PROXIMITÉ DIVINE

L'homme est un miracle ignorant son thaumaturge. Ce qui le sépare de sa naissance ou de sa mort, d'une pierre ou d'un singe, d'une machine ou d'un dieu, donne une métrique vertigineuse, où l'infini brouille les calculs et inverse les valeurs. La foi est un élan, chaud et soudain, vers une sommation, lancinante et certaine. Quant à celui qui ne l'entend pas, soit il est trop loin de soi-même, soit il ne consulte que ses oreilles, tandis que c'est notre âme qui est sollicitée. L'horreur ou le silence du merveilleux empêchent d'en ressentir la présence.

P.H.I.



 


Noblesse

Ne pas profaner un appel astral, en le transcrivant en idiomes de l'homme, est une tâche aristocratique. Les dates et les noms de lieu éclaboussent la merveille. C'est d'une hauteur aristocratique qu'on voue le même respect à l'horizon et à l'herbe sous ses pieds, sans songer ni aux routes ni aux fenaisons.
VALOIR

Intelligence

L'intelligence, le plus souvent, dirige notre regard vers ces choses extérieures, qui sont en train de changer d'éclairage. Elle nous fait, souvent, oublier une lumière permanente, tournée vers l'intérieur. La machine finira par être partout plus intelligente que l'homme, mais elle n'atteindra jamais cette étrange bêtise de l'homme, qui le fait soupirer et se résigner.
VALOIR

Art

Certains de nos messages s'adressent à une époque, d'autres à une pensée, mais celui qui nous élève le plus est celui de l'art, qui ne sait même pas nommer son destinataire. Aucune autre communication ne nous porte aussi loin de nous-mêmes pour répondre à un appel venant de la même source que tout ce qui, chez l'homme, est irréductible à la machine.
VALOIR

Solitude

Toute attention portée à la vraie proximité me fait monter vers ma solitude, le seul observatoire à une hauteur, où s'invitent des étoiles. La solitude peut naître du sentiment, que tous me sont trop proches, tandis que je ne cherche un échange qu'avec le lointain. N'élargis pas tes murs, mais rehausse tes toits et approfondis tes souterrains.
VALOIR

Souffrance

Voir l'indicible mesuré et nommé est une souffrance ; comme supporter les idoles d'ici-bas prétendant venir de là-haut. Souffrir, c'est me tromper de lieu ou d'heure pour rencontrer mon bonheur, qui est toujours à portée de mon immobilité. La douleur lie les êtres et délie les langues, c'est une bonne contrainte, dont la compagnie est plus prometteuse que la vue du but.
DEVOIR

Russie

Tous les titres glorieux étant pris par des nations plus terre-à-terre et plus ambitieuses, la Russie s'appela humblement Sainte, tout en accumulant des péchés inouïs. Tant que le gouffre entre l'action et le sentiment restera aussi béant, la Russie est promise à de bien lointaines rencontres avec l'Auteur de rêves et l'Inspirateur de soupirs.
DEVOIR

Action

Ni une foi réglementaire ni, encore moins, une action ne nous rapprochent de nous-mêmes. C'est le désir du point zéro, dans chaque départ, qui donnerait une bonne direction. L'action ne peut unir que les courts désirs, portés par la mesure et l'habitude. Ceux qui se touchent au-delà des choses, réclament le rêve inaccessible.
DEVOIR

Cité

Avoir planté mes ruines loin de la cité me rapprocha des tours d'ivoire et m'éloigna des souterrains. Les forums et les rues collaient à mon épiderme et privaient ma vulnérabilité de sa nudité sacrée. Mais on m'imposa un certificat d'hébergement ; aux yeux de toute cité je devins transfuge, fugitif, tire-au-flanc, ennemi public, horsain ininsérable.
DEVOIR

Ironie

La perplexité extérieure s'atténue par l'ironie ; mais la perplexité intérieure reste la même, sa source est trop profonde pour être ébranlée par la chute des lourdes certitudes. L'ironie, c'est la maîtrise de métriques et elle s'éprouve le mieux dans les régions tendant vers l'infini ou s'éployant sous nos pieds. Mais dans le médiocre, l'ironie n'est que parodie.
VOULOIR

Amour

L'attouchement de l'infini et l'amour, c'est presque la même chose : me blottir contre quelqu'un qui est aux antipodes de moi-même. Je ne peux pas aimer ce qu'épuisent, entièrement, les yeux et même les mains. L'amour met ses antennes au bout de mes doigts et de mes oreilles, qui renvoient tout signal à un cœur amplificateur et crédule.
VOULOIR

Doute

Le doute n'est fécond qu'au sujet de ce que nous fournissent les mains ou le cerveau, c'est-à-dire de ce qui nous est proche. Douter du doute, ce serait renoncer à écouter ce qui, au rythme lointain, palpite mystérieusement dans notre âme. La foi, c'est la réalité des cadences, dont on ignore la source, tout en l'admirant.
VOULOIR

Mot

Les mots sont de trop, quand une belle proximité se présente. Venue de trop loin, toute cadence prend l'allure d'un hymne sans paroles et presque sans sons. Mais il semblerait, qu'aucun relevé de distances ne remplacera le mot, qui non seulement fut au commencement, mais qui assisterait à la fin, au milieu des ruines des actes et des mystères.
POUVOIR

Vérité

La vraie proximité exclut toute idée de participation à la vérité ; le mystère clôt le cycle débutant par le beau et continuant par le vrai. Il n'existe pas d'ombre, pour laquelle on ne puisse pas trouver une lumière, qui la dissipe un jour ou l'autre. Mais il existe une lumière, qui ne jette pas d'ombre et s'enveloppe d'un épais mystère.
POUVOIR

Bien

Avec le beau, qui loge dans l'âme, et le mystère, qui privilégie la tête, le bien, du cœur, où il respire, est le troisième signe de notre participation à l'infini. Il semble être le plus coriace des trois, face à l'invasion du quotidien, qui place plus facilement des idoles du jour dans l'âme et des calculs mécaniques dans la cervelle que des saloperies dans le cœur.
POUVOIR

Hommes

Ce qui écorche notre épiderme, ce sont des hommes, trop proches de nous pour guérir notre âme. Ils s'assemblent en tribus pour ne pas rester seuls devant les plaies cachées, sans partage possible. Il faut chasser les hommes de toute finalité astrale et ne s'adresser à eux qu'en coups de main ou coups de pied. L'homme, lui, mériterait peut-être, ton coup d'ailes.
POUVOIR
 

 


 

Sous la plume d'un penseur, ce chapitre s'intitulerait Topologie du mystère ou U-topie des voix. J'aurais pu l'appeler : Hygiène des distances.

La contigüité se ressent dans les régions des racines, des branches, des fleurs ou des cimes. Les racines, c'est la négation ; les branches - la puissance ; les fleurs - l'exubérance ; les cimes - la hauteur. Chaque contigüité a son charme, sa vulnérabilité, son mystère. C'est le mystère qui devrait être le plus recherché.

La fausse proximité est celle des paysages - être au même endroit. La vraie - celle des climats, des sols, des firmaments - regarder dans une même direction. Parenté ou fraternité.

Le sot, croyant ou athée : le monde est grand et moi - petit. Le créateur athée : le monde est petit et moi - grand. Le créateur croyant : le monde et moi sommes de même taille. Pour le pessimiste, la taille est minable, pour l'optimiste - énorme.

Le ciel ne doit pas entendre mes pas, si je veux continuer à l'avoir pour compagnon ; si je ne cherche pas à l'illuminer, il m'offrira peut-être mon étoile. Mais si j'en fais le séjour de mon âme, je ne dois pas oublier qu'il est aussi la demeure des dieux morts ; qu'il soit ma haute ruine : « Demeure le céleste, le tué » - R.Char.

Dieu absent de la nature ? Mais Il est là, chaque fois que j'admire ! Le bon écrivain est dans son œuvre, chaque fois qu'une admiration surgit Dieu sait pourquoi et comment. C'est minable que d'être présent devant des choses ; il faut être présent derrière le verbe.

Deux êtres se rapprochent soit en évoquant les mêmes objets, soit en leur donnant un même poids, soit en glosant sur eux d'une même hauteur. Dans ce dernier cas, les objets, en eux-mêmes, n'ont guère d'importance, - c'est la meilleure des proximités, celle d'avènement et non pas d'événement.

En m'éloignant de la Terre, je risque, en même temps, de m'éloigner du ciel.

L'un des meilleurs signes de Son existence, que le Créateur nous envoie, est la possibilité de vivre dans et de l'illusion, celle du Beau ou celle du Bien. L'une des pires calamités des temps modernes est de ramener ces rêves irréductibles à de minables certitudes, à portée des programmes de tri informatiques.

L'alternative du culte du mystère est l'habitude de l'absurde. Au moins trois sortes d'absurde : le vital - tout réduire à la chimie ; l'historique - voir le dévoilement du mystère le jour X à l'endroit Y ; l'intellectuel - écarter tout ce qui ne se réduise pas aux syllogismes ni ne s'implémente en machine.

Dieu est encore moins incarné qu'Amour, Verbe, Action ou Mystère ; il est Opération, opération presque algébrique. La vie est un résultat donné, que l'homme cherche à reconstituer à partir des opérations binaires, ternaires etc. - jusqu'à l'infini. Et un jour il se rend compte de l'insignifiance grandissante des opérandes et de l'admirable majesté de l'Opérateur.

La raison, c'est l'évaluation dans l'existentiel ou dans l'universel ; la foi, c'est les valeurs dans l'absolu. Et l'intelligence, c'est la conscience que la foi lumineuse précède le premier pas de l'évaluation, et la foi ombrageuse en consacre le dernier.

Ce qu'on entrevoit derrière les choses insécables s'appelle la foi. Ne pas les vénérer nous rend robots. Ne pas en voir, c'est n'avoir que les yeux pour voir.

Quand la précision ne nuit pas à la beauté, on est en présence d'une vérité divine. Mais, en général, ce qui ne peut être que précis est sans intérêt. Toute vérité, qui dure au-delà de tout langage, est divine. Résistance au mot, c'est la définition même de Dieu. L'Intelligence Artificielle, en maîtrisant et l'intelligence et ce qui la rend possible, effacera la hiérarchie plotinienne, qu'il y avait entre : « l'intellect, qui raisonne, et celui qui donne la possibilité de raisonner ». La pensée divine se reconnaît uniquement dans la nécessité ; la vérité, l'éternité et l'infini sont des créations humaines.

Dieu : grand Sourd pour les candides, grand Muet pour les délicats, grand Bavard pour les cyniques : sensible dans nos joies, intelligible dans notre esprit, palpable dans notre âme.

Ils meublent le silence de Dieu avec leur camelote scripturaire, et à force de s'y cogner, ils désapprennent à lever ou à fermer les yeux. Le grand Muet meublé ! Heureusement, « il y a plusieurs demeures en la maison de Dieu », où l'on peut encore se coucher face aux étoiles et à l'abri des maîtres priseurs du mobilier sacré.

La cadence de mon horloge ne peut qu'être universelle, mais je ne suis pas obligé d'être à l'heure avec mon temps. Savoir choisir ses contemporains est le privilège de tout horloger en puissance.

Si je suis beau ou fort, ma beauté ou ma force font partie de moi-même. Mais que doit penser le hideux ou le faible ? Le moi immédiat est toujours un imposteur. « Un bel homme n'est jamais grand » - Martial - « Qui bellus homo est, pusillus homo est ».

Dieu est un axiome pour le réaliste, un théorème pour l'optimiste, une aporie pour le pessimiste. Le premier y amène tout, le deuxième y est amené, le troisième lui fait mener une existence anonyme et irréfutable.

Ce qui rapproche devant Dieu, devrait séparer sur Terre. Ce qui rapproche dangereusement sur Terre, devrait tendre vers Dieu comme vers un lieu de rencontre, en dehors des épidermes.

Les naïfs cherchent la proximité dans la même longueur d'ondes, les savants - dans la même largesse de vues, les poètes - dans la même hauteur du regard.

Prier sans chercher d'écho, travailler, comme si je n'étais regardé que de Celui, qui vaut ma prière : je travaille comme je prie, je prie comme je travaille. L'ascétique « Ou tu pries, ou tu agis » (« aut ora aut labora ») devint, hélas, le pragmatique « prie et agis » (« ora et labora ») - mouton ou robot. Mais le pragmatisme possédait déjà Bias : « Aime comme si un jour tu devais haïr ; hais comme si un jour tu devais aimer ».

Quand je vois, que Dieu, dans les platitudes humaines, est réduit à un misérable point, sans épaisseur ni amplitude, je regrette le Dieu géométrique des Pères de l'Église : « Dieu, qu'est-il ? Longueur, largeur, hauteur et profondeur » - St-Bernard - « Quid est Deus ? Longitudo, latitudo, sublimitas et profundum » - donc, ni l'œuvre ni l'outil, mais le principe. D'où Ses quatre matérialisations : la longueur de son éternité, la largeur des portes de Ses églises, la profondeur des souterrains de Sa sapience, la hauteur des tours d'ivoire de ceux qui L'auraient cherché.

La géométrie euclidienne, la philosophie socratique et la foi johannique se reconnaissant la même origine dans le Logos pythagoricien - le Nombre. Qui a ses superstitions, par exemple les sept jours de la Création, les sept Sages, les sept notes, les sept couleurs de Newton : « Dieu créa tout à partir du nombre » - « Numero Deus omnia condidit ».

Impossible de partager avec quelqu'un une évocation de Dieu. Il ne s'adresse jamais à une tribu, une planète ou une époque. Il ne se manifeste que quand toute image du prochain a disparu et je m'ouvre à l'admiration, à la paix ou au suicide.

Dommage que, pour s'adresser à Dieu on ait besoin du langage de la foi. Comme, pour se tourner vers la poésie, - d'en appeler aux mots. Ou, pour montrer l'amour, - de s'abaisser jusqu'aux gestes.

Il est dans la nature du vivant de hurler de douleur à la lune. L'oreille n'a que faire avec ces messages, mais son inertie nous pousse à la tendre vers le chaos du firmament et à relever de faux échos. C'est cela, la foi - le miracle d'une réponse dans un vide certain.

L'accès de foi, pour eux, - l'empressement pour dévorer la Bible. Pour moi - regarder, avec les yeux écarquillés, les œillets, écouter, avec les oreilles musicales, les cigales, me sentir, la tête baissée, solidaire des coléoptères.

Pour communiquer avec ce qui nous est proche, il y a deux moyens : le rapprocher, par un chiffonnement temporel (le plongeon) ou l'éloigner, par un déploiement spatial (la hauteur).

Le sacré rôde autour de notre âme, la soulève en hauteur et la fait chuter en la chargeant de noms et de dates. Pourtant, « le penseur dit l'être ; le poète nomme le sacré » - Heidegger - « der Denker sagt das Sein ; der Dichter nennt das Heilige » - puisque le nommage poétique passe par la métaphore et non pas par le nom. La poésie (re)nomme, la philosophie (dé)sacralise n'importe quel nom. La poésie (re)nomme, la philosophie (dé)sacralise n'importe quel nom. La philosophie éloigne le proche, pour en avoir une vue plus sobre ; la poésie rapproche le lointain, pour mieux s’en enivrer. La philosophie s’occupe de l’intensité de l’être ; la poésie cherche à en munir son devenir.

Un autre nom de hauteur est maîtrise du hasard. Le hasard est l'inertie du voisinage. Se méfier même de rencontres altières. Ne communiquer qu'avec l'intouchable. « Que tu aies toujours, dans ton jardin, un arbre interdit, et dans ta vie - quelque chose, que tu t'interdises de toucher »*** - Chesterton - « Always have in your garden a Forbidden tree. Always have in your life something that you may not touch ».

Ma prise de position, si je devais me présenter devant le bon Dieu : à Sa gauche, couché. Et non pas assis à Sa droite.

Ma théodicée : je pardonne au Démiurge le loup et la mort, mais je ne peux pas vénérer le Pâtre, qui laisse pulluler le mouton et l'ennui. Et je m'embrouille sur le banc des accusés, que scrute, goguenard, dans ses chicanes et avocasseries, le Juge.

Les convictions sont presque l'antithèse de la liberté : elles remplissent, en nous, ce vide salutaire et indispensable, dans lequel Dieu aurait pu agir.

Les pauvres seraient les représentants de Dieu. Être représentant du peuple est plus juteux, plus voyant et moins soumis aux progrès de l'incroyance.

Un bon auteur cache ses meilleures sources : la beauté des Évangiles tient, en partie, au fait qu'on n'y trouve pas une seule allusion à la Beauté.

On peut tirer de belles théories des actes insensés du Christ. Tandis qu'on nous demande de mettre en pratique ses vaseuses paroles.

Le fond historique du Verbe minaudant dans le sermon de la Montagne, ce sont les actes du sicaire sanguinaire, du prétendant dynastique sans scrupule, du scribe-moine faussaire. Heureusement, l'écriture est sainte non pas par Inspiration Divine, mais par inspiration tout intérieure.

Le Christianisme moyenâgeux fut le plus fidèle au message du Maître. Les mièvreries ultérieures éteignent un fanatisme exotique et ombrageux et font jaillir une clarté pateline et insipide.

Aujourd'hui, tout saint vénéré sur la place publique exhibe son CV, son pedigree, sa sinécure ou ses diplômes, tandis qu'on ne peut vénérer que l'inexistant innommable : « J'ai vénéré les saints jamais nés » - Luther - « Ich habe Heilige angebetet, die nie sind geborn worden ».

Au commencement étaient la couleur et le son, mais c'est l'œil et l'oreille qui sont plus près du dessein divin ; de même, la primogéniture du verbe cède à l'intelligence l'héritage et la place auprès du Seigneur.

L'infini sans message effraie Pascal, mais voici l'ère de l'unique message, message sans l'infini, et qui glace davantage.

La mise à distance comme art de l'équilibre et de l'harmonie, traduction de l'éternel retour du même. « Le Même n'est pas l'indifférence dans l'égalité, mais l'unique dans la différence et la proximité cachée dans l'éloigné » - Arendt - « Das Selbe ist nicht das Einerlei des Gleichen, sondern das Einzige im Verschiedenen und das verborgene Nahe im Fremden ».

C'est autour du vide que s'éploient les plus forts vocables : tentation, crainte, recherche (Maître Eckhart), chute (Cioran), rayonnement (le prince de Lumière). Je l'associe au travail, à la veille comme le beau silence opposé au sommeil, mais ami du rêve. Le vide est un silence élaboré, sur le point de recevoir le mot musical. La kénose des contraintes aboutissant à l'apothéose des buts. Le bavardage des autres ne serait-il pas le silence des mots ? « Si la musique fait défaut, il faut se taire »** - A.Blok - « Лучше молчать, если нет музыки » - la meilleure réplique à Wittgenstein.

Entre l'esprit et la lettre, ces langages divins, s'insère le concept, cette invention humaine. On peut comparer ces trois langages interprétatifs, dans l'exemple des trois regards sur les Saintes Écritures : l'esprit elliptique des Juifs, la lettre hyperbolique des Musulmans, le concept parabolique des Chrétiens. Et puisque le progrès n'est jamais divin (Dieu se plaçant du côté de l'immuable), les Chrétiens sont les seuls à progresser.

Face au monde, je suis une créature de Loi, de Foi ou de Soi - de l'évolution vers la lettre, de la Révélation de l'esprit, de la Révolution par le mot.

Dès qu'on est sûr de bien communiquer avec les hommes on perd tout contact avec Dieu et vice versa. Aaron et - c'est-à-dire ou - Moïse !

Les stades - superstitieux, métaphysique, littéraire - du sentiment religieux : se pencher sur l'intemporel, l'inétendu, l'innommé. Reconnaître, avec regret ou enthousiasme, que c'est sur le Verbe que se referme tout pèlerinage, c'est en son nom qu'on vénère l'innommable. « On n'abolit pas la religion en abolissant la superstition » - Cicéron - « Nec vero superstitione tollenda religio tollitur » - mais on en consolide le verbe.

Dieu ni ne se retire (Heidegger), ni ne se meurt (Nietzsche), ni ne s'éclipse (M.Buber), puisqu'Il se cache soit dans l'inétendu soit dans l'intemporel. Dieu mérite de n'exister que dans le vide sacré de l'innommé. « Je ne connais Dieu qu'à travers le non-advenu »** - Tsvétaeva - « Бога познаю только через не свершившееся ».

Un mystique prend les Écritures comme un vocabulaire, rien de plus. Un Maître Eckhart, aujourd'hui, exaucerait sa verve même en épiloguant sur le mode d'emploi d'une imprimante laser. Seuls nos philosophes modernes fouillent leurs propres déjections argotiques comme explication unique du monde. L'unité originelle du monde inspira tant de voix originales ; aujourd'hui, où toutes les nuances du passé sont accessibles, la monotonie des voix consensuelles et reproductibles est effrayante, elle dévore du différent, pour nous inonder du même.

Il faut ne pratiquer des fusions ou unions qu'à titre hypothétique. Dès que l'hypothèse - un beau rêve - s'invalide, le monde hypothétique bâti par-dessus devient inaccessible, se dissout, s'annihile.

S'est-il passé quelque chose de surnaturel, à un moment bien connu, au mont Sinaï, à Bethléem, à Médine ? La seule question sensée, à adresser à la foi du charbonnier. Tout le reste relève de la poésie, qu'elle ait une coloration eschatologique, mystique ou rituelle. Les questions de la création, du mal, de la liberté, du salut n'ont aucun rapport avec les religions populaires. Rien ne se révèle dans ni par l'Histoire. Dieu n'imprime en nous sa présence que s'Il ne s'exprime pas : « Dieu est une parole inexprimée » - Maître Eckhart - « Gott ist ein unausgesprochenes Wort ».

Pour le fuyard des rigueurs scientifiques et le persécuté par l'imaginaire philosophique ou physiologique, la prière poétique reste l'ultime refuge, l'ultime séjour, renouvelable par la police céleste, avant l'expulsion vers le végétal ou le minéral. « La foi chrétienne est le refuge dans la plus haute détresse » - Wittgenstein - « The Christian faith is a man's refuge in the ultimate torment ».

Devant Dieu nous sommes tous égaux. Malheureusement, des sots croient L'avoir croisé et alors, derrière Lui, règne une sordide inégalité.

Aujourd'hui, tous les lointains ont rejoint la proximité du présent. L'art, qui est le présent du passé, se trouve dans une familiarité dégradante avec le futur du présent, qu'est la technique. L'intimité impossible tuera la séduction de l'art et l'artiste séducteur.

Quand on réussit à éloigner du réel le présent et en faire un rêve inabordable, on peut ne plus craindre, que « lorsque le passé devient légende, le présent se réduit aux broutilles »** - Don-Aminado - « Когда прошлое становится легендой, настоящее становится чепухой ».

Nos rapports avec Dieu sont question de métrique, d'attirance, de proximité : il y a ceux qui l'auraient entendu ou atteint, ceux qui tendent vers lui ou le suivent comme guide et, enfin, ceux qui ne lui reconnaissent ni voix, ni poids, ni doigt, mais vénèrent son œuvre, hors tout temple, toute route, tout horizon.

Il n'y a pas de choses sacrées, mais un regard sacré. Donc, aucune objection de principe à une sécularisation ou réification de la pensée, qui est une chose comme les autres. On n'a pas besoin de dieux pour bien se sentir dans la hauteur du regard (dans ce qui ex-alte et se fait ad-mirer !), où l'on peut même amener des choses comme des dés d'un jeu hautain anagogique. Nos genoux sont des choses, mais notre regard ne l'est pas ; je ne comprends donc pas le Prophète : « Le regard est une flèche empoisonnée » - ne pas pouvoir lancer de flèches, à quatre pattes, ne me chagrine pas, mais ne pas pouvoir tendre ma corde - m'embête.

Ce chapitre doit son titre au pouvoir prochain de Pascal. Cette anti-grâce inefficace interdisant au mystère (la foi, l'amour) de s'interpréter en problème (la prière, le sacrifice), et au problème - de se réduire à la solution (le rite, la fidélité). En plus, ce fut la métaphore centrale de Hölderlin, qui dans la tension proche - lointain voyait les mêmes ressorts que dans péril - salut.

De la superstition vaincue et dévitalisée, l'esprit lyrique veut garder « sa musique et son encens dans les funérailles » (Renan), l'oreille et l'odorat. Les superstitieux basiques la réduisent, en fait, au toucher dans les épousailles et au goût dans les ripailles. Les ironiques s'en détachent par le regard, hors les canailles. Tout est question du bon sens.

Le regard, c'est la vue, remplie de mon visage, de mon étonnement, de mes caresses, c'est le toucher intuitif guidant le goût réflexif : « La philosophie du regard s'accomplit dans un remplissement tactile de l'intuition » - Derrida.

Pour prier Dieu, il leur faut bâtir une église, donc, agir, renoncer à la prière, mais l'action, c'est le diable, la transaction. « Où Dieu bâtit une église, le diable y ajoute une taverne » - proverbe allemand - « Wo Gott eine Kirche baut, baut der Teufel eine Schenke daneben ». Parce que ce qui aurait dû n'être que quatre murs d'un homme libre et solitaire se transforme en foire d'esclaves. « À voir comment ils croient en Dieu donne envie de croire en Diable » - Klioutchevsky - « Смотря, как они веруют в Бога, хочется уверовать в чёрта », d'autant plus que le diable, semble-t-il, a ses propres anges, que le Sauveur voue, toutefois, à l'enfer comme le diable lui-même.

En m'extasiant devant chacun de mes sens - face à la merveille de la fonction, à la merveille de l'outil, à la merveille de l'empreinte - je ne sais pas sur quelle facette la présence du prodigieux démiurge est la plus manifeste. Mais l'absence d'une seule, dans la perspective de la vie, rend absurde toute idée de hasard, de réalisation mécanique ou de résurrection. Le démiurge n'est pas mauvais, comme disent les Gnostiques, pour justifier leur recherche du soi ; il est bon, puisque je peux créer au nom de et par un soi inconnaissable, qui est le vrai destin de mon soi inconnu.

Jadis, le choix de repères fut si vaste, que le simple fait de s'exprimer sur une coordonnée donnée créait de la proximité. Aujourd'hui, la dimension socio-économique devint la seule, où les hommes se manifestent. Dans la linéarité ou la platitude toutes les distances se valent ; la vraie proximité n'y est plus.

Par l'éloignement, le sot perd la faculté de juger, le profond voit plus clair et le hautain retrouve le vertige.

S'il avait été honnête, le Christianisme aurait dû faire bien comprendre au faible et à l'humilié, que même dans l'au-delà c'est toujours Hermès et non pas Dieu-Amour qui distribue la manne, car il y aura bien les premiers et les derniers. « Rare est la vérité sur terre, plus rare encore - aux cieux » - Pouchkine - « Нет правды на земле, но правды нет и выше ».

On plie les genoux devant ce qui est majestueusement lointain : ainsi naît le sacré. On joue des coudes, pour se rapprocher du profane.

L'idée du Péché originel est moins compréhensible que celle d'une Grâce initiale, qui, par l'exhortation du beau, du bien et du mot, nous éloigna des bêtes.

En fait de théologie, le catholicisme sent le droit romain et l'orthodoxie - le sophisme grec ; c'est pourquoi l'orthodoxie m'est plus sympathique. Ce ne fut peut-être pas un hasard, que Bacchus se réduisît au flacon et Dionysos - à l'ivresse sans orphisme, qu'Hermès finît par s'associer au plus noble des métiers, la traduction de messages, l'herméneutique, tandis qu'Hermès - au plus vil, le commerce, le (argent) médiateur (medius currens). Hermétique, plutôt que mercantile. L'uni-vers latin - le di-vers rabaissé ; le cosmos grec - l'ornement rehaussé.

La représentation, c'est à dire une traduction des phénomènes en noumènes ou mathèmes, pour mieux comprendre ou mieux sentir le monde, est incontournable presque en tout ; je ne connais que deux exceptions – la beauté de l'œuvre divine sur la Terre et la musique humaine, nous ouvrant au ciel, – elles frappent l'âme sans intermédiaires.

C'est par le chemin de l'immanence que l'Asiatique approche de Dieu, tandis que l'Européen l'attend sur les sentiers de la transcendance. La lumière versée vers l'intérieur, l'immobilité, l'exercice du regard ; ou vers l'extérieur, la création, l'exercice de l'esprit. De leur rencontre fortuite, hors des méridiens, naît l'ego poétique ou phénoménologique (l'immanence de la transcendance des Chinois ou « la transcendance - caractère d'être immanent, qui se constitue à l'intérieur de l'ego » - Husserl - « Transzendenz ist ein immanenter, innerhalb des ego sich konstituierender Seinscharakter »).

Il ne s'agit pas de se détacher des choses, mais parmi la multitude de liens ne préserver que les plus discrets ou secrets.

C'est le partage des choses inappréciables qui rapproche plus, que n'éloignent les choses, auxquelles on attribuerait des prix différents.

La foi catholique est la religion des mains, la foi orthodoxe - celle du visage. Les mains jointes, dans un retable, ne renient ni le poing ni la chaîne. L'icône invite un regard ou une larme, chauds, recueillis et hypocrites.

La foi vient à coups de défaites, que les yeux, pleins de larmes, finissent par transformer en victoires de leur faiblesse. Les yeux restés secs cultivent l'incrédulité et la force.

Dès qu'on cherche à définir l'infini, l'intuition humaine change de nature et tend vers le divin. Dans le fini, tout est humain et même mécanique. « Tout ce qui finit est trop court » - Cicéron - « Nihil diuturnum est, in quo est aliquid extremum ». Arrête-toi donc à l'avant-dernier pas. Pour appuyer l'ampleur du pas premier, dis-toi, que tout ce qui commence est trop long.

Le bonheur est cette unique orbite autour d'un lourd et ardent astre du désir. Je m'en éloigne et je ne sens plus sa chaleur. Je m'en approche et je me brûle les ailes. Mais le vrai désastre, c'est le manque d'un astre. Lorsque dans cet équilibre, dans cette aurea mediocritas à la Horace, disparaîtra toute déviation dorée, et ne restera qu'une médiocrité linéaire.

Les hommes vils s'unissent par les mêmes moyens, les hommes bas - par les buts communs, les grands - par la nature de leurs contraintes uniques.

Moins de faits et de verbes clairs à partager entre nous deux, plus indiciblement nous nous partageons. Les amoureux vivent de substitutions d'obscures inconnues par de lumineux arbres qui : « peuvent nouer leurs ramures et leurs racines pour s'élever et s'approfondir ensemble, pour ciel et terre »**** - Valéry.

Tout ce qui t'est précieux, aime-le de loin. Demande-toi pourquoi tu crois, que les horizons sont sans limites, le ciel est bleu et l'étoile amicale et compréhensive ? Ou bien, je me trompe avec Pessõa : « Voir, c'est être loin » - le délicat s'accommode à tant de distances : de zéro à l'infini, de l'intimité à la justice, de la fusion à la solitude.

La foi, même vide de contenu mais puissante de forme, peut être précieuse en tant que récipient de ce qui est au-dessus de la véracité coulante. Par exemple - du scepticisme : « On peut se payer le beau luxe du scepticisme, quand on a une foi forte » - Nietzsche - « Hat man einen starken Glauben, so darf man sich den schönen Luxus der Skepsis gestatten ».

La foi, c'est la muraille. Le savoir, c'est l'arme. L'ironie, c'est l'armistice avec l'étranger. La vie, c'est le sentiment d'assiégé transformé en chant de cloîtré. On ne les trouve durablement ensemble qu'en solitude. Les plus beaux exercices sont de nature monastique : « La mathématique, c'est la liberté de cloître, face à la vie » - Chafarévitch - « Математика - свобода от жизни - в монастыре ».

Quand les regards de deux êtres s'arrêtent sur la même chose, le mieux, pour eux, serait que ce soit sur un mirage.

La foi ne serait que l'émoi au seuil et le refus des murs, des fenêtres et même du toit.

Les uns pensent, qu'il se passe plus de choses dans une tête d'homme que dans l'univers entier, d'autres pensent le contraire. Le premier est plus près d'une foi.

Dans les châteaux forts des convictions on ne trouve que pierres et tyrans ; dans les chaumières de la foi - grains et mages.

Si je me détourne de tout ce qui est surnaturel, je ne perdrai rien dans le vide du temps. Détourne-toi plutôt du naturel, tu trouveras, peut-être, quelque chose dans le vide de l'espace.

La prière : louer Celui qui n'existe pas, pour l'enthousiasme, que l'inexistant continue à t'inspirer. D'ailleurs, c'est de son appel et non pas de ta volonté, que surgit la vraie prière : « La prière est toujours une initiative de Dieu en nous »** - Jean-Paul II.

La volonté robotique : que je veuille ce que je peux ; la volonté moutonnière : que je puisse ce que je veux. La prière dans la fidélité : que je veuille ce que je ne peux pas ; la prière dans le sacrifice : que je puisse ce que je ne veux pas. « La prière est là, où je ne peux pas ; là où je peux, il n'y a pas de prière » - V.Rozanov - « Молитва - где я не могу ; где я могу - нет молитвы ».

Le chemin de croix n'est pas droit. Tandis qu'aux yeux du sot tout chemin avouable et, surtout, le sien est droit.

Le besoin d'un lointain accompagna les hommes. Les dieux, l'amour, le rêve peuplaient leurs fantasmes, avant que la religion, la famille, la science ne s'y substituent et ne calment les fébrilités humaines. Tout ce que les hommes finissent par maîtriser leur devient proche, éventé de tout mystère et ne portant aucune espérance d'infini. Avec la sobriété des sens et du sens, l'âme devint atavique.

Le misérable néant n'est qu'un point, c'est la vie qui est un espace béant. Chacun est libre de placer son néant où il veut, cela ne change pas la métrique des proximités ni la volumétrie des doutes.

La beauté et la cohérence des images, chez les mystiques chrétiens, dégringolent affreusement dès qu'ils les démétaphorisent et les hypostasient du côté de la Palestine.

L'éloignement peut être viscéral, contrairement au détachement, qui assèche les veines.

Quand la proximité est maintenue par le contact des épidermes, on peut ignorer les plaies du cœur de l'autre. Mais quand s'entrelacent, à une distance infinie, les cœurs, le moindre attouchement par l'autre parle bonheur ou souffrance. Le meilleur usage d'une proximité naissante doit être la sauvegarde de la distance : « Éros, où, dans la proximité de l'autre, est maintenue la distance, dont le pathétique est le fait de cette dualité »*** - Levinas.

Dans la proximité, il faut faire jouer la gravitation, s'intéresser aux trajectoires. Dans l'éloignement, c'est le vide qui est bénéfique pour gagner en hauteur.

La proximité permet de tenir une grande promesse, l'éloignement - de l'entretenir. Fouler le sol de la Terre promise, c'est d'en rendre l'exil plus amer.

Avec une proximité toute mécanique, les choses fixes s'agrandissent, les choses élastiques se rétrécissent. La grandeur des choses est dans une élasticité permettant leur vision dans la perspective de l'éternité. « Dans la proximité la plus étroite réside la distance absolue » - Ricœur.

La vraie proximité - deux rives d'un même courant promettant une rencontre - près de la source, à deux doigts de l'embouchure.

On est plus près de soi-même dans l'hésitation qu'en certitude. Le soi est entouré d'une muraille d'indéterminations et d'incompréhensions ; celui qui la gravit ne découvre au-dedans qu'un vide primordial, que seule ton imagination endeuillée peut investir

Pour te regarder, place-toi un peu plus loin de toi-même et un peu plus près de ton prochain. Pour regarder ailleurs, il faut faire l'inverse.

