stern seine entstellte Schrift ».

Le sens de la vie est déterminé par la division de notre soi en deux domaines – le divin et l’humain, le mystérieux et le créateur, l’éternel et le passager. Et l’art de subordonner, ou même de sacrifier, la seconde facette à la première donne à la vie le sens le plus net. Ce n’est pas la recherche mais la révélation qui conduit à cette découverte. Mais, hélas, ceux qui cherchent le sens de leur vie sont inconscients de la première hypostase.

Aujourd'hui, la variété et la souplesse, ces attributs des belles âmes (Montaigne), sont propres des amuseurs publics. Le bel esprit est l'homme d'une seule idée ; la belle âme est l'homme d'un seul sentiment. La noblesse est cette idée et ce sentiment.

L’extinction des passions s’ensuit de l’inutilité, reconnue par le public, de la grandeur. En revanche, l'accomplissement de ce qui est petit s'accompagne, de nos jours, de tant de précautions gesticulaires, que, par comparaison, la pauvre passion individuelle passe inaperçue et sa grandeur universelle avec.

Sans aucune noirceur dans mon regard ou dans mes états d’âme, je dois reconnaître, sobrement, pacifiquement, que la noblesse n’existe pas dans la vie et n’a de valeur ou de reflets que dans le rêve. Ce constat désabusé permet de me consacrer essentiellement à l’admiration de mystères, au lieu de la vitupération contre des problèmes ou leurs solutions.

La vie hors science ridiculise ton savoir ; la vie sans talent artistique annihile ton valoir. Aucune trouvaille d’un fond ou d’une forme ne pourra pallier à ces carences irrécupérables. La vie, dans ce cas, ne se justifierait que par l’amour et l’humilité, qui sont une forme mystérieuse et un fond lumineux. « Si tu songes à bâtir une hauteur, prends pour fondement l’humilité »** - St-Augustin - « Cogitas construere celsitudinis, de fundamento cogita humilitatis ».

Le nihilisme s'oppose au cynisme : là où celui-ci aide à réévaluer les valeurs des autres, celui-là en invente de ses propres. Acteurs ou dramaturges : les cyniques jouent les pièces, les nihilistes conçoivent les rôles.

L’exhibition criarde de muscles et la tranquillité, ou même l’agonie, de l’âme sont des signes des esprits bas ou grégaires. Il faut être robotisé, pour proclamer cette infamie : « Passion est passivité de l’âme et activité du corps » - Descartes.

L’élan est un regard intense sur ce que ton étoile désigne au pays de l’inexistant, en absence de tout chemin, tracé par les autres. « Jamais la passion ne touche à ses limites »** - Platon.

Moins tu réfléchis sur la mort, plus noble sera l’intranquillité – désirable ! - de ton âme. Et laisse les chercheurs de la paix d’âme penser dans le sens contraire : « Personne ne peut avoir l’âme tranquille sans méditer sur la mort » - Cicéron - « Sine mortis meditatione tranquillo animo esse nemo potest ».

Nietzsche déteste la platitude discursive, et pour lui trouver un inverse, il plonge dans la ‘profondeur vitale’ et en ressort son fichu instinct, qui est une construction artificielle, mécanique, l’inverse naturel étant la hauteur du rêve.

La conscience se réduit à mes trois facettes – le vouloir, le pouvoir, le devoir, dont l’harmonie détermine la quatrième, la finale – le valoir. Les combinaisons binaires, aussi, définissent nos qualités : le vouloir et le pouvoir du devoir – les contraintes ; le vouloir et le devoir du pouvoir – la noblesse ; le pouvoir et le devoir du vouloir – l’intelligence.

Presque toutes les forces de l’homme sont utiles ; et presque toutes les faiblesses de l’homme – inutiles. Mais celles qui restent – forces et faiblesses – sont les plus nobles, puisque la vraie valeur de l’homme réside dans l’emploi de ces dernières faiblesses, emploi rendu possible grâce à ces dernières forces.

Quand on est un homme de rêve, on vit mieux avec les yeux plutôt fermés qu’ouverts. Et l’on prête plus attention à l’oreille, en quête d’une musique, d’un soupir ou d’un sanglot. De plus, l’œil est commun, et l’oreille est individuelle.