Les choses n'ont de l'importance que dans la mesure, où elles me rapprochent ou m'éloignent d'avec moi-même. Le meilleur service que les choses peuvent me rendre est de joindre les contradictions béantes à l'intérieur ou de briser l'harmonie consensuelle et fallacieuse à l'extérieur.

Les uns se perdent en un absolu enivrant, les autres se cherchent dans une sobre anthropologie, d'autres encore poursuivent un mot prometteur - et voilà qu'ils se rencontrent auprès d'un même regard - la meilleure preuve de la divinité du lot humain.

Il ne faut pas trop pencher du côté de ce qu'on aime. Le bel équilibre consiste à faire évanouir ta proximité vers une hauteur, où ne trébuchent ni gestes ni mots.

Aujourd'hui, on donne à César ce qui est à Dieu - de l'admiration, et l'on donne à Dieu ce qui est à César - de la puissance.

Ce n'est pas le respect du sacré qui dévoile un homme de foi, mais sa capacité d'intégrer au sacré - des sacrilèges. Ce n'est jamais le taboo, le rejet du sacrilège, qui crée le sacré, il le profane.

Être athée (croyant ou incroyant), c'est nier le Créateur inconnu, par cécité ou par hallucinations, évoquer la faute de preuves ou croire en des preuves bancales ; soit on est impassible devant la féerie du monde, soit on croit, que la merveille du diamant, des fleurs, de la scolopendre ou du visage d'homme fut dévoilée ou déchiffrée par des apparitions quelque part sur l'Olympe, dans l'Himalaya, au Sinaï ou à Jérusalem. Le seul avantage que je vois chez les seconds de ces athées, par rapport aux premiers, est d'avoir su créer une structure sociale, qui serve de contre-poids aux centrales patronales ou consommatrices. Mais ailleurs, profaner l'inconnaissable par des images du connu est pire que bâiller devant le créé sans Créateur.

Toute route vers la hauteur est une impasse, ne s'y rencontrent que des regards, porteurs d'une mélodie. Cohérence immobile avec une voix haute, plutôt que co-errance mobile sur une voie sotte. Mais co-naissance du dernier pas plutôt que connaissance du premier.

On a beau admettre, que les Évangiles doivent leur origine à la machination des scribes au service de Constantin et d'Hélène, leur herméneutique ne perd presque rien de ses chamarrures passionnantes dans la perplexité de l'Histoire légèrement violentée. La philologie, l'histoire et la mythologie y agissent en comparses, en se relayant et en s'entraidant.

Brandir la vérité autour d'un événement (l'Incarnation, la Résurrection), d'une idée (la Création, le salut, la présence divine), d'une écriture (l'inspiration) - mais ce ne sont que des images, dont les seules déductions (par défaut !) sont des rites verbaux, gestuels ou sociaux. Toute atteinte à la vérité ne peut être que grammaticale et ne mérite pas ton panache. Le Verbe ne connaît pas de grammaire, donc Il ne connaît pas de valeurs de vérité. À propos, le nom de Dieu fuirait même la morphologie lexicale !

Parmi mes contemporains, je n'en connais pas un, qui serait plus touché, plus attiré par le sacré que Cioran, mais les hommes voient en lui un blasphémateur arrogant. Peu de poètes m'ont apporté autant de joie de vivre parmi des fantômes que Cioran, mais les hommes ne voient en lui qu'un éteignoir de tout enthousiasme. Quel siècle de taupes !

Dieu se dore, l'or se déifie (« Geldwerdung Gottes, Gottwerdung des Geldes » - Heine), mais si une noble idée, matérielle ou immatérielle, veut se passer de Dieu et d'or, elle se mue en idole, gardée par une Inquisition corrompue et haïe d'ouailles démunies d'argent.

Le christianisme initial prônait la repentance, l'ascèse, la haine de l'argent. Aujourd'hui, il s'entend parfaitement avec des valeurs contraires. « L'argent, verbe du diable, par lequel il a tout créé dans le monde, comme Dieu crée par le vrai verbe » - Luther - « Geld ist des Teufels Wort, wodurch er in der Welt alles erschafft, so wie Gott durch das wahre Wort schafft ». À part quelques préfixes de pacotille, le verbe de Dieu préconise visiblement la même rection.

Le regard, c'est ce qui met en contact harmonieux mon âme tâtonnante et le monde, deux fantômes, s'ignorant à une distance vertigineuse. L'œil erre, la chose fuit, mais quand l'accommodation réussit, naît le regard. Comme chez les pacifiques Kant (la philosophie serait un champ de bataille - der Kampfplatz) et Hegel (qui serait l'issue du combat et le combat lui-même - das Kampfende und der Kampf selbst), les combattants étant leur esprit et l'énigme du monde. Quand on est intelligent, on aboutit à une paix universelle, à un acquiescement au monde, qui s'avère être équivalent à ton âme. On exprime le mieux son âme, en se tournant vers les étoiles ou en se mesurant à l'univers entier.

Le bouddhisme, paraît-il, répugne aux triades : les quatre bons chemins, les cinq interdictions, les six vertus, les dix péchés et les dix-huit enfers ! Il reste la trinité : Vishnou, le Père, Dieu créateur ; Brahmâ, le Fils, Dieu conservateur, le Verbe ; Shiva, l'Esprit, Dieu destructeur.

Les hypostases divines chez l'homme : le cœur (pour tendre vers le Bien), l'âme (pour s'émouvoir devant le Beau), l'esprit (pour prospecter le Vrai). Les sens produisent ses hypostases humaines : le regard, le goût, l'intuition, la musique, la caresse.

La beauté naît uniquement en notre désir, disent les matérialistes. « La beauté des choses vit dans l'âme de celui qui les contemple » - Hume - « The beauty of things resides in the soul of those who look at it ». Mais pourquoi toutes les fleurs sont-elles belles et pas seulement un petit tiers ? La beauté est hors de nous !

L'espérance, c'est la merveille de cette attente cyclique, inespérée (« Espérant contre toute espérance » - St-Paul), comblée et inexplicable : l'appel d'une fleur, la formation d'un bouquet, la métamorphose en l'arbre, le don de la fleur…

Types de proximités, qu'on atteint, ayant ou son propre sol ou son propre ciel : intimité et sympathie, ou bien éros et pathos.

Les blasés d'amitiés et de compréhension peuvent se permettre de se moquer de la hauteur, qui les priverait de cette douillette proximité avec autrui, et dont le manque propulse vers la hauteur - les ratés de l'oreille et du dialogue.

Pour agir, Dieu a besoin de la largeur (de vos portes des églises) ; pour être craint - de la profondeur (de nos solitudes) ; pour exister - de la hauteur (de ton regard - c'est pourquoi Il est mort, aux yeux des multitudes).

Avec leurs dieux jaloux et railleurs, les Anciens profitaient d'une nonchalance gratuite et d'un déséquilibre porteur. Avec notre bon Dieu, nous sommes livrés à une chère gravité et à un équilibre ruineux.

Le Dieu, qui est mort, est le Dieu des édifices, des temples, des églises ; le vivant se réfugia sous terre ou dans les cieux déserts, où Il n'est senti que par l'homme du souterrain, ou Il n'est vu que par l'homme des ruines.

Je réussis mon livre d'autant mieux, qu'il puisse - et doive - être lu d'une plus grande distance. La meilleure peinture verbale est monumentale : « La sensibilité, après Apollon, doit faire appel à Héracles » - Ortega y Gasset - « De Apolo se dirige la sensibilidad à Hércules ». Peindre le ciel, c'est par ce seul biais qu'on en renouvelle l'azur, azur se fanant à tout contact avec la grisaille du temps. « L'azur lointain, qui résiste à la proximité, est le lointain peint des coulisses » - Benjamin - « Die blaue Ferne die keiner Nähe weicht ist die gemalte Ferne der Kulisse » - l'art est création de l'aura des choses.

Le couple, qui ne me séduit guère, Tristan et Iseut, à la recherche d'une fusion. La plus belle proximité est celle de deux arbres inunifiables : je te tends une fleur, tu la mets à ta cime ; je t'entrelace dans mes racines, tu me tends ton fruit…

Une racine faible commande la fleur, la forte - lui obéit. Des engrais malodorants de l'effort apportent parfois l'arôme d'une floraison effleurée. La fleur est dans le quoi absolu ; sa sagesse et sa raison sont dans le pourquoi relatif des racines et des abeilles.

Dans toutes les objurgations vers la vertu, de Socrate à Rousseau, Kant ou Tolstoï, on sent tout de suite une désespérante inanité, une banalité mécanique. Que le message de Jésus, nous convaincant de nos péchés inexpiables et nous appelant à la repentance, c'est à dire à la honte, avant même de reconnaître nos fautes, réelles ou imaginaires, est plus juste et honnête !

Le Big Bang, les particules élémentaires, le temps, la lumière, la vie, le bon et le beau – quoi qu'on touche, dans la création divine, tout n'est qu'époustouflantes énigmes ! Rien de bêtement géométrique ou mécanique. Dieu répugnait à la simplicité, il Lui fallait notre consternation et perplexité perpétuelles. « Dieu n'a créé que des mystères »* - Dostoïevsky - « Бoг coздaл oдни зaгaдки ».

Deux choses, surtout, me rendent le personnage de Jésus sympathique : sa hargne contre le marchand et le riche - le Seigneur renvoie le riche les mains vides - et l'état d'exil - le Fils de Dieu n'a où poser la tête - qu'il crée presque artificiellement et où il se complaît. (Que ce soient les attitudes de racketteur ou de brigand - tout regard poétique est une faute juridique !)

Si Jésus, au lieu de chasser les marchands du temple, avait réussi dans le commerce de tapis, ou s'il avait été analphabète, au lieu d'affronter le Sanhédrin et les procurateurs romains, ou si les cheveux de femme avaient servi non pas pour essuyer ses pieds, mais pour sa promotion sociale, aurais-tu pu l'aimer ? La plupart des croyants auraient répondu, hélas, par l'affirmative.

C'est bien la foi qui te dit, s'il faut déplacer la montagne, la conquérir ou l'approcher. L'athée dit : « La foi déplace les montagnes, le doute les escalade » - E.Jünger - « Der Glaube versetzt Berge, der Zweifel erklettert sie ».

Ce qui soulage fut toujours préféré à ce qui sauve. Le désenchantement moderne est, qu'aucun salut n'enchante plus personne. La magie naturelle, se reflétant dans l'âme, fiche le camp, puisque la seule interface avec le monde se loge désormais dans la cervelle, tandis qu'un monde enchanté est celui, où se sent chez elle l'âme.

Tout dieu trouvé est une profanation pour celui qui se dévoue à un dieu recherché. « Tu es sage, si tu cherches la sagesse ; tu es fou, si tu imagines l'avoir trouvée » - le Talmud.

Dieu est peut-être le seul concept inexistant qui s'impose, avec la même irrésistible évidence, aussi bien en moi-même qu'en-dehors. Et je me mets à Le chercher à l'extérieur, en m'appuyant sur mon intérieur. « Personne ne Te peut chercher, qui ne T'ait déjà trouvé. Tu veux être trouvé pour être cherché » - St-Bernard. Mais dès que je crois L'avoir trouvé, je me mets à Lui chercher des noms et des masques, au lieu de continuer à m'adresser à Lui à la cantonade. Il est une Face innommable, omniprésente et absente, qu'animent mes yeux et mes oreilles. « Voir Dieu, c'est la mort ; Le deviner, c'est la vie »*** - Morgenstern - « Gott schauen ist Tod ; Gott erraten ist Leben ». Ni le regard ni l'imagination ne Le dévoilent ; c'est le voile miraculeux qui témoigne de Son évidence indicible ou inconnaissable : « Des dieux, je ne suis en mesure de savoir ni qu'ils sont ni qu'ils ne sont pas » - Protagoras.

Le Dieu trouvé apporte la paix, le Dieu recherché – l'angoisse, le Dieu senti, introuvable, inexistant – l'enthousiasme, l'admiration, l'amour.

La distance est aussi peu absence que le silence - oubli. « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas »** - Voltaire.

La primauté du regard : Diogène voulut, qu'on l'enterrât : « sur le visage », il savait déjà que, « dans l'au-delà, le dernier serait le premier ». Socrate fut condamné pour un regard inconvenant sur ce qui se passe sous la terre et dans le ciel ; une fois sa cigüe bue, il enveloppe de son manteau - le visage, son regard va déjà aux morts.

Un être te devient le plus proche, lorsque ton regard le place près de ton étoile.

L'homme peut se définir de trois manières, comme on définit des objets mathématiques, par outils ensembliste, algébriste ou topologique : par ses attributs, par ses images ou par ses frontières. Ce qui est mon moi commun, ce qui m'annihile ou constitue mon noyau, ce qui est digne de ma proximité. Mes moyens, mes buts, mes contraintes.

Je pratique la peinture des vitraux des cathédrales ; on ne sait jamais si elle est pour ou contre un bon éclairage, mais elle est toujours près d'un autel.

Ce n'est ni le cœur (Pascal) ni l'âme (les romantiques) qui sentent Dieu, mais bien l'esprit (Valéry). Ne le reconnaissent que ceux qui ont du cœur et qui s'identifient avec l'âme.

Voir dans l'existence un spectacle conçu par un dramaturge génial, se déroulant devant un observateur au goût infaillible et se terminant par des chicanes des coulisses - l'existentialisme réconcilié avec la métaphysique.

Pascal : la chose la plus proche de l'homme est la souffrance, vénérons-la ; Flaubert : il existe le mot le plus proche de la chose, cherche-le ; Valéry : toute pensée fixe s'écroule sous le regard plus proche, abandonne-la ; Cioran : la familiarité proche dégrade tout, réfugions-nous dans les ruines sans métrique. Sous peu, on se refusera même la proximité avec soi-même.

Dans les commencements mythiques, le Verbe ne viendrait qu'en troisième position, après l'étonnement (Thaumas du thaumaturge) et les Couleurs (Iris de la poïésis : « Iris est fille de Thaumas » - Platon). Une fois de plus, c'est Valéry, avec son étrange, qui est le plus près des sources.

Devant l'intouchable asymptote divine, tout rapprochement humain est banal. Mais ils effacent l'asymptote (la transcendance) pour s'occuper exclusivement de leur finitude herméneutique, hic et nunc, où le hic est trop palpable et le nunc - insaisissable. La mort de Dieu, ce n'est pas un triomphe de la finitude de l'homme, mais un appel à défendre, désormais tout seul, l'infini.

Omnis moriar signifie que, sans ton visage, tes rimes et rythmes sont dépourvus de sons et de sens. Deux réactions possibles : réduire tes frissons aux harmoniques communes calculables ou n'y mettre que ton visage. Mais non moriar omnis (Horace) rend sensée la consolation : « Pour un vivant, je ne vois rien de plus précieux que ce qui l'aide à ne pas mourir en entier » - R.Debray.

L'unique objet, dans lequel on puisse vivre la proximité la plus enthousiasmante et le lointain le plus angoissant - le visage de l'autre. Le regard, au sens propre, y prend l'allure d'un mystère sans fond. « On ne peut pas séparer le regard du visage » - Wittgenstein - « Den Blick kann man vom Gesicht nicht trennen ». Le visage est le miroir du cœur, ce pauvre cœur, choisi pour demeure par la machine, qui ne se contente plus de ses séjours dans les pieds, les mains et les cerveaux. Bientôt, les badges seront plus expressifs que les visages. « Jadis, on tenait à son visage et cachait son corps ; aujourd'hui, on s'occupe de son corps et oublie son visage » - Klioutchevsky - « Прежде дорожили лицом и скрывали тело, ныне ценят тело и равнодушны к лицу ».

Retour des religions ne signifiera pas que les thuriféraires moyen-orientaux ou himalayens retrouveront leur prestige, mais qu'on reconnaîtra, de nouveau, que derrière toute solution et tout problème, concernant tout vivant, se tapit un authentique mystère.

Le travail de déracinement de St-Paul : « enraciné et fondé dans l'amour », je dois connaître « la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur », avant de reconnaître l'amour du Christ « échappant à toute connaissance ».

Laquelle de mes images est la plus proche de moi ? Celle de mon livre ou celle de ma vie ? Mon arbre ou ma forêt ? Le césar se reconnaissait-il mieux sur son effigie ou dans son fils ? Se reproduire ou se simuler : « Je n'ai jamais été que le simulacre de moi-même » - Pessõa - le moi étant un inconnu sacré, dont on ignore le lieu et la date du sacre, il vaut quelques rites d'artiste ou mythes de théiste. « Je suis encore très loin de moi, mais je veux le devenir ! » - G.Benn - « Ich bin mir noch sehr fern. Aber ich will Ich werden ! ».

La largeur de la mansuétude, la longueur de la longanimité, la profondeur de la grâce, la hauteur de l'espérance (St-Augustin) - cela permet bien de constituer une vraie Croix, mais seule la hauteur la distinguera d'une simple potence.

L'homme et ses frontières : il est un espace, fermé à l'horizontale et ouvert à la verticale. Toutes ses bonnes limites - lorsqu'on tend vers un soi ascendant ou transcendant - se trouvent hors de lui. « Toutes mes frontières me fuient » - Rilke - « Alle meine Grenzen haben Eile » - mais moi, je suis dans l'élan vers mes frontières. Être un Ouvert, c'est vivre de la hauteur, de l'être : « L'être est la frontière du devenir » - F.Schlegel - « Das Sein ist die Grenze des Werdens ». Le Chinois, qui pourtant ignore l'Être et vit presque exclusivement dans l'horizontalité, pousse jusqu'à voir dans la Clôture (non-communication) la source de tout Mal.

Je commence par comprendre, qu'aucune autorité extérieure ne peut prendre en charge les questions les plus brûlantes de mon existence, et je finis par reconnaître qu'aucune autorité intérieure, non plus, ne résume mon essence. À ce double meurtre, les spadassins, le soi connu et le soi inconnu, donnent le nom métaphorique de mort de Dieu.

La Loi est un édifice, où règne le Mur et l'élection ; le Livre, ce sont des ruines, aux portes inutiles, au toit percé, aux urnes absentes. Les ruines devraient enterrer le souvenir du Mur et garder le souvenir des Pinacles.

Dieu est un tragédien, devant un public n'osant pas pleurer. (« Dieu est un comique, qui joue devant un public, qui a peur de rire » - Voltaire). Les sots écrivent, pour nous faire passer l'envie des larmes ; les naïfs - pour nous les faire venir ; les subtils - pour les recueillir. « L'art sert à nous essuyer les yeux »* - K.Kraus - « Die Kunst dient dazu, uns die Augen auszuwischen » - et la philosophie complète la tâche, en remplissant nos yeux d'éclat ou d'espérances.

Aucune trace intelligible de Dieu dans les buts ni dans les moyens. Au commencement était la Contrainte. La création humaine est le but, et la liberté humaine - le moyen. Darwin, faisant de contraintes la cause première de la sélection naturelle, marchait sur les pas de Dieu.

Plus profondément on pénètre dans le mystère de la matière, plus on la voit comme prolongement du mystère de l'esprit ; après Au commencement était la particule de Démocrite, on tombe sur Au commencement était la symétrie de Heisenberg ; l'esprit et la matière remontent à la musique et à l'algèbre.

L'âme catholique s'embrase pour la hauteur du Christ extériorisé et vit l'ascension ; le cœur orthodoxe embrasse la profondeur du Christ intériorisé et le rejoint dans la descente aux enfers ; la raison protestante suit l'étendue du Christ palpable et s'y immobilise.

Devant l'échiquier de la vie, mon Dieu est une belle combinaison à sacrifices. Le leur est, le plus souvent, - une bévue (Nietzsche).

Il n'y a ni regards ni gestes, qui rendent Dieu plus proche ou plus lointain. Des illusions : plus je connais Dieu, plus Il s'éloigne (Jean de la Croix) ; plus je m'en rapproche, plus seul je suis (Bloy) ; plus je me contente de Le chercher, plus Il reste à ma portée (Pascal).

S'il existe deux verbes inapplicables à Dieu, ce sont bien aimer et comprendre. Et donc, en toute logique, ils ont raison, ceux qui disent, qu'Il n'est compris que s'Il est aimé et qu'il n'est aimé que s'Il est compris. Et ce qui reste vrai, si l'on y barre les « ne … que »…

Je ne peux respecter une foi que si son symbole est intouchable. Par exemple, le Chrétien élevant la Croix si haut qu'elle en devient invisible et donc impalpable. Et non pas celui qui l'enfouit dans des profondeurs en laissant sous le nez ses mots - et ces choses ! - navrants et trop vraisemblables de Roi, Nazareth ou Juif.

La proximité recherchée : le lointain devenant intérieur, donc intouchable et inapte de servir d'horizon.

La proximité du souci de l'être (Heidegger fuyant son Gestell mécanique) va de pair avec la proximité de l'insouciance existentielle. Mais les tenants de l'existence voient dans « la grégarisation du souci de l'être - le triomphe de la machine » - Jaspers - « die Massendordnung für Daseinsfürsorge - die Herrschaft des Apparats ». On n'échappe à la machine que par le regard absent.

Il faut Le chercher par la foi et Le trouver par l'espérance (à l'inverse des plus crédules) ; chercher, par la foi, le même et trouver, par l'intellect, le différent.

L'éloignement d'avec le saisi, la proximité d'avec l'insaisissable - c'est à ce prix qu'on module la continuité du vol par la discrétion de la flèche immobile.

Il faut beaucoup plus de superstition pour croire, que la vie résulte du hasard ou de la statistique évolutionniste que de la croire sortie tout droit d'un dessein de Dieu.

L'espérance : sans te débarrasser de tout le ballast de la raison, te sentir les ailes, qui te détachent de la terre.

La liberté est cette bénie imperfection, qui fait pressentir la grâce parfaite, sans en être une.

Avec l'image de limite, on pense soit à une frontière soit à une proximité ; ce qui, chez un Ouvert, crée des fraternités ou fait vivre, simultanément et dans un élan irrationnel, - le lointain appelant, haut et divin, et le proche appelé, profond et humain.

L'homme, qui m'est le plus nécessaire, est celui que je n'arriverais jamais à toucher ni à approcher, l’homme lointain, l’homme des sommets isolés, jamais celui que j’aurais en face. Celui-ci occupera mes yeux ; mais mon regard sera voué à l’homme des firmaments.

L'espérance : fermer les yeux et se faire regard, ne rien attendre de personne et se faire attente, s'abaisser jusqu'à terre, pour se faire hauteur.

L'amour aérien du lointain, en perdant de la hauteur et en se diluant en étendue ou en se consolidant en profondeur, se mue en souci du prochain, qui s'avère plus performant et juste. Et ils appellent cela « progrès ordonné des affections primitives » (Rousseau)

Je ne veux pas dévoiler les choses destinées à rester près de mon âme ; l'envie de les connaître annonce la séparation.

St-Augustin et les protestants ont raison : personne ne peut trouver son chemin vers Dieu. Mais Dieu, visiblement, Lui aussi, s'en désintéresse. Il ne restent que des culs-de-sac, les pieds au repos et la position couchée, pour rêver cet abandon insondable.

La proximité mystérieuse - intimité avec la distance, cette différence ontologique entre l'être hérité du méta-niveau conceptuel et l'étant propagé horizontalement sur le niveau existentiel. La proximité horizontale est riche et banale. La proximité verticale est vide et vertigineuse.

Tout Dieu officiel étant une idole, le crépuscule de celle-ci annonce la mort de celui-là ; le Dieu des sages est une icône - ils saluent la ténèbre valorisant leur cierge. Idole - fond et corps ; icône - forme et visage. Concept ou image.

Aucune statue conceptuelle, métaphysique, historique ne résiste à l'explosif critique, que pratique ce kamikaze de raison terrorisante. Pour qui ruines est symbole de la déchéance, le constat est clair : Dieu est mort. Mais si les ruines topiques avaient toujours été ton refuge, ton autel et ton confessionnal, aucun tremblement de terre ne ferait chuter ton idole interstellaire.

Être à l'écoute de ce monde, vivre avec son temps - des devises des Chrétiens d'aujourd'hui, qui oublièrent, que le monde entier gît au pouvoir de son prince, le Mauvais.

La grâce ne peut accompagner que le mystère du premier pas (et peut-être la solution, le sens, du dernier) ; elle ne peut rien ajouter à un parcours problématique déjà partiellement effectué. C'est pourquoi je ne crois pas à la grâce dans des religions.

Proximité étoilée et vaste : le proche profond solidaire du haut lointain.

Avec un examen de près, je gagne en profondeur, avec un regard de loin - en étendue ; mais en sachant unifier les deux, le scepticisme et l'ironie, je fais preuve de ma hauteur.

L'objectif des hautes contraintes est d'éviter la familiarité, cette fausse proximité de ce qui doit nous rester inexistant, cette fausse présence de l'objet ineffable de notre passion.

On est à la bonne hauteur, lorsqu'on n'a besoin ni de l'homme qui monte ni du Dieu qui descende, pour fêter les (non-)rencontres avec l'absolu.

Pour quand la machine rougissante et sanglotante ? Puisqu'elle se met déjà à penser et à croire ; elle peut dire déjà « ergo sum Deus », la symbiose du cogito et du : « Celui qui croit est dieu » - Luther - « Der aber glaubt, der ist ein Gott » ! Des seuls penser et croire ne découlent que le robot ou le mouton.

Pour affirmer que Dieu est mort, il n'y a qu'un seul moyen - prouver qu'au commencement était le Hasard et non pas une Chiquenaude divine. Pour conclure, que la fin est dans le robot et le mouton : « Là où il n'y a plus de Dieu, il n'y a plus d'homme non plus »** - Berdiaev - « Где нет Бога, там нет места и для человека ». La volonté ou l'intensité, en revanche, ne sont que d'anodins sobriquets de Dieu.

Peut-être le Dieu-analyste ne créa que le temps, l'espace ayant été préalablement créé par le Dieu-géomètre. Celui-ci créa le vrai, et Celui-là - le bon et le beau. Ils laisseraient l'homme divaguer sur les commencements et les fins, tandis que Eux-mêmes ne créeraient que l'algorithme, s'appliquant aux atomes et aux esprits. C'est à Eux que pensait Spinoza : « Dieu, pour agir, n'a ni commencements ni fins » - « Deus agendi principium, vel finem, habet nullum ».

Ni au ciel ni sur terre, les existentialistes ne parviennent à lire une échelle quelconque de valeurs et se remettent à l'aveugle action, sous leurs pieds. Ils ne veulent pas admettre, que ce qui est illisible à la raison peut être parfaitement sensible à l'âme et, partant, - intelligible pour un esprit étoilé. Mais, d'autre part, quand l'horreur d'un rapprochement inexorable de l'homme avec la machine me saisit, je ne sais plus quoi répondre à ces soi-disant impératifs esthétique et moral…

Nos trajectoires célestes se terminent par une chute terrestre, quelles que soient leurs apogées, tangentes ou destinations. Ce n'est pas la crainte des virages qui retient le contemplatif, mais le souci de ne pas perdre de vue son étoile. La droiture me tient éveillé, ductus obliquus dissipe, l'immobilité me berce et envoie des songes. Avec mon étoile placée assez loin, c'est à dire très haut, aucune onde de mes égarements ne la dévierait.

Dès que je me sens touché par le salut, s'ouvre aussitôt, béant, le chemin de ma perte ; mais si j'accepte la perte comme mon destin, je sens l'attouchement du salut - c'est cela peut-être l'impossible répétition, l'éternel retour, l'incertain purgatoire.

La philosophie est une poésie avec intelligence, comme la religion est une poésie avec espoir (Cocteau).

Certes, Dieu jette plus d'ombres dans la nature qu'Il n'en projette de lumière. Mais la philosophie a aussi peu de chances de L'en chasser - ou de Le tuer ! - que la géométrie - d'éliminer la beauté de la peinture, l'acoustique - de la musique, la grammaire - de la poésie. La raison, sans l'étonnement primordial, n'est plus de la raison, ou bien de la raison basse, tandis que « la plus grande hauteur accessible à l'homme, est l'étonnement » - Goethe - « Das Höchste, wozu der Mensch gelangen kann, ist das Erstaunen ».

La grâce - une mélodie que le temps n'emporte pas. Dieu est « la saveur que n'émousse pas la voracité » - St-Augustin - « sapit quod non minuit edacitas ».

Quel genre littéraire pratiquerait le bon Dieu, s'il Lui fallait paroliser le Verbe ? Je ne Le vois ni en romancier d'Éden, de Sinaï ou de Patmos, ni en psaumier, ni en libertin des Cantiques, ni même en critique de l'Ecclésiaste. Je Le verrais en Job, geignant avec un peu plus d'ironie, au milieu de ses déjections ratées. La honte se glissant par erreur dans la panoplie divine ; l'ontologie se transformant en honto-logie.

Et si le prologue johannique devait se lire : Au commencement était la Proportion ? L'obscur Logos s'illuminant dans le nombre translucide ? La mathématique, de gardienne des entrées académiques, devenant gardienne de la demeure ontologique de l'être.

La pensée atteint le grade de regard, lorsque disparaît le spectre d'un destinataire existant, d'une oreille d'homme par exemple. Et je ne sais plus si je regarde ou si je suis regardé. « Le regard, par lequel je Le connais, est le regard même, par lequel Il me connaît »* - Maître Eckhart - « Mein Erkennen ist Sein Erkennen » - c'est l'abîme, qui finit par me regarder (Nietzsche) !

Immortel, omniscient, omniprésent, tout-puissant, aimant tout le monde - ce que l'homme ne peut pas être, il l'attache à Dieu, au lieu d'en faire un étranger merveilleux, sans attributs lisibles et se foutant de nos misères. Mais le plus lamentable, c'est encore de Le rendre égal de l'homme : « Agir, sans suivre la raison, est étranger à l'essence divine » - Benoît XVI - « Nicht vernunftgemäß handeln ist dem Wesen Gottes zuwider ». Même le bon Dieu serait condamné à devenir machine comme les autres… « Il n'y a pas de contradiction entre les vérités révélées et les vérités de raison » - Averroès.

Oui, Dieu créa aussi la profondeur et l'étendue, pour y cultiver des belliqueux et des victorieux, mais c'est dans la hauteur qu'il laissa des capitulards et des anges. C'est ce que peut-être entrevit Job : « Dieu est Celui qui fait la paix dans les hauteurs ». Les calculs profonds des vainqueurs les stigmatisent ; pour les vaincus des hautes luttes, pour les anges, « l'espoir est l'alibi de la résignation »** - Enthoven.

Regarder les choses de loin ou de près ne fait que réveiller le plat prurit aux pieds ou au cerveau ; c'est mon regard, s'éveillant dès que je ferme les yeux et me détache des choses, qui me met en proximité urticante et vibrante avec mon âme immobile.

Pour rencontrer Dieu, tout chemin est mauvais. Pour Le mettre en ma proximité, ma meilleure chance est de m'immobiliser et de m'écouter. Si je crois, que « quand on fait un pas vers Dieu, Il en fait cent vers vous » (M.Jacob), je me trompe soit de chemin soit de personnage.

Le sage n'a besoin de mythes que pour illustrer le logos initiatique ; le vilain n'a besoin de logos que pour légitimer le mythe profanateur. Le logos est une rencontre féconde entre l'esprit et le verbe : « La proximité, faisant se toucher la poésie et la pensée, s'appelle mythe »*** - Heidegger - « Die Nähe, die Dichten und Denken in die Nachbarschaft bringt, nennen wir die Sage ».

Me sentir porteur de l'absolu, qu'aucun microscope ne dévoile, qui galvanise mon regard et mes mots, mais fuit mes yeux et mes gestes. Mais j'en suis porteur originel, non-contagieux, et non pas « incroyant contaminé par l'absolu » (Cioran).

Pour la première fois on chanta une débâcle de la noblesse, clouée au banc des accusés, que fut Sa Croix, avec l'avocat de la défense, le Paraclet, brillamment résigné. Ceux qui prirent Son Nom, Le proclamèrent vainqueur pour rameuter des querelleurs des valeurs positives, qui font gagner.

La vérité sacrée ou le sacré véridique n'émeuvent ni convainquent que l'idiot du village. La religion ne crée que dans le rite, et la philosophie - que dans le sophisme. « Pour la religion n'est vrai que le sacré ; pour la philosophie n'est sacré que le vrai » - Feuerbach - « Der Religion ist nur das Heilige wahr, der Philosophie nur das Wahre heilig ». Le sacré et le vrai réunis ne s'entendent que chez le poète.

Le nihilisme, et non pas l'athéisme ou le panthéisme, est le véritable antagoniste de la vraie foi. Celle-ci explique les origines et déduit les fins ; le nihilisme, c'est la libre sophistique des sources et la libre dogmatique des finalités, la vénération et l'espérance ne découlant pas du passé et n'étant pas tournées vers l'avenir, mais remplissant le présent plein de magie. Le nihilisme est le fond altier de la foi, comme le panthéisme est « la forme altière de l'athéisme » - Schopenhauer - « die vornehme Form des Atheismus ».

Dès que j'entends parler de l'Être (l'Étant, la présence) suprême de la métaphysique, derrière lesquels doit se deviner le profil - ou la Face ou le dos ! - de Dieu, sur-le-champ, je fais tomber ces substantifs et m'accroche à la divinité pronominale de la première personne, se moquant de participes évasifs, de superlatifs et de préfixes furtifs. En fuyant une profonde substantivation, le moi se met à se verbaliser en hauteur.

Le nihiliste ne refuse pas aux choses leur part du merveilleux ; seulement, il n'en tient compte que dans la mesure, où elles soutiennent sa passion de l'intensité et son appel de hauteur : « Être nihiliste, c'est nier les choses à leur plus haut degré d'intensité, et non dans leur version la plus basse » - Baudrillard.

L'homme d'aujourd'hui est soumis à un bombardement continu de paroles et d'images ; ce qui est source première de toute incroyance ; la foi est capacité de silence et de regard, avec les oreilles et les yeux fermés.

Parmi ceux qui professent des avis contraires aux miens, tant d'âmes proches ; et, chez mes voisins en esprit, - tant d'étrangers lointains. Il n'existe pas de métrique commune entre l'âme, l'esprit et le cœur ; seule l'amitié en établit des distances comparables.

Le monothéisme est un adieu à la forêt, où retentit la panique du grand Pan, et la proclamation du culte de l'Arbre serein, depuis l'Arbre comique de la tentation jusqu'à l'Arbre dramatique de l'expiation.

Magique est le réel, ce créé avant toute représentation ; divine est la représentation, la création ; banal est le créé par la représentation. Mais chacun met son Dieu à un seul niveau : panthéiste, artiste et, enfin, nihiliste ou croyant.

Le vertige des hauteurs est impossible sans la proximité des gouffres : le besoin de profondeur est un besoin de compensation, et l'on finit par s'en détourner.

Que veut ou que peut l'homme ? - la réponse à ces questions définira ce que l'homme est. Mais le sens de cette réponse se dégagera grâce au regard a priori qu'on porte sur l'homme : est-on face à la machine ou face à un miracle ? Dans le premier cas on en connaîtra le prix, dans le second - la valeur.

Deux sortes de pensées : rester au milieu des choses prochaines et essayer d'en créer du lointain, ou bien les oublier et chercher à créer de la proximité d'avec le lointain. « La rencontre est proximité du lointain, liaison sans fil »** - Heidegger - « Die Begegnung ist die Nähe des Fernen die ohne Naht verbindet ».

Puisqu'on n'aime que ce qu'on ignore, l'amour de Dieu n'est pas si niais que ça ; et si l'on y ajoute la honte étrange, qui nous étreint, on commence à apprécier la dichotomie augustinienne : « L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi a fait la cité céleste » - « Fecerunt itaque civitates duas amores duo : terrenam scilicet, amor sui usque ad contemptum Dei ; cœlestem vero, amor Dei usque ad contemptum sui ». Chez celui qui s'ignore, les deux termes s'équivalent, et la cité, dont on ne saurait plus percer l'origine, terrestre ou céleste, prendra la fière allure des ruines.