Une découverte qu’on fait, malheureusement, trop tard : l’âme ne se réduit ni aux yeux ni aux oreilles ni à l’esprit. Ce n’est que lorsqu’on l’a découvert, qu’on peut envisager d’être un artiste. « J’eus l’impression de ne posséder, n’avoir besoin ni des oreilles, ni toutefois des yeux ou autres sens »* - Bach - « Es war mir, als wenn ich weder Ohren, am wenigsten Augen und weiter keine übrigen Sinne besäße noch brauchte ».

La pensée comme but – un désespoir de la profondeur ; la pensée comme moyen – un désespoir dans la platitude ; la pensée comme commencement – une espérance en hauteur. Ses alliés respectifs – l’ambition, la puissance, la noblesse.

Ton valoir rend ton devoir plus noble, ton vouloir plus haut, ton pouvoir plus profond, ton savoir plus vaste. Mais aucune de ces hypostases ne peut se substituer au valoir.

Impossible d'être pacifiste, si l'on tient à faire entendre sa voix ! Le combat est l'élément de toute écriture, qui se veut hors et au-dessus des faits. Mais il faudrait dé-fêter les victoires des idées, se ranger du côté des vaincus, tombés, le verbe sur le cœur. Non pas vae vincis, ni gloria vincis, mais bien verbae vincis, même accompagné de vae solis.

L’usage de ta liberté ne promet de la grandeur que si tu n’es qu’en compagnie des choses nobles ; mais tu n’arrives à cet état que par des contraintes, qui déblayent tout ce qui est secondaire, insignifiant. « Dans les travaux de l’esprit, à toute règle qu’on s’impose correspond aussitôt une liberté d’autre part »** - Valéry.

Depuis tant d’années je me répands en louanges des contraintes, à l’origine de l’élan angélique, et voilà que je tombe sur ce beau résumé de la personnalité valéryenne : « Centre de ressort, de mépris, de pureté »*** - Valéry - ce n’est plus un maître qui me parle, mais un frère !

Pour parler d’un état d’âme, il faut qu’il y ait une âme. Or, les cas, où l’âme se réveille, sont rarissimes ; le plus fréquemment, ils se manifestent chez le poète. Je n’évoque les états d’âme que lorsqu’un fourmillement poétique en autorise la peinture. L’âme dort dans les tumultes quotidiens ; un silence éternel la rend vivace.

C’est la hauteur du rêve ou l’humilité de l’action qui te rapprochent, presque inconsciemment, de la profondeur ou de la grandeur ; viser celles-ci, explicitement, c’est t’exposer à la platitude et à la mesquinerie.

Avec mes chemins obliques, mes sophismes suivis de leurs réfutations, mes angoisses, j’aurais pris pour une définition de la bassesse ces mots de Sénèque : « Heureux celui qui ne chancelle jamais, est toujours d’accord avec lui-même, et attend sa dernière heure sans trembler » - « hominis bonum est, non vacillare, constare sibi, et finem vitae intrepidus expectare » - et qui, aux yeux de l’auteur, dépeignent la magnanimité !

La vie se réduit à la lumière de ton esprit, à la création de ton âme, à la noblesse de ton cœur. Le premier, la lumière, maîtrise ta vue, ta marche, ta parole ; la deuxième en crée les ombres - ton regard, ta danse, ton chant : le troisième munit de frissons le jeu de lumières et d’ombres.

Plus que de pouvoir assouvir ton désir, tu dois chercher à en entretenir la soif ; ces deux facultés ne cohabitent pas souvent. « Le ciel fait rarement naître ensemble l’homme qui veut et l’homme qui peut » - Chateaubriand.

Il n’y a pas beaucoup de grandes choses dans le monde ; je n’en connais qu’une seule – le rêve, avec plusieurs façons de se manifester : l’amour, la musique, l’admiration. Il n’y a pas de balance universelle, pour évaluer cette grandeur ; se résigner à s’occuper du petit, car presque invisible, et laisser le grand, soi-disant trop voyant, aux autres, est une aberration, visuelle et intellectuelle.

La profondeur fait comprendre la fatalité de la loi ; la hauteur fait ressentir la liberté du caprice.

Mes écrits font partie de mes rêves et non pas de ma vie ; ce n’est pas ma tombe, mais le ciel qu’ils rejoindraient. « Je ferais enterrer mes manuscrits avec moi, comme un sauvage fait de son cheval » - Flaubert.

Les âmes sont rares, dans ce monde inanimé ; celles qui survécurent, agonisent et ne pourraient palpiter de nouveau que dans la hauteur des rêves ; mais elles se profanent dans la platitude de l’actualité, qu’on appelle, ironiquement, largeur de vues : « Élargissez, mortels, vos âmes rétrécies » - Lamartine.

L’aristocratisme est l’art de trouver plus de ressources d’admiration, d’enthousiasme et d’espérance – dans la faiblesse, plutôt que dans la puissance. Tout culte de la force est de la goujaterie.

Le sérieux, grave et prétentieux, des chevaliers de Chrétien de Troies, d’Arioste, du Tasse se transforme en franche platitude, à côté de la haute ironie de Cervantès. Lancelot, étincelant et immaculé, ne pouvait être qu’un brigand répugnant ou le pitoyable mais attachant Don Quichotte.

Tout festin, aujourd'hui, sent trop la cuisine.

Pour une fois, je préfère la lumière aux ombres : au Grand Siècle français, on pratiquais le langage des nobles, celui des ombres du Roi-Soleil ; au Siècle des Lumières, on s’intéressait davantage à la noblesse du langage, celle de l’ironie et de la liberté.

On reconnaît un aristocrate par sa liberté intérieure et par l’ironie de son regard, naissant de cette liberté. L’épreuve la plus probante d’un esprit aristocratique est l’exercice de cette liberté dans une tyrannie étouffante, ce que démontra, mieux que quiconque, Pouchkine, conscient que « si le Tsar m’octroie la liberté, pas un mois de plus je n’y resterais » - « если царь даст мне свободу, то я и месяца не останусь ».

Dans l’explication de la chute actuelle de l’intellectuel, je dirais, pour être le plus bref, que c’est dans la disparition de toute forme de noblesse – et non pas de grandeur, de talent ou d’ambition – que réside la raison principale de ce drame historique, unique, définitif.

Même les plus cruels des bourreaux sont capables de rires et de pleurs, de ces messagers d’un cœur irresponsable. Mais le messager d’une âme responsable, le regard noble, ne s’irradie que des purs.

Pour un aigle, atteindre la hauteur signifie, dans sa fière solitude, ne plus être vu de personne ; l’air libre est son élément. Les adeptes de la profondeur ressemblent à un ramassis de poissons solidaires : « Tous, ils troublent l’eau, afin qu’elle paraisse profonde » - Nietzsche - « Sie trüben Alle ihr Gewässer, dass es tief scheine » ; l’eau commune est leur milieu.

La noblesse dans la vie se prouve par l’art du sacrifice ou de la fidélité ; c’est pourquoi la liberté et l’amour se complètent, puisque la liberté est la maîtrise de ton sacrifice de l’esprit, et l’amour est ta fidélité à ce que souffle le cœur.

Le rêve se chante par des rhapsodes errants, la vie est fabricante de codes récurrents. Les lois du réel et de l’idéel sont incompatibles ; les mélanger conduit aux bonheurs ou malheurs bien plats.

Tu es digne d’une hauteur, lorsque la force ou la faiblesse, l’opulence ou la misère, le triomphe ou le désastre ont la même valeur pour ton âme. « Si ton âme est toujours ailée, sont égaux pour elle huttes ou palais »** - Tsvétaeva - « Если душа родилась крылатой - что ей хоромы - и что ей хаты ».

À ceux qui cherchent des idées, pour guider leur vie, je préfère ceux qui ont trouvé des mots, pour peindre leurs rêves. À l’imagination du rêve Dostoïevsky préfère la réalité, tout aussi imaginaire : « Exhiber les entrailles de mon âme au marché littéraire serait une bassesse » - « Тащить внутренность души моей на литературный рынок почёл бы подлостью ».