Pour Ses créatures, Dieu ne serait ni but ni contrainte, mais - un moyen ; moyen d'aimer, par la foi, cette merveille de vie. St-Augustin m'aurait accusé d'hérésie : « Les bons usent du monde, pour jouir de Dieu ; les mauvais, pour jouir du monde, veulent user de Dieu » - « Boni quippe ad hoc utuntur mundo, ut fruantur Deo ; mali ut fruantur mundo, uti volunt Deo ». Mais dans Sa création, Dieu ne formulait, peut-être, que des contraintes : « La différence est peut-être plus vieille que l'être » - Derrida.

En creusant, on arrive au même degré d'admiration des choses vues, de la vue et du voyeur - matière, fonction, esprit. Ni le big-bang ni la paléontologie ni la génétique ni Darwin ni n'y contribuent ni n'en rabattent l'éblouissement. L'Horloger se moque des serruriers et métallurgistes.

Il faut beaucoup de sang-froid et de calme pour embrasser, pour de bon, une foi ; l'excitation ne favorise que la connaissance. Et Chateaubriand : « J'ai pleuré et j'ai cru » - est certainement tombé sur des balivernes.

Un homme à genoux - trois lectures ou justifications différentes : car il ne peut, ne veut ou ne doit pas rester debout - la prière, le rêve, la honte.

La création humaine, c'est à dire le Qui et le Comment artistiques, complète admirablement la Création divine, qui se ramène au Quoi et au Pourquoi vitaux.

Celui qui tient à l'intensité et à l'immobilité de la hauteur est voué à l'éternel retour, ce contraire de la résurrection, cette vocation des remuants, qui s'abaissent ou s'approfondissent.

Dans le modélisé et verbalisé - peu de traces de divin ; n'est vraiment divin que le réel ; dans les premiers on trie, dans le dernier on prie : « Il faut user des moyens humains, comme s'il n'y avait pas de divins, et des divins, comme s'il n'y avait pas d'humains » - Gracián - « Hanse de procurar los medios humanos como si no hubiese divinos, y los divinos como si no hubiese humanos ».

Techniquement, l'astuce infaillible, pour mieux juger ma propre œuvre, est d'en devenir étranger, d'en prendre du recul, car la familiarité me réduit seulement en complice des autres - et toute œuvre appartient aux autres ! - là où la distance me rappelle, que je suis l'accusé principal de moi-même.

On ne jugerait les hommes qu'après leur mort ; et si la même chose valait pour les dieux ? On comprendrait alors l'annonce calculée de la mort de Dieu par Nietzsche : « Pour les dieux, la mort n'est jamais qu'un pré-jugement (préjugé) » - « Den Göttern ist der Tod immer nur ein Vor-Urteil ». On comprend l'avantage (Vor-Teil) d'être prescrit qui, sans solidité des pièces à conviction, n'est qu'une partie (Teil) d'un bref sursis.

Piètre Dieu, ou piètre amour, chez les bouddhistes : « On ne peut connaître Dieu qu'en l'aimant » (et St-Paul n'en est pas loin non plus). Un dieu connu ou un amour du connu ne peuvent être qu'insignifiants. Il faut aimer pour renaître et non pas pour connaître. Mais si se connaître, c'est entendre l'appel de son soi inconnu, aimer, ce serait se munir d'une bonne ouïe.

Il suffit, que tu t'adresses non pas à tes collègues mais à Dieu, pour que tu me touches. Cet attouchement devient caresse, s'il se répercute de l'esprit à l'âme. Le talent, c'est l'art de réussir cet heureux glissement.

Il est tout autant impossible d'imaginer ma vie dans l'au-delà qu'imaginer mon soi réparti entre deux corps (métempsychose), ou un corps habité par deux âmes (psychose). Ce qui explique le succès des résurrections ou des fusions en tout genre, chez le poète, manipulateur de l'impossible.

La vraie - et terrible - liberté commence avec l'égale facilité, avec laquelle on accepte les deux de ces termes équivalents : « on peut - ou l'on ne peut pas - être contre Dieu ».

L'extinction du sacré de toutes les scènes humaines - politiques, littéraires, morales - paraît être irréfutable et bien méritée ; pourtant Dieu n'y perd rien de son essence ; Dieu n'aurait rien à voir avec le sacré, Il n'en serait que la possibilité.

Même débarrassés de toute transcendance, la foi mystique et le regard poétique trouveront toujours assez de ressources dans la réalité sans voiles ; quand le Dieu profond des apparences est mort, ressuscite celui de la réalité, le haut.

Être créateur veut dire avoir inventé un langage à soi, langage source de l'universel, vécu comme immortel ; et puisqu'on est habitué à voir en Dieu la justification de tout ce qui est universel, le créateur commence par proclamer, que Dieu est mort. « Les immortels mortels, les mortels immortels »** - Héraclite.

Mon soi est le seul contact direct avec Dieu ; et comme Lui, il reste inaccessible et incompréhensible ; je reconnais sa présence par le besoin de chanter (et non seulement de parler), de danser (et non seulement de marcher), de poétiser (et non seulement de narrer), bref - de prier, de ne pas m'attendre à une réponse et même de renoncer à poser des questions ; comme Dieu, on ne peut vénérer que le soi inconnu, sans se faire d'illusions : « Un poème est toujours une quête du moi » - G.Benn - « Ein Gedicht ist immer die Frage nach dem Ich ».

Très nette analogie entre la religion et le sexe : un mystère bouleversant - la terrible puissance des pulsions ; un minable problème - la dissection psychanalytique ; une pitoyable solution - le morne priapisme. Ainsi, de même, un mystère religieux - la vénérable foi ; son problème savant - la théologie robotique ; sa solution humaine - le rituel moutonnier.

L'éternel retour : le constat qu'aucun perfectionnement ne rend la perfection moins incompréhensible. L'invitation à ne pas placer nos espérances dans le perfectionnement, à nous contenter de vénérer la perfection, à ne pas compter sur un rapprochement avec elle.

La chose profonde peut passer dans la catégorie des choses hautes, quand on échoue à l'approfondir davantage ; alors - deux issues : soit la platitude, puisqu'on toucha à la solution, soit la hauteur, car un mystère s'y tapissait. La volupté élit son séjour, plus souvent, dans une heure haute que dans une profonde éternité.

Un blasphème contre un Dieu connu peut être une louange de Dieu, le Vrai ; mais toute louange absolue du Dieu connu est un blasphème de l'Inconnu.

La voie intellectuelle vers Dieu : là où il y a l'Œil, il doit y avoir la Lumière. Et ce que je crée, étrangement, en est des ombres.

Le regard est cette distance personnaliste et individuante qui, aux instruments que sont les objets, impose la musique du sujet ; à l'opposé du point de vue, qui laisse le bruit des objets s'imposer au silence du sujet.

Les étapes vers la méconnaissance définitive de son soi : on commence par l'identifier avec nos actes, ensuite on lui attribue nos idées, dans un dernier sursaut de chercheur opiniâtre, on laisse nos passions le représenter. Et l'on finit pas se résigner : entre le soi et n'importe quoi d'autre, il est toujours possible de percevoir d'infinis interstices.

Je peux comprendre l'homme des cavernes, à conscience apeurée, ou l'homme-tyran, à conscience trouble, ayant besoin d'en appeler aux dieux vengeurs ou rédempteurs, mais je ne trouve pas d'explication de la bondieuserie de la Yankaille, à conscience en béton et au savoir irréfutable.

Découvrir que ce qui, sentimentalement, au fond de moi-même, m'est le plus proche est ce qu'il y a, mentalement, de plus lointain, m'interdit toute familiarité avec moi-même et me livre au tragique, c'est à dire au sentiment, que ma défaite devant le lointain n'est due qu'à moi-même, illusoirement si proche.

Imperceptiblement, Dieu changea de lieu d'existence : jadis, Il fut dans le réel, ensuite, Il traîna dans le conceptuel, aujourd'hui, Il n'est plus que dans le métaphorique, mais on continue à entonner la même antienne : Il existe !

La foi leur sert pour mettre en marche l'imagination ; l'imagination sert à l'artiste pour croire ensuite. La simultanéité n'est possible que chez les inspirés : « Ils inventent et croient en même temps » - Tacite - « Fingunt simul creduntque ».

Les poètes inventèrent les dieux, les moutons les mirent aux temples ; les poètes comprirent pouvoir s'en passer, les robots se crurent libres. Virgile se trompe dans sa chronologie : « De Jupiter commença la muse » - « Ab Iove principium musae ». Et puisque le terrible précède ou suit le poétique, c'est Pétrone qui a raison : « La terreur donna au monde ses premiers dieux » - « Primos in orbe deos fecit timor ».

Dieu est mort, puisque l'homme apprit la sage parole et désapprit le chant fou : « Dieu serait l'excitation et la terreur de la folie humaine »** - Nietzsche - « der Gott wäre der entzückte und entsetzte Wahn der Menschen ». La poésie, la musique, le rêve ne sont que des folies nous sauvant de la solitude ; Dieu, c'est l'impossibilité de la solitude du chant ; tandis que ni la parole, ni même le cri, ne m'ouvrent plus à l'écoute divine. Non, Dieu du chant, de l'intensité, qui n'est pas la force, ce Dieu n'est pas mort ; s'Il l'était, je serais condamné au soliloque ; une sensation impossible pour tout créateur de mélodies.

La musique est le plus noble des arts, puisqu'elle déchaîne l'émotion la plus irrésistible non pas dans la sensation de proximité, de familiarité ou de connivence, mais dans celle d'étrangeté, d'éloignement et d'incompréhension. « Se vouer au lointain par la proximité »*** - Heidegger - « In-die-Nähe-kommen zum Fernen » - est noble, mais utopique. Et ce n'est qu'au-dessus de l'art, dans l'amour peut-être, qu'on rêve de vivre « ce néant délicieux : la proximité du lointain et le lointain de la proximité » - Goethe - « ein reizendes Nichts : die Nähe der Ferne und die Ferne der Nähe ».

La proximité désigne cette faculté de notre regard qui, en même temps, dévoile l'être et voile l'étant, montre l'indicible et déréifie les choses.

Dieu voulut que je Le trouvasse sur le chemin de la liberté, dont le premier pas serait de me débarrasser de la bête sociale, mouton ou robot, qui se faufile en moi et me défigure. « Plus on approche de Dieu, plus on est seul »**** - Bloy.

Les pas vers Lui se mesurent en unités d'étonnement et de vénération. Le lointain est composé de ce qui est compris. « Dieu ne déambule jamais au lointain, Il ne quitte pas la proximité »*** - Maître Eckhart - « Gott geht nimmer in der Ferne, er bleibt beständig in der Nähe ».

Tendre vers Dieu, c'est se donner une chance de se scruter soi-même : « Je tendais vers Dieu et je suis retombé en moi-même » - Anselme - « Tendebam in Deum, et offendi in meipsum ».

Dieu - une proximité bénie ou béate : « Rien de plus près de nous que Dieu » - Valéry. Dieu est la justification du monologue, par la forme, et l'impossibilité du dialogue, par le fond.

Du peu qu'est toute chose, il est loisible de passer au tout ou au rien, la distance est la même ; le cerveau et les yeux suffisent, pour arpenter la seconde, pour la première on aurait besoin de regard et d'ailes. « Le vide, rempli par le néant, devint le tout » - H.Broch - « Das Nichts erfüllte die Leere und ward zum All » - ce tout si vif, puisque débarrassé de choses.

Tenant à mon éloignement de tout réseau routier, dans mes ruines intemporelles, je m'intéresse moins à ceux qui, en regardant en avant, ouvrent des chemins, qu'à ceux qui, en regardant en arrière, remontent aux origines des chemins et en inventent leurs premiers pas.

Le monde, qui nous créa, et le monde, que nous créons, rien de matériel ni causal ne les relie, et pourtant ils convergent étrangement et sont identiques dans leurs manifestations les plus éclatantes.

L'admiration inconditionnelle devant la féerie du monde ; peu importe quel nom je donne à son auteur - Dieu ou le hasard (« quelqu'un joue avec nous - cher hasard ! » - Nietzsche - « Einer spielt mit uns - der liebe Zufall ! »).

Si je cherche la température la plus basse ou la vitesse la plus grande, je tombe sur des valeurs finies, qui expriment un sens infini ; la théodicée, fondée sur la montée vers la perfection, est du même ordre, mais l'on doit s'y arrêter, peut-être, sur ce qui y est sensoriellement fini : la vie et l'homme, en particulier, dont le sens, de toute évidence, n'est pas fini.

Dieu créa les axes (« Dieu est jour/nuit, satiété/faim »** - Héraclite ; les oppositions héraclitéennes semblent être l'approche du divin la plus sensée de tous les temps), la liberté de l'homme y lit - plus qu'elle ne choisit ! - des valeurs (l'ombre, à laquelle on tient, et la soif, qu'on entretient, désignent les plus libres). La terne dialectique hégélienne profana ce beau culte des axes, que reprit Nietzsche, avec vie-art, bien-mal, nihilisme-acquiescement, chute-élan, puissance-résignation.

Doit-on être plus proche de la nature ou de la culture ? La culture se soucie des finalités, et la nature, étymologiquement, nous renvoie aux commencements. Je dois donc écouter davantage la nature, mais la meilleure écoute doit presque tout à la culture ! Munir le fond naturel initiatique – d'une forme culturelle eschatologique.

La science : rendre intelligible ce qui est visible ; l'art : rendre visible ce qui est crédible. La foi se rapproche de l'art : « La lumière de la foi fait voir ce qu'on croit » - Thomas d'Aquin - « Lumen fidei facit videre ea que creduntur ».

La chance unique du christianisme - la fusion entre un Dieu juif et un Dieu grec, entre un étant, qui chante et résonne, et un être, qui alimente et raisonne, entre celui qui hésite, dans la douleur du bien, et celui qui crée, dans la certitude du beau. C'est Dionysos qui souffla au Christ sa plus belle leçon : « L'œuvre essentielle du Christianisme, c'est d'avoir révélé que la vie la plus misérable peut, par la hauteur de son intensité, acquérir une estimable richesse »*** - Nietzsche - « Wenn das Christentum etwas Wesentliches getan hat, es war die Entdeckung, daß das elendeste Leben reich und unschätzbar werden kann durch eine Temperatur-Erhöhung ».

Le plus grandiose, dans le dessein divin, est que les miracles de la matière, de l'esprit et de l'âme sont du même degré ; on hésiterait d'en dresser la préséance (ce que tenta, sans conviction, Kant : « Le monde est un animal, mais son âme n'en est pas Dieu » - « Die Welt ist ein Tier : aber die Seele desselben ist nicht Gott »).

Nous ne pouvons exprimer que notre attente, mais c'est la grandeur de l'Attendu que nous devrions faire ressentir ; mais dès qu'un attendu perçu ou aperçu se met à dicter notre attente, celle-ci devient mesquine et celui-là se désavoue ; ton Attendu doit être toujours plus grand que ton Attente.

L'impensable et l'indicible nous sont plus proches que toute action, tout discours ; paradoxalement, c'est le triomphe suprême du mot, la poésie, qui nous en apporte la certitude ; la poésie serait une voix, qui fasse sentir le silence de Dieu. Sacrifices et fidélités en apportent d'autres preuves.

L'angoisse, sans disparaître, se met à parler espérance ; le doute, sans perdre l'acuité de son problème, se mue en apaisant mystère, - c'est ainsi que je verrais la grâce. La grâce, c'est la caresse des fins et des commencements, des résignations et des révoltes. Caresse, le contraire de possession ou de maîtrise. Caresse, dans laquelle Socrate ne voyait qu'un compagnon du sensible et de l'intelligible, tandis que les hédonistes (Philèbe), plus sensibles peut-être que lui, tout en étant moins intelligibles, en faisaient un principe.

La vie, réelle ou inventée, peut avoir du charme en versions linéaire ou plate ; mais si je veux donner du volume à la vie surgissant de mes mots, il me faudra de l'étendue des images, de la profondeur des idées, de la hauteur de l'âme ; une seule dimension me manquera, et je dégringolerai dans la platitude.

La naissance de la poésie : on commence par faire confiance au mot, en quittant sa fonction primordiale d'étiquette ; le mot devient ferment de métaphores et de musique ; et le constat le plus stupéfiant, c'est que, quel que soit l'écart osé, la vie n'habite pas moins les créations libres que les copies serviles ; on finit par comprendre que ce n'est pas la peine de s'accrocher, en copiste, à cette chimère de vie réelle, la vie inventée par le mot n'étant en rien moins humaine, et certainement plus noble que toute reproduction.

Vivre, c'est traduire la poésie du Vivant en prose de plus en plus proche et claire, pour terminer par une insipidité définitive ; rêver, c'est entretenir la convulsion ou l'agonie poétique, à une distance infinie. « La vie où tu n'es pas, serait si belle ; te vivre [rêver] aussi est un défi à relever » - L.Salomé - « Das Leben ohne dich, es wäre schön, und doch auch du bist werth, gelebt [geträumt] zu werden ».

Le Sauveur promit de se joindre à toute réunion de deux à trois fidèles, convoquée en Son nom ; se refuserait-Il à tout attroupement ? Et le solitaire, adorateur de l'innommable, ne mérite-t-il jamais une sainte Visitation ?

Personne, ni le scientifique, ni le philosophe, ni le théologien, n'est plus près de Dieu que le poète. Ce que St-Augustin, Spinoza, Kant, les prix Nobel ou Fields développent autour de l'essence divine est d'un ridicule accompli et lamentable, tandis que l'intelligence divine est enveloppée par tout bel élan poétique, gratuit, incompréhensible et noble.

L'infini des théologiens m'est hermétique ; celui des mathématiciens est beaucoup plus suggestif quant à la nature du divin : il n'est ni naturel ni rationnel ; quoi que je verse en lui, il reste inchangé ; il annihile toute quantité, qui veuille se diviser par lui ; tendre vers lui veut dire que, tôt ou tard, on doive tourner le dos à tout jalon fini.

Sur la surface néo-testamentaire affleurent les noms de Sinaï, de Rome ou de Jérusalem, venus des profondeurs de l'Histoire ; mais un bon regard y perçoit beaucoup plus nettement la hauteur conceptuelle et naturelle d'Athènes ou de l'Himalaya.

L'origine grammaticale des religions : l'homme fourmille de mots et encore davantage de signes de ponctuation, dont les plus lancinants sont le point d'interrogation et les points de suspension. Et voici que quelqu'un de bien exclamatif prétend apporter des réponses ou, au moins, réduire le nombre de points…

Ce qui ne laisse pas de traces ne peut pas avoir d'attributs ; ni le comparatif ni le superlatif n'y ont de place ; l'omniscient avec l'infinité d'attributs (Spinoza) ou le meilleur que mon âme (Pascal) ne qualifient que le néant.

Il faut s'attacher à l'invisible impérieux et se détacher du palpable superflu ; et l'attachement et le détachement doivent servir à faire entendre notre musique, pour laquelle trouveront leurs instruments et leurs interprètes la faiblesse et la puissance, la fierté et la honte, la passion et la paix, l'ambition et l'humilité, la maîtrise et la simplicité. L'harmonie entre ces deux versants est peut-être ce qui est à l'origine de son propre regard : « C'est la honte ou la fierté, qui me révèlent le regard d'autrui »*** - Sartre.

Le monde visible crée chez les hommes trois sortes d'arbre : le matérialiste, figé et sans inconnues, l'ignare, aux maigres ramages et aux inconnues aléatoires, l'ouvert, plaçant de subtiles variables dans les meilleures extrémités - pas d'unifications, des unifications chaotiques, des unifications enrichissantes. « Notre vie consiste à unifier la partie visible avec un Être d'en-haut » - J.G.Hamann - « Unser Leben besteht in einer Vereinigung des sichtbaren Theils mit einem höheren Wesen ».

Les pitoyables et pâles tentatives d'imaginer un extra-terrestre, un griffon ou une buisson ardente, qu'on n'aurait jamais vu : le vivant imaginaire est inaccessible à la libre création humaine ; on ne peut créer que sous de belles contraintes divines : « Ce n'est pas d'autres mondes que nous avons besoin, mais d'un miroir » - Tarkovsky - « Нам не нужно других миров, нам нужно зеркало ».

Le génie : l’admiration se passant de toute compréhension ou même persuadée de l’incompréhension. Ainsi, Dieu est bien mort en tant qu’Objet admirable et en tant qu’Idée comprise, Il n’est que Génie.

Face à l'idée de sa propre mort, tout homme lucide, non berné ni bercé par une minable superstition, devrait passer sa vie à hurler sur la lune, les cheveux dressés, le cerveau en feu, les yeux fixés sur son tombeau. Pourtant, il se comporte, comme si une immortalité l'attendait au bout du chemin ; le Créateur mit en lui un irrésistible et bel instinct. « Nous ressentons, au fond de nous-mêmes, notre éternité » - Spinoza - « Sentimus experimurque nos aeternos esse ». Et ils continuent à se croire au théâtre : « Mon âme, il faut partir » - les dernières paroles de Descartes, de celui qui, pourtant, disait : « Il est certain, que mon âme peut exister sans mon corps ! ».

L'air, qui est l'élément de la liberté et de la musique, sert d'étape à mon regard sur le ciel. Et le corps, peut-être, est cette terre, à partir de laquelle j’aperçois le mieux le feu divin : « Ainsi l'âme s'unit à l'âme, fût-ce par le chemin du corps » - J.Donne - « Soe soule into the soule may flow, though it to body first repaire ». Comme le mot, cherchant à embrasser mon âme obscure, est condamné à se fier à la transparence des pensées.

Même dans nos plus grandes œuvres, nous, les humains, nous laissons inéluctablement des traces de nos échafaudages, de nos pinceaux ou de nos dictionnaires ; le miracle du Créateur est de se contenter d'insuffler l'être et de ne laisser la moindre trace ni de Ses mains ni de Son cerveau (où l'on pourrait, sans ridicule, élever nos temples et nos prières).

L'art est une défense d'un lointain fanatique contre une proximité neutre. Face aux choses, l'art est la préférence, donnée à leurs nimbes au détriment de leurs empreintes : « La trace, quelle que soit son origine, est apparition d'une proximité ; l'aura, quelle que soit sa source, est apparition d'un lointain » - Benjamin - « Die Spur ist Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag, was sie hinterließ. Die Aura ist Erscheinung einer Ferne, so nah das sein mag, was sie hervorruft ».

Le Dieu de Spinoza, à l'infinité d'attributs, est aussi loufoque que le Dieu s'incarnant dans un fils de charpentier ou s'identifiant avec un marchand de tapis. Le Dieu inconnu, le seul, qui mérite nos louanges, est celui qui, premièrement, déposa en nous les germes du vrai, du bon et du beau et, deuxièmement, pour les percevoir, nous munit d'un cerveau, d'un cœur et d'une âme. « Dieu se connaît mieux en restant inconnu »** - St-Augustin - « Deus scitur melius nesciendo ».

J'ai presque de la tendresse pour la religion chrétienne, puisqu'elle est, en Europe, le dernier refuge de la poésie. Celle-ci est, en effet, chassée de la philosophie, de la littérature, de l'amour humain et de l'amour divin. La poésie est un état de suspension ambigüe entre les abstractions mystiques et les rites mécaniques, ces deux extrêmes, dans lesquels se vautrent les autres religions.

Narcisse, qui serait incapable de s'adresser aux dieux, ni en croisant le regard d'Apollon ni en s'élevant à la hauteur de Dionysos (ces deux interlocuteurs réveillent notre soi inconnu), donc sans talent ni intensité, ne serait qu'un sot auto-satisfait, se contentant de son soi connu. L'esprit doit préserver imperturbable la surface réfléchissante, et l'âme – percer la profondeur houleuse.

Ce qu'on prend pour commencements divins - Verbe ou Amour - devient, traduit en notre modeste idiome humain, des fins ultimes - livre ou caresse, auxquels aboutissent la vie et son bonheur.

Ils font du bonheur un gibier qu'il s'agit de viser, et ils veulent, pour ne pas le rater, qu'il se rapproche le plus près de nous. Mais le gibier peut entretenir l'appétit de l'œil, sans dépraver celui de l'estomac. Visé de trop près, je le touche et en régale ma digestion, mais j'éteins mon regard, qui ne vit que du lointain.

La plus glaciale des indifférences s'appelle platitude, et la caresse, à l'opposé de la platitude, est à l'origine de l'amour, de la musique, de la poésie, de la conscience. « Une caresse brise la glace infinie du monde - telle est la leçon merveilleuse du Christ »* - Iskander - « Космический холод мира преодолевается лаской. В этом чудо учения Христа ». Dommage que le Christ se soit arrêté sur le seul premier domaine, à moins que les autres ne soient que des expansions du premier.

Tous les dieux sont de faux dieux, mais l'homme écrit autour d'eux tant de ces contes de fées pour adultes - de mythes, qui nous apprennent, et nous persuadent, que la vraie vie est imaginaire.

C'est du contact avec le lointain que me naît la sensation la plus nette de l'immédiat. Tant d'interprètes, communs et opaques, se faufilent entre moi et le plus proche.

Aujourd'hui, on vient vers Dieu, comme on adhère à une association des consommateurs ou à un parti politique : pour être assisté ou élu. Plus de solitaires aux portes de l'église : « Aucune excursion guidée ne mène à Dieu ; ne le rejoignent que des voyageurs solitaires » - Nabokov - « К Богу приходят не экскурсии с гидом, а одинокие путешественники ».

Dieu est peut-être : Verbe - pour l'esprit, Amour - pour le cœur, Musique - pour l'âme et Caresse - pour le corps. Un corps, voué à la déchéance, a plus besoin de consolation que l'âme immuable : « Dieu n'est pas une exigence de l'âme, mais du corps » - R.Debray - l'esprit et l'âme se chargeant d'anesthésies ou d'euthanasies.

Dieu est peut-être Amour, mais on ne veut pas aimer l'invisible ; Dieu est peut-être Vérité, mais on ne doit pas connaître l'indicible ; Dieu est peut-être Création, mais on ne peut pas avoir Sa liberté. D'après St-Augustin : « Le sage est celui qui imite, qui connaît, qui aime Dieu » - « Dei imitatorem cognitorem amatorem esse sapientem », la sagesse n'est pas pour nous.

La valeur d'un homme résulte d'une pondération de leurs trois dimensions - largeur, profondeur, hauteur. Avec d'autres coefficients, tant de nains parmi les vastes ; tant de grands chez les étroits.

Quand le reflux des fidèles, des églises vers des clubs Méditerranée, aura atteint un stade critique, pour ne pas laisser se vider les temples, on retournera vers le culte de Jupiter & Cie, qui, tout d'abord, rejoindra sa version orientale obsolète dans les autels, avant de l'évincer définitivement, sous l'égide d'Hermès, saint patron des marchands, la Croix abandonnant son sens sacrificiel et ne gardant que sa valeur ornementale.

Il y a une raison profonde de la convergence inéluctable de tout vivant vers les seuls deux modèles équilibrés - le mouton et le robot ; le Verbe créateur est, en réalité, un programme divin d'apprentissage, fondé sur la répétition, l'habitude, l'adaptation, le réflexe et la résilience, et aboutissant à un algorithme. Tout, de l'algèbre à l'amour, obéit à ce génial stratagème, la différence relevant surtout de l'ordre d'(in)conscience accompagnant nos gestes.

L'opium ou l'eau-de-vie, telle est la fonction de la religion, chez les sauvages. Chez l'homme moderne, le raz-de-marée du solide débarrasse du réquisit du gazeux ou du liquide : regardez le sort pitoyable de l'encre, du souffle, de la sueur, du firmament, du sang, des aromates, des larmes, et l'eau-de-vie, avec l'opium, n'y échapperont pas non plus.

On attribue au Christ son attachement exclusif à la hauteur, mais la fréquentation préalable des profondeurs infernales y est pour quelque chose. Ses successeurs se préoccupent surtout de l'étendue des anathèmes (anathème signifiait jadis – une mise en hauteur) et de la largeur des portes des églises. L'appel du large au plus creux des cieux.

Le même ennui émane des dieux de Descartes, de Leibniz, de Spinoza ; c'est comme si l'on raisonnait sur les triangles les plus libres, ou les plus parfaits, ou les plus nécessaires.

Ce n'est qu'à une grande distance qu'on garde le respect du bon, du grand, du beau et du vrai ; une familiarité stupéfie par la fragilité du grand, te fait rougir du malentendu du bon, te terrorise par la transparence du beau, te déçoit par la mécanique du vrai.

Qu'il est beau ce miracle - du nombre naissent la mélodie, la couleur ou la saveur ! Un miracle encore plus grand - que nous ayons des récepteurs et des mesureurs de ces émanations du nombre ! Qu'est-ce qu'un miracle ? - la matière, qui suive la loi de l'esprit.

La pensée vivante est la pensée des commencements, cette poésie naissante ; la pensée soi-disant religieuse (oxymoron !), qui se tourne vers les fins ultimes (par exemple, Endzweck de Heidegger), est de la poésie sans élan.

L'athée pieux s'appelle agnostique ; l'agnostique, qui ne fait que penser, devient athée ; l'agnostique intelligent et sensible devient nihiliste. Le nihiliste s'attache à ce qui n'existe pas - une attitude poétique ; l'athée nie ce qui n'existe pas, ce qui est bien plat.

L'agnostique est celui qui, dans l'admirable harmonie de la matière et de l'esprit, voit un beau mystère, un dessein divin, ayant préconçu l'Idée avant sa réalisation. D'ailleurs, c'est le seul sens intéressant qu'on pourrait donner aux idées platoniciennes.

Les questions, à l'origine d'une foi : à Qui est l'œil posé sur moi ? pourquoi mes yeux ? comment se forme mon regard ?

Il est facile de donner un sens à l'affirmation « Dieu n'existe pas », mais quel sens peut avoir « Dieu existe » ? - « Tout est permis » ou « Je suis innocent », dirait-on, au choix, dans le premier cas ; dans le second, on reste sans voix, sans logique, sans sources, ne pouvant compter que sur une imagination gratuite, c'est à dire la meilleure. Que serions-nous devenus, sans ce qui n'existe pas… « L'absence de Dieu est plus divine que Dieu » - Sartre.

Les catholiques et les musulmans (contrairement aux orthodoxes et protestants) placent entre le paradis des sens et l'enfer du sens le Purgatoire d'essence. Il faudrait placer cet intermédiaire créateur non pas dans le temps conciliateur, mais dans l'espace réversible : savoir vivre tantôt dans un enfer résonnant d'espérances paradisiaques, tantôt dans un paradis tragiquement désespérant.

La différence entre le bon et le pur, entre le beau et le sublime, entre le vrai et le sacré : la continuité de l'échelle des premiers et les ruptures ou le pointillé dans la vision des seconds.

Un athée est souvent un homme châtré, soit de l'intelligence, soit de la sensibilité, soit de l'âme. Ce qui peut rendre sa voix plus pénétrante. La greffe au cerveau ou aux glandes lacrymales, que subit un homme pieux, ayant rencontré Dieu, ne rend plus viriles ni sa pensée ni ses lamentations. Seule la compagnie d'un Dieu inconnu conduit à l'invention, cette seule authenticité humaine.

Distance filiale, distance amoureuse, distance fraternelle - toutes devraient se mesurer en verticalité ; quand on les mesure en horizontalité, on arrive à une fausse proximité : l'héritage, la familiarité, la connivence.

La distance, dont il est question ici, est semblable à leur différence ontologique : l'être du soi inconnu perce dans l'étant du soi connu, mais il est toujours infiniment distant, il se tient à l'écart, et cet écart est irréductible.

Je crois plus en larmes versées au théâtre qu'à l'église. L'ennui de l'habitude des larmes théâtrales est qu'elles nous désapprennent à en verser de véridiques. Leçon à tirer : pratiquer la prière - une pose théâtrale entre quatre murs.

L'infini mathématique est une belle combinaison spatio-temporelle, dans laquelle un voisinage accueille une succession de termes ; par rapport au fini, seule la composante spatiale de l'infini est radicalement différente et même en est la négation ; l'infini serait-il une moitié du néant des philosophes (qui au lieu de non-existence y parlent de négation) ?

Pour amortir le choc écrasant de nos misères rationnelles, le Créateur imagina une consolation irrationnelle – la création humaine. Mais quels en sont les vrais raisons, motifs, moteurs ? Deux réponses sont les plus répandues - pour le salut de mon âme ou pour accomplir une mission confiée par autrui, par l'au-delà, par devoir. La première est futile, symptôme de graphomanie, mais la seconde n'est pas plus glorieuse, non plus, puisqu'elle suppose une mimésis, à la place d'une poïésis.

La proximité, dont je parle ici, n'est pas d'ordre géométrique mais musical : un accord des cœurs (rendu si bien par созвучие - Einklang), une concorde atteinte en hauteur, cette dimension que ne foulent ni les pieds ni les idées ni les cousinages, - une vague et lointaine fraternité, où se côtoient dieux, anges et ermites.

La prière : ne pas savoir qui en est le destinataire, ne pas maîtriser sa langue, ne pas être capable d'expliquer ses mystères, ne pas pouvoir me débarrasser d'angoisses et de douleurs, ne pas savoir qui parle en moi - et de cet état d'âme apophatique doit surgir l'affirmation la plus authentique. La prière devrait exprimer non pas mes remerciements, mais mon admiration d’une œuvre que je comprendrai jamais.

Dieu est affaire du lointain ou du prochain ; il ne risque ni de jaillir de la profondeur, ni de descendre de la hauteur ; l'homme ne devrait pas tenter de se mettre sur le même diapason que Dieu, et Heidegger a tort de déclarer l'homme - l'être du lointain (« das Sein der Fernen ») ; l'homme atteint son meilleur - dans la hauteur, cette belle contrainte, tout en s'appuyant sur la profondeur, qui en donne des moyens.

Le proche, même profond, se muant en superficialité ; le lointain, même hautain, privé de son élan vers l'infini, - deux origines de la platitude.

Remarques d'après le goût de Zénon : dans la réalité, on peut toujours trouver la chose la plus proche d'une autre, tandis que la continuité mathématique implique, qu'il est impossible de désigner deux éléments différents, qui se touchent, - à la noblesse discrète du réel correspond la noblesse continue de l'imaginaire.

En nous, qu'est-ce qui est le plus proche du réel : l'action ? le savoir ? le discours ? la musique ? - on pense s'approcher de la réponse, en progressant sur cette échelle, mais l'on finit par constater toujours le même gouffre et par reconnaître, que c'est le regard qui est le seul candidat crédible : « Qu'y a-t-il de plus réel qu'un regard ? » - M.Henry.

Malgré des déviations, en sens inverses, que font subir l'art militaire ou la médecine à la durée de notre vie, les buts, que le Créateur lui assigna, y correspondent admirablement : « Notre tâche est aussi grande que notre vie, ce que lui imprime une illusion d'infini » - Kafka - « Daß unsere Aufgabe genauso groß ist wie unser Leben, gibt ihr einen Schein von Unendlichkeit ». C'est l'ouverture de frontières qui en donne le vertige, l'ouverture que créent les bonnes contraintes.

Ne pas être athée : ne pas pouvoir imaginer que la simple application des lois physiques, chimiques et biologiques puisse aboutir à l'apparition de l'œil, de l'oreille, de la langue, du cerveau. Ne pas être croyant : rejeter toute idée que le Créateur ait pu se manifester quelque part, dans l'Histoire de la Terre, sous quelque forme que ce soit. Ces deux négations sont à la base de la raison de désespérer et de la raison tout court, celle qui nous parle d'espérance. Si je réussis ces deux gageures, j'aurai droit à l'inscription panthéonique de Voltaire : « Il combattit les athées et les fanatiques ».