Vécu au passé et remémorisé, même le réel devient rêve ; et le but de tout rêve est de nous redonner le goût de la hauteur. « Les reflets répétés du passé maintiennent celui-ci non seulement vivant, mais élèvent la vie à une hauteur encore plus vertigineuse »*** - Goethe - « Die wiederholten Spiegelungen erhalten das Vergangene nicht allein lebendig, sondern emporsteigen sogar zu einem höheren Leben ». La seule consolation crédible vient de ces souvenirs revigorants.

Dès que notre conscience est attirée vers la hauteur, elle produit des rêves, c’est la définition même du rêve ; Homère appelait celui-ci – un être ailé.

Le malheur de l’homme ordinaire – ses idées entrant en contradiction avec la réalité ; le bonheur de l’homme extraordinaire – la fidélité à ses rêves, nés en dehors de toute réalité.

L’idéal est un rêve qui n’a besoin ni d’adversaires ni de luttes. Ce qui compte, c’est sa hauteur et la faculté de maintenir celle-ci. Et il est omniprésent dans toute littérature. Dans les tragédies européennes, le gentil s’oppose au méchant, le fidèle au perfide, le cruel au doux, le puissant au faible, le noble au goujat – est-ce qu’on peut les appeler idéaux ? Tandis que chez Tchékhov on voit partout un idéal dépérissant, expirant, agonisant, sans antagonistes, – voici le seul vrai tragédien !

La consolation – l’enthousiasme de la faiblesse ; le cynisme – l’enthousiasme de la force.

La couronne va à l'âme princière et non pas à l'esprit républicain, à moins que celui-ci ne se voue à un idéal immatériel. Mais une tête, familière d’ombres, d’ailes et de hauteurs, pour ne croiser que des anges, n'a pas besoin de couronnes – ni de lauriers ni d’émeraudes ni d’épines. Ce qui couvre découvre (Cervantès).

Dans un langage, purgé de réalité et imbibé de rêves, apporter de la consolation à nos élans déclinants, - ce qui réussit cette gageure peut être appelé philosophique. Vue sous cet angle, la philosophie courante n’est nullement philosophique. « Toute philosophie vraiment philosophique est d’une hauteur infinie » - F.Schlegel - « Alle Philosophie die philosophisch ist, ist unendlich hoch ». Ce qui dépasse le réel est infini ; ce qui accueille l’idéel s’appelle hauteur.

Aucune noblesse des hommes, que je croisai dans mon existence d’homme d’action, noblesse héréditaire, intellectuelle, sentimentale, ne dépasse, à mes yeux d’homme de rêve, en pureté, hauteur ou dramatisme, celle de ma mère, ouvrière, dans une usine délabrée, au fin fond de la Sibérie, au sol en terre nue, avec des outils et tâches, réservés aux hommes robustes. Et aucune plainte ; le soir - ses chansons mélancoliques ou la lecture de contes de fées ; la nuit – ses sanglots étouffés, qui me pétrifiaient. De jour – la ruine, la famine, la vermine. Le goût de caresses et de liberté me vint de cette horreur, multipliée par mon statut d’orphelin de père.

Le monde, dans lequel je vis, n’a pas grand-chose en commun avec le monde, qui vit en moi, – la réalité et le rêve.

La vie se réduit aux choix entre élans et chemins ; l’absence de choix signifie soit la solitude soit la platitude. L’appel du Bien, le chant du Beau, la musique du noble, le silence des étoiles – tant d’objets de tes élans vers l’Inconnu ; les chemins ne mènent que vers le connu, même s’il s’agit de ton propre soi connu.

La profondeur appartient à l’esprit, et la hauteur – à l’âme ; c’est pourquoi il ne faut pas chercher, vainement, fundum animae (Maître Eckhart ou Luther), mais s’appuyer sur fundum intellectu, pour viser altitudinem animae.

Le réel demeure dans la platitude et dans la profondeur ; l’idéel habite la platitude et la hauteur. C’est aux extrêmes que notre enthousiasme a sa place, tandis que la platitude est le séjour de nos désespoirs, dégoûts et pessimismes. La faute des nigauds est de pratiquer l’enthousiasme dans la platitude et l’indifférence pour la verticalité.

L’élimination de certains objets, attitudes, intonations, semble être un prélude à toute prise de position (ou, plutôt, de pose) philosophique ; il faut choisir : soit tu procèdes par des contraintes (en gros – mépriser la marche et chercher la danse), soit par des destructions (indignations, dénonciations, emphases sans extase). Le second choix est toujours facile, stérile, pusillanime ; le premier est une promesse de noblesse.

C’est dans l’imaginaire que surgissent nos plus belles ruines, là où s’épuisaient nos plus beaux rêves. La ruine est la tragédie du château en Espagne.

La fidélité aux rêves évanescents entretient notre espérance ; le sacrifice des actes, profitables dans le réel, prouve notre liberté.

Le rêve en action ou le rêve immobile : trouver ce qu’on ne chercha point ou chercher l’introuvable.

La meilleure chance de te hisser vers le haut de ton soi inconnu est de descendre au bas de ton soi connu.

On apprécie une chose selon deux critères : le sens, qui la résume, ou l’aspiration qu’elle provoque. La prose du premier critère, la domination, l’envahissement par le sens, caractérisent notre minable époque. Le second critère fut à l’origine de toute poésie, qui, aujourd’hui, rendit l’âme. Dans l’absolu, la demande de la noblesse est la même, mais dans le relatif cette demande devint microscopique à cause du déferlement des goujats innombrables dans les aréopages.

Là où ce n’est pas l’essence mais la nuance qui compte, on est dans le commun, dans le comparatif, tandis que c’est dans le sublime, dans le superlatif, que s’exprime une âme originale. Le Français mise trop sur la nuance, tandis que l’Allemand vise surtout l’essence.

Les sentiments ne sont jamais profonds, la profondeur étant la faculté de voir plus loin, tandis que les sentiments sont aveugles. Le seul lieu, où ils sont à l’aise, c’est la hauteur, la noblesse. Qu’ils soient vils ou purs, c’est la musique et non pas le discours qui les traduit fidèlement.

Regard sur mon étoile – c’est peut-être le critère le plus fréquent que j’applique à mes fidélités, béatitudes, tragédies, motivations, états d’âme, élans, espérances, admirations. L’idéal – en garder l’intensité, la direction, la fraîcheur. S’en consoler.

La patience nous empêche de vibrer, que ce soit dans un désespoir paralysant ou bien dans l’élan d’une espérance.

Il faut que tes rêves aient assez de force, pour oser chanter des hymnes à ta faiblesse dans la vie – la fierté amortissant le remords d’avoir tenté une œuvre de la force.

Les rêves sont souvent pathétiques, mais les idées – presque jamais. Celui qui tient au pathos sait de quel côté il doit le chercher.

L’espérance est une tentative de garder l’ivresse des sens, le refus de se dégriser.

La puissance et la noblesse ne peuvent irradier que de celui qui s’illumine de ses faiblesses et de ses caresses.

La modestie a sa place dans les récits de nos débâcles réelles ; elle n’est que sottise dans les hymnes à nos rêves.

Un effet collatéral du débordement de rêves – un manque de réalité.

Autant les tourmentes de l’âme rehaussent ses créations, autant les troubles de l’esprit l’éloignent de la profondeur. « La vie de l’esprit n’atteint à sa vérité que lorsque celui-ci se trouve dans un état de déchirement » - Hegel - « Das Leben des Geistes gewinnt seine Wahrheit nur, indem er in der absoluten Zerrissenheit sich selbst findet ». L’esprit déchiré ne peut produire que des vérités décousues.

Ils s’effarouchent de voir des mythes transformés en concepts ; ils ne comprennent pas qu’il y a autant de concepts dans la peinture d’un mystère que dans l’exposé d’un fait divers. Tout mythe n’est pas noble ; et la neutralité des concepts peut servir aussi bien une bassesse qu’une grandeur.

La destinée des sentiments médiocres, c’est une déchetterie commune ; les grands sentiments se rétrogradent en ruines individuelles, où l’on puisse encore songer aux rêves d’antan, aux consolations, aux retrouvailles avec son étoile.

Pour un Oriental, ne rien désirer veut dire renoncer, froidement, à toute possession ; pour un Occidental, c’est ne plus avoir de cibles inaccessibles, qui rendent le regard - ardent.