On est superficiel, lorsqu'on se tient sur une seule des facettes existentielles : la réalité, la représentation, le langage. On est profond, lorsqu'on est capable de s'en tenir à distance égale. On a de la hauteur, lorsque la noblesse, le talent et le tempérament couronnent un regard profond.

Dieu, probablement, voyait dans l'homme futur un frère et un créateur, et non pas un mouton et un robot ; mais l'évolution humaine dévia : du dessein-rythme (création orientée-contraintes), elle passa au projets-mythes (orientés-buts), pour sombrer dans l'algorithme (programme orienté-objets).

Pour les fils de prêtres, Nietzsche ou Cioran, la mort de Dieu est aussi grave qu'un mal de mer dont souffrirait un fils de marin, mais dont devraient se moquer ceux qui tiennent à la terre ou aux cieux fermes.

L'idée de Dieu vient de deux sources : de l'admiration devant Son œuvre et de la réflexion sur les proximités ; la seconde est à l'origine de toutes les métaphores, et il est possible, que le Verbe évangélique n'était, en réalité, qu'une métaphore.

Là où toute distance est précise, la vraie proximité, qui est du pur rêve, est impossible. « L'illusion croît avec la distance ; la distance disparaît avec l'illusion » - Don-Aminado - « Расстояние увеличивает иллюзию ; иллюзия уничтожает расстояние » - croît l'illusion-erreur ; disparaît la distance-poids, pour céder à la proximité-ailes, qui ne s'appuie que sur l'illusion.

La musicalité de l'existence gagne de l'extrémisme des positions horizontales - politiques, esthétiques, sentimentales - mais dans la verticalité, au contraire, il lui faudrait davantage de dialectique, de complémentarité : plus haute est mon espérance, de plus profonds désespoirs je pourrai m'accommoder ; plus profond est mon savoir, plus audacieuses seront les hauteurs de ma foi ou de mon rêve.

En quoi se mesure la proximité entre deux hommes ? C'est une question de mesurage : à vol d'oiseau, à tire-d'ailes, ou au pas de charge d'un troupeau compact. Nos qualités aident à maintenir un sain éloignement, et nos sottises nous rendent proches, espace d'une honte partagée.

L'espérance est là non pas pour que disparaisse l'angoisse, mais pour que, sur un axe commun, la distance entre elles soit la plus grande et la tension - la plus forte ; si bien que cet axe serait une des cordes, sur lesquelles s'exercera ma musique ; et d'ailleurs, l'angoisse travaille en parallèle : elle rend l'espérance plus haute, comme l'espérance la rend plus profonde.

Se rapprocher de la Nature ou s'en éloigner ? Débat trop vague, puisqu'il y a trois porteurs possibles des déviations (contre l'unicité de l'homme, au-dessus de ses mesures, au-delà de ses valeurs) : le mouton, le robot, l'ange. Le premier profane l'arbre au profit de la forêt ; le deuxième réduit les rythmes aux algorithmes ; le troisième sacrifie le soi connu au soi inconnu.

Dieu est le plus terrien de nos fantômes ; il n'habita jamais nos temples ni nos châteaux ; s'en débarrasser n'enlève au monde aucun mystère et n'accable les hommes d'aucune nouvelle permission. Et que les étables s'en trouvent transformées en salles-machine, ce n'est pas ton problème.

La foi, comme tout ce qui est grand, peut être vécue sur les trois niveaux : le mystère de la création, le problème de la mort, la solution d'une religion - l'admiration, l'angoisse, l'ordre - choisis donc entre l'enthousiasme, la paralysie ou l'ennui.

L'homme est un mystère, dont la vénération aurait dû être à l'origine de toute religion. Mais le XX-ème siècle proclama, que l'homme ne fût qu'un épineux problème, et le XXI-ème - qu'il ne soit plus qu'une banale solution. Au lieu de fêter un mystère, comme l'espérait Malraux, on exploitera une solution.

Exister, c'est m'attacher ou me manifester, être un problème ou une solution. Et il est clair que le mystère, quel que soit ce qu'il enveloppe, moi-même ou bon Dieu, n'existe pas. Mais vénérer cet inexistant, c'est se vouer à la hauteur, à partir de laquelle les deux premières hypostases doivent être perçues comme chutes. Dès que mes yeux les fixent, mon regard perd de la hauteur.

Le sacré et le fanatisme : la ligne de partage passerait par l'humilité du premier, par la résignation que ce qu'on vénère est indémontrable, et que la conviction est indéfendable ; le fanatisme part d'une conviction orgueilleuse, qui découlerait des arguments, auxquels les autres restent sourds, parce que infidèles ; le sacré est une coupure dans l'universel, pour l'admirer dans l'intimité des frontières ainsi créées ; le fanatisme est une tentative d'incarner l'universel, d'en être le centre.

Une vision devient sacrée, lorsque ses frontières dépassent le temps, et elle devient un Ouvert, pour un homme solitaire. Mais les hommes ne cherchent que la sacralité des arches fermées et des temples bondés.

Il faut laïciser la foi, l'infini, la puissance et diviniser l'intensité, la noblesse, l'amour. Douter ou savoir - sur un forum publique ; vibrer ou chanter - dans son propre temple.

L'homme est l'ange solitaire, cherchant des murs, et il est la bête sociale, cherchant des portes. Et la raison et le sentiment peuvent aider pour nous unir, mais dans des régions différentes : la raison - dans le monde proche, et le sentiment - dans le monde lointain. Dans le dernier cas, lorsque le lointain touche à l'infini, on parlera d'union sacrée, où le sacré finira par l'emporter sur l'union.

Moi, comme tout le monde, je suis tenté par mon démon, mais je dois le transfigurer en ange, comme le démon socratique devenant l'ange platonicien. La résignation dans le profond, la lutte dans le haut – des racines et des ailes.

On nourrit tant d'espoirs, en admirant les toits et les murs des églises, mais c'est la largeur de leurs portes qui en déterminera le désespoir final. « L'avenir appartient à l'Église, qui aura les portes les plus larges » - A.Karr - et où l'on condamne les portes de secours. De l'autel à l'hôtel.

Le Seigneur, a-t-Il une main, dont sortent toutes choses parfaites ; il paraît que la main de l'homme les profane ou déprave, toutes. Dommage qu'on ne prête pas à Dieu une paire d'ailes. Dieu serait à l'aise en chirurgie (œuvre des mains, chiromancie), mais malhabile en thérapie (thaumaturgie du regard ailé).

La nature est pleine d'ombres, que seule la grâce éclaire. « Il n'est rien de plus opposé que de vivre selon la nature et de vivre selon la grâce »* - Bossuet. Lorsque des penchants contre nature nous taraudent, nous leur trouvons toujours une grâce obscure, dispensatrice de remords.

La plupart du temps, je vis, inconscient du miracle qu'est la vie. Mais dès que j'y songe, je suis inondé d'une grâce, qui dépasse en intensité et en puissance tout ce que je maîtrise. Même un incroyant y ressentira une proximité divine. « Connaître Dieu et vivre, mais c'est tout un » - Tolstoï - « Знать Бога и жить — одно и то же ».

La définition spinoziste de Dieu, ens absolute infinitum, paraît être moins absurde, si l'on la lit à la lumière des contraintes et des fins, en voyant dans absolute - détachement ou liberté (par étymologie), et dans infinitum - absence de fins (par abus de négation).

On ne sait ni dans combien de dimensions il faut fourrer Dieu ni quelle en doit être la figure géométrique préférable. Et l'on magouille avec des rayons et fait passer pour des volumes ce qui n'est que des surfaces tarabiscotées. « Dieu est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part » - Nicolas de Cuse - « Deus est sphaera infinita, cujus centrum est ubique, circumferentia nusquam ». C'est ainsi que le diable en profite, se place au centre de la dispute de ce jour (journalisme) et finit par tisser partout ses toiles de circonférences.

Maître Eckhart est plus constructif que Nicolas de Cuse : « Dieu est une sphère intelligible infinie, dont le centre coïncide avec sa circonférence » - « Deus est sphaera intellectualis infinita, cuius centrum est ubique cum circumferentia ». Mauvais géomètres, confondant la sphère-surface d'avec le cercle-circonférence ! Mais quelle jolie métaphore, autorisant la lecture cusaine monadique du cercle, puisque, en négligeant les coordonnées du centre, on en fait l'Un (ou Dieu), au rayonnement indéfini ou variable !

Quand j'entends que Dieu est un être suprêmement intelligent (Descartes) ou un étant absolument infini (Spinoza), je suis tenté de trahir mon goût du superlatif, pour m'accrocher au positif, à portée d'un cœur naïf et d'un esprit humble.

Pour se permettre le luxe de ne pas partager la foi réglementaire, il faut porter en soi l'ironie ou la pitié, c'est à dire l'intelligence ou la bonté : « Pas un sur mille n'a d'esprit assez fort ou de cœur assez tendre, pour être athée » - Coleridge - « Not one man in a thousand has the strength of mind or the goodness of heart to be an atheist ».

Face au monde, l'homme traverse trois étapes : l'apprentissage, la familiarité, l'angoisse - loin du monde et s'en approchant, fusionné avec le monde et le maîtrisant, étranger au monde et le maudissant ou le vénérant - de loin. Curieusement, les rapports avec Dieu suivent un cheminement en sens inverse. La leçon ? - en tout, éviter la familiarité, qui est oubli d'algorithmes ou de rythmes.

Être un Ouvert, c'est, au-delà d'un désir fini, savoir deviner un désir infini, c'est à dire un désir dont la source devient horizon ou firmament, et dont je me sens infiniment proche, tout en me rendant compte, que je ne la toucherai jamais, même par ma raison ou ma foi. C'est la nature des contraintes, humaines ou divines, qui reconnaîtra la nature du désir. C'est l'insensibilité au second type de contraintes qui fait dire à Heidegger : « L'Ouvert est le Tout de tout ce qui ne connaît pas de contraintes » - « Das Offene ist das Ganze alles dessen, was entschränkt ist ». D'autre part, être sans contraintes (et, donc, Ouvert, pour Heidegger) ne signifie nullement être infini.

Ne pas avoir épuisé tous les possibles ne signifie pas être un Ouvert ; avoir l'impossible pour limite, irrésistible et inaccessible, est une pose qui y prédispose davantage.

L'esprit, l'instinct, le sentiment font de nous un Ouvert, aspiré ou fasciné infiniment par nos frontières asymptotiques ; la raison et l'expérience mettent à notre disposition nos frontières, par un effort fini. Nous sommes ouverts dans notre dimension verticale, et clos - dans l'horizontale ; donc, l'Ouvert de Rilke, s'étendant entre Terre et Ciel, est plus pur que celui de Heidegger, qui introduit dans son quadriparti (Geviert) une dimension inutile, Mortel-Immortel, si proche d'une plate clôture. Le Dieu transcendantal est absent de notre dimension verticale ; Il ne fait que clore nos horizons.

La foi grégaire et réglementaire se formait autour de mythes ou de rites : le sacrifice des angoissés ou la fidélité des forcés. Mais la vraie foi devrait venir de l'esprit équilibré et libre, dominant les troubles ou les ténèbres de l'âme. On crée par et dans des ombres, on croit dans la lumière, illuminant simultanément l'âme et l'esprit. « La foi consiste à ne jamais renier dans les ténèbres ce qu'on a entrevu dans la lumière » - G.Thibon - la fidélité dans les ténèbres est aussi belle que le sacrifice dans la lumière.

Impossible d'irradier la fraternité dans tous les sens ; tout de suite je me sentirai girouette. Mais tourner mon visage vers mon frère, c'est tourner mon dos à l'étranger. Mais puisque, aujourd'hui, c'est le commerce et non plus la discorde qui forme la communauté humaine, et puisque le dos, mieux que le visage, s'inscrit dans l'action marchande, l'humanité entière, à travers les barrières, gagne en cohésion. Et un no man's land des sentiments marque une nette ligne de démarcation.

Aucune compréhension complète ne peut se passer de croyance ; tôt ou tard, dans l'enchaînement causal, on tombe sur un postulat ou un axiome ; croire en autre chose ne peut être que de la bêtise. « Je ne cherche pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre » - Anselme - « Neque enim quaero intelligere, ut credam ; sed credo, ut intelligam ». Le croire se laissant dicter sa raison par un pour, c'est comme le Verbe pur se soumettant à une vulgaire préposition. Sans disposition au croire aucune proposition du comprendre ne tient debout.

Toute représentation est fermée, et le réel est ouvert ; mais l'homme, intuitivement, cherche des clôtures à tout système, et c'est ainsi qu'il produit l'idée de Dieu comme d'une clôture du réel.

Les vrais commencements consistent surtout dans l'élan vers une limite humaine inaccessible, indicible, inévaluable ; être ouvert, c'est être homme des commencements, être celui qui comprend, que tous les pas suivants n'apportent rien à l'élan initial et ne nous rapprochent pas radicalement de nos limites. « Surface limite externe – et lois internes »* - Valéry – belle définition d'un Ouvert, dont l'élan interne vise son horizon, inatteignable et beau !

Techniquement, la religion se maintient surtout grâce au langage d'outre-tombe qu'emploient les prédicateurs. Et puisque le besoin d'absolu par les moyens du langage, est le souci commun du poète et du philosophe, ils se placent, eux aussi, sur le terrain des croyants. « Si vous essayez d'unifier la poésie et la philosophie, vous n'obtiendrez rien d'autre que la religion » - F.Schlegel - « Versuchet ihr Poesie und Philosophie zu verbinden, und ihr werdet nichts anders erhalten als Religion ».

Topologiquement banal et psychologiquement subtil : un point fait partie de mes frontières, si ma présence se manifeste dans chacun de ses voisinages. L'absence de frontières fera que je ne serai ni clos ni ouvert ; rien à voir avec l'ouverture comme pénétrabilité ou indétermination comme le voient des poètes. Comment qualifier un Ouvert noble ? - mon aspiration vers mes limites inaccessibles. Les yeux s'approprient les limites, le regard les éloigne.

Les frontières verticales créent des fraternités et élèvent le regard ; les frontières horizontales sèment la haine et baissent notre vue. « Tu élèves le regard, et voilà que les frontières disparaissent » - proverbe japonais. Deux saines réactions : un vertige de liberté et un prurit d'intelligence, pour inventer de nouvelles, plus hautes frontières.

À la possession trop intime : « Tout ce qui est à moi, est sur moi » - Bias - « Omnia mea mecum porto » - je préfère la possession à distance ; ce qui est sur moi n'est pas à moi. Tout ce qui est à moi, m'est caché. Plus une chose inaccessible me manque, mieux je la possède. Qu'est-ce qui est le plus lointain de mon soi connu ? - mes désirs ! Et Ovide : « ce que je désire, est avec moi » - « quod cupio, mecum est » vise son soi inconnu.

Une légende bien naïve, que même Nietzsche entretenait : jadis, il aurait existé des valeurs suprêmes, témoignant de la présence divine dans les affaires des hommes, et qui auraient sombré, suite aux réévaluations nihilistes, et le vide ainsi créé justifierait le constat de mort de Dieu. Ces valeurs n'existèrent jamais. Ce qui est beaucoup plus dramatique, c'est que les vecteurs disparurent, ces porteurs d'élans et d'enthousiasmes, de tours d'ivoire, de temples et de ruines.

L'artiste peut se permettre des mensonges iconoclastes à peindre ; le peuple aurait besoin de mensonges idolâtriques, transmis par des fripons ; quand on voit les résultats minables des prêches antichrétiens, contre la dévotion ou contre la morale, de Voltaire ou de Nietzsche, on a envie de remobiliser l'Inquisition et de rehausser les bûchers, puisque tout feu est désormais éteint, et y règne un terre-à-terre asphyxiant.

Le mérite principal de l'Évangile est d'avoir chanté (plutôt que narré) la défaite (et non pas un triomphe dissimulé, comme le présentèrent, plus tard, les clercs). « C'est quand on est vaincu qu'on devient chrétien » - Hemingway - « It is in defeat that we become Christian ». Quand on est vainqueur, l'épreuve est encore plus subtile : prouver d'être chrétien, en y décelant une défaite cachée et profonde.

Le Dieu populaire s'avéra être aussi vulnérable que toute belle idée : il serait mort sous les coups de la mesquinerie humaine, grégaire dans les buts, avide de moyens et indifférente aux contraintes. Heureusement, le Dieu des commencements ne s'en mêle guère et se recueille dans sa belle inexistence.

La nature est divine, mais Dieu n'est certainement pas naturel - telle peut être la réplique à nos contemporains, pour qui le monde n'est ni divin ni naturel, mais exclusivement - mécanique ; ce qui, à son tour, est à l'opposé de deus sive natura (Spinoza – l'Horloger confondu avec Son horloge) et de aut deus aut natura (Feuerbach – aime l'horloge ou l'Horloger). Jadis, le poète discourait sur les merveilles de la nature, et l'on aboutissait tout naturellement à Dieu ; aujourd'hui, le robot discourt de Dieu comme s'il s'agissait des faits de la nature.

Dieu se manifeste non pas dans ce que tout est métaphoriquement possible (Chestov), mais dans ce qu'il y ait quelque chose qui soit vraiment nécessaire.

Dieu brille surtout par des constantes universelles, physiques, chimiques ou biologiques, et l'homme - par des variables, intellectuelles, artistiques ou sentimentales, qu'il met dans ses requêtes, et qui sont prêtes à s'unifier avec l'arbre divin ou avec celui des autres humains.

Ne cherche pas Dieu dans ton cœur (qui peut, heureusement, être vide !). « Cœur humain, temple des idoles » - Bossuet. Dieu n'est même pas dans la vie. N'en déplaise aux âmes sensibles, on ne peut L'apercevoir que dans de bons livres, remplis uniquement de commencements : « Livre, qui pousse de tous les côtés à la fois. C'est un arbre »* - J.Renard.

Dieu ne se montre pas, ne montre rien et même me cache à moi-même. Mais le crédule continuera à prier : « Montre-moi moi-même à moi-même » - « Me ipsum mihi indica ».

Tout homme, consciemment ou non, voit quelque chose de merveilleux dans l'ordre du monde. Les nuances de ces pressentiments sont innombrables, et les termes exclusifs de croyant ou d'athée n'en désignent que deux extrémités, vides d'adeptes et de sens intéressant. « Entre Dieu est ou Dieu n'est pas, s'étend un champ immense, que traverse tout vrai sage » - Tchékhov - « Между «есть бог» и «нет бога» лежит громадное поле, которое проходит с большим трудом истинный мудрец » - seulement ce n'est pas un champ des existences à traverser, mais un chant de l'essence à composer.

Pourquoi, en même temps que les idoles, s'enténèbrent, s'éclipsent ou même meurent les Dieux ? Parce qu'on désapprit à faire de beaux rêves en plein midi ; et les nuits et les crépuscules disparurent des cadrans humains.

Tout paléontologue, tout physicien, tout constructeur d'ordinateurs, tout biologiste, tout cogniticien, s'il est honnête, devrait reconnaître que l'homme - avec son anatomie, sa métaphysique, son métabolisme, son esprit - est impossible. L'impossible, est-ce la définition même de l'œuvre de Dieu ?

Quand je scrute mon propre écrit, sur la plupart des critères littéraires je trouve facilement des accointances ou lignes d'héritage ou de partage avec des autres ; seule la nature de ma noblesse, recherchée, inventée ou peinte, qui n'admet pas de franche proximité et me singularise radicalement ; mais, par exemple, en matière de goût ou d'intelligence, je sens très nettement le souffle fraternel de Nietzsche ou le regard complice de Valéry.

Dans trois sphères l'homme vit des débordements d'images, ne trouvant pas assez de justifications dans le réel : le bien, la souffrance, le rêve ; c'est, peut-être, l'origine principale de l'image de Dieu qu'il se forgea : l'amour, la consolation, le mystère.

Je touche à la création, quand je me débarrasse des choses et fais un désert autour de ma plume ; je touche au Créateur, dès que la moindre chose terrestre, sauf le désert, s'intercale entre Lui et moi ; ne pas voir le Créateur dans le créé est de la myopie.

De tous les regards sur le Christ, celui qui paraît être le plus sincère est le regard plein de pitié – Bach ou Tolstoï.

Le lieu des sacrifices, c'est la hauteur, le lieu des autels et des gloires, comme la fidélité sied surtout aux profondeurs, aux lieux des défaites et des hontes. Mais les hommes perdirent ce sens des dimensions divines : « Les hommes, pour ces dieux, disposent leurs tisons non point sur des autels, mais dans des trous profonds » - J.Donne - « Men to such Gods, their sacrificing Coles, did not in Altars lay, but pits and holes ». Qu'il s'agisse de souterrains ou de femmes, trop de fenêtres et pas assez de murs laissent refroidir ma flamme.

On ne connaît que trop l'angoisse du héros et la sérénité du prêtre. Je salue le martyr serein et le mystagogue angoissé. Et si Dieu, lui-même, manquait d'assurance et, à l'image de l'homme, était aussi fragile que lui ? Et la grandeur d'un philosophe serait d'apporter à l'Un ou à l'autre, - de la consolation vibrante et non pas une infâme paix ?

Qu'il s'agisse de managers ou de prêtres, on ne séduit plus, on déduit ou conduit. Ni lumières ni ombres - que la grisaille transparente. Pourtant, ils veulent frapper, même si ce n'est plus avec des foudres, mais avec des chiffres, - une conclusion logique de ces néfastes conseils : « Les prédicateurs doivent rechercher non des brillants qui égayent, ni une harmonie qui délecte, ni des mouvements qui chatouillent, mais des éclairs qui percent, un tonnerre qui émeuve, une foudre qui brise le cœur » - Bossuet. Sans ces moyens abstraits et artificiels, il ne reste, à l'amateur de ces buts concrets et naturels, qu'à attendre des faveurs de la météorologie. Sans être magnétisé point d'êtres électrisés.

Les ailes sont sur notre surface ; le plomb, l'acier et surtout l'or se déposent aux fonds. Les surfaces se tournent vers l'infini, tandis que tout fond finit dans la platitude. Nous sommes des Ouverts sur l'infini, mais qui n'est pas à nous. C'est du côté du ciel que « nous sommes pigmentés d'infini » - R.Char.

C'est le besoin d'une forme cérémonielle qui traduit, en surface, le besoin humain du sacré. Même les habits, sortant un brin de la grisaille quotidienne, s'appellent formels. Mais, ignorant le sacré, haut et faux, les hommes y cherchent de profonds et vrais sacrilèges : « Dévêts-toi du sacré ! Et enfile l'intellect » - W.Blake - « Put off holiness ! And put on Intellect ». Le sacré a une garde-robes mieux garnie : du nu intégral aux toges ou bures. L'intellect, lui, ne propose qu'uniformes.

Le microscope, pas plus que le macroscope, ne permet de jauger le sacré. Et si l'on cherche à le chasser de ce que voit l'outil, il retourne, visible à l’œil nu. Le sacré garde son unité mystérieuse entre les fonctions, les outils et la raison - impossible de les cerner par un seul regard, qu'il vienne du lointain ou du prochain.

Que, pour toute émanation de la matière, le Créateur nous ait pourvu de capteurs est proprement prodigieux. « Que l'œil puisse s'être formé par la sélection naturelle, voilà une hypothèse absurde au plus haut point »* - Darwin - « To suppose that the eye could have been formed by natural selection, seems absurd in the highest degree ». Mais qui, de matière, de fonction et d'organe, fut le premier à mûrir dans le Dessein divin ? En tout cas, l'accord entre nos organes et la réalité est si total, tout en étant miraculeux, que l'Être et le Paraître seraient des synonymes.

Ceux qui se croient le sel de la terre ont, en général, le regard insipide, aussi bien sur l'Autre que sur eux-mêmes. Celui qui a un bon goût passe, la honte aidant, du regard sirupeux sur l'Au-delà au regard amer sur l'en-deçà. Et l'on vivra de la honte d'avoir cru et de l'amertume de ne plus croire.

Toute consolation est un mirage, c'est pourquoi les anachorètes du désert réussissent le mieux cet exercice. « Pour les incrédules, leurs œuvres seront comme ce mirage du désert » - le Coran. Les crédules mèneront leurs caravanes jusqu'en foires ; l'oasis leur sera une rive et non pas un rêve.

Partout, dans les cités, sévit le robot ; l'homme, cette symbiose d'une bête et d'un ange, ne resurgît que dans un désert. Même le Sauveur y fut tenté, entouré de bêtes et servi par les anges, mais tenant au vouloir de rachat. Le robot ne tente que par le pouvoir d'achat.

Pour juger une œuvre d'art, il serait illusoire de la mettre à côté d'un objet créé par Dieu, un arbre ou un papillon, et d'évaluer la distance qui l'en sépare. La création ex nihilo est inaccessible à l'homme ; dans le meilleur des cas, je me vouerai aux commencements, mais l'origine restera hors de ma portée. Trois mesures ascendantes sont à la disposition de mon œil : la géométrie (intelligence), la mécanique (raison), l'âme (mystère) ; et c'est mon regard, si j'en suis capable, qui me rendra humble et fier, face au génie divin. « Je suis dans le commencement, mais l'arbre, c'est Toi »** - Rilke - « Ich bin das Beginnende, du aber bist der Baum » - un commencement poétique aussi est un arbre, et s'il a assez d'inconnues, il pourrait s'unifier avec l'arbre divin.

Je suis l'appel des fonds - j'y découvre une substance robotique ; je suis l'appel du large - je me trouve entraîné dans l'existence des moutons ; je suis l'appel du haut - et je trouve, enfin, mon essence, ce seul moyen de me séparer de moi-même, pour me voir et m'aimer.

Les tenants d'un idéal collectif chrétien poussent tout agneau errant vers le troupeau assagi. Mais ces hérétiques assurent la vitalité de cet idéal, qui n'est qu'une hérésie d'une chimère encore plus haute.

La Face de Dieu serait présente, où que vous vous tourniez. Mais c'est également l'ambition des polices secrètes et de la marketplace, bien que ce ne soit pas leurs faces, mais, respectivement, leur œil ou leurs dents qu'ils veulent faufiler, pour tempérer nos agissements.

L'artiste vit de la proximité troublante avec ce qui est mystérieux, que ce soit une beauté, une vérité ou une bonté, sans en chercher une familiarité. Mais la distance, c'est une déviation, un écart, une fuite. « L'art est un mensonge, qui nous permet d'approcher la vérité » - Picasso - d'en garder le lointain serait encore plus noble. Les maîtres de la vie y vont tout droit à une possession mécanique.

Il est trop facile de voir dans le Sauveur quelqu'un qui se soucie des lépreux et sauve de lapidation des pécheresses ; pour être plus vigilant, il faut savoir imaginer le Malin verser des mannes ou multiplier des poissons. « Nous doit aussi souvenir, que Satan a ses miracles » - Calvin. Avec Dieu, le Satan fait partie d'un même cirque, où le dompteur est toujours mieux vu que le prestidigitateur. Heureusement, il y a aussi des clowns, des clercs, pour ne pas prendre tout cela au sérieux.

Un miracle, qui ne contredit en rien la mécanique, qui ne manifeste rien de surnaturel, qui ne se perçoit qu'en hauteur et qui te donne le vertige, s'appelle mystère. Un mystère, qui défie la nature, n'est qu'un miracle de superstitieux. Dans le déisme – aucune trace d'un quelconque (poly-, mono-, pan-)théisme.

Les dieux eurent toujours un faible pour des sacrifices ou des actes de bravoure. Le Dieu du toit chuchote : « Comment me surmontes-tu ? », ou bien « À quoi renonces-tu pour moi ? - dit le Dieu du mur » (M.Jacob). Mais une contrainte passive est plus belle qu'une contrainte active, et le mur est plus haut que le toit.

Que ce soit une chaise ou le Dieu Créateur, pour en parler nous passons par des concepts, dont la technicité est la même. Donc, dire que « les concepts créent les idoles de Dieu, le saisissement seul pressent quelque chose ou plutôt quelqu'un » - Grégoire de Nysse - c'est tout réduire à l'idolâtrie. Les bonnes prémonitions se recoupant étrangement avec les concepts, le Dieu paroxystique et le Dieu mécanique, l'image et la parole, sont une seule et même chose, ou idole.

Ce n'est ni salut ni indulgence que visent leurs prières, mais une réussite, et ces prières sont juste bonnes pour être récitées dans une école de commerce. Tout ce qu'apporte la prière est précaire. Munie d'une visée quelconque, elle est même source du mal, pour les plus purs : « En priant quelque chose, tu pries mal ou pries le mal » - Maître Eckhart - « Petens hoc aut hoc malum petit et male ». Je n'imagine une prière qu'aboutissant aux belles ruines et aux défaites glorieuses.

L'extase, c'est une prière de prières. Face au mystère, l'esprit se méfie des paroles, cherche un état supérieur à celui de la prière et passe ainsi à l'extase.

Dans les affaires des religions officielles, le dernier mot aurait dû appartenir au savant : historien, biologiste, physicien, et non pas aux enfants ou poètes. C'est le savant qui touche au rêve divin, mais c'est pour l'interpréter, dans un modèle scientifique, et c'est le poète qui s'occupe de l'activité divine, mais c'est pour la représenter, dans un modèle artistique. Le plus grand mystère est la rencontre de la Beauté et de la Bonté, dans le dess(e)in divin.

Selon les témoignages bibliques, le Dieu monothéiste aurait les narines, les oreilles, le tube digestif, les yeux, les pieds, les doigts ; Il s'accorde l'exclusivité en matière de vérités et de bontés, mais, au moins en paroles, se désintéresse de la beauté. Pourtant, Son œuvre en regorge ! Ceux qui croient Le connaître ne communiquent avec Lui qu'en esprit ; ceux qui ne croient pas en Son existence possède souvent une âme, le seul outil qui nous mette en contact avec le beau. Le vrai créateur est créateur de dieux cachottiers ou inexistants.

Ce qui mériterait le nom de divin, à part Dieu lui-même, vit dans ton âme, sans liens compréhensibles avec la raison, les noms, les connaissances, privé, donc, de réalité, de langage, de représentation. « À jamais - innommable, à jamais - inconnu, à jamais - irreprésenté, et cependant - vécu dans l'âme »*** - D.H.Lawrence - « Forever nameless, forever unknown, forever unrepresented, yet forever felt in the soul ». Les uns verront ainsi leur Dieu, les autres - leur meilleur soi.

Tant de savoureuses descriptions du pieux chemin menant au ciel, mais si peu de celles qui le peignent. Il ne reste au Saint-Esprit que l'affichage de quelques contraintes, du genre : Interdit de dépasser la vitesse de lumière ou Vous n'avez pas la priorité devant ceux qui vont en enfer.

La religion n'est pas une maladie (Lénine) ou névrose (Freud) infantile, mais un remède d'adulte. Non pas un opium (Marx), mais un calmant, mieux - un anesthésiant, administré par une piqûre de la honte. Le patient, le petit peuple, privé de ces soins abrutissants et livré à sa douleur insoutenable, cherchera le suicide.

Les dieux sont étrangement absents, dans nos triomphes terrestres. En revanche, « quand on court de soi-même à sa perte, les dieux y mettent la main aussi » - Eschyle. Pour se trouver dans cette excellente compagnie, il faut non pas courir, ni marcher, mais danser (ne pas suivre Hermès, mais imiter Terpsichore, être un ludion sacré), sans quitter du regard ni sa tour d'ivoire, ni son inexorable ruine, à l'horizon si proche.

Inventer le jour, une fois créés les astres, devait être une tâche divine assez banale, mais inventer la nuit, avant même qu'on sache ce qu'elle est, mérite toute notre admiration. « Dieu est la nuit sans nuit, le jour sans jour, l'avant-regard » - Jabès - Dieu serait aussi non seulement dans l'axiome, mais aussi dans le théorème, dans l'après-vu !

La volonté du Créateur est double : pour mesurer le visible, le compas suffit ; pour sonder l'invisible, le géomètre doit céder sa place au poète. Malheureusement, ceux qui pensent avoir cerné la volonté divine ne maîtrisent ni l'algorithme du géomètre, ni le rythme du poète.

Face à l'absence gênante de soutiens divins, on finit par ne plus Lui demander, qu'Il ne nous laisse pas tomber. La position couchée, préconisée par les plus solides de Ses lévites, est le plus à même d'apporter à cette prière - la louange, le désaveu ou le démenti.

Si je veux passer quelques instants délicieux, en simulation d'une prière berceuse, une provision d'œillères, de bâillons et de bonne cire en est une sage solution. « Durant la prière, il faut faire de grands efforts, pour rendre sourd-muet son esprit » - Nil de Sora - « Подвизайся ум свой во время молитвы соделывать глухим и немым ». C'est ainsi que naît la piété des contraintes.

Soit ils voient dans la nature une source d'imitation en tout genre, soit un adversaire de l'esprit, de la liberté et même de la grâce. Avec une telle logique, rien d'étonnant qu'ils soient si proches des robots ! La nature s'oppose, avant tout, à l'esclavage de la mécanique. L'esprit est fait pour la comprendre, la grâce - pour l'admirer, la liberté - pour s'y identifier.

Dans l'absolu, on ne voit la nécessité ni de lieu ni de durée, ni de cause ni de mesure ; l'Absolu, le vrai, est ce qui leur apporta l'existence ; le petit absolu, l'absolu historial, se réduit à la cause et à la mesure.

La Chambre de Commerce et l'Église nous proposent le même avenir : « Nous voulons, que les valeurs fondamentales du christianisme et les valeurs libérales dominantes dans le monde puissent se féconder mutuellement » - Jean-Paul II - « Vogliamo che i valori fondamentali del cristianesimo e i valori liberali dominanti nel mondo d'oggi possano incontrarsi e fecondarsi ». De cette union, consommée par la voie contre nature, naquit l'enfant appelé des vœux de ses hideux parents, le robot, respectueux de l'Église et de la Bourse.

Les hommes ont tort de croire Dostoïevsky : comme quoi le Grand Inquisiteur laisserait recrucifier l'imprudent Jésus, redescendu sur Terre. Dans l'autre camp, ils sont encore plus bêtes : « Si Dieu existait, il faudrait Le supprimer » - Bakounine - « Если бы Бог существовал, то было бы необходимо Его уничтожить ». En gros, c'est ce que fait la démocratie : la liberté est cet infortuné bébé, qu'on jette avec l'eau du bain, ou, au moins, qui au lieu de devenir pur devient aseptisé ou stérile. Toute tyrannie commence par proclamation d'un nouveau Dieu, fier de sa boue ou de ses stigmates.

Dieu est hérité par le sot, inventé par le théologien, soupçonné par le scientifique - le parcours, le commencement, la fin. « Pour un croyant, Dieu est le premier pas de ses méditations, pour un savant - le dernier »* - Planck - « Für den gläubigen Menschen steht Gott am Anfang, für den Wissenschaftler am Ende aller seiner Überlegungen ». Soit Dieu agit dans la platitude ; soit Il veille dans la hauteur ; soit il se montre en profondeur.

Les simplets se limitent à modéliser les objets, les subtils commencent par les relations. Le Créateur s'y connaissait : « Le nom du Père n'est pas le nom d'une essence ni d'une action, c'est le nom d'une relation » - Grégoire de Nazianze. - et le but de notre ancrage à la Création y serait de la rendre transitive : créer l'œuvre, comme le Père procrée le Fils consubstantiel, elle, l'œuvre d'esprit, procéderait de l'âme par le talent - une réplique humaine des relations trinitaires.

Comme la poésie est une haute religion des non-croyants, la religion est une basse poésie des non-poètes.

La supériorité humaine n'est pas dans la maîtrise des objets, mais dans celle des relations ; si je veux garder la mesure de mes éloignements et de mes proximités, je la maintiendrai grâce à une nouvelle métrique des relations inventées.

Le Seigneur est très incertain, quant à la puissance de Sa lumière, qui nous accueillerait dans l'au-delà : tant de ténèbres traversent le Jugement Dernier, et le Mahométan serait reçu par des vierges sans souillure - dans des ombres délicieuses. D'autre part, à quoi bon les yeux là où régnera le regard ?

Mon soi inconnu est assez éloigné de l'en-soi hégélien (qui s'exprime, tandis que le soi inconnu ne fait qu'imprimer), mais il est assez proche du Dieu le Père, surtout dans ses rapports avec le Fils, ce soi connu, engendré par une voie non naturelle, et qui ne cherche qu'à traduire la volonté du Père ; pour observer leurs relations impénétrables, on aurait besoin d'un esprit, sain ou Saint.

Rien de lisible chez moi n'émane de mon soi inconnu ; je ne fais que recevoir, par lui, de l'inspiration intelligible et vivre une aspiration sensible vers lui. Tant que je me sens porteur de ce mystère, je ne dirai pas que Dieu est mort.

C'est le nez qui oriente l'oreille et focalise l'œil. Et surtout, c'est lui qui évalue les distances. Qui a nez plus fin voit plus loin.

Perdre la sensation du lointain ou du proche infinis, c'est ainsi qu'on peut définir la mort de Dieu et/ou du soi inconnu, chez l'homme impie et robotisé. « Si tu te débarrasses de grands lointains, tout te sera également éloigné et également proche, dans un monde sans distances »** - Heidegger - « Durch das Beseitigen der grossen Entfernungen steht alles gleich fern und gleich nahe, ohne Abstand ».

Dieu est autant dans les opérations que dans les opérandes, et pour en apprécier des invariants et noyaux, c'est à dire la hauteur et la profondeur, on n'a pas besoin d'être un bon géomètre - un bon altimètre de l'âme ou une bonne sonde de l'esprit suffisent. Le chemin, qui mène à Dieu, est fait de métaphores et de théorèmes ; il est inaccessible aux non-poètes et aux non-mathématiciens. Et la mathématique ne serait que la poésie des idées logiques (Einstein : « die Mathematik ist die Lyrik der logischen Gedanken »).

La pose d'hérésiarque est trop facile ; plus digne est d'agir en évangéliste. C'est pourquoi Nietzsche est, évidemment, largement supérieur à Cioran. Mais celui-ci, avec ses remèdes de cheval contre toute illusion, nous procure une des plus belles des illusions : celle de pouvoir se passer d'écurie et de harnais et de se contenter de ruades.

Ils s'acharnent à creuser le fond des choses et ils finissent par oublier que « toutes choses ont leurs racines au ciel »** - proverbe chinois. En les cherchant en terre, ils apprennent que « un des sûrs moyens de tuer un arbre est d'en faire voir les racines »*** - J.Joubert. Un pas au-delà des cimes, et je tombe miraculeusement sur les racines ou, mieux, je rencontre « le fruit final de l'arbre, dont nous sommes des feuilles » - Rilke - « die endliche Frucht eines Baumes, dessen Blätter wir sind ».

Aucun fil - matériel, factuel, spirituel - ne nous relie plus aux sources des religions actuelles. Un Éthiopien, aujourd'hui, est, sans contredit, plus près du Chrétien originel que nous. Nos théologiens ne peuvent être que poètes, de gré ou de force, doués ou débiles - la théologie de la grammaire. Et tout sérieux dogmatique est ridicule - la grammaire de la théologie. « Dieu n'a pas de religions » - Gandhi.

Il n'y a plus de foule dans la rue : l'homme moderne la porte en lui, aussi bien pendant ses prières que dans ses révoltes. L’idéologie n’a aucun impact sur l’homme seul ; l’homme, plongé dans la foule, est perdu pour la religion.

Ils passent un marché avec Dieu, pour qu'Il ferme les yeux sur leurs sales affaires : dans le pensé, dans le dit, dans le fait. Partout y règne le marchandage. Et le Maître semble tenir l'économie en grand respect et même en assurer le Ministère.

La fin de tout culte divin : s'apercevoir que son gardien, dès l'origine, fut un athée.

Les dieux des hommes marchent, parlent, raisonnent ; les dieux des pies doivent voler, jacasser, être portés sur le larcin.

Le moi le plus proche, c'est à dire connu, est le plus insignifiant ; déposer l'inconnu précieux au plus lointain nous rapproche de ce qui est à aimer et à penser. Il faut savoir combiner la hauteur de soi avec l'éloignement de soi (Selbsterhebung, Selbstentfernung de E.Jünger).

Le lointain mesurée par la seule raison peut être aussi sans ressorts que le proche le plus inerte. « L'espèce la plus vaine, ceux qui méprisent ce qui est proche et rêvent de ce qui est au loin » - Pindare. C'est l'âme qui découvre et sacre le lointain indubitable et … vain. On devrait inverser l'adage populaire et dire que ce qui est loin du cœur devrait rester loin des yeux. De nos jours, où l'on ne sait ni mépriser ni rêver, où l'on ne fait que mesurer, avec des outils pipés, le proche et le lointain se valent.

Je suis toujours à une même distance, distance infinie, de mon soi inconnu. Et il n'existe pas de chemins qui m'y mènent. Ne compte pas même sur la solitude : « La solitude est le chemin, choisi par le destin, pour te conduire à toi-même » - H.Hesse - « Einsamkeit ist der Weg, auf dem das Schicksal den Menschen zu sich selber führen will » - la solitude ne m'apprend que la futilité de mon soi connu. Chez les solitaires de profession, on continue de n’entendre que le bruit des forums affairés ; être seul, c’est ne s’exprimer qu’en musique mélancolique d’un désert découvert.

Si au commencement divin était le Verbe (penser ou faire), au commencement humain devrait être l'adverbe, répondant aux questions de comment (peindre) et de pourquoi (chanter), « initiative imitative, un commencement relatif, qui est la réédition du commencement absolu » - Jankelevitch. Même si l'adverbe s'attache au Verbe, l'intensité de cette attache est affaire du sujet, c'est à dire du talent.

L'entrepreneur ou l'ingénieur est certainement plus près du dessein de Dieu que le poète ou le fou. Question d'intérêt qu'on porte aux appels patents ou aux appels latents, retentis en amont ou en aval des oreilles.

Le fond de l'écriture est une question de type de foi ; ce fond est iconographique, totémique ou idéographique, en fonction de la place du Verbe : dans l'image, dans l'effroi ou dans le rêve.

Dieu ne créa que le mouvement, mais les hommes Le prennent pour un agent de voirie - « que mes chemins soient droits ! » ou pour un chauffeur - « ralentis pour éloigner la destination finale » ou pour un gendarme - « comment peux-Tu tolérer ça ? ».

Tout, dans la matière, dit, qu'au commencement était le Chiffre lisible - lumineux (le Ciel) ou sombre (la Terre). Tout, dans le domaine de l'esprit, dit, qu'au commencement était le Verbe incompréhensible. Un Dieu créateur fort et un Dieu rédempteur faible, pouvaient-ils être la même personne ? S'appelait-Elle - Caresse ?

Il paraît que le Seigneur, tout en répugnant à devenir chef de cuisine, chauffagiste ou lampiste, déambule au milieu des casseroles, chaudières ou lampes, préférant se faire bouillir, congeler ou électrocuter. L'Arbre de la connaissance y gagne en largeur, la Croix y perd en hauteur.

Le commencement, qui ne serait qu'une projection des fins ou le calcul à partir des moyens, ne peut être que profane ; le bon devrait résulter des contraintes divines : « Lorsqu'on installe le commencement à la façon d'une divinité, il est le salut de tout le reste »** - Platon.

Pour voir clairement, que « chacun est à soi-même le plus proche » - Térence - « proxumus sum egomet mihi », un regard lointain est nécessaire ; après ce constat, sera encore plus clair son corollaire : « Chacun est à soi-même le plus lointain »** - Nietzsche - « Jeder ist sich selbst der Fernste ».

Face au monde fermé, se trouve l'homme-Ouvert, qui tend vers ses limites, qui ne lui appartiennent pas ; et il connaît d'autant mieux le centre, qu'il devine ou dessine mieux ses frontières. « Le monde est fermé, centré et nécessairement de nature convergente » - Teilhard de Chardin - bien que la clôture n'implique pas la convergence.

Une valeur (éthique, esthétique ou mystique) est un axe, et un vecteur y est une intensité, un goût, un sens ; ce n'est pas la préférence donnée à un point (position) qui compte, mais la conception de la limite (pose) : l'essor qui naît d'un mouvement, imaginaire et infini, vers une limite incompréhensible, limite que choisit la liberté d'un créateur Ouvert - créer, c'est s'attacher au vertige de la convergence et non pas à la limite même. La valeur-prix est question d'yeux, la valeur-axe - celle de regard.

Les stades de mon regard sur l'infini : l'élan, l'étonnement, la définition. Les trois doivent cohabiter, et, pour rester un Ouvert (sur l'infini), tu ne peux pas te passer de ce regard : « La vie de l'homme s'exprime dans la relation du fini à l'infini » - Bounine - « Жизнь человека выражается в отношении конечного к бесконечному ».

Je ne conçois qu'un Dieu de repos ; les bras révèrent le Dieu de repas et de repus, et la raison - Celui du trépas.

L'égale présence divine dans la merveille des choses, dans la vision que l'homme en a, dans le mécanisme des yeux. Mais, pour comprendre le dessein de Dieu, il faut se demander : quel savoir et quelle jouissance sont possibles sans recours aux yeux ? Et l'on constate que la seule science, pouvant se passer d'yeux, est la mathématique et la seule émotion, invitant même à fermer les yeux, réside dans la caresse. Aux commencements étaient le nombre et la caresse.

On n'admire qu'à distance ; la familiarité révèle les vraies proportions, réveille des envies et des sarcasmes. Le soupir a sa place près des épidermes, pour une âme en pâmoison ; mais l'admiration a besoin d'un esprit concentré, à grandes voiles, que ce soit même avec un souffle coupé.

Deux âmes, attirées le plus obscurément, l'une vers l'autre, du tréfonds de leurs lointains respectifs, connaissent le mieux la proximité astrale. « Les cœurs les plus proches ne sont pas ceux qui se touchent » - proverbe chinois.

La philosophie s'intéresse à ce qui, tout en étant vrai, n'admet pas de règle, c'est à dire au religieux ou au poétique ; c'est pourquoi la religion est une poésie de la philosophie.

La proximité avec l'autre, nous la voulons tous. Mais il y a ceux qui tendent vers les volatiles et ceux qui se contentent des reptiles. Ceux qui se croisent de regard et ceux qui engagent les épidermes. « La hauteur ? - je n'en veux pas, c'est la proximité que je veux » - Prichvine - « Не хочу высоты, хочу близости ».

De la géométrie divine : au sommet du vivant, Dieu créa la raison humaine, pour qu'elle scrute Ses solutions-horizons. Ensuite, une troisième dimension surgit : Dieu crée l'esprit, pour explorer la profondeur de Ses problèmes, et l'âme - pour s'émouvoir de la hauteur de Ses mystères. Mais il est possible, qu'il existe non seulement un sur-homme, mais aussi un sur-Dieu, pour qui la création de cet espace humain fut un seul et même acte.

Dans l'évolution de ces cadeaux divins, esprit et âme, l'homme imita Dieu, en créant le langage, qui comble l'esprit, et en devenant sensible à la musique, ce qui ravit l'âme.

L'héroïsme et la poésie ne charmaient qu'à une distance interdite aux yeux de la raison ; la familiarité avec les grands devenue, aujourd'hui, règle, toute idole est un badaud ou une girouette ; le héros fut intouchable, surtout en pensée ; l'attouchement virtuel d'idole constitue l'hystérie même des idolâtres.

Une bonne gymnastique, pour entretenir ta liberté : avoir le culot de dire non à Dieu et oui aux hommes. C'est tout ce qu'attendent les inquisiteurs des hommes ! Le poète hérétique dit oui à Dieu et non aux hommes ! Mais le vrai poète est homme de foi.

Croire, c'est la volonté de joindre deux bouts de la chaîne, que la raison échoue à réunir. C'est aussi le vœu pieux des philosophes professionnels - garder présents à l'esprit deux termes de l'alternative, s'interdire toute forme de l'énerguménite. Croire, c'est aussi agiter les encensoirs ou polir les chaînons et oublier jusqu'à l'existence de chaînes.

Si la raison cède à la foi, c'est la raison et non pas la foi qui doit en donner la raison. La foi n'accompagne que les commencements et les fins (où la raison est impuissante), tandis que tous les parcours doivent être guidés par la raison.

La vie 'côte à côte', avec autrui, me devient possible à partir de la distance infinie que je crée avec lui. Nos mains rejoindront nos regards, pour ne s'entrelacer qu'au ciel ; l'amour - une prière du regard.

Je ne comprends pas pourquoi on refuse au Seigneur toute division et toute ténèbre ; pourtant, tout Verbe est division comme toute création. Quant aux ténèbres, il fut un temps, où il fallait craindre la nuit, aujourd'hui, c'est le jour qui effraie davantage.

Ils pensent rencontrer Dieu en montant sur l'échelle de la grandeur (Anselme) ou de la perfection (Descartes) ; une meilleure chance ne consisterait-elle pas à se rendre compte qu'en les montant ou en les descendant on tombe, partout, sur le même degré d'émerveillement ?

La proximité, si elle n'est pas nécessaire, amène surtout la platitude, avant d'engendrer la haine. Même un profond achèvement, comme une haute promesse, peuvent aboutir à la platitude. La meilleure proximité, pour en vivre, est la proximité impossible.

Pour les mystiques (Boehme, Berdiaev), l'homme est l'image, la vie et l'être du Dieu immotivé. Mais l'homme est de plus en plus envahi par les motifs des hommes : au mystère de l'image il préfère la solution par reproduction, à la vie - la mécanique, à l'être - l'avoir.

L'uniformité de pensée populaire, est-elle une précondition ou une conséquence du développement de la démocratie et de la religion ? Le rétrécissement des circonvolutions allait de pair avec l'élargissement des portes des églises ; aujourd'hui, il accompagne plutôt la sacralisation des portes des banques.

Accepter la vacuité de Dieu est un geste d'esprit aussi noble que le regard, que ton âme jette dans le trop-plein de Dieu, qui, en retour, illumine ton vide.

L'homme chercha toujours à ressembler à Dieu, qu'Il soit barbu, couronné ou ailé : avec le temps, le sage hirsute céda la place au contrit tondu, avant de se vouer au spirituel bien coiffé – on calcule plus qu'on n'aime ou qu'on ne réfléchisse. L'Esprit Saint, jadis prompt en Visitations nocturnes et ami des volatiles, s'exhibe en plein jour, auréolé de calculs, et en s'acoquinant avec des reptiles.

Le nom que je voudrais donner au monde idéal - la soif inassouvie de Dieu. Le nom promis par mon époque - la Satiété Générale. Le monde sans fin calmante, le monde sans faim alarmante.

L'origine du nihilisme : un jour on comprend, que les valeurs suprêmes sont indéfendables ; le cynique les range parmi la valetaille de la doxa, le sentimental cherche à reconstituer leur proximité en traçant, à leurs horizons, de vagues frontières, l'ironique les voue au firmament, vide de dieux, ou au lac de Narcisse. Ces valeurs absolues doivent garder leur statut de mystère, que ne préserve aucun problème relativiste de noyaux ou de frontières.

Le nihilisme : me méfier de l'inertie, chercher le rythme, le point zéro, la source ou l'origine de mes sentiments et pensées. C'est la facette divine de l'homme, la facette purement humaine se trouvant dans l'enchaînement, la suite, l'accroissement du temporel, au détriment de l'éternel. La définition médiévale du nihilisme, qui en affuble ceux qui pensent, que l'hypostase humaine du Christ n'est rien, me paraît être étonnamment percutante.

La hauteur est peut-être ce rare équilibre entre l'oculaire et l'auriculaire (les préférences : « Credere oculis amplius quam auribus » - Sénèque - ou l'inverse, font des oraculaires ou des spéculaires, ce qui est bête), à condition toutefois qu'on se sente entouré de signes des dieux et de voix des hommes. Mais l'homme est plus tenté d'entendre des voix des dieux et de suivre des signes des hommes.

La sévérité de l'avertissement aux premiers d'aujourd'hui (qui se verraient derniers le jour du pointage divin) se voit adoucie par le retournement du Seigneur lui-même, qui veut être et l'alpha et l'oméga, en même temps. L'homme se sentit piégé par cette prétention et se mit à lire avant-dernier, ce qui lui permit d'aligner des tas de vraiment derniers pas consignés dans les Codes de l'Église. Dans tous les cas, le culte de la récompense est visiblement maintenu dans l'au-delà, toute tentation égalitaire renvoyant l'hérétique tout droit dans l'enfer.

L'esprit devrait choisir une orientation, qui rende la matière la moins pesante. Les fausses dimensions sont l'étendue, la largeur et la profondeur. Il n'y a que la hauteur, qui donne des chances de prendre la matière de haut. Une fois débarrassés de la pesanteur, nous rendons synonymes hauteur et grâce.

La meilleure des théodicées : qu'on cherche l'esprit au-dedans ou au-dehors, on produit les mêmes images.

L'ennui, c'est les dieux qui trônent et les nymphes qui rient. Tandis qu'il nous faut des dieux qui chutent et des nymphes qui pleurent. Installer l'Empyrée dans nos ruines. Mais le comble de l'ennui, c'est ne plus avoir de mythes.

La contrainte n'est noble que si elle se fonde sur une foi ; dans ce cas, même le but perd de sa pertinence : « Il ne pouvait plus avoir de but, puisqu'il avait la foi » - Tolstoï - « Он не мог иметь цели, потому что он имел веру ».

Toute foi part des miracles. La foi collective, héritée, se fonde sur des miracles surnaturels, admis par l'esprit capitulard et fixés dans des calendriers. La foi individuelle, spontanée, renvoie aux miracles naturels, reconnus dans chaque élément de la nature par le regard de l'âme. La foi réglementaire est affaire de l'esprit ; la foi mystique est œuvre de l'âme. Quant aux miracles résultant d'une foi, c'est une affaire des psychiatres ou des chamanes : « Le miracle doit provenir de la foi, et non pas la foi – du miracle » - Berdiaev - « Чудо должно быть от веры, а не вера от чуда ».

L’intuition du divin et la consolation humaine – leurs rôles ressemblent beaucoup : l’esprit, avec de bonnes raisons, proclame la mort de Dieu et la nature illusoire de toute consolation dans le réel ; mais l’âme aspire au grand Inexistant et s’enivre d’une consolation désincarnée, atemporelle, atopique.

Le regard s'éloigna de l'œil au même point que le goût - de la langue, la caresse - de la main, le flair - des narines, le sens de l'harmonie - de l'oreille. Je finis par être réduit aux touches des opérateurs sans attouchement des opérandes.

Rien ne dépasse l'arbre en évocations métaphoriques : je plonge dans ses racines pour peindre ses cimes, je me nourris de sa sève pour en chanter les fleurs, j'en attise la soif de lumière, à l'ombre de ses ramages. « Dans l'arbre règnent terre et ciel, divins et mortels » - Heidegger - « Im Baum wallen Erde und Himmel, die Göttlichen und die Sterblichen » - bien que, chez les hommes, les choses se simplifient : le trépas divin s'annonce par tous et partout, la mortalité humaine ne tracasse pas plus que l'usure des transistors, la voix du ciel devient inaudible - il ne reste aux hommes que l'unité de l'Un, de la pauvre terre, c'est à dire de la platitude.

À ma triade d'athée et d'amateur : créateur - outil - œuvre, correspond la trinité biblique : Dieu - lumière - illuminé, ou le savant triptyque grec : logos - être - étant. C'est pourquoi je me sens concerné, lorsqu'ils parlent de chute de l'être ou de vacillement de lumière, bien que je préfère parler de montée vers le créateur, maître des ombres.

La puissance, la connaissance, l'amour sont des attributs anthropologiques ; Dieu n'est envisageable qu'en tant que Créateur, sans le moindre attribut (comme l'être), contrairement au néant, qui est déjà dans la représentation, avec sa notion d'existence, inapplicable ni à Dieu ni à l'être ontologiques, à ne pas confondre avec leurs homologues représentationnels. On connaît donc le néant mieux que Dieu et l'être.

J'ai de la sympathie pour ce crucifié oublié, Manès, nous divisant en néophytes et parfaits (et que Socrate unifiait en parfaits initiés !). Mais contrairement à la Gnose, je préfère l'émotion théiste du néophyte, reconnaissant le Dieu créateur, au savoir athée du parfait, en contact avec Dieu le Vrai.

Je sais, que le ciel n'existe pas hors de la Terre ; plus que ça : la Terre est le véritable Ciel ; mais pour que la terre m'accueille maternellement, il faut que je l'aie chantée plus souvent que labourée. Ma cendre terrestre vaut par mon feu céleste.

L'une des métaphores les plus immédiates de l'Ouvert humain est le Ciel, vu comme la limite de la Terre (en plus, ils seraient créés au même moment par l'Ensembliste universel !). Je deviens un Ouvert le jour, où à l'appel de l'horizon je préférerai l'élan vers le firmament.

Faire d'un Fermé humain un Ouvert divin, c'est à dire dessiner des limites, qui ne nous appartiennent pas, mais qui nous appellent et nous interpellent, c'est créer du sacré. Tout sacré est une création humaine, qui nous tourne vers l'inaccessible extatique.

Mon soi inconnu ne m'appartient pas, tout en inspirant le goût et la création de mon soi connu. Celui-ci est dans l'élan vers les limites soufflées par celui-là, qui, penché sur le monde, serait ces limites mêmes : « Le soi philosophique, c'est le sujet métaphysique, frontière, et non partie, du monde »** - Wittgenstein - « Das philosophische Ich ist das metaphysische Subjekt, die Grenze - nicht ein Teil der Welt » - ce soi ouvert serait donc le soi inconnu.

Mon soi connu, c'est mon temps, mon corps, mes fraternités ; mais on ne s'approche de Dieu qu'en se détachant du temporel, du corporel, du multiple (Maître Eckhart) ; ce Dieu ressemblerait à Âtman védantique ou à mon soi inconnu.

Notre cerveau n'est à l'aise que dans des univers clos ; l'Ouvert est affaire de l'âme. Une main fermée sur sa prise, ou une main tendue vers l'imprenable. Garder sous sa main ou à portée de sa main – Vorhandenheit ou Zuhandenheit (Heidegger) – une proximité stabilisatrice spatio-temporelle ou une proximité artificielle de l'élan.

Il y a, effectivement, trois personnes, trois hypostases chrétiennes, dans chacun de nous : homme d'action (provenant du Père), homme de rêve (apparenté à l'Esprit Saint), homme du verbe (mêlé au sang du Fils). Celui qui a trouvé la Terre, Celui qui trouve dans les étoiles, Celui qui cherche les meilleures orbites. Et il semblerait que le Prophète, lui aussi, dans ces exercices, intégrât trois substances : il serait un ange, un miroir de son âme et un roi. L'objet de nos recherches, serait-ce le Graal, c'est à dire le Sang Royal ?

Les trois hypostases chrétiennes sont étrangement peu solidaires entre elles et semblent même s'ignorer complètement. On peut dire la même chose de la trinité humaine : l'intelligence, la création, la noblesse, qui vivent en toute indépendance les unes des autres. En imaginer l'unité est un exploit des théologiens ou des poètes ; « Celui qui connaît, celui qui crée, celui qui aime, c'est tout Un »* - Nietzsche - « Der Erkennende, der Schaffende, der Liebende sind Eins ». Qu'est-ce qu'un homme ? - sa foi ! Le surhomme est l'homme trinitaire.

L'immobilité se justifie mieux que l'agitation, puisque le monde est plein de signes de Dieu, tandis qu'on n'en aperçut jamais le moindre signal.

Il ne suffit pas de ne rien vendre, il faut encore tout donner, même en enterrant ses talents. L'Évangile, en condamnant ce geste, est minable. J'y suis pour les hérétiques.

Comment on vide mal le ciel : le matérialiste, qui y loge le hasard ; le prêtre, qui y met un barbu, un illuminé ou un vagabond ; un philosophe, qui en expulse les fantômes, pour y laisser des syllogismes. Le bon vide est celui où résonne la musique harmonieuse et divine de l'inexistant.

Trois sortes d'appel à Dieu : des demandes, des quêtes, des prières. On demande des solutions, on est en quête de problèmes, on prie pour que le mystère persiste – le pouvoir, le savoir, le vouloir – et ces trois voix sont incompatibles.

Nos meilleures attentes – d'amour, de consolation, de caresse, de fraternité – ont toujours quelque chose d'affolant, d'impossible, d'incompréhensible. Elles deviennent prière, lorsque aucune oreille, aucune main, aucun cœur ne s'en aperçoit plus.

Aucune trace de Dieu dans la réalité matérielle, spatio-temporelle. Dans la sphère spirituelle, l'idée de Dieu surgit, appuyée par l'intelligence et la sensibilité, mais on ne peut la placer qu'à une telle hauteur, à laquelle Dieu ne peut qu'être invisible, inaccessible, indéductible et donc – inexistant. Comme Ses mystères – le Bien, l'amour, la noblesse, la beauté, dont on ne peut que rêver.

La prière – la volonté de confier à la hauteur ce qui ne peut pas agir sur terre. Agir au ciel, c'est vibrer, être de la musique muette. Dans ce sens, celui qui dit, que sa prière, ne provoquant pas d'écho sur terre, agit peut-être au ciel, formule une belle espérance.

Quel sens donner à la prière ? - Dieu, c'est mon âme, et mon âme n'est ni la chose désirée ni le désir même, elle est l'étonnement, l'admiration, la vibration, l'extase, bref - la musique. Prier, c'est donc tenter de lire des partitions divines ou de créer mes propres partitions, si un don divin m'est octroyé. Ce don se manifeste par la voix intelligible de mon soi inconnu et seulement sensible. Souviens-toi, que prier, en hébreu, veut dire juger son propre soi.

Quand je ne demande pas assez à Dieu, Celui-ci refuse la requête et la renvoie au diable, qui aura pitié de moi. Mais en demandant trop à Dieu, je me trompe d'adresse ou de hauteur, et alors, le diable intercepte ma demande et me fait honte.

L'accessible et le faisable devraient être exclus de nos prières et de nos rêves. Demander trop, telle doit être notre attitude face à la religion et à la philosophie. L'une des attentes d'un homme de foi ou d'esprit est, par exemple, la chaleur au cœur, et lorsqu'il ne reçoit, à sa place, que de ternes prétentions à la lumière (du salut ou de la vérité), il est si frustré qu'il dévient facilement misologue ou misanthrope. « Une misologie apparaît, quand on trouve la philosophie ingrate, puisqu'on lui avait trop demandé » - Kant - « Eine Misologie entspringt daraus, daß man die Philosophie undankbar findet, weil man ihr zu viel zugemutet hat ».

Les âmes dites basses se contentent de la superstition, cette seule religion, qui leur est accessible. Les âmes, qui se disent hautes, en revanche, s'adonnent, de préférence, à la seule vraie religion, celle qui est enregistrée au Ministère des Cultes et tournée vers Hermès. L'âme garde de la hauteur, tant qu'une hérésie l'accompagne.

La patrie est ce qui ne se détache jamais de mes semelles. L'étranger est ce qui interpelle ma tête. Il n'est donc pas étonnant qu'il n'y ait pas de prophètes dans leurs pays. Les prophéties, lues de bas en haut, portent trop de vestiges du sol trop proche. Mais, lues de haut en bas, elles ne sont compréhensibles qu'aux étrangers. Sois foris clarus.

Trois niveaux de l'expérience de l'absence de Dieu : la banale – le constat, que, depuis que la vie existe, Dieu n'est jamais intervenu dans les affaires des hommes ; la philosophique – la compréhension, que la nature est néanmoins divine ; la poétique – la redécouverte ou la création du sacré dans les sentiments et les pensées des hommes.

L'absence de limite, la non-convergence donc, est prise souvent pour définition d'un homme Ouvert, tandis que c'est, le plus souvent, l'inappartenance de points-limites à cet Ouvert.

Ceux qui osent le dernier pas ou le dernier mot sont des fermés, en proie à la vulgarité du matérialisme ou du dogmatisme : « Il existe une ultime décision ! Tout ne reste pas ouvert ! » - Benoît XVI - « Es gibt eine letzte Entscheidung ! Es bleibt nicht alles offen ! » - une infaillibilité à portée de tout expert comptable !

Les seules hérésies, aujourd'hui, touchent au rituel et laissent se pétrifier le sacramentel. La vie en gagne, l'esprit y perd. Les convictions inventent des bûchers, le doute - des sacrements. Au-dessus des deux se trouve le regard ; lui, il lit des mystères (ce beau nom poétique grec, soumis à la prose latine, fut traduit par sacrement).

Le bon Chrétien devrait être humble non pas parce qu'il serait indigne de la grandeur de Dieu, mais parce que la grandeur, c'est à dire la force, est indigne.

Ils font grand cas du mode d'apparition des choses matérielles ; mais que celles-ci se donnent ou se montrent, se dévoilent ou se révèlent, elles restent au centre des pédants-statisticiens, au lieu de rester à la périphérie de nos regards, orientés, par des contraintes, - vers des songes. Ah que le surgissement des choses inexistantes, ou n'existant qu'en rêve, est plus passionnant ! Le meilleur exemple de la libération du poids des choses – la musique impondérable.

Ils abandonnent le haut au profit du profond, comme ils abandonnent le lointain, pour se fondre dans le proche, en fuyant l'inaccessible ou l'inexistant ; le résultat est le même – la platitude d'un soi commun et transparent.

Plus ma descente vers le point zéro des idées prend l'allure d'une chute, plus de chances aura mon mot à se retrouver en hauteur ; le bon Dieu créa ce beau réflexe, qui me fait pousser des ailes, lorsque je perds le contact avec le terre-à-terre. Et la hauteur, c'est la sensation des ailes, même au fond d'un puits.

Très belle division du travail entre le Père, le Fils et l'Esprit Saint : la grâce, l'amour et la communion ! On s'en rend surtout compte, en les comparant avec la pesanteur, l'indifférence et l'oubli de toute fraternité, qui glacent notre époque.

La ligne de démarcation la plus nette n'est pas entre athées et croyants, mais entre les pleurnichards crédules du manque et les enthousiastes incrédules de la plénitude. Le même mystère guette l'âme du croyant et l'esprit de l'incroyant.

Face au besoin de sursauts et à l'incroyance galopante, la sacralité, sereinement, se passe désormais de Dieu. Le saint, c'est à dire un fou de Dieu, fut celui qui, dans le combat contre les démons, croyait le salut possible. Sans malins ni anges, on diabolise des comptables distraits et se gargarise de ses triomphes budgétaires.

La grâce catholique ou orthodoxe se lit dans la création humaine ; la grâce protestante accompagne le caprice divin. Et puisque plus haute est la grâce, plus basse est la pesanteur, les protestants, si souvent, présentent une rare lourdeur. Mais les protestants ont raison de se moquer de nos actions comme stimulateurs de grâces divines : nous serions si misérables, si seules nos actions exprimaient ce que nous valons. Et non pas la libre grâce de Dieu ou de notre création ; la grâce suit nos âmes et non pas nos bras.

L'être, c'est à dire le dessein divin dans l'homme, c'est le regard dans le vu, la liberté dans l'action, le don dans le donné, source et donation du sens.

Toutes les religions racoleuses me tendent leurs paris pascaliens, dans lesquels ne figurent aucune date, aucun nom, aucun événement ; une fois que je l'ai accepté, ils me ressortent des mages, des archanges, des navettes entre terre et ciel, et, dépité, abusé, je renoncerai aux dés, aux jeux, aux rébus, et je resterai avec le mystère de mon âme inexpliquée.

Seul un esprit fort est capable de vénérer le mystère divin du vivant, pour embrasser, éventuellement, une foi en Créateur inconnu ; l'esprit faible se vautre dans l'incertitude des problèmes humains, pour épouser une foi superstitieuse en un Dieu connu. Chez celui-ci, « tous les vices ne viennent que de l'incertitude et de la faiblesse » - Descartes ; chez celui-là, ce sont les sources de ses vertus.

Dieu, c'est l'affaire d'homme, tandis que le diable serait l'homme d'affaires de Dieu. Mais aujourd'hui Dieu est vénéré tel homme d'affaires.

Pour les uns Dieu fut un surveillant, et pour les autres – un collègue. Sa mort, pour les premiers, signifia, que tout se valût, noblesse et bassesse, bêtise et intelligence, bruit et musique, et pour les seconds – que leur propre exigence redoublât, face à leur création, désormais ne pouvant plus se remettre à une grâce céleste. La mort de Dieu clarifia nos appartenances claniques – au troupeau ou à la solitude.

Face à nos faiblesses (les angoisses, les hontes, les perplexités) – les combattre ou leur compatir ? - pour avoir choisi la seconde attitude, le christianisme mérite d'être proclamé la religion la plus noble. Le bonheur mécanique du goujat, qui aurait gagné en forces, ou le malheur en larmes du noble, qui aurait gagné en souffrances sublimées ou partagées.

Servir ensemble et Dieu et le diable fut toujours une banalité. Servir, c'est agir, et toute action te mène tout droit vers le diable. L'action, ce sont des empreintes, et Dieu n'aime que mouvements sans traces.

La philosophie n'aurait aucun sens, si l'on déniait à la vie le sacré (toujours inexistant dans le réel) et le terrible (bien existant partout, même dans le réel) ; prière et testament sont donc les contenus les plus naturels d'un discours philosophique et dont poésie serait la forme. Mais les philosophes cathédralesques d'aujourd'hui commencent leurs litanies par une désacralisation quolibetale. Je préfère un testament non suivi d'un héritage à « l'héritage, qui n'est précédé d'aucun testament » - R.Char.

On n'entend plus le hurlement que dans les stades et le soupir – que dans les hôpitaux, c'est pourquoi la prière, leur héritière, déserte les quatre murs et cherche des étables ou salles-machine, vastes et insonorisés.

Le meilleur contact est sans attouchement. L'attouchement est meilleur, quand les épidermes s'ignorent.

En quête d'émotions, je cherche et fouille la proximité, à commencer par moi-même, et je finis par comprendre, que ce sont des choses ou des points, à partir desquels tout s'éloigne, qui en présentent le plus grand intérêt. Et un jour, même mon soi ne quittera plus la ligne bleue de l'horizon. Les hommes pratiquent l'accommodation en sens inverse.

Jadis, au marché aux esclaves, la rédemption pouvait être prise pour une métaphore commerciale ; au marché d'esclaves, aujourd'hui, elle signifie les prix sacrifiés ou la clientèle fidélisée.

Au lieu de cette bêtise : tu es responsable devant les hommes, puisque tu es libre, il faut se dire : tu es libre, puisque tu es responsable devant Dieu.

La troublante obscurité du lointain s'apprécie le mieux à travers la troublante clarté du proche ; ces deux mondes s'admirent et s’entraident sans être interchangeables. « Ce qui est essentiellement lointain ne peut être proche »** - Benjamin - « Das wesentlich Ferne ist das Unnahbare » - mais ce qui est essentiellement proche veut devenir lointain, en devenant obscur, – source du bonheur et de la souffrance.

On déshonore Dieu, en le traquant dans les écrits ou les temples ; on L'honore, en vénérant Ses étoiles et Ses fleurs.