Mets à tes Commencements l’élan ou la caresse. Ni des choses immanentes ni des savoirs transcendants, ces objets d’étude prosaïques des scientifiques. Le philosophe et le poète doivent s’occuper du chant du sujet.

La force nous aide à rester debout dans le réel ; la faiblesse nous maintient en position couchée afin que nous enfantions de rêves. L’intelligence sobre ou la sagesse enivrante : « La sagesse est la force des faibles » - J.Joubert.

L’âme s’éteindra en toi, comme ton esprit et ton cœur. Son immortalité ne peut signifier que son autonomie, son indépendance, contrairement à ses deux confrères, car elle est la seule à communiquer avec le mystère de ton soi inconnu, ton inspirateur, qui fera de toi un créateur.

Chez un sage, la raison et le sentiment s’entendent en toute fraternité ; c’est le manque de connaissances d’un esprit trop dissipé ou d’intensité d’une âme trop passive, qui poussent l’homme à inventer des conflits inexistants entre la réflexion et l’émotion.

Une création horizontale – étaler ce qu’on croit savoir ; une création verticale – l’harmonie des vérités prouvées ou la mélodie des rêves éprouvés.

Un constat, qui t’afflige d’abord et te console par la suite : avec l’âge, la poésie, en tant que genre, perd tout son attrait, mais gagne beaucoup en tant que moyen de rendre tes états d’âme, par une espèce de musique silencieuse.

La plupart de défis, que la vie nous lance, sont mesquins ; les bras, ces symboles de nos résignations ou de nos héroïsmes, devraient, plus souvent, se baisser, songeurs, que se dresser, vengeurs.

Derrière les horizons visibles se tapissent les buts, gris ou noirs ; vis plutôt du bleu des commencements, préoccupe-toi du recueil de l’azur (R.Char).

Le rêve est irrationnel et irréel ; la vie est rationnelle ou réelle (contrairement à l’avis de certains, ces qualités ne sont pas identiques). La vie est vraie ; le rêve ne l’est jamais. Celui qui prêche la vraie vie, ne saura jamais se convertir au rêve.

Les contraintes que tu t’imposes doivent t’isoler de tout ce qui est bas et te permettre de garder de la hauteur. Plus librement tu t’éloignes de la prose de la vie, plus libre sera la poésie de tes rêves. « Moins de droits extérieurs signifie plus d’intérieurs »** - Tsvétaeva - « Чем меньше внешних прав, тем больше внутренних ».

Les contraintes sont un prérequis de la noblesse ; c’est pourquoi, celle-ci se manifeste, le plus souvent, dans la musique et dans la poésie. « La gêne fait l’essence et le mérite brillant de la poésie »* - Fontenelle.

La complicité est une valeur horizontale ; c’est pourquoi mon lecteur ne doit pas être mon complice. Il peut être mon digne adversaire, à condition de viser la même hauteur ou, au moins, posséder une profondeur.

Ce n'est pas le nombre plus élevé des possibles qui fera le charme de mon espérance face à la possession, de mon rêve face à la réalité, mais que j'espère et je rêve l'impossible.

Rêve de puissance est un oxymore ; le rêve ne peut naître que de ta résignation à détacher de la terre tes élans aériens, donc naître de ta faiblesse, de ton impondérabilité. La maîtrise, de ton existence ou de ton art, consiste en coopération mutuelle entre la profondeur du savoir et la hauteur du vouloir.

La force rationnelle apporte du pouvoir ; la faiblesse irrationnelle intensifie le vouloir. Donc, il ne faut pas s’extasier devant ce truisme baconien : le pouvoir vient du savoir, puisque le savoir terrien amène le désespoir, tandis que la meilleure espérance s’ensuit du vouloir céleste, qui est une forme de noble faiblesse.

La vilenie de tout être inculte réside dans la volonté de succomber à l’abrutissement – cette maxime est-elle bête ? - certainement, mais au même degré que son reflet dans le miroir de la bêtise : « La noblesse de tout être pensant réside dans le pouvoir de se vaincre par la réflexion » - F.Mauriac.