Être croyant, c'est reconnaître et vénérer la miraculeuse harmonie du monde ; la hauteur est l'autel, invisible et même inexistant, vers lequel se tourne mon regard, c'est à dire mes prières. « Seul le firmament est dieu ; Zeus ? - il n'existe même pas » - Socrate. Le disciple de la Grèce fut, en même temps, un disciple du ciel.

Rien de sacré n'a jamais été remarqué dans le réel ; le sacré est réservé au domaine des fantasmes. Même le Pater Noster ne demande pas de sanctifier Dieu lui-même, mais seulement son nom. D'ailleurs, son ciel devrait se lire – hauteur : Dieu ne nous apparaît que si notre regard monte à la verticale, de la profondeur de la Terre au plus haut des cieux. Et puisque tout regard finit par retomber, en même temps que nos ailes, tout sacré est périssable.

Le monde de nos attirances est triple : le monde des lointains (où règnent l'arbitraire, l'extrémisme, l'irresponsabilité), le monde des proches (où nous guident la solidarité, l'entente, la maîtrise) et enfin le monde de la fraternité (où la démesure se substitue à la mesure). C'est de ce dernier monde que parle Heidegger : « La proximité ne s'établit pas selon la mesure des distances » - « Die Nähe ist nicht durch Ausmessen von Abständen festgelegt ». Le monde où les distances ne s'évaluent que numériquement est un monde sans distances de cœur, sans frontières d'âme.

Pour éviter le bavardage philosophique autour d'une chose, G.B.Vico propose une liste exhaustive de questions liminaires à se poser au sujet de cette chose : son existence, sa position spatio-temporelle, ses attributs. Il ne comprend pas, que le bavardage le plus vicieux naît de l'occultation du lieu de l'existence elle-même – le langage, la réalité, la représentation ? Impardonnable pour un philosophe topique.

Ceux qui pensaient, que Dieu marchait toujours en ligne droite, ne pouvaient pas encore savoir, que la pesanteur doit dévier la lumière et la grâce peut dispenser de continuité et bénir le pointillé. La pesanteur, c'est une loi lisible ; la grâce est Loi invisible. St-Paul les distingua bien dans Agar et Sara, dans une liberté en chair, d'un esprit fortuit, et un esclavage cher, de l'Esprit gratuit.

Même la simple raison nous pousse à chercher du merveilleux dans l'harmonie du monde, mais seul la grâce le fait découvrir, sans recherche ni attente. La grâce se passe et de raison et de foi, et Ciorana doublement tort : « L'attente de la foi est un autre mot pour grâce ».

Dieu ne se soucierait que de ceux qui Lui ressemblent. Pourquoi s'étonner alors qu'Il abandonne l'homme de la Croix ? Ce Dieu, apparemment sabreur à ses débuts, est aujourd'hui, de son métier, manager ou comptable. Mais ce n'est rien, comparé avec ce qu'Il sera demain - un Dieu-machine : deus ex machina devenant deus in machina.

Je n'aime pas les frontières, qui servent pour délimiter des enclos, ou même des cloîtres, et dont la clôture me rendrait, mécaniquement, frère des autres renfermés. La frontière désirable est celle qui, inaccessible, m'attire et fait de moi un Ouvert, suivant des yeux de l'âme, et non pas des pieds de la raison, mes propres limites, dessinées par quelqu'un de plus haut que moi.

Qu'on suive la transcendance ou qu'on poursuive l'immanence des choses, notre distance avec elles reste d'une même grandeur ; seul, change le signe de cette mesure, évaluée de la hauteur ou calculée dans la profondeur, minimisant soit l'interprétation soit la représentation.

L'étoile est l'un de ces rares objets, dont on ne mesurait, jadis, que la hauteur : « C'est l’astre, guidant des barques errantes : ignorant sa valeur, on connaît sa hauteur »** - Shakespeare - « It is the star to every wand'ring bark, whose worth's unknown although his height be taken ». Aujourd'hui, on ne s'y intéresse que pour mesurer des distances.

L'action traduit un millième de ce que je suis, la réflexion - un centième, le rêve - un dixième. Si, dans le vide de ce qui reste, je n'étouffe pas, si une joie ou un amour, sans aucun appel d'air, dilatent mes poumons, alors, mon souffle ne peut me porter que vers la foi.

Plus que ma propre pose, la hauteur est la position de mon interlocuteur anonyme idéal, puisque la communication avec l'ampleur démocratique ou avec la profondeur scientifique dégénère rapidement en démagogie ou en technologie, tandis que je me sens plus près de la théologie. D'ailleurs, l'idée d'inventer Dieu et ses anges, pour peupler ma hauteur désertique, est un bon stratagème rhétorique.

Chacun de nous porte en lui-même de vagues puretés, exposées à l'outrage plus que nos défauts ; veiller sur celles-là relève de la consolation philosophique. C'est ce qui s'appelle garder la distance, s'interdire la familiarité, n'admirer son visage que reflété par un lac de haute montagne, n'y jeter sa bouteille que la nuit du naufrage final. Le génie esquissant ses traits, en troublant la surface, faite pour te peindre, c'est cela qu'il faut éviter. En élevant le regard, baisser les yeux. L'outrage est le même sens donné au désiré et au fait.

Ils pensent, en effet, que Dieu ne fait qu'écouter, observer, toucher. Ils ne L'imaginent pas en train de lire. Écrire, serait-ce donc ne pas espérer un écho ? Une raison de plus pour se saisir de plume. « Écrire pour soi, c'est ainsi qu'on arrive aux autres » - Ionesco.

En dehors des manuels, la seule profondeur respectable est celle de ma propre épaisseur, quel que soit le fond, sur lequel elle se pose. Mais l'homme moderne, qui veut passer pour profond, échafaude un savoir consensuel, au-dessus duquel ne s'étale que sa platitude. La hauteur, en revanche, est une attitude, qui égalise les points de départ (bien que les vrais départs soient rares) et ne tient qu'à la distance incompressible entre soi et les choses, basses ou hautes. « La distance, âme du beau »* - Lao Tseu.

Pour les ratés de tous les temps, les anarchistes, le Christ serait leur seul confrère qui réussît. Crachats, épines, gifles, clous - je ne vois que des débâcles. Ceux qui réussissent, ce sont toujours des rois, des bergers, des pasteurs. Les agneaux échouent.

Le bien, la faiblesse, le nihilisme – tant de fausses cibles pour le regard nietzschéen, tandis que celui-ci n'y fait qu'exercer la puissance de ses cordes et la rigueur de son arc, sans vraiment lâcher de flèches. L'ultime adversaire-frère – le Christ, ouvrant les bras à Dionysos et Socrate. D’ailleurs, son vrai adversaire, ce fut non pas le Christ, mais le protestantisme, sacrifiant l’esthétique au dépens de l’éthique, tandis que Nietzsche faisait le contraire.

Il faut reconnaître, que l'esclave, ou le serviteur de Dieu, a plus besoin de sacré que l'homme libre. « Voulant rendre les hommes libres, il les rend sacrilèges »** - St-Augustin - « Dum vult facere liberos, fecit sacrileges ».

Tant qu'une idole - Dieu, le salut, l'immortalité, le sens de la vie - se tenait debout, l'image consolante d'un progrès, d'un rapprochement, d'une victoire te permettait de t'accrocher au mouvement ou à la route. Mais une fois que l'inéluctable se produisit, et ton idole gît en ruines, la question la plus vitale, aux crépuscules de la vie, devient : que mettre à sa place ? Plusieurs solutions, également éphémères : proclamer ton soi inconnu en tant qu'un nouveau Dieu, t'étourdir dans le culte d'une création ou te griser dans le vertige d'une intensité. Et te rendre compte, que cultiver ton jardin ou éduquer tes élèves relève de la même anesthésiante niaiserie.

Le Verbe, peut-il, doit-il, veut-il devenir Chair ? Ce qui semble être la raison principale, pour rendre vivante ma plume. La Chair s'adonne trop souvent à la Lettre, la pâle incarnation du Verbe. L'Esprit innommable, c'est cela, le Verbe.

L'Hindou regarde avec les mêmes yeux et Dieu et la vache. Toutefois, dans la vue, il y a l'œil (moi), la chose vue (l'autre) et le regard (Dieu) ; il suffit de s'y accommoder, pour ne devenir que regard, même devant une vache non sacrée.

Ils ne quittent pas des yeux – la chose. Cette scrutation est déclenchée par la raison, mais, arrivés à une certaine profondeur, ils avouent les limites de la raison et laissent la parole à ce qu'ils appellent la foi, cet aveu d'impuissance de la raison. Tandis que le bon relais devrait être assuré par l'âme, qui abandonnerait la chose pour le rêve, c'est à dire pour des images pleines d'intensité musicale. Dans ce rêve, la chose, au lieu d'être sondée dans son fond, serait enveloppée d'une forme nouvelle.

Le fait religieux est la forme la plus primitive du sacré, déjà le sacrifice lui est supérieur, tout en étant accessible même aux athées. Pour atteindre ce stade, il faut avoir abandonné le parti pris des choses (le premier stade, celui des prix) et s'être hissé par-delà le bien et le mal (le deuxième, celui des valeurs), tout en leur restant fidèle. Le sacrifice déchire les fratries et scelle les fraternités.

La consolation n'est pas dans la conscience réelle que Dieu se soucie de nos misères terrestres, mais dans celle, éphémère, que notre participation à l’œuvre du beau ou du bon justifie ou soulage nos angoisses célestes.

Science de mon salut - conscience de ma chute, encore l'un de ces axes, qui méritent, que je ne m'y accroche pas à une seule valeur, mais que je le munisse d'une même intensité. Le souci du salut mène à l'activisme, à la création, à la réinvention du sacré ; l'ivresse de la chute conduit au nihilisme, à la révolte, à l'angoisse. Les réunir, dans un même regard, - le triomphe de l'humain sur le divin !

Imagine que tout le baratin biblique est définitivement expurgé de toute trace de surnaturel. Quels nouveaux dieux, quels nouveaux miracles, quelle nouvelle théodicée se fabriquerait l'homme moderne ? En termes de champ, de polarité, d'antimatière… Quelle chance que nos dieux furent concoctés par des sauvages ! Tant de poètes, de musiciens et de peintres y répondirent. Aujourd'hui, les seules réactions viendraient des laboratoires d'astrophysique.

Je commence par chanter la force, le bien, la beauté ; porté par ma plume et ma noblesse, je touche aux autres cordes, plus étonnantes et délicates – la faiblesse, le mal, l'horreur – et je comprends, que mon chant est plus important que la chose chantée, que l'élargissement de gammes est plus porteur que l'approfondissement de thèmes, que la hauteur de ma voix assure la même intensité de mes fibres au-dessus de tout axe de valeurs. Au pays de mes pensées païennes, je dois être missionnaire, pour les convertir en une foi des rêves ; c'est le retour à la pureté initiale (le retour nietzschéen, die Wieder-Kehre, est une tentative de conversion ! ).

La splendeur, telle serait la finalité commune de la Création divine et de la création humaine – la splendeur du réel et la splendeur du simulacre – le vrai exhibant, en passant, le beau, le beau enfantant du vrai inespéré.

Dans les semailles réelles, comme dans les résurrections virtuelles, le Hindou voit le corps, et le Chrétien – l'esprit ou l'âme. Mais dans l'économie humaine, le grain est de plus en plus remplacé par la conception in vitro, annoncée par des volatiles, tout de corps, sans imposer de croix à leurs élus, aux reptiles au cerveau reproductible. Les résurrections sont réservées aux mots ailés.

Toutes nos émotions naissent du dialogue, mais pourquoi, parmi tous les mortels, le poète, donc l'amoureux, a le contact le plus vibrant avec son interlocuteur ? - parce que celui-ci se trouve dans un lointain inaccessible. « Prends garde des distances : murmurer avec un proche – quel ennui ! » - Mandelstam - « Следует заботиться о расстоянии. Скучно перешёптываться с соседом ».

Il ne suffit pas de parler devant Dieu ; encore faut-il qu'on parle à soi-même, comme Hamlet, comme Pascal, comme Valéry. Et c'est ce qui manque à Cioran, qui se tourne tout le temps vers les autres, tout en se lamentant d’être obligé de s’adresser aux mortels. Même le destinataire de Nietzsche, le surhomme, n'est qu'une seule facette de soi, portant la puissance et méprisant la faiblesse. Mais ce qui est vulnérable en nous est plus noble.

La hauteur est une affaire exclusive de l'homme créateur ; aucun mystère, ni Dieu ni le destin, ne la préfigurent, elle est la prérogative du soi connu, de sa force. Le soi inconnu, le mystique, l'intouchable et le divin, tapit nos profondeurs et fonde nos croyances : « Le soi, invisible, touchant, dans sa profondeur, Dieu – voici la foi » - Kierkegaard.

L'immobilité sacrée s'appelle prière, une musique ne trouvant pas d'accords avec le temps des hommes ; le vide sacré naît des exhortations, qui ne trouvent aucun écho dans l'espace des hommes, ce vide s'appelle espérance. Ce sont des grâces arrachées à la pesanteur.

Le discours philosophique, ignorant le style, calcule les écarts entre les choses, en les reproduisant en mots, tandis que la distance appartient au regard, c'est à dire au style. Aucune architecture langagière ne représente les membrures des choses, comme le chant ne se prête point à rendre la géométrie ou le bruit du monde.

Le regard crée des unités de mesure et une proximité astrale ; les yeux mesurent les distances et l'éloignement terrestre. « Mon regard est pour le lointain, et mes yeux – pour le prochain » - Goethe - « Ich blick' in die Ferne, ich seh' in der Nähe » - le regard serait le refus de la familiarité et l'art de rendre lisible même l'invisible.

Tout le monde est conscient du mystère de la divinité méconnue, mais le scientifique l'abaisse au niveau d'un problème d'astrophysique, et le religieux le profane par sa solution de métaphysique.

Créer ou comprendre, ce dilemme semble être parmi les plus cruciaux ; mais la domination numérique de ceux qui ne cherchent qu'à comprendre sur les solitaires qui se contentent de créer montre que ce choix ne se présente presque jamais ; la compréhension n'améliore en rien la création ; la création rend la compréhension - caduque. Et c'est la croyance qui est un commencement profond de la compréhension et une haute contrainte de la création.

Aux angles de vue sur les commencements divins dans le vivant - au langagier (le Verbe) et à l'organique (la Caresse) – on peut ajouter le mécanique : l'apprentissage (filtrage d'expériences), la formation d'algorithmes (scénarios d'exécution), le passage de la première étape à la seconde, la partie la plus énigmatique, sur-rationnelle, magique, mais visiblement implémentée jusque dans les roses et les moustiques.

La grâce : le lointain nous gratifiant d'une proximité, brève, enivrante, illuminante. Mais c'est dans les ténèbres qu'on la vit le mieux. L'art, c'est le mouvement inverse : dans la pesanteur de la matière, faire ressentir la grâce originaire.

La musique, et non pas la vérité, nous conduit à Dieu. Je soupçonne, que la vérité de Dieu est dans la musique. Et si l'on s'égare aujourd'hui, c'est que tous les chemins en sont dépourvus et ne sont tracés que par la vérité des hommes.

Tous les mystères de la haute justice sont confiés désormais aux solutions, dictées par la lettre des codes ; il ne reste que le problème de l'utile, qui tarabuste encore les hommes. Mais « de l'utile au juste la distance est la même qu'entre la terre et l'étoile »* - Lucain - « sidera terra ut distant, sic utile recto ». L'étoile disparut des outils de mesure des hommes ; seule la perspective du lucre donne aujourd'hui la mesure de l'utile devenu le seul juste.

S'adonner à l'espérance : donner la préférence au lointain du regard par rapport à la proximité des yeux et des choses vues. L'espérance se perd aux horizons intouchables.

Quand Rimbaud ou les Trois Sœurs placent leur vraie vie ailleurs, ce n'est pas en coordonnées géographiques, sur la platitude terrestre, mais en hauteur céleste, qu'il faut chercher cette vie intemporelle et fantomatique. Les pauvres âmes ne sont ni au monde ni à Moscou ; elles sont absentes là où ne règnent que le temps et l'espace, et s'étouffe le rêve. Ces absents sont des anges ou des démons.

La distance ou le dégagement, par rapport aux idées et actes des autres, est une bonne contrainte, indiquant de beaux chemins à ne pas parcourir (pour ne pas en faire des sentiers battus) ou de belles causes à éviter par mes bras (puisque leurs effets ne peuvent que désespérer). L'élan et ses ressorts doivent se trouver en moi-même, c'est mon soi, ma liberté, mon commencement et ma finalité.

Le mystère – une perplexité et une admiration, que la connaissance ne réfute pas et que la foi, peut-être provisoire, bénit. De notre regard sur la vie, il faudrait bannir la religion et garder la foi et le mystère. Pourtant, Nietzsche et Tolstoï formulent une religion sans foi ni mystères. L'aigle et la colombe manquent de dons de la chouette. Mais à la religion de la tête ou à la religion du cœur il faut préférer, au moins, la religion de l'âme, la poésie.

Mieux on comprend le comment du monde, mieux on sent la présence du Qui. « Pour la hauteur, peu importe comment le monde est. Dieu ne se révèle point dans le monde » - Wittgenstein - « Wie die Welt ist, ist für das Höhere vollkommen gleichgültig. Gott offenbart sich nicht in der Welt » - Dieu est dans la possibilité de la hauteur, pour toute parcelle du monde. Le bon pape Benoît XVI, en citant Wittgenstein, tricha : « Dieu se révèle 'dans' le monde » - « Gott offenbart sich 'in' der Welt ».

Il y a trois familles mystiques : les eschatologiques du Jugement Dernier, les cléricaux du parcours salvateur, les nihilistes des points zéro de la réflexion, du regard, de la passion. Les deux premières sont constituées, essentiellement, de nains ahuris, balançant sur les épaules des géants ; la dernière se dévoue à fabriquer elle-même les mesures ironiques de la grandeur et de la vision.

Dieu est un admirable cachottier : non seulement il munit l'homme d'un esprit, formulant des problèmes et inventant des solutions, mais Il imagina la transformation de cet esprit en âme, moyennant une ascension à une hauteur, où règnent des mystères.

La culture se traduit par le respect ou l'intérêt que l'on porte à l'inexistant, par exemple – à Dieu. L'inculture actuelle enterra tant de beaux rêves, en compagnie des folies, des superstitions et des errances.

Il n'y a aucun contact entre le fini et l'infini, ce qui rend l'aspiration du premier pour le second - divin, irréductible aux choses, mystique. L'infini restera isolé, solitaire. Toute image de l'infini s'inspire du fini en mode traduction, en changeant de langage : c'est le langage de représentation qui change, tandis que ceux de requêtes et d'interprétation peuvent être les mêmes.

La modernité se singularise par la valeur grandissante du plombier, de l'ingénieur, du marchand et par la chute du prêtre et du scientifique, porteurs de consolations et créateurs de langages. Ceux qui s'adressent aux mêmes fibres, les poètes et les philosophes, sont victimes d'un effet collatéral et assistent à leur pitoyable extinction.

Nous sommes tous bornés ; à qui les bornes les plus significatives appartiennent-elles (à moi-même, aux autres, à Dieu) ? - là est la question. Comment j'y converge ? Avec quelle intensité ? Je suis vraiment un Ouvert, quand je suis maître de mon approche de mes limites divines, intouchables.

Si Dieu est un Verbe, quelle serait la place lexicale de l'homme ? J'ai beau pencher du côté d'un pronom personnel, d'un déterminant, d'une négation, il semblerait, que cette place fût beaucoup plus modeste ; « L'homme doit être ad-verbe, être près du Verbe » - Maître Eckhart - « Der Mensch soll, beim Wort ein „Beiwort“ sein ». On préfère généralement des particules de subordination ou des pronoms possessifs, pour amadouer l'Analyseur pragmatique.

Le mathématicien est particulièrement sensible au sacré, puisque les objets de ses réflexions n'existent pas dans la réalité ; il se trouve dans l'état, dans lequel devait être plongé le Créateur, avant que la première définition ne fuse de Son Verbe.

La vie, c'est la recherche de chemins : vers le savoir, la survie, la création, le plaisir. Et le bon Dieu se contenta de définir un méta-chemin, la logique, et de spécifier les objets de nos désirs, toujours à la manière d'un mathématicien ou d'un rêveur.

Vision de femme : abstractions innées, à travers lesquelles on fait passer toute particularité. Vision d'homme (et de poète) : dans toute particularité voir de l'absolu, avec d'innombrables angles d'éclairage, de décantation, de généralisation, de rapprochement.

Être un Ouvert signifie : dans le temps – vivre dans un élan, asymptotique, infini, toujours recommencé ; dans l'espace – me rendre compte de mes meilleures limites, fascinantes mais ne m'appartenant pas.

Impossible de douter d'un dessein divin, en admirant l'invraisemblable rose : « La rose est sans pourquoi » - Angélus - « Die Ros' ist ohn' Warum ». Elle fait entrevoir le goût du Dieu artiste : « La rose, la vraie, serait-elle l'apothéose d'un Dieu qu'on ne verra jamais » - Borgès - « La rosa verdadera puede ser el júbilo de un dios que no veremos ». Ou du Dieu souffrant : « La rose, dans laquelle le Verbe divin se fit chair » - Dante - « La rosa in che il verbo divino carne si fece ».

Vain est tout ce qui ne mette pas d'accord nos deux soi, le connu et l'inconnu. Cent fois plus vain - ce qui nous y mette d'accord… Deux surfaces du ruban de Moebius : le lointain et le proche y changent si étrangement d'ordre.

Même sans Dieu, ils continuent, présomptueusement, à chercher le salut, au lieu de ne créer, humblement, que des consolations, face à un tel vide terrifiant. Le carillon trompeur des commencements, vers un Dieu inconnu, plutôt que le glas certain des fins certaines, qu'un Dieu connu te prépara.

Que ton rythme soit : un pas de la conscience t'éloignant de l'être, un pas de l'être te rapprochant de la conscience. Les meilleurs parcours se font sur une corde raide, hors toute arène.

Comment se débarrasser de la hantise des profondeurs, pour n'en garder que le vertige ? - en vidant la mer (ce qui, pour Nietzsche, équivaut la mort de Dieu), ce qui classe parmi l'inconnu ce qui eut la prétention d'être inconnaissable ; les gouffres dénudés nous rendent plus honnêtes que la face faussement prometteuse ou mystérieuse (et que Valéry appellerait toit tranquille cachant l'altitude) ; ainsi, la hauteur sera la seule issue vers l'inaccessible, vers le rêve. « La terre, déçue par la profondeur, préserve les germes de la hauteur »** - Ovide - « Tellus seducta ab alto retinebat semina caeli ».

En quels termes puis-je parler de proximité ou d'accessibilité de mon soi inconnu ? Il m'est plus proche que la raison elle-même, puisque c'est lui qui anime mon esprit, pour qu'il devienne âme ; et ce souffle est plus spontané que mes mots, mes idées ou mes actes. Il est mon ouverture vers la merveille du monde, de la vie, de la raison ; il est si proche, que les myopes ne le voient même pas : « Le moi intérieur m'est caché » - Wittgenstein - « Das Innere ist uns verborgen ».

Dans le médiocre, je maîtrise mes limites, je suis un Fermé, j'y suis engagé ; dans le grand, je dois rester un Ouvert, vénérer mes limites, à jamais inaccessibles, dont je me dégage, tout en gardant l'élan vers elles.

Ce ne sont jamais les mêmes fibres qui vibrent devant la beauté incréée de la nature ou devant la beauté créée par la culture. Aucune trace du pinceau ou du Verbe du Créateur, dans le premier cas ; une perfection muette, devant laquelle l'esprit devient âme. Dans le second cas, l'âme s'émeut de la voix d'une âme sœur ; l'âme devient écho d'une musique, que l'esprit interprète.

Le miracle de la rétine, le miracle de la circonvolution, le miracle de la communication entre elles – aucun paléontologue, aucun évolutionniste, aucun biologiste ne peut ébranler ma sensation de divinité de l'Opticien et de l'Ordonnateur.

Le talent subjugue celui qui en est élu ; celui qui en est privé, se contente d'une liberté grégaire. « Le talent réduit son porteur en esclavage et l'emmène très loin de sa destinée » - Dostoïevsky - « Талант порабощает себе своего обладателя, унося его от настоящей дороги ». Le talent n'a pas à rougir de ses carcans rien qu'à lui. L'esclavage élu et le génie subi se complètent.

La vraie humilité apporte la sensation d'une vraie hauteur, celle que fréquentent sinon le bon Dieu, au moins ses anges, elle est l'art de s'abaisser sans descendre. « Dieu n'est pas affaire de théologie, ni de philosophie, ni de savoir, ni de hauteur, mais peut-être d'humilité » - Kierkegaard. Se cacher en profondeur est son autre refuge, où elle est racine de tant d'arbres divins. Rester invisible des hommes, dans les souterrains, et être berceau du regard profond sur la hauteur.

L'imposture de notre soi connu, avec ses solutions, qui se substitueraient au mystère de notre soi inconnu, est du même ordre que celle de St-Paul, démystifiant, dévoilant le Dieu inconnu devant l'Aréopage.

Le virage vers le voisinage de l'être (Heidegger) signifierait-il l'abandon du voisinage fini de l'étant pour le voisinage infini de l'être ? Se mettre au-delà d'une valeur, et non pas en-deçà d'un intervalle ? On s'approche de l'étant ; on tend vers l'être, sans s'en approcher.

L'esprit profond voit le Concepteur et le Penseur ; l'âme haute sent le Créateur et le Consolateur ; mais la raison plate ne fait qu'exécuter, machinalement, des algorithmes, elle n'a plus besoin ni d'esprit ni d'âme. Et puisqu'on vit la dictature de la raison, Dieu est proclamé mort.

L'évolution du christianisme : d'abord - l'essentiel se déroule au ciel, ensuite - moitié au ciel moitié sur terre, enfin - sur terre. De nos jours, la chute du prestige du ciel y trouve une explication.

Notre Dieu, qui ne nous guette plus que près du cimetière, tira une Croix sur tout ce qui fut ludique ou gastronomique. Les cirques et les temples sont aujourd'hui privés de la divine présence ; les hiérophantes cumulent leur herméneutique aux champs de courses.

Et la superstition et l'athéisme abaissent nos espérances, en nous promettant un avenir meilleur ou même radieux. L'espérance noble naît d'un avenir, sciemment occulté, car réel et monstrueux, et d'un présent, dont le sens se concentrerait dans un rêve, entre le regard et la création.

Mettre sur un même plan l'instrument et la fonction – la grammaire et la métaphore, la logique et la pensée, les doigts et la caresse – c'est un anachronisme : le Créateur imagina le sujet, avant de songer aux objets, y compris les instruments.

C'est une entreprise vaine du poème que de défier l'immortalité ou la souveraineté divines et de croire peser plus que l'airain. L'airain se fait creux, sous le suffrage de l'espace ; la souveraineté est soumise aux droits des dieux, ce suffrage dans le temps.

L'oubli des autres est une bonne contrainte ; l'oubli de soi est un bon moyen : « La création, et non seulement le salut, est ta vocation ; et, en son nom, tu dois parfois oublier et ton soi et ton âme » - Berdiaev - « Человек призван быть творцом, а не только спасаться. И во имя творчества забывать о себе и своей душе ». La création, par rupture, est le plus haut consolateur, quel que soit le créé : un arbre, un enfant, un poème. La routine, en continu, est le premier fossoyeur de l'espérance.

Les fondateurs d'Églises : ses Pères - l'orthodoxie, Charlemagne - le catholicisme, Luther - le protestantisme ; recel de faux, faux, usage de faux - tout est prévu pour la rétractation et le verdict. Et chaque fois huit siècles séparent ces croires à former, comme huit siècles séparent les pensers du formé : Aristote, St-Augustin, Thomas d'Aquin, Wittgenstein. La prochaine étape serait donc un nouveau croire. Mais croire, en absence des âmes, est-ce encore croire ? Thomas d'Aquin comptait onze passions ; quatre siècles plus tard, Descartes n'en voyait plus que six ; encore quatre siècles, et bientôt nous n'en serons qu'à zéro.

Ton soi connu mesure les distances, ton soi inconnu crée les proximités. La mesure rassure, la création émeut. « La proximité n'est pas un état, un repos, mais une inquiétude, un non-lieu » - Levinas. La vraie proximité est divine ; on ignore la source et la finalité de son attirance.

Le même irrespect des miracles : croire, que les collisions des atomes puissent aboutir, dans l'espace-temps, au miracle de la vie et de la raison ; croire, que ce dernier miracle fut déjà dévoilé ou révélé quelque part dans le temps. La croyance populaire n'a d'égale en niaiserie que l'incroyance populaire.

Au commencement humain était certainement la caresse, dédiée à l'épiderme, à la frontière, mais les Commencements divins sont quelque part dans les profondeurs de l'intelligence et dans les hauteurs de la noblesse. « Tu fus plus profond que mes profondeurs et plus haut que mes hauteurs » - St-Augustin - « Eras interior intimo meo et superior summo meo ».

Je ne sais pas si Dieu ou mon soi inconnu ont un esprit ; ce qui est certain, c'est qu'ils n'ont pas de visage ; et c'est ce qui les rend parfaits destinataires de mon écrit, car au lieu des affirmations, il parlera requêtes – arbres ouverts à l'unification suprême. « La question du penseur est la question de l'élève » - Levinas.

J'ai des frontières humaines et des frontières divines ; ces dernières ne m'appartiennent pas et font de moi un Ouvert. Les philosophes y voient de faux paradoxes : « L'individu n'a qu'en lui la fin, vers laquelle il doit tendre, et pourtant il a cette fin en dehors de lui, puisqu'il y tend » - Kierkegaard.

Parmi les spectacles de la vie, je reconnais le dramaturge divin par une présence implacable d'un souffleur, se moquant de mes récitations et se solidarisant de mes improvisations.

Il n'y a pas de formes sacrées ; le sacré ne gît que dans le fond. La poésie : par la hauteur de la forme faire ressentir la profondeur du fond sacré.

Par sa croyance en miracles surnaturels, le bouseux voit un Dieu, vengeur et clownesque, surveillant nos péchés ; le sage, en réfléchissant sur les miracles naturels, imagine un Dieu, miséricordieux et artiste, éveillant nos vertus.

L'homme peut être vu en tant qu'une personne morale, un mammifère, un moyen de transport ; ce sont des angles de vue différents (des faces représentatives de Hobbes) sur le même objet. Il faut interpréter de la même manière les trois personnes, ou hypostases, du Dieu chrétien.

Ma foi en Créateur ne peut prétendre à une dignité que si je reconnais humblement ne L'avoir jamais perçu ni par mes sens ni par mon intelligence. Par ailleurs, le bonheur a les mêmes raisons d'être : il n'est vrai que lorsque je ne le vois pas.

S'éloigner de la chose pour mieux s'en émouvoir.

L'œil des partisans des clartés définitives ne s'accommode qu'à une distance fixe et croit à l'assimilation. Tout nouveau savoir en élargirait la superficie. L'habitué des vies en reliefs paradoxaux possède une accommodation élastique, où la falsification et les vérités éternelles dessinent des courbes en profondeur et en hauteur, sans nous appartenir.

Le judaïsme est sophistique et l'islam – dogmatique ; le grand mérite du christianisme est une saine symbiose de ces deux facettes : rendre humble l'intelligence, rendre hautaine l'ironie.

Le rêve ne peut s'adresser qu'à une hauteur inaccessible ; traditionnellement, on appelle cette hauteur – ciel ; le ciel est, donc, notre Ouvert, et peut-être le seul.

À quel moment le Créateur songea au Bon et au Beau ? Ou à leur dénominateur commun qu'est la Caresse ? Avant ou après avoir établi l'Intelligence du Vrai ? Le Verbe ou l'Action sont déjà des manifestations de l'intelligence. « La première chose, créée par Dieu, est l'intelligence » - le Coran.

Aucune intuition ne peut nous fournir la moindre image de la force divine, à l'origine de la vie. Mais la création artistique a certainement plus d'homologies avec la Création que la science, car le beau et le bien sont plus viscéralement chevillés à la vie que la vérité et le savoir.

La réalité matérielle n'a rien à envier à la réalité spirituelle en profondeur de sa magie : il n'existe aucune métrique qui quantifierait la distance entre les objets réels et leurs modèles théoriques, le bon sens valide le sens des modèles. Aucune théorie figée n'est pensable : « La seule théorie séduisante est celle dont les concepts reculent à l'infini »* - Baudrillard. La nature reste la séduction absolue. On falsifie ou réfute les modèles, on ne falsifie ni ne réfute le monde.

Visiblement, Dieu s'exclut du domaine de l'action (où règne la liberté, vraie et vulgaire, celle du muscle et du calcul), pour n'habiter que celui du Bien (dont seul le cœur est le réceptacle et l'interprète libre) et pour consacrer l'homme à celui du Beau (que l'âme libre peuple de ses images divines). Dieu est cette triple liberté.

Au pays des fantômes, tels que prophètes, anges ou messies, la règle du plus court chemin ne marche pas ; tout y est discret et oblique. Pour une fois, la Bible a raison : « Aux yeux de l'insensé, son chemin est droit ». Aux yeux du sensé, le hasard, la fatalité et l'attraction des étoiles dévient tout chemin visible et le transforment en un pointillé lisible. On ne voit pas les mystères de Dieu, on les lit.

La meilleure définition du regard : ce contact avec la vie - qui est miracle ! - qui balaie toutes les proclamations des yeux - qui sont raison ! - de l'abandon ou de la mort de Dieu. Toute sensation de solitude absolue est d'absolue cécité. « L'homme n'est pas seul ; seule est la pensée »* - G.Benn - « Der Mensch ist nicht einsam, aber das Denken ist einsam ».

Dans la vie, l'âme, hélas, n'est jamais confrontée à ce dilemme manichéen : se sauver ou se perdre ; celui qui pense la sauver la perd, celui qui sent la perdre en sauve peut-être une étincelle ; la honte en est plus fidèle interprète que la raison.

L'arbre du Bien et du Mal devint symbole de la religion chrétienne. La bestiole, qui s'y niche et pullule, est toujours aussi absorbée par la cueillette. Et la vraie croix est de supporter tant de fruits insipides et aseptisés.

Ne profane pas ton esprit avec ce qui existe - « Comment vivre sans inconnu devant soi ? » - R.Char. On pense, que même l'action devrait se vouer aux fantômes : « La justice n'existe pas, c'est pourquoi il faut la faire » - Alain. Seuls ceux qui acceptent le pari risqué socratique ou pascalien, ont le droit d'aimer Dieu, qui, probablement, n'existe pas.

La foi a bien sa place à elle, et lorsque elle s'installe dans celle que lui cède, magnanime, le savoir (Kant), elle n'est pas à sa place.

Deux manières de percevoir les images ou les idées : soit on les évalue en unités numériques, soit en degré de proximité avec notre propre sensibilité – ce qui donnera soit un paysage objectif, soit un climat subjectif.

Entre les yeux et cette page s'insinuent tant de couches ou d'étapes de ma réalité bruyante et envahissante. Un rêve : rendre cette réalité silencieuse, pour qu'on m'entende de très-très loin, pour que la vie surgisse et retentisse après et non pas avant cette page. Mais la réalité y joue un rôle de contrainte utile : elle m'évite une chute dans la familiarité.