Les ailes apportent de la pesanteur à ton soi connu ; mais aussi de la grâce à ton élan vers ton soi inconnu.

Ceux qui n’ont ni l’intelligence ni la profondeur, les accordent généreusement aux médiocrités. Avec la hauteur, l’exigence est encore plus inconditionnelle : « Sans se reconnaître une hauteur de vues, on ne peut pas la reconnaître chez les autres »* - Tsvétaeva - « Только те, кто высоко ценит себя, могут высоко ценить других ».

Je parle trop haut ; ce qui exclut les Terriens de ceux qui m’entendraient.

Dans la vie, on manie des prix ; dans le rêve – des valeurs. Parfois, quelques éclats de rêves illuminent la vie, et alors on peut dire que « seule la pensée, que nous vivons, a une valeur » - H.Hesse - « nur das Denken, das wir leben, hat einen Wert », où, évidemment, seule la pensée doit être remplacé par tout rêve.

Vaincre la sensiblerie, au nom de la beauté mystérieuse, te rend artiste ; céder à la sensualité, au nom de la volupté, te rend mystérieusement amoureux. La sagesse suprême – trouver la place du mystère poétique au milieu des problèmes prosaïques.

Aux termes d’être (réalité absolue, universelle) et de vie (réalité vécue, individuelle), je préfère celui de rêve, en opposition à toute réalité, - l’attraction par le mystère de nos meilleurs élans et de leurs cibles.

Pour juger de nos entreprises artistiques, on dispose de trois termes ambigus - prix, succès, valeur ; ils s’appliquent aussi bien aux finalités (le cas commun) qu’aux parcours (le cas banal) et aux commencements (le cas rare). Je réserverais le premier - au succès final, le deuxième – à l’horizontalité du moment courant, et le troisième – à la verticalité atemporelle du début.

L’espérance n’est pas une attente du possible, mais une foi en l’impossible. « L’homme est une âme immortelle dans l’état d’espérance »* - F.Schlegel - « Der Mensch ist ein unsterblicher Geist im Zustande der Hoffnung ». L’esprit convaincu par l’impossible s’appelle âme.

Dans le rêve, il n’y a ni matière ni esprit, ces composants de la réalité ; le rêve est immatériel et ne repose que sur l’âme. Il est absurde de dire : « Je n'aime le rêve que tant que je le crois réalité » - A.Gide.

Les rêves sont hors temps, et ils sont, peut-être « les seules choses qui ne vieillissent pas » - Cocteau. Ils perdent, pourtant, de leur musicalité, que permet de retrouver une bonne consolation.

Les murs de ta maison t’isolent du mystère ; le toit t’occulte ton étoile. Tu les démolis, tu restes avec tes ruines, dans lesquelles éclosent tes rêves, fusant vers le ciel.

Ce n’est pas la beauté mais la hauteur qui annonce la naissance du rêve, avec sa promesse de pureté, d’amour ou de mélancolie. La hauteur commence par l’attouchement de ton étoile et par l’élimination de tes soucis terrestres.

L’extinction des rêves est irréversible ; la consolation n’est qu’une ombre artificielle d’une authentique lumière à jamais perdue, une réparation de l’irréparable.

Le talent artistique n’est peut-être que la présence, consciente ou non, d’une âme créatrice, demeure de la hauteur. Les esprits et les cœurs des hommes atteignent à peu près les mêmes profondeurs, mais sans la dimension céleste, ils sont condamnés à la platitude terrestre. Les idées et les sentiments sont démocratiques ; les états d’âme, mis en musique par le talent, - aristocratiques. Et Pouchkine : « Deux sortes d’absurdité : la première émerge du manque de sentiments et d’idées, pallié par les mots ; la seconde – de leur plénitude et du manque de mots » - « Есть два рода бессмыслицы : одна происходит от недостатка чувств и мыслей, заменяемого словами ; другая — от полноты чувств и мыслей и недостатка слов » - introduit une fausse symétrie : entre la vie servile et le rêve libre il y aura toujours un gouffre.