Au commencement était le couple l'Amour - la Haine (Empédocle), la Monade (Pythagore ou Leibniz), l'Apparence (Pyrrhon), l'Idée (Platon), le Verbe (le Christ), l'Action (Thomas l'Aquinate, Goethe, après avoir opté pour le Sens et la Force, Valéry, avant de lui préférer l’Étrange, Proudhon), la Violence ou la Lutte (Pascal ou Darwin), le Soupçon (Marx et sa Classe, Freud et sa Perversion, Nietzsche et sa Musique, Berdiaev et sa Liberté), la Donation (Gegebenheit de Heidegger), l'Étrange (à partir des fantômes et spectres : « Shakespeare genuit Marx, Marx genuit Valéry » - Derrida). Chacun au commencement de sa discipline : l'Idée (le Nombre, la Monade, la Force) - pour représenter le mystère, le Verbe (l'Amour, le Sens, la Donation) - pour formuler les problèmes, l'Action (la Haine, la Lutte, le Soupçon) - pour tester les solutions, la Perversion et l'Étrange - pour confondre ou embellir les passages de l'un à l'autre de ces trois niveaux.

La vraie foi surgit avec la magie du nombre, le regard initial ne naissant que dans la superstition de l'âme. « La mathématique nourrit la conversion du regard » - Platon. Mais mal digérée, la mathématique dévaste les âmes et les pousse à l'apostasie au profit des idoles désincarnées.

Jamais les hommes n'étaient plus près du ciel : ils apprirent à se débarrasser du ballast de l'âme.

Les regards, dont je parle, ne sont pas mes regards ; je me sens regardé, ce qui me métamorphose ; je deviens théâtral, bien que ce soit par une serrure et non point de la loge royale, que le Spectateur m'épie. La pantomime devient mon art. Ce n'est pas du « courage de l'aigle qu'aucun Dieu ne regarde » - Nietzsche - « Adler-Mut, dem kein Gott mehr zusieht », mais de l'angoisse de la chauve-souris, dans sa Caverne soudainement animée, où elle prendrait ses parois pour un bon miroir : « Je me sens regardé, ce qui est le sens second et plus profond du narcissisme » - Merleau-Ponty.

Le sacré, aujourd'hui comme toujours, se porte bien. Pour vénérer le révélé, il suffit d'entretenir le ravalé.

Soit je m'adresse à mes semblables, et ma voix devient humble et ferme, soit je n'ai qu'un seul destinataire, Dieu, et ma voix doit être tremblante et fière. Montaigne, qui ne s'adresse qu'à son entourage et ignore l'écoute divine, a, dans son audience, raison : « C'est faire le sot, que parler toujours bandé ».

En étendue et en profondeur, l'homme moderne traque l'infini de plus en plus près ; le savoir et l'intelligence franchissent toujours de nouvelles limites. La dimension, abandonnée, écroulée, improductive, est la hauteur ; il ne reste plus d'hommes nobles, ouverts à l'appel du ciel.

Que perd-on dans la projection d'un objet 3D sur un plan, sur une platitude donc ? - la profondeur et la hauteur ! Que perd le Dieu, au moins quadri-dimensionnel, en Se projetant sur notre univers 3D ? - Sa divinité, ce qui reste lisible n'étant que de la religion, plutôt plate.

L'activisme actuel du diable étouffe toute présence de Dieu. Et dire que c'était de l'oisiveté de Dieu que naissait le diable lui-même (Nietzsche).

L'approche du sublime se fait reconnaître par la dérobade du sol ou l'échappée du regard. Mais les mêmes symptômes précèdent les chutes.

Aimer son soi inconnu, sans le connaître, comme aimer Dieu sans Dieu, sont de bonnes définitions d'un philosophe ou d'un agnostique.

Des hypostases d'Autrui : ma raison y voit l'autre, mon cœur - le semblable et mon âme - le prochain. La distance y est mesurée par les yeux, par les choses vues, par le regard.

Y a-t-il, dans le monde, quelque chose qui ne serait pas de nature divine ? Alors, si l'étude de la nature de Dieu lui-même a pour but l'admiration et non pas la connaissance, on devrait savoir tout admirer. Ce qui différencie Dieu de son œuvre ou de Ses créatures, c'est que Sa nature et Son artifice sont également divins.

Dieu créa des joyaux, l'homme ne crée que des écrins. « La beauté et l'infini veulent n'être admirés que dévêtus » - Hugo – comme le visage humain ou sa source - la face de Dieu. Le beau de la création humaine doit son attrait au drapé du mot, au pli du son, à la bigarrure du pinceau.

La même distance sépare ces trois séjours du soi : la profondeur de l'être, la platitude de l'avoir, la hauteur du rêver – l'intelligence, l'action, la noblesse.

Pour se tourner vers nos origines divines, le cœur entend la voix du Bien, l'âme entend la musique du beau, l'esprit entend les cadences du vrai, et l'on s'adresse au Créateur, respectivement, en langage des mystères, des problèmes ou des solutions.

Même chez les grands, l'écho des choses trop proches est souvent mécanique. La musique personnelle évoque plus fidèlement les choses lointaines. Pour le cadre idéal, je tiendrais le vide que redoutent les creux.

On sait tout du comment de la création humaine, on ne sait rien de celui de la Création divine. On ne peut mettre du mystère que dans le pourquoi ; tandis que la beauté du Mystère divin est sans pourquoi.

Pour S.Weil, la pesanteur et la grâce s'excluent, pour Mandelstam - se complètent : « Vous renvoyez les mêmes signes, sœurs-jumelles, - la pesanteur, la grâce » - « Сёстры тяжесть и нежность ; одинаковы ваши приметы ». Elles sont parallèles, pour St-Augustin : « Ce que la pesanteur est au corps, la grâce l'est à l'âme » - « Quod enim est pondus in corporibus hoc est charitas in spiritibus ».

Les hommes valent par la qualité de leurs inexistants vitaux : les primitifs n'y placent qu'un seul objet – Dieu, et les délicats le peuplent de rêves aussi éphémères mais plus consolants. L'homme recherche « des choses absentes les secours qu’il n’obtient pas des présentes » - Pascal.

Vue de près, toute chose se banalise ; le poète est créateur de lointains, où son regard s'installe, mais il est chantre de la proximité et de la caresse et non pas « admirateur du lointain » - Aristote.

Dieu, protège-moi de ces deux terribles certitudes, que je ne supporterais pas : que Tu es ou que tu n'es pas !

Les étapes nous débarrassant de superstitions : la religion - penser, sérieusement, que sur notre planète, à une date et dans un lieu connus, un événement surnaturel se produisit, sacralisant l'homme ; la foi – ressentir, émerveillé, l'incompréhensible harmonie d'un monde sacré ; l'utopie – rêver, ironiquement, d'un monde noble et fraternel et bâtir sur son impossibilité une espérance sacrée.

Dieu est omniprésent : dans l'objet matériel (la réalité), dans ma main qui s'en saisit (le moyen), dans la fonction d'appropriation (le but), dans mon choix d'objets à saisir (la contrainte), dans ma création d'objets (le commencement). Omniprésent pour le regard, absent – pour les yeux. Et tout miracle organique s'éteint dans la débâcle mécanique : les robots proclament mort ce Dieu invisible et visiblement inexistant.

Devant l'œuvre du Créateur : mon âme reconnaissante et ma raison pardonnante.

Seul un Créateur génial aurait pu imaginer cette époustouflante coordination entre les organes du vivant et les signaux qu'ils reçoivent de la matière ! Notre sens du beau, réagissant à la beauté incarnée des choses, en est l'exemple le plus éblouissant ! La bêtise des platoniciens (les Formes, indépendantes de l'homme, préexistent) et des phénoménologues (l'homme ne découvre la beauté qu'au contact avec le beau).

Notre vie se projette sur deux plans – le mécanique et le divin : l'efficacité ou le Bien, la norme ou la loi, l'utile ou le beau, la solution ou le mystère, l'ampleur ou la hauteur, la production ou la création, l'événement ou l'invariant, l'inertie ou le commencement. Le triomphe de la mécanique fut appelé mort de Dieu.

Vivre non pas des rencontres, mais des prétextes d'attouchement ou de détachement. Béni soit tout instant, qui nous unit dans une proximité céleste : en chair, en sourire, en spasme. Béni soit tout instant, qui nous désunit dans un lointain terrestre : en pensée, en rêve, en parole.

Dieu n'a pas de limites ; Il est dans l'existence même de limites : pour la matière, pour mon rêve, pour la voix du Bien, pour l'émotion du beau, pour la puissance du vrai.

La poésie est l'art d'entretenir la sensation du lointain, même dans la vie la plus proche. Mais cette sensation est, tout entière, dans l'élan initial. Le poète est un Ouvert, fasciné par ses limites intouchables. « Je suis resté poète jusqu'aux limites les plus lointaines » - Nietzsche - « Ich bin Dichter bis zu jeder Grenze geblieben ».

Tant d'incantations sur le Dieu-Bonté ou le Dieu-Vérité, c'est à dire sur un inexistant merveilleux ou sur un existant fade, tandis que c'est au Dieu-Beauté qu'un artiste devrait adresser ses prières et ses discours. Parler devant le Bon engendre du faux ; parler devant le Vrai conduit à l'ennui ; il faut parler devant le Beau, ressenti comme Dieu. D'après La Bruyère, Aristote l'aurait compris, en confondant les noms d'Euphraste (beau discours) et de Théophraste (discours divin).

On se rapproche par l'intérêt qu'on porte aux mêmes objets ; on se fraternise par l'intensité et la noblesse de relations entre objets. Nietzsche tombe sur la volonté et la puissance, chez Schopenhauer et Spinoza, mais la volonté du premier se forge dans le ressentiment (et non pas dans l'acquiescement nietzschéen), et la puissance du second s'attache à un esprit du savoir (et non pas sur l'âme du valoir nietzschéen). Et Nietzsche finit par se détacher de ses faux ancêtres (comme Valéry – de Descartes, avec sa méthode).

Quand ce, que l'esprit conçoit comme infiniment lointain, l'âme perçoit comme infiniment proche, il y a de bonnes chances qu'on soit en présence du divin ; mais les deux avis sont indispensables. « Ne suis-je Dieu que dans la proximité ? Ne le suis-je pas aussi celui du lointain ? » - la Bible.

Dieu n'émet pas de lumière, ne se manifeste pas par ses ombres. Et Nietzsche : « Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous obscurcir ? » - « Wann werden uns alle diese Schatten Gottes nicht mehr verdunkeln ? » - finira par comprendre, que ce n'est pas la vue mais la caresse qui révèle le C(c)réateur, et la caresse est ressentie surtout dans les ténèbres – mystiques, érotiques, artistiques.

Dieu n'est certainement pas une lumière, il est plutôt les ténèbres mêmes, inentamées et inscrutables ; toute lumière est dans ton esprit. Mais la propager est futile, puisqu'elle est la même dans toutes les têtes. Il te restent les ombres de ton âme, que tu chercheras à rapprocher des ombres divines, pour clore le cycle de la création.

Je pensais être le seul à avoir lu et admiré les magnifiques interprétations des Évangiles par Tolstoï. Quels ne furent ma surprise et mon plaisir, quand j'apprendrai, par B.Russell, que, dans une librairie galicienne, ce livre sera le seul à survivre aux bombardements de la Grande Guerre et y sera découvert par Wittgenstein, qui en sera profondément bouleversé.

Le mûrissement en sagesses et en extases : le sacré se détache de Jérusalem et s'attache à Athènes. Où un dieu clame son existence, raisonne la routine du troupeau ; là, où le Dieu inexistant anime les esprits et élève les âmes, résonne la voix de l'homme, créateur et fraternel.

Le Dieu miséricordieux et ironique apprécie la fidélité parmi les ruines et le sacrifice de l'édifice achevé. Les dieux vengeurs claironnent leur préférence pour la justice ou l'équité.

Ne cherche plus ce qui se trouva trop près. Trouve ce qui, de loin, ne fut jamais perdu.

Le cœur et l'âme peuvent vivre le mystère, ils ne peuvent pas le comprendre. Seul l'esprit en est capable. Pourtant, pour adhérer au plus grand des mystères, à Dieu, le croyant exclut l'esprit et ne compte que sur l'âme. Celui qui est le plus près de Dieu est peut-être l'incroyant, dont l'esprit émerveillé scrute son âme et y découvre un mystère à la hauteur de l'univers tout entier. Plus que paisible amour du bon ou irrépressible désir du vrai, Dieu est reconnaissance exaltée du beau.

Dans convaincre ou séduire il y a la même volonté d'un contact des épidermes, d'un regard à bout portant. Ne serait-il pas plus noble de se rapprocher par le même fier éloignement des choses, qui méritent qu'on y pose un regard ? « L'éloignement nous rapproche, mais loin de nous »** - Blanchot.

L'homme n'a plus besoin de guide pour aller au diable. Dieu est le sentiment d'exil, mais l'homme adopta sa patrie - dans la machine. Les titans programmés évinçant les dieux imprévisibles. Des « êtres de fer » (Hölderlin) ne mèneraient qu'en enfer, des « êtres de la Lettre » nous mèneront au non-être.

Dès qu'on se découvre les ailes, on est appelé par le lointain. « Lorsque l'âme a des ailes, elle se met à planer dans les hauteurs » - Platon. Sans l'usage des ailes l'âme, vite, dépérit.

La prière, c'est l'étincelle d'une lumière sans retour, l'étincelle, qui possède le don d'approfondir le regard, quand il est suffisamment embué. « Mon unique prière appelle l'approfondissement ; lui seul peut me conduire de nouveau vers Dieu » - Morgenstern - « Mein einziges Gebet ist das um Vertiefung. Durch sie allein kann ich wieder zu Gott gelangen ». En hauteur, il n'y a que des idoles, dont se repaît le poète et s'inspire le philosophe.

En écrivant, je m'adresse toujours à mon interlocuteur virtuel, et ma tonalité dépendra de la distance qui m'en sépare. La morne impersonnalité des écrits académiques ou claniques s'explique par le choix des collègues comme confesseurs ou juges. Invite plutôt le Créateur ou Ses anges (dont mon propre soi inconnu) à se pencher sur mes pages, et je pratiquerai sans doute le ton grand seigneur.

Le rêve : croire contre créer ; la pensée : créer contre croire. Je crois en Créateur, sans savoir Le penser. Je peux penser un Créateur, caché hors du temps ou dans la quatrième dimension spatiale, mais je ne peux pas le croire. Dieu est un rêve du gratuit, et la pensée est une création du nécessaire.

Dans le vivant, l'insondable miracle du rapport entre fonction et organe (les sens, entre autres), où aucune évolution sensée n'explique rien, où cause et effet s'interposent d'une manière inextricable. Pas d'organe sans fonction. Mais des fonctions sans organe actif, le bien, par exemple, avec le cœur en tant qu'organe passif. Des fonctions avec deux organes, actif et passif, comme le beau, celui qu'on conçoit et celui qu'on perçoit. L'algorithme divin y est impénétrable.

On voit dans l'homme (ou dans le vivant) la meilleure preuve de l'existence de Dieu, et l'on a raison. Mais arrivent les hommes - pour Le traîner dans l'église, le surhomme - pour se substituer à Lui et, surtout, le sous-homme - pour Le placer dans le troupeau ou la machine. Les dieux présents sont sans intérêt : « Seule l'absence divine aide » - Hölderlin - « Gottes Fehl hilft ».

Le but inavoué de tout art est de faire ressentir la proximité de l'ineffable. « On devrait ne garder en mémoire que l'indicible »* - Don-Aminado - « Только несказанное и стоит запомнить ».

Céleste ou Très-Haut, telles sont les épithètes dont on affuble Dieu, jamais – terrestre ou profond. L'âme serait préférée à l'esprit, le rêve ou la douleur – à la connaissance. Mais les sots continuent leurs doctes litanies : « Dieux aiment la profondeur et non le tumulte de l'âme » - Wordsworth - « The Gods approve the depth and not the tumult of the soul ».

La vague consolation est le premier volet d'une philosophie noble, là où la religion s'y prend avec des dogmes nets et définitifs. Le discours sur le langage, inséré entre la représentation et la réalité, tel est le second volet philosophique, où la science fournit des solides théories et l'art – des images inexplicables. Le philosophe n'a ni le fanatisme du prêtre ni la maîtrise du savant ni le don de l'artiste, il ne lui restent que des métaphores. Au lieu de cette humble résolution, les philosophes médiocres s'accrochent aux concepts, domaine, où ils sont incompétents et ridicules.

La philosophie, comme la religion, s'articule autour de deux concepts – Dieu et l'existence, pour que nous admirions la merveille de l'inexistence du Premier et la merveille de la divinité de la seconde. Pour leur trouver un terrain conceptuel commun, on forgea la notion saumâtre d'être, synonyme de la merveille ou de l'étonnement. Le croyant, qui marmonne : Dieu existe, ne sait jamais définir ni la sphère de cette existence ni l'interprète de sa démonstration. Le philosophe, c'est un représentant, flanqué d'un interprète. Le philosophe est celui qui sait tirer de bonnes conclusions des preuves de l'inexistence de l'essentiel, du néant.

On appelle exote celui qui garde son étrangeté, entretient une distance avec autrui et se réjouit de sa différence. Mais l'union assure, mieux que la différence, l'exotisme de ce qui ne se veut pas approcher. L'étrangeté la plus honnête, distante et prometteuse à entretenir est celle d'avec soi-même.

La règle évangélique de la joue gauche fut, d'après Tolstoï, la seule à ne pas avoir de parallèles vétérotestamentaires. Isaïe : « J'ai tendu les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe » - y apporte un démenti. Les Latins, à deux reprises, firent la nique aux Hébreux et Grecs - les athlètes aux prophètes et les Papes aux popes - en se rasant la barbe ; l'ajout tondu évitant la joue tendue.

La main crée la proximité, et le regard – la distance. Deux erreurs à ne pas commettre : l'orgueil de ta main qui viserait le ciel, la familiarité de ton regard qui se profanerait dans des choses basses. L'heureuse rencontre entre la main et le regard – la caresse : le proche voué au lointain.

La superstition ou la profanation, telles sont les conséquences du glissement de la notion de Dieu de la troisième à, respectivement, la deuxième (Il m’écoute) ou la première (je crée comme Lui) personne.

Avec la robotisation des actions, des pensées, des sentiments, la relation de proximité devint parfaitement symétrique ; seuls les rêveurs ont encore des mesures propres, pour constater « l’asymétrie absolue de la proximité » - Levinas.

La croix camarguaise me fait penser, que l'amour n'est qu'un point intermédiaire, pour que la Croix devienne ancre : « La Croix grandie devient Ancre » - J.Donne - « Crosses grow anchors ». Destiné à quelqu'un, qui est voué au naufrage, c'est un geste de compassion. Ne pas décourager avec une simple pierre, oser d’être captieux avec le symbole de l'espérance accroché à ton cou. La Croix faisant entrevoir un parachute serait autrement plus vacharde.

Une fois éliminé de mes horizons, que devient le contingent, le passager, ce qui n'est dicté que par les lieux et les dates ? - une foi panthéiste, nihiliste, une pensée pure, gardant toute sa valeur dans toutes les coordonnées spatio-temporelles. Pour rejoindre le royaume du même ou pour y retourner.

Pour savoir si j'ai un bon Dieu, face à moi, il faudrait savoir si c'est malgré ou grâce à la longue distance qui m'en sépare, qu'Il demeure si proche de moi. Les trois métriques - celles du cerveau, du cœur et de l'âme - s'éploient rarement en parallèle.

Dieu se comporte en artiste : ses œuvres parlent, Lui, Il reste taciturne.

Le miracle de la sensation et de la pensée humaines est si inconcevable hors dessein d’un Créateur, qu’il, ce miracle, les place résolument hors de la réalité, et tout créateur devrait donc se tourner vers ce Créateur irréel, s’adresser seul vers le Seul (Plotin) et non pas vers ses semblables, porter l’étonnement infini et non pas les soucis de ce jour.

Les yeux mesurent les distances objectives ; le regard, arbitrairement, par sa démesure originelle, proclame les proches et les lointains, puisque c’est la prérogative de sa hauteur.

En écrivant, je m’adresse aux oreilles impossibles, qui ne sont ni de mes complices ni de mes pairs, mais cette écoute me motive, me rassérène et m’intimide. À celui qui me lira amoureusement, je tends, fébrilement, aussi bien la lumière de mon esprit que les ténèbres de mon âme. Et, fatalement, je me rends compte, que le seul lecteur ainsi visé, inconsciemment, c’est Dieu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée »** - la Bible.

Il faut reconnaître, que le corps n'est que notre surface, notre profondeur étant confiée à l'esprit et la hauteur - à l'âme ; mais toutes les deux, pour se rester fidèles, doivent passer par un sacrifice corporel, tel Dieu le Père et l'Esprit Saint, devant la Croix expiatoire, où expire le Fils. Et la poésie est une imitation de la Passion : « De leur hauteur, les âmes pleurent le corps, qu'elles viennent d'abandonner »** - Tiouttchev - « Души смотрят с высоты на ими брошенное тело ».

Oui, l’écrit d’artiste doit s’adresser à Dieu, mais s’il est rédigé en tant que lettre ouverte, sans encryptage de style, il sera classé, par la Chancellerie céleste, dans la rubrique de faits divers et non pas de confessions, de partitions ou de testaments.

Ni les vues de l’esprit ni le toucher de l’âme ne rapproche ni n’éloignent de Dieu ; Dieu est affaire du flair du cœur ; ne vivre que du présent fait perdre le goût de l’éternel. « Il n’y a pas de plus grand obstacle à l’encontre de Dieu que l’odeur du temps » - Maître Eckhart - « Es gibt kein größeres Hindernis für Gott als der Geruch der Zeit ».

Si l’on n’entend pas Dieu, ce n’est pas parce qu’Il parlerait à voix trop basse, mais parce que Sa langue est trop haute pour ceux qui ne connaissent que les vocables de leur soi connu et ignorent la musique de leur soi inconnu.

Tous les mystères de Dieu se logent dans la profondeur de la matière et de l’esprit ; il ne sert à rien de Le chercher, et encore moins de Le trouver, en hauteur. « La curiosité et l’insensibilité au mystère se manifestent là où il faut baisser les yeux » - Levinas.

Ma conscience, c’est ma surface, ou ma frontière. À partir d’elle, je peux soit me livrer à l’introspection de ma profondeur divine, soit me vouer à la hauteur de la création humaine. l’Être ou le Devenir, et ma conscience inaccessible me rend Ouvert dans les deux directions. Mais je dois munir ce Devenir d’assez de mystère et d’intensité, pour le rendre digne de mon Être. Me sentir dans un même milieu, en franchissant la frontière – le plus haut bonheur !

Ils placent leur idéal dans une de ces niches exclusives : devoir, vouloir, pouvoir, savoir, avec des outils évidents, pour l’atteindre. Le rêveur le remet à l’étoile du valoir ; à cette hauteur – ni action, ni progrès, ni proximité possibles.

Tout dans la nature divine, c’est-à-dire dans la matière et dans l’esprit, est très compliqué et littéralement inépuisable en mystères. La culture humaine est la tentative d’imiter le Créateur, elle ne peut donc être que compliquée ; l’homme blasé se tourne vers le simple, qu’il proclame sa nature, et qui s’avère toujours être tout simplement bête.

La volonté de puissance est une pulsion que n’éprouvent que les scientifiques et les artistes, puisque leur regard est tourné vers l’absolu, vers ce Dieu, Créateur de notre esprit curieux et de notre âme inapaisée ; la volonté divine sous-jacente serait l’asile de leur créativité, tandis que chez les autres, « la volonté de Dieu est l’asile de l’ignorance » - Spinoza - « Dei voluntatem, hoc est, ignorantiae asylum ».

La fraternité : la proximité dans la hauteur, sans toucher à la terre ; ce qui en exclut la religion, la patrie, l’action. Les regards, portés par la noblesse, sans nécessairement viser les mêmes objets ni suivre la même direction, - perdus dans les étoiles.

Mes actes, créatifs ou contemplatifs, maîtrisent, ou au moins sont en accord avec les voix du vrai ou du beau, que j’entends au fond de mon soi connu. Mais la voix du Bien, au fond de mon soi inconnu, reste sans écho ou constate d’irréconciliables dissonances. Mais, dans tous ces cas, la limite, vers laquelle converge mon enthousiasme, ne peut avoir qu’une origine divine. « Il faut chercher ce qui est au-dessus de la pitié et du Bien - il faut chercher Dieu » - Chestov - « Нужно искать того, что выше сострадания, выше добра. Нужно искать Бога » - on sait, que ces recherches sont vaines, il suffit donc de vénérer cette limite introuvable.

Dans un monde sans Dieu, d’après ces oiseaux du malheur que sont les philosophes, on doit se livrer à l’absurdité, à l’horreur, à l’angoisse. Moi, je n’y vois que l’ennui mécanique pour les stériles, et la liberté créatrice pour les fertiles.

Tant qu’un Dieu connu auréolait les hauteurs, où Il invitait l’homme, celles-ci ne pouvaient être qu’humaines. Mais depuis que ce Dieu est mort, l’homme doit se surmonter, pour créer une hauteur divine, où son Dieu, inconnu et même inexistant, ne serait que son propre soi inconnu.

La création ex nihilo est réservée à Dieu ; la nôtre ne peut être que de la traduction. « La vie terrestre n’est qu’une terne traduction de l’original divin » - Nabokov - « Earthly life is a murky translation from the divine original » - heureusement il existe aussi une vie céleste, une vie de rêve, qui est une traduction poétique !

Quel Dieu est mort ? - celui de l’Histoire de notre planète, depuis qu’est démentie toute trace présumée de Son passage sur Terre. Dieu ne se montra jamais, ne laissa aucune parole, n’exhiba aucune preuve de Son existence. Il nous laissa orphelins, au milieu de sa Création grandiose et incompréhensible. La vénération de celle-ci est le seul moyen de nous en montrer dignes ; quand on a le talent de savoir verbaliser notre ébahissement, on l’appellera prière.

La bonne philosophie (comme toute poésie) peut se passer de concepts de vérité, de savoir, de nécessité. Les mauvaises, l’académique ou la religieuse, par pédantisme ou fanatisme, en sont surchargées, en abusant de philologie ou de misologie. L’académique, au moins, les loge dans l’esprit libre, critique et initiatique, proche de l’universel ; la religieuse leur trouve l’appui dans l’âme servile, dévouée aux Écritures. La croyance achève le parcours profond du sage ; elle précède l’errance superficielle du sot.

La prière – ni intercession, ni pétition, ni contemplation, mais la musique d’une âme solitaire, en émoi devant la beauté et la tragédie du vivant.

Il est plus facile de retourner chez les autres que de se retrouver avec soi-même. « Qui fuit les siens a long chemin » - Pétrone - « Longe fugit quisquis suos fugit » - puisqu'il n'y a rien de plus lointain que mon soi inconnu, mon étoile.

L’inexistence du dieu himalayen, sinaïque, galiléen ou saoudien compromet la mystique superstitieuse, mais ne favorise aucune mystique sérieuse. En revanche, l’inexistence du Dieu philosophique est la meilleure source de la vraie mystique, celle qui s’articule autour de la honte, de la beauté, du langage, c’est-à-dire autour de la Trinité, sacrée car incompréhensible, – le Bien, le Beau, le Vrai.

De l'âme et du cœur partent les regards superstitieux vers le beau ou vers le bien. Dieu ne peut trouver refuge que dans la perspective de ces regards. Mais c'est à l'esprit de préparer les fondations, faites du connu, de l'inconnu et de l'inconnaissable.

Consentir à la distance (S.Weil) – une très belle attitude, comprenant et le sacrifice d’une volonté envahissante et la fidélité au rêve inaccessible.

La mort de Dieu est un effet du progrès social : depuis que la charité, la correction politique, la transparence bancaire ridiculisèrent l’énigme du Bien sois-disant divin, toute perplexité humaine se dissipa et rejoignit une conscience tranquille ; depuis que les enchères et les subventions publiques valorisèrent l’art, le goût, jadis gratuit, du Beau se plaça à côté de tout autre lucre. Quant à la troisième facette divine, celle du Vrai, elle se contente de ne plus communiquer qu’avec la machine, extérieure ou intérieure à l’homme. L’intérieur humain devenant aussi mécanique que son extérieur, et Dieu étant une affaire intérieure sentimentale, l’inexistence avérée de Celui-ci ni n’inquiète ni n’interroge.

La source de l’esprit ou l’aboutissement du savoir sur la matière – tels sont les plus profonds mystères du monde, face auxquels l’intellect se remet à la hauteur de l’incontournable croire ; c’est sa force et non pas sa faiblesse, à moins qu’il renonce à toute mystique, pour rejoindre la platitude du seul faire. L’intellect n’est jamais vaincu par la foi, qu’elle soit réglementaire ou intuitive.

Nous connaissons plus d’attributs d’une licorne que d’attributs de Dieu ; pourtant les âmes pieuses affirment voir une infinité de ceux-ci, sans savoir en exhiber un seul qui ne serait ni ridicule ni anthropomorphe. Et l’élargissement de nos connaissances de la licorne ou de Dieu relève du même phénomène, de la même rigueur, de la même portée, de la même réalité. Néanmoins, ce monde est bien plein d’horloges, et nous devons en admirer l’Horloger, même inexistant, et continuer à vénérer le miracle des horloges.

La foi, c’est l’écoute de mon âme, c’est la vénération émerveillée du miracle de la vie ; cette foi prodigue ma seule consolation crédible. En revanche, tout renvoi, par une raison dévoyée, aux promesses, aux preuves, aux croyances dogmatiques ne fait qu’étouffer ma sensibilité. La vraie consolation est le triomphe de l’âme sur la raison, le triomphe du Beau incompréhensible sur le Vrai bien compris. « La religion, en tant que source de consolation, est un obstacle à la véritable foi » - S.Weil.

Dans tous les domaines, où l’on s’intéresse aux liaisons entre pensées, c’est la métrique, c’est-à-dire une notion de proximité, qui est le seul critère, déterminant le genre et la spécialité du discours. On y ajoute souvent l’analogie et la causalité, qui ne sont que des cas particuliers de la proximité. C’est la poésie qui possède la métrique la plus mystérieuse.

Tu terrorises mon pitoyable savoir du divin, en l’exposant aux yeux omniscients de Dieu, tandis que je me réjouis de la musique de mon verbe vacillant, s’adressant à Ses oreilles. « Que dire de Dieu ? - rien. Que dire à Dieu ? - tout »*** - Tsvétaeva - « Что мы можем сказать о Боге? Ничего. Что мы можем сказать Богу? Всё ».

La pensée sans Dieu connaissable peut être divine ; la pensée avec Dieu connu ne peut être qu’humaine.

La consolation la plus bête et la plus servile est celle qu’on chercherait dans une religion, fondée sur un dieu connu. En revanche, le Dieu inconnu, se foutant de Ses collègues patentés, ce Dieu créateur de merveilles, matérielles et spirituelles, ce Dieu mérite bien nos enthousiasmes et nos vénérations, qui sont un seuil de la consolation.

On m’invite à adorer Dieu en vérité et en esprit. Ma première réaction – la perplexité, puisque n’adorent que le cœur ou l’âme, et, en plus, la vérité et l’esprit sont des attributs régaliens du logicien et non pas de l’artiste. Mais, en second lieu, j’admets que la merveille du Bien et du Beau ne pouvait être conçue que par un Esprit adorable.

Les espérances, focalisées sur des finalités, sont, le plus souvent, sottes, d’où mon engouement pour les commencements, irresponsables, éphémères, mais divins. On le voit même avec les éléments : le feu nous réduit en cendres, l’air nous érode, l’eau nous pourrit et la terre nous ensevelit, mais, au commencement, le feu nous enthousiasme, l’air nous emporte, l’eau nous sert de miroir, la terre nous éblouit. Mais « Neptune noya plus de monde qu’il n’en sauva » - Érasme - « Neptunus plurus extinguit quam servat ». Il faut vénérer l’étincelle divine, placée en nous, et non pas les dieux inconnus eux-mêmes ; le salut, s’il existe, ne s’inscrit point dans le réel de demain, il est dans l’idéel d’hier.

Le Bien et le Beau, ces cordes, biologiquement inutiles et irrationnelles, furent placées par le Créateur dans mon cœur et mon âme en tant que supports de la consolation divine, face à la tragédie de la vie et à l’horreur de la mort. La consolation humaine, se logeant dans l’action et non pas dans le rêve, m’éloigne de la hauteur et me replonge dans la platitude.

Assis, ta limite est un livre (pour penser), debout – un horizon (pour dominer), couché – un firmament (pour rêver) ; je ne suivrais donc ni Flaubert ni Nietzsche.

Le Dieu connu étouffe le désespoir, le Dieu inconnu anime l’espérance.

La seule théodicée sérieuse se réduit à ce constat : la matière et l’esprit, tels que nous les connaissons, sont impossibles. Une géniale et mystérieuse intervention est nécessaire.

Les premières apparitions du Christ, dans les statuaires des Empereurs Romains, s’effectuaient en compagnie d’Apollon, d’Abraham, d’Orphée ; lui, si étranger à la beauté apollinienne, au nationalisme abrahamique, au chant orphique, il aurait souhaité ne se fraterniser qu’avec Dionysos et Socrate, avec l’ivresse et la résignation, en y apportant, en plus, l’angoisse.

Dire que Dieu est la Nature (Spinoza) est aussi idiot, que dire que l’horloger est l’horloge. Dieu créa cette nature merveilleuse, couronnée par la vie ; Dieu mit dans l’homme trois sublimes facultés – le cœur, l’âme, l’esprit ; mais si le Bien reste une étincelle divine, réchauffant notre cœur mais intraduisible en actes, la Beauté et la Vérité (l’art et la science) sont des œuvres entièrement humaines. L’art est affaire de sensibilité et de génie ; la science est affaire de représentation et de langage. Dieu, apparemment, n’a pas besoin de ces attributs ; par ailleurs, tous les attributs, qu’on lui prête, sont anthropomorphes ; Dieu n’est pas seulement muet, mais nu et peut-être inexistant.

La proximité, dont je parle ici, ne se mesure pas en unités finies ; par mon émotion, elle témoigne de la présence bouleversante de limites inaccessibles. Mais en matière des termes ampoulés, je suis loin derrière Heidegger, pour qui  : « la proximité est la vérité de l’être » - « die Nähe ist die Wahrheit des Seins ». Celui qui creuse l’être de la vérité a des chances de devenir logicien ; mais celui qui nage dans la vérité de l’être est certainement un bavard.

La divinité du Créateur, la divinité du créé – natura naturans, natura naturata – nous n’avons aucune idée du premier, le bavardage spinoziste sur la substance ou les attributs de Dieu est totalement ridicule ; il ne nous reste que l’admiration, la vénération, le culte, la foi – face à la mystérieuse harmonie de la matière et de l’esprit créés.

Pour croire en l’au-delà, l’angoisse (nourrie par la faiblesse) suffit ; pour avoir une foi en l’en-deça, il faut surtout de l’intelligence (complétant la connaissance). Du premier de ces croyants se déverseront d’innombrables NON à l’existence humaine ; le second se résumera dans un OUI à l’essence divine du monde.

Croire en Dieu connu, en Europe, ce fut entretenir fanatisme, hypocrisie, lyrisme, mais ce sont, très exactement, les piliers de l’art occidental ! L’annonciation de la mort de Dieu accélérera donc la mort de l’art ; à l’artiste, palpitant au milieu de ses hyperboles et paraboles, succédera le robot elliptique, rationnel, honnête, sans états d’âme.

Le monde matériel, grandiose et mystérieux, suit, visiblement, un beau calcul divin, numérique et logique. Mais aujourd'hui, je ne vois que les hommes, obsédés par le calcul mesquin, et le Dieu officiel, affichant ses préférences de gestionnaire.

Dieu se fiche de nos regards sur Lui ; pourtant toutes les religions, surnaturelles ou laïques, commencent par dénoncer des hérésies et pourchasser les déviationnistes.