Dans ton attitude, face à l’existence, le choix capital se trouve entre ta soif et son assouvissement, entre ton désir et son objet, entre ton élan et sa cible. Se détacher du second terme est la clé de ton espérance. « Tout entier, je suis dans mon désir, dans mon élan, c’est mon élément, mon bonheur »** - Scriabine - « Я весь желанье, весь порыв - моя стихия, моё счастье »

Il est plus grave de te tromper de la hauteur de ton regard que de la profondeur de ta vue ; le premier crée le rêve, le second scrute la réalité.

Le chemin partagé, son éclairage, le sens de nos pas communs, la proximité de nos racines – non, ce n’est pas ici que je reconnais mon frère ; c’est la hauteur de nos étoiles, déterminant l’intensité de nos regards, qui établit ma fraternité. Une fraternité se passant de père et ne partageant que la possession-maîtrise du ciel.

C’est l’espace qui distingue en nous l’ange de la bête – le premier se trouve en hauteur, le second se cherche en profondeur. Les successions temporelles - la périodicité, la causalité, l’équilibre – sont trop mécaniques : « L'homme est un pendule oscillant de la brute à l'ange » - Hugo.

L’inutilité croissante de toute noblesse la condamne à disparaître. « Les plus nobles, aujourd’hui, courent le risque d’extinction, car leurs yeux, oreilles et âmes sont à la recherche de l’éveil et de la caresse »** - H.Hesse - « Heute müssen die Edleren hinsterben, da sie wache und zarte Augen, Ohren und Seelen haben ». - ils devraient davantage songer aux rêves qu’aux veilles.

Mon ange s’occupe du rêve et laisse la réalité à ma bête. « Il n'y a pas d'ange de la réalité »** - Éluard.

L’âme est nourrie et assouvie par l’esprit, chasseur de mots et d’idées, et par le cœur, pourvoyeur de goûts et d’ivresses.

Il est facile de transformer son bonheur passager en malheur fatidique ; être heureux du bonheur d’autrui est plus durable et véridique.

Tes désirs de l’inaccessible : en entretenir l’intensité ou la soif pourrait découler d’une longue impatience (Valéry).

La poésie est une consolation magique, celle qui substitue au dégoût du réel le goût du rêve, tourné au passé imaginaire.

L’espérance est dans le maintien de la soif ; la réalité, en la désaltérant, s’y oppose.

C’est bien de vouloir entretenir en soi-même les plus fortes passions, mais où est leur force ? Dans l'agitation, l'intérêt ou la noblesse ? L'aristocrate s'y retrouve en compagnie du fanatique et du cynique.

Deux constats dont j’ignore l’explication : plus la verticalité (innée, individuée) gagne en largeur, plus en perd l’horizontalité ; mais l’horizontalité (cultivée, commune), devenue plus vaste ou plus réduite, n’a aucune répercussion en verticalité. Il faut, donc, rester indifférent à l’horizontalité et ne faire grandir que la verticalité.

Tout ce qui est réel a des coordonnées et des dates, tandis que le rêve s’en détache. Pour s’adonner au rêve, tu n’as pas besoin de fuir la réalité ; il suffit que tu cesses de lire les leçons de ton esprit et que tu écoutes la musique de ton âme.

Le Bien du cœur est réel, et la Beauté de l’âme est imaginaire ; l’écriture est dans l’imaginaire, c’est pourquoi le cœur y doit céder sa place à l’âme. Dans l’ascèse on renonce au luxe ; dans les contraintes on s’astreint au seul luxe. L’illusion divine d’une beauté profonde, le cœur face au monde ; la création humaine d’une haute beauté, dans la solitude de l’âme.

En vraie grandeur, l'arbre s'opposerait au temple ou au musée, et non pas à la pierre ou à la montagne.

Ce n’est pas aux convictions que tu dois rester fidèle mais à l’élan qui t’y avait propulsé ; mais tu ne gardes (le souvenir de) ton élan que si tu ne quittes pas des yeux ton étoile, ton vecteur.

Les hautes abstractions caressent aussi bien nos pensées que nos sentiments ; elles sont de véritables excitants pour une plume alerte. Le culte des bas détails est pratiqué par des plumes d’eunuque.

Porte haut ta faiblesse - une haute liberté t'y rejoindra ; dans les profondeurs de la puissance, toute liberté est basse.