Dieu est un génial dramaturge ; Il n’est ni acteur ni spectateur ni salle de spectacle ni éclairagiste ni décor ni bâtisseur de salles de spectacle. La langue, dans laquelle il rédigea son chef-d’œuvre, est oubliée, morte ; on se contente de ses reconstitutions actualisées. On invente des témoignages oraux ou oculaires, on Lui attribue des qualités humaines, ce qui fait de Lui rival de l’État, des idéologies, de l’Histoire, dont les idolâtres proclament, de temps en temps, Sa mort.

L’homme a une hypostase humaine, son soi connu, et une autre, divine, son soi inconnu ; et la mort de Dieu signifie l’oubli de la seconde et l’idolâtrie autour de la première. L’homme, orphelin de maître céleste déchu, sera adopté par le maître terrestre crochu et finira par devenir robot lui-même.

C’est la proximité avec nos yeux, n’engageant pas notre regard, c’est le souci de ce jour, projeté par des artistules sur leurs objets trop proches du présent, qui provoquèrent la mort de l’art. « On ne reconnaît le Beau que s’Il est rare ou lointain »*** - Nabokov - « Man only recognizes beauty if he sees it either seldom or from afar ».

Le lointain de mon corps – l’enfance ; le lointain de mon cœur – la femme ; le lointain de mon âme – la noblesse ; le lointain de mon esprit – l’intelligence. Il faut n’écrire qu’au nom des ombres du lointain, se méfier de la lumière proche.

Les premiers protestants (Luther, Th.Müntzer) conçurent la vision la plus intellectuelle de la foi : elle serait l’unification de deux arbres – de l’Ancien et du Nouveau Testaments - avec le troisième, celui du croyant lui-même ! Seulement ils n’évaluèrent ni les différences des lieux de ces variables (racines, troncs, branches, fleurs, fruits, cimes, ombres) ni le nombre de variables qu’exigerait une unification féconde ; l’arbre unifié comporterait davantage de variables que ses sources et n’apporterait donc rien de significativement nouveau.

Les yeux suffisent, pour voir l’homme de près, et l’on y découvre la bête ; le lointain n’est accessible qu’au regard, et alors on découvre dans l’homme - l’ange.

La profondeur est humaine et la hauteur – divine. La bête souffrante, en nous, fait découvrir d’obscurs abîmes ; l’ange consolateur nous ouvre des sommets lumineux et inhabitables. En revanche, les aigles et les pieuvres évoluent dans la platitude des instincts. Dieu de la vie et Dieu de l’homme sont, visiblement, deux personnages différents.

Celui qui ne croit pas en l’inexistant ne sera jamais consolé. « On naît avec les hommes, on meurt, inconsolés, parmi les dieux » - R.Char.

Peut-être il y eut deux Créateurs : le premier créa la matière, et le second s’occupa de l’esprit, pour donner naissance à la vie et au rêve, à l’eau et à l’air. « Entre le feu et la terre, Dieu plaça l’eau et l’air »** - Platon.

Dieu : les craintifs l’auscultent, les créatifs le sculptent.

Tout ce que je sais s’ensuit de mes représentations. Il est impossible de bâtir une représentation sérieuse, dans le contexte de laquelle je dirais : « Je sais que dieu X existe ». En revanche, un nombre illimité de représentations sensées, qui confirmeraient que « Je sais que dieu X n’existe pas ». Facile de modéliser une licorne ; impossible de fourguer dieu X dans un modèle non-fantaisiste du réel et même de l’imaginaire.

Dieu n’est pensable qu’en tant qu’une abstraction, sans instanciation possible, - un Grand Inconnu. C’est à Lui que je dois ma liberté (surtout celle des sacrifices) et mon élan (prenant souvent la forme d’une prière musicale). Quant au dieu connu, Heidegger a raison : « L’homme ne peut ni prier ce dieu ni lui faire des sacrifices »* - « Der Mensch kann zu diesem Gott weder beten, noch kann er ihm opfern ».

Tout ce qui est humain est aussi divin ; seul le degré d’évidence de la pénétration divine diffère d’un universal à l’autre. La facette touchée est aussi différente : le Vrai est plutôt humain, il enténèbre mon esprit ; le Beau de la création, divine ou humaine, illumine mon âme ; le Bien est entièrement divin, il console mon cœur.

L’évolution du christianisme : l’âge de la Loi – un Dieu garde-chiourme ; l’âge de la Grâce – un Dieu tourmenté ; l’âge de la Liberté – un Dieu mort. Père Inquisiteur, Fils Expiateur, Esprit expiré.

Dans le créé, naturel et merveilleux, – aucune trace des mains du Créateur (ni de ses yeux ni de ses outils), et l’on finit par n’y voir que de la mécanique, faute à nos yeux trop superficiels et, surtout, aux religions, qui poussent à chercher le merveilleux dans le fumeux surnaturel.

La certitude de porter Dieu en nous-mêmes, se brise sur notre incapacité d’en décrire la merveille. Cette incompatibilité ressemble à la honte : « Au fond de nous, les doux, se tapit la honte de Dieu » - Z.Hippius - « Мы, — тихие, — в себе стыдимся Бога ».

Avec mes agonies sur un autel, que je me glorifie d'avoir érigé moi-même, l'ennui de la présence d'un observateur, c'est la conscience qu'il me donne de me trouver dans un abattoir commun, sans aucune issue vers le ciel, qui ricane et ne m'attend guère. Dans le cas le plus noble, où il serait question d'autels et de victimes, même le Spectateur suprême serait de trop.

Le plus difficile, dans la belle littérature, est de ne s’adresser qu’à une lumière atopique, atemporelle, que j’appelle Dieu. La grisaille menace même les meilleurs, s’ils s’adressent surtout à leurs contemporains, c’est la facilité. « Une difficulté est une lumière. Une difficulté insurmontable est un soleil »* - Valéry. Une belle œuvre est faite d’ombres du connu et d’élans vers l’inconnu.

Rien d’humain ne dépasse le Vrai, le Beau, le Bien, qui sont des créations divines ; et chercher toute forme de mystère au-delà de ces trois hypostases signifie chercher Dieu.

Toutes nos créations sont humaines, sauf la musique et la mathématique, qui sont divines. La mort de Dieu est annoncée par la dégénérescence de la musique et par l’évolution de l’Intelligence Artificielle, qui rendra superflu le métier de mathématicien. Et il paraît (G.Steiner) que Dieu s’adresse à Lui-même, en chantant en langage algébrique !

Être un Ouvert : ne s’attacher ni aux frontières ni aux parcours, mais à l’élan, au commencement, au regard sur l’inaccessible. L’intensité atopique, opposée à la vitesse et aux lieux.

Seules des ombres entourent ce qui est appelé à devenir sacré, et la sacralisation consiste en invention artificielle d’une lumière originelle, tout en vénérant les ombres. Entretenir les ombres, c’est entretenir le sacré ; appuyé sur la seule lumière, celui-ci se profane, en se dogmatisant. « Il y a de l’impudence à laisser sans voiles, à ses propres yeux, ce qui est sacré »** - J.Joubert.

Tout philosophe doit trancher : l’homme est une nullité ou une divinité, une machine ou un ange. Aujourd’hui, la première réponse domine outrageusement, surtout depuis que Dieu est proclamé mort. Plus Dieu est moqué, abandonné, solitaire, agonisant, plus ardemment je cherche Sa compagnie, hors réalité – dans le rêve.

La foi doit s’appuyer sur des miracles, que tes yeux froids, et non pas ton regard ardent, constatent. Toute forme du vivant, comme tout fond de l’esprit, sont de pures merveilles, qui doivent faire plier tes genoux et élever ton regard. Ce n’est pas la vue de l’Homme, marchant sur un lac, qui doit te sauver de l’enfoncement dans le marais terrestre, mais la hauteur céleste, dont tu ne détaches pas tes yeux.

C’est dans la sensation du lointain qu’on atteint les sommets de l’amour, de la grandeur, de la création. Te rapprocher des objets de tes engouements, c’est les banaliser, t’en familiariser, perdre le besoin de tes ailes.

Dans la hauteur, choisie comme cible de tes élans, tu seras toujours seul ; il n’y a pas de proximité entre sommets. Les profondeurs, en revanche, sont communes, et les proximités y sont immédiates. Nietzsche et L.Salomé, respectivement, de la hauteur ou de la profondeur, s’interpellent : « De quelles étoiles sommes-nous tombés pour nous rencontrer ? » - « Von welchen Sternen sind wir uns hier einander zugefallen? » - dit le premier, le maître. La seconde, l’élève, lui réplique : « Dans quelque profondeur cachée de notre être, des univers entiers nous séparent » - « In irgendeiner verborgenen Tiefe unseres Wesens sind wir weltenfern voneinander ».

J’écoute ceux qui ont trouvé le sens de la vie – la dévotion, l’absurdité, la recherche de soi – une misère ! Et même si, en approfondissant ce sujet, on se penchait sur les trois mystères dont nous a doté le Créateur – le Bien, le Beau, le Vrai, le résultat serait très décevant : le sens des deux premiers est inaccessible, et le sens du Vrai est trop transparent, accessible même aux machines. À l’opposé du sens à chercher se trouve le rêve à créer.

L’un des usages les plus répandus de la liberté de l’homme consiste à employer des dons divins à des fins, indignes du Créateur. « Donne-moi ce qui est digne de Toi, et non pas ce qui est digne de moi »** - Saadi – une bien belle prière !

Nous portons en nous une métrique objective, selon laquelle nous sont lointains – le savoir, la femme, Dieu, et nous sont proches – la poésie, le bien, la noblesse. L'ignominie de notre temps est que le lointain soit désormais conçu comme familier et transparent, et que le proche ne soit plus perçu du tout par notre regard myope. Un monde sans lointains, un monde avec familiarité mécanique, sans proximité organique.

Bach humanise le divin, Mozart divinise l’humain, mais Beethoven a la même répugnance pour Dieu et pour l’homme, l’éloignement de l’Un et de l’autre – la barbarie. Sublime, mais barbarie tout de même. Depuis Apologie de la Barbarie de Cioran, ce genre abjecte est définitivement compromis ; j’en convainquis un autre habitant de la rue de l’Odéon, qui envisageait une Apologie de l’Union Soviétique.

Ramener à la physique ou à la biologie l'éternel retour et le surhomme, c'est comme confier à la science politique ou à l'astronomie la justification du Royaume des Cieux.

Les dieux vivent comme vivent les roses – l’espace d’une floraison (qu’elle se mesure en matinées ou millénaires). Le chêne est enterré dans la souche, l’amour – dans la routine, la création – dans la production, le Beau – dans l’utile, le divin – dans le robotique. Tout bon croyant se transforme en Narcisse, admirant son sosie, superficiel et profond, - Dieu.

Le lointain est ma patrie ; la profondeur – mon atelier ; la hauteur – mon exil. Trois lieux - pour rêver, pour créer, pour chanter.

Dieu, Lui aussi, a peut-être un cœur, une âme, un esprit. Être divin consisterait à te rapprocher de l’une de ces hypostases – l’amoureux, le poète, le penseur. Tenter de les embrasser, toutes les trois à la fois, serait tenter d’être philosophe.

Tout, dans la nature, est une merveille folle ; l’existence de ces mystères impossibles ne peut le devoir qu’à un Créateur fou, mais qui, visiblement, n’existe même pas. On a beau constater que « la nature tout entière nous dit qu'Il existe » - Voltaire, ou proclamer « Il est éperdument ! » - Hugo, Il ne se montra jamais, et nous mourrons, ignorant l’Auteur de nos jours.

La vie, le rêve, la mort – il faut accorder une place juste à ces trois voisins de ta conscience : la vie doit être la plus proche possible ; le rêve doit se maintenir grâce au lointain où tu le crées ; enfin, la mort devrait être balancée derrière tous les horizons, puisque aucun échange avec elle ne produit rien de sainement palpitant.

C’est avec la même profondeur que se manifeste la présence du Dieu-Créateur dans les mystères de la matière, du temps, de la vie, de la liberté. Aucun recoin de la réalité n’échappe au merveilleux. Inventer un langage de ce merveilleux muet est la tâche de tout créateur humain.

La répugnance, face aux certains sujets – l’actualité, le combat, la mort - et donc leur exclusion du centre de tes soucis, est la forme la plus efficace des contraintes que tu t’imposes. « Un vieux, dégoûté par la proximité de la mort, représente mal sa saison » - H.Hesse - « Ein Alter, der die Todesnähe hasst, ist kein würdiger Vertreter seiner Stufe ». Il vaut mieux se dédier à l’interprétation de son propre climat, qui devrait rester jeune à tout âge. La mort est un interlocuteur, qui rend inerte et plat tout ce qui est élans et reliefs.

Dieu est jaloux de la hauteur humaine ; la sienne lui sert pour cacher son inexistence. « Si tu t’accroches à la hauteur de l’aigle, si tu t’attardes au milieu des étoiles, je t’en arracherai, dit le Seigneur » - la Bible.

En cherchant l’essence de Dieu, tu n’arrives à imaginer ni ses yeux ni sa cervelle ni son allure ; en revanche, une intuition de ses oreilles, bien que vague et abstraite, se forme dès que tu ambitionnes une création artistique. Étranger aux mots, Il ne serait sensible qu’aux mélodies, aux échos de son Verbe languissant. Tout art ne vaut peut-être que dans la mesure où y perce une musique. « La musique, c’est un dialogue avec Dieu » - Mravinsky - « Музыка - это разговор с Богом » - c’est un monologue de l’âme, allant tout droit au cœur, sans passer par le cerveau. À défaut des mots ou des notes, même les actes devraient pouvoir s’interpréter, par des initiés, comme une partition.

Ce qui t’est le plus précieux – l’élan, le rêve, la femme, la foi – laisse-les au lointain, inaccessible à l’âme et inexistant pour l’esprit. « Je suis Dieu de près, dit le Seigneur, et non plus Dieu de loin » - la Bible – ton existence factice T’a perdu.

À l’échelle horizontale, où se mesurent nos actes, nos pensées, nos sentiments, les distances entre nous sont minimes ; mais l’échelle verticale, où se créent nos mélodies, nos noblesses, nos ironies, reste invisible à la multitude. « Une hauteur du regard est nécessaire, pour percevoir la différence entre toi et les autres »** - Hofmannsthal - « Um die Unterschiede unter uns und anderen zu erkennen, bedarf es des erhöhten Augenblickes ».

Ce que je crois est dicté par mon goût, donc par mon âme libre, hors toute aide extérieure. Ce que je ne crois pas est formulé par mon esprit, fabricant de contraintes dans le choix de thèmes publics. C’est pourquoi l’Évangile veut porter secours à l’incrédulité du croyant.

En réfléchissant sur la Création, Valéry ne voit dans les causes premières que la naïveté et la futilité ; on y reconnaît deux grands défauts de son éducation : ne voir de mystère ni dans la naissance et la constitution de la matière ni dans les nobles affects ; superficiel dans la science, froid dans les sentiments.

Dans ce monde, créé par Dieu, il y a assez de fatalités horribles, pour justifier une révolte ou comprendre une résignation ; mais le regard le plus profond sur Dieu doit aboutir à la plus haute admiration de Son œuvre.

Ce que je regrette le plus dans la mort de Dieu, c’est que, désormais, le ciel devint identique de la terre, le Mystère chuta au niveau des problèmes, mon intérêt coïncida avec mon étoile, le Bien s’incrusta dans des Codes, le Beau suivit la demande du marché.

La religion est un mystère pour les démagogues (qui ne veulent pas y voir de problèmes), un problème pour les pédagogues (puisqu’ils se moquent de solutions), une solution pour les nigauds (qui ignorent le ridicule des mystères et la gravité des problèmes).

Les réponses forment le message aphoristique comme elles forment le message religieux ; mais les secondes sont liées aux questions naïves et universelles, tandis que les premières laissent la liberté de choix de faisceaux de questions personnelles et profondes – des impositions serviles ou des unifications subtiles.

Tant de tributs à la beauté, à l’intelligence, à l’art, chez les dieux grecs ; et l’indifférence des ploucs évangéliques pour ces signes divins des humains évolués. En revanche, chez les chrétiens, - une première reconnaissance du Bien en tant que le mystère le plus divin. Une humble faiblesse, opposée à la force orgueilleuse.

Si une vraie foi avait dû exister, elle se serait fondé sur ce qu’on reçoit (d’une révélation, d’une rencontre avec leur Dieu, des témoignages irréfutables) et non pas sur ce qu’on donne (aux rites, aux dogmes, à la hiérarchie cléricale). Or, je vois nettement ce que les soi-disant croyants donnent, je ne vois pas du tout ce qu’ils reçoivent.

L’esprit n’aurait pas pu imaginer la réalité (même la plus simple, la matérielle), s’il ne l’avait pas vue. Plus qu’invraisemblable, la réalité est impossible, pour un esprit impartial. « Inintelligible, ininventable par l’esprit, et – cependant visible ; le dieu ne peut être que dans cette direction »** - Valéry. Et cette direction est encore plus flagrante, si, au-delà de la matière, nous poussons jusqu’au Vrai, au Beau, au Bien.

La troisième hypostase du Dieu des Chrétiens porte un nom, dû à un malentendu linguistique ; sa fausse unité, Esprit, correspond aux trois hypostases humaines – cœur, âme, esprit.

Dans toutes les requêtes sur les mystères du monde, Dieu n’apparaît qu’en tant qu’un fantôme, une espèce de variable muette, dont les substitutions restent aussi impénétrables, surchargées d’inconnus, pour le requêteur, assemblant des interrogations elliptiques.

Le Créateur a muni ce monde d’autant de rigueur, pour notre esprit, que de mystères, pour notre âme. La pensée humaine ne dévoile pas Dieu plus que le rêve humain. Dieu ne prête pas plus l’oreille aux calculs qu’aux chants, aux rires et aux larmes de l’homme.

Dieu est une idole sachant se cacher dans un rite, lequel est placé par l’idolâtre au-dessus du Dieu caché. L'idole est un dieu se méfiant de la crédulité des hommes et se manifestant au grand jour dans des choses.

Celui qui sent le mieux, que la patrie est ce qu’il y a de plus proche, est celui, dont la patrie s'appelle exil, ce lieu qu'il habite. Toute bonne philosophie devrait avoir soit l'exil - pour le fond, soit la poésie - pour la forme.

L’infini : soit c’est une limite intellectuelle inaccessible, vers laquelle on peut, doit ou sait tendre – c’est l’élan vital ou le Dieu inconnu ; soit c’est un mot fourre-tout, accueillant toutes les énormités métaphysiques que la raison refuse d’envelopper ou de développer.

La sagesse humaine consiste à sentir, derrière toutes les affaires et raisons terrestres, - une source ou un dessein céleste.

Dieu existe dans le monde physique au même titre que l’infini – dans le monde mathématique : on imagine un processus (une suite de valeurs) infini (cet infini est encore intuitivement clair) ; ensuite, pour la limite non-finie de cette suite on définit le concept de voisinage ; ce voisinage sera toujours infini (en tant que valeur) et ne laissera, en dehors de lui, qu’un nombre fini d’éléments de la suite ; si aucune frontière fini ne peut briser cette règle, on dira que la limite est infinie. En s’approchant de Dieu, on laisse toujours derrière soi un nombre fini d’étapes de compréhension, et entre nous et Lui la distance sera toujours infinie. Ce qui distingue le fini de l’infini, c’est la notion de voisinage.

Dans la musique, la beauté (Mozart) se substitue à Dieu, la grandeur (Beethoven) Le rend inutile, la passion (Bach) en traduit la noblesse. « La vénération, dans la musique, témoigne de l’omniprésence de la grâce divine »* - Bach - « Bei einer andächtigen Musik ist allezeit Gott mit seiner Gnaden Gegenwart ».

Chez Bach - aucune trace d’un Dieu tout-puissant, je n’entends qu’un hymne à la solitude humaine. L’omniscience divine est incompatible avec la musique de Mozart, il crée une divinité de l’émotion pure. En fin de compte, la tonalité sûre et triomphante de Beethoven est plus proche des croyances populaires en Dieu tonnant et rassurant.

Avec la même perplexité et devant le même autel, tu dois vénérer le mystère des deux grands absents - Dieu et ton soi inconnu. Et, à tous les deux, tu dois adresser un acquiescement inconditionnel, toute négation ne faisant que t’abaisser.

La hauteur, c’est cet infini, qu’on ne touche jamais et dont on ne connaît que des voisinages. « L’infini est dans l’inchangeable, et la profondeur – dans l’invariant » - Z.Hippius - « Лишь в неизменном - бесконечность, лишь в постоянном глубина » - la profondeur est dans un perpétuel changement (pour affleurer dans la platitude), c’est la hauteur qui se recueille dans l’invariant.

Les chemins, qui m’attirent le plus, sont ceux où je ne mettrais jamais les pieds, car ils se perdent dans le lointain et conduisent aux cibles inaccessibles. Mais rien que le regard fidèle sur eux apporte deux résultats paradoxaux : l’ennoblissement de la faiblesse de l’esprit et l’humble force de l’âme.

Tu lèves, orgueilleusement, la tête – tu vois plus nettement la profondeur pesante de la terre ; tu baisses, humblement, les yeux – et s’ouvre devant toi la hauteur impondérable du ciel. L’ouïe semble mieux se prêter à la mesure des dimensions de l’existence.

La croyance a sa place partout, dans le réel ; dans l’imaginaire, seul Dieu devrait en être exempt – Le croire est pire que Le comprendre – Il est le grand Inconnu absent.

La hauteur ne correspond ni à l’espace ni au temps ; elle est peut-être aussi inexistante que Dieu ; mais la première apporte de la noblesse comme le Second – du Mystère.

Ce n’est ni le déferlement de l’actualité ni le recul de l’éternité qui m’attriste le plus, mais leur cohabitation, pacifique et dégradante.

Faire cohabiter un désespoir réel et une consolation imaginaire est un privilège des rêveurs ; le désespoir est humain et la consolation est divine. « Ceux qui pensent croire en Dieu, sans le désespoir dans la consolation, ne croient qu’en idée de Dieu, non en Dieu Lui-même » - Unamuno - « Los que, sin la desesperación en el consuelo, creen creer en Dios, no creen sino en la idea de Dios, mas no en Dios mismo ». Dieu n’est qu’une idée, comme l’est la vraie consolation ; c’est l’incapacité de projeter l’idée magique sur la réalité tragique qui nous prive de noblesse.

Le visage humain est l’appel le plus immédiat à croire en Créateur. Le sourire au visage, sa grimace, son accablement, son mutisme même nous signalent la présence d’un grand Étranger, l’auteur des élans de nos cœurs et des envolées de nos pensées. Dieu est dans un grandiose éloignement, vécu comme une ardente proximité.

La réalité est plus près de la lettre, et le rêve – de l’esprit de la vie. Il faut donc prendre la réalité à la lettre et chercher dans le rêve – de l’esprit.

Pourquoi parles-tu mieux de ton amour, lorsqu’il est lointain ? - parce que tu te retrouves plus près de ton étoile, qui est la seule à t’entendre et elle te souffle des mots inouïs. « Je suis si loin de toi, que mon élan se voile. Et je ne suis compris que par la proche étoile » - Rilke - « Ich bin von dir so ferne und sehn’ mich nach dir hin. Mich hören nur die Sterne ».

Que le Créateur ait mis l’essence divine dans notre cœur, plutôt que dans notre âme ou notre esprit, se prouve par le fait, que les bêtes sont capables de création et sont pourvus de raison, mais elles ignorent la larme et le rire.

Le lointain sentimental se mesure en unités de mystère ; la proximité, pragmatique ou même spirituelle, - en degrés de problèmes ou solutions partagés. Le premier promet de la hauteur ; la seconde menace par la platitude. « Nous nous tenions si près, qu’il n’y restait plus de place pour les sentiments » - S.Lec.

Les croyants disent, qu’en se tournant vers un Dieu consolateur connu, ils en furent, un jour, illuminés ; les agnostiques sont illuminés par le mystère de l’homme et se mettent à vénérer un Dieu créateur inconnu.

Je me sens proche de ceux qui, face à un problème, en extraient un mystère ; et je crois que le passage d’une solution à un problème est, lui aussi, signe d’une intelligence non-mécanique. Einstein n’y voit aucun avantage : « Les hommes négatifs trouvent un problème dans toute solution » - « Negative Menschen haben ein Problem für jede Lösung ». Les hommes positifs sont insensibles aux mystères.

Plus on creuse l’inimaginable harmonie de la matière inerte et l’impossible phénomène de vie, plus on est convaincu de la pré-existence d’un plan, d’un dessein, d’un divin algorithme. L’univers est une solution d’un mystère, dont nous ne connaîtrons jamais le Créateur. « L’Univers est l’expression d’une volonté inconnue »*** - Tsiolkovsky - « Вселенная есть выражение неизвестной воли ».

On ne peut formuler aucune idée sérieuse, sans parler de dogmes, au sujet de Dieu ou d’une déité quelconque, bien que l’Univers et la vie soient, de toute évidence, des œuvres divines ; le Créateur restera à jamais un Grand Inconnu.

L’arbre sans variables, qu’il soit littéraire, sentimental ou métaphysique, est stérile, dogmatique et équivaut à un tas de branches mortes, reliées par des ficelles. Comment ne pas penser à l’arbre métaphysique de Descartes, ayant pour but principal – une preuve de l’existence de Dieu !

Voir des miracles jusque dans la matière inerte, sans parler du plus mystérieux des miracles, la vie, – telle est le regard du poète sur le monde, il en est, intuitivement, amoureux, excité. Le philosophe, qui, devant le monde, doit être poète, est mû par la vénération, par la foi, par l’étonnement. Quant au Créateur, le poète prie, en mélodies verbales ou spirituelles, devant Ses créatures ; le philosophe hisse Sa création dans les hautes sphères de la pensée. Ils sont religieux tous les deux, mais loin de tout temple, érigé par des hommes.

Un espace infini te sépare de ta mort : « Face à la vie et la mort, tu dois rester avec la plus proche » - Machado - « En caso de vida o muerte se debe estar con el más prójimo » - il n’y a pas de choix, tu resteras avec la vie jusqu’à ton dernier souffle. À la vie s’oppose le rêve, mais rien ne s’oppose à la mort.

Partout notre regard perçoit le divin, mais jamais il ne perçoit Dieu. Et toute tentative de le concevoir, étant, inévitablement, un mensonge, est vouée à l’échec.

Dieu est affaire de l’esprit, qui est le seul à pousser le savoir jusqu’aux miracles de la Création. Quand l’âme ou le cœur s’en mêlent, ils nous rendent fanatiques ou éberlués ; ils ne connaissent que la solitude, impensable en tant que séjour de Dieu et dont nous tire l’esprit communicateur.

La mélancolie est plus proche de l’espérance que du désespoir ; et puisque toute poésie noble est mélancolique, Cioran a tort : « Entre la poésie et l’espérance, l’incompatibilité est complète ».

Toutes les tares de ce monde : tu devrais en réduire l’importance à celle d’un fait divers ; tes dégoûts terrestres ne devraient pas entacher la pureté de tes admirations et vénérations que tu voues à la création céleste, aussi bien divine qu’humaine. Celui qui vit de mystères ne devrait pas s’attarder dans des solutions.

Il y a des choses qui portent la beauté de la Création divine, et il y a des concepts que savent manipuler des ploucs ou des machines. Donc, manier certains concepts terrestres peut être plus bête que de contempler certaines choses célestes.

De quoi ou de qui pourrais-je me réclamer ? Je sens la distance avec tout et avec tous. Une singularité, un point de discontinuité, une planète unique autour d’une étoile unique, la mienne.

Se chercher ou se fuir sont des ambitions d’une même naïveté : on se trouve par le hasard de la création et l’on est indécollable de son soi, surtout de celui qui est inconnu.

Dans prier, il y a du désir, donc de l’élan ; et peut-être ce que j’appelle élan vers une étoile, vers une cible inaccessible n’est autre que la prière, surtout avec une inaccessibilité en hauteur, au-dessus de la vie, ce qui fait de l’élan – un rêve.

En temps de détresse physique, la foi héréditaire peut servir de ferveur et jamais – de consolation ; celle-ci n’apaise que les détresses immatérielles – la lente extinction de nos rêves fervents.

C'est bien en chair qu'ils nous promettent le salut, mais est-ce dans l'os, le muscle ou la cervelle, c'est à dire dans la forme, la force ou la mémoire ? Ou bien dans la bile, la larme ou la sueur ?

En tant que lumière, Dieu est bien définitivement mort ; Il est de plus en plus vivant, en tant qu’ombres de la matière et des esprits.

Tout animal est un témoignage de son origine divine, puisque il est porteur d’une vie, rationnellement impossible ; mais c’est seulement la conscience, qui nous rend, nous les hommes, des Dieux-Créatures créées par le Dieu-Créateur, - la conscience du monde, de la vie, et surtout – du Bien, du Beau et du Vrai, la conscience d’être une bête d’action et un ange de création.

Ceux qui prennent trop au sérieux ce qui est proche sont rarement compétents en ce qui relève du lointain ; c’est pourquoi les sceptiques, disant non à ce monde (proche), sont aussi mesquins que sont bas leurs opposants, dans cette perspective, les esclaves, disant oui à leurs maîtres (proches).

Les dieux antiques rivalisent de puissance brutale ; le Christ est le premier à chanter l’hymne de l’impuissance noble. Le déshonneur traditionnelle de la force ; l’honneur révolutionnaire de la faiblesse.

Cioran communique avec des écrivains et piétons, Valéry – avec des philosophes et scientifiques, Nietzsche – avec Dieu. Mais leurs discours sont si individués qu’on aurait pu interchanger leurs interlocuteurs, sans qu’on s’en aperçoive.

Je ne suis moi-même que dans mes commencements (mon éternel retour spatial !) ; c’est là que me rencontre mon soi inconnu ; tout enchaînement m’éloigne de moi-même et me sépare de mon soi inconnu.

Le détachement oriental ensorcelé, comme l’attachement occidental calculé, sont des chimères mécaniques, avec des leviers défaillants : on se détache, par l’esprit, de l’inessentiel ; on s’attache, par l’âme, à l’essentiel – les organes respectifs font défaut des deux côtés.

Jésus, en multipliant les pains et les poissons, applique l’appel des Romains – Panem et circenses, puisque, à l’âge classique on appelait les idées, qui sont un genre de jeu, – poissons.

Le Créateur a muni la Nature de miracles, que l’homme est totalement incapable de produire. Seul un artisticule niais peut viser l’imitation de la Nature. Il faut suivre l’appel inarticulé de son propre soi inconnu.

Ne pas se poser la question : Qui lira ceci ? (Quis leget haec ? - Diderot), mais s’inspirer de la réponse, prétentieuse mais, surtout, contraignante : Je m’adresse à Dieu.

La croyance ne peut être justifiée que par la reconnaissance des mystères ; ceux-ci peuvent être soit hérités des générations passées en tant que superstitions religieuses ou idéologiques, soit constatés par une intelligence personnelle et profonde. Dans le premier cas, la croyance se substitue, bêtement, à la réalité ; dans le second, elle complète, harmonieusement, la réalité par le rêve, celui d’un monde impossible, cet exploit inexplicable d’un Créateur génial et cachottier.

Adresser ton écrit à tes collègues est la même profanation qu’envoyer ta prière à un jury ; d’ailleurs, l’écrit, plus que la prière, devrait se vouer à l’ouïe de Dieu.

Savoir ou croire, la lumière ou les ombres, la science ou l’art – le premier membre de ces dyades contient, évidemment, infiniment plus d’intelligence, de rigueur, de sérieux. La seule lumière, dont se sert l’homme, créateur et artiste, provient de sa raison (même si celle-ci ne fait que refléter une lumière reçue d’ailleurs) ; son âme la projette sous la forme des belles ombres. Renoncer à la raison, comme le réclament les religions révélées, c’est nous condamner aux ténèbres.

Il est certain que la première bestiole monocellulaire contenait déjà l’algorithme qui menait au miracle de nos cinq sens physiologiques, d’épines des roses ou du hérisson, de coloration des fleurs et des papillons. Aucune théorie évolutionniste n’apporte la moindre explication de tous ces miracles. Aucun modèle statistico-biologique ne peut étaler l’évolution réelle sur l’échelle de ces quelques misérables milliards d’années. Et je ne parle même pas de nos trois facultés divines – le Bien, le Beau, le Vrai, vrillées dans notre conscience d’une façon fascinante et inexplicable.

On peut s’étonner du Vrai, admirer le Beau, mais on ne peut aimer que le Bon. Et il semblerait que seul Dieu fût bon (on voit les fruits mystérieux de Ses actes, tandis que tous nos actes sont transparents et entachés du Mal). Donc l’appel du Christ de haïr (je soupçonne que le vrai sens fut – ne pas aimer !) nos proches (notre corps, donc) et même notre propre âme (porteuse du Beau) n’est pas si cruel que ça. L’amour, en particulier celui de nos mères – dans les deux sens ! - est divin, donc il n’est pas exclu par cet impératif, à première vue trop catégorique.

Je veux que mon écrit ait le même poids sur les balances du futur et du passé. L’apport et le jugement du présent me sont indifférents.

Te dire que Dieu te contemple et même se dirige vers toi est plus sensé qu’imaginer que tu Le vois et t’en rapproches.

Être déiste : vénérer l’œuvre, belle, merveilleuse et mystérieuse, et tout ignorer de son Créateur, artiste inconnu.

On se rapproche des autres par des valeurs communes, tandis que mes appels à la fraternité partent de mes vecteurs personnels. Mais l’élan individuel, contrairement aux mythes nationaux, est incompatible avec le sacré qui est toujours collectif ; on ne peut l’imaginer sans lieu ni date. Alors je l’invente à l’échelle de notre planète, sans frontières, sans l’Histoire. Heureusement, la Terre est bourrée de mythes de la Création divine.

En tout point de notre planète, sans même parler des êtres vivants, on trouve des preuves d’une provenance ou d’un dessein divins, mais on ne trouve aucun indice du Cachottier, auteur de ces merveilles. « Nulle part, tu ne vois le Créateur, mais tu vois partout des créations divines » - F.Schlegel - « Gott erblicken wir nicht, aber überall erblicken wir Göttliches ».

La réalité pèse lourd ; l’orbite du rêve doit atteindre une grande hauteur, pour se dégager du poids du réel. La grâce du rêve le doit à la faiblesse de la pesanteur de la réalité.

Ta Bête ne quitte jamais la Terre ; ton Ange, horrifié par la platitude terrestre, chute souvent de son séjour céleste et connaît la proximité défiante de la Bête. De retour dans sa demeure naturelle, son sommet solitaire, l’Ange ne voit ni ne connaît plus que le lointain, où s’impatientent, sur leurs sommets, d’autres anges, au-dessus d’autres bêtes. « Au Ciel, un ange n'a rien d'exceptionnel » - B.Shaw - « In heaven an angel is nobody in particular » - les anges ne forment ni troupeaux ni meutes, dans lesquels se vautrent les bêtes.

Tout ce qui est à la portée de tes sens ou de ton esprit finit par revêtir le grade de paisible évidence ; seul le lointain dans ton regard – sur Dieu, l’amour, le mystère – préserve tes extases indéfendables. Et Socrate a la vue terre-à-terre : « Le vent renforce la flamme, et la proximité - l’attraction ».

La proximité de l'autre est un moyen ; le but, c'est s'éloigner de la vie, pour la prendre de haut, à son grand dam.

La gravitation, dans le réel, est aussi mystérieuse, et donc divine, que la beauté, dans le rêve. La pesanteur et la grâce sont l’œuvre d’un même Créateur tout-puissant et omni-absent.

Aucune marche vers l’infini ne t’en rapproche sur terre ; mais tu t’en fusionnes au ciel par ton élan, immobile, ailé et fidèle.

Tant de définitions farfelues de ces termes ‘métaphysiques’ – Grâce et Créateur. Je dirais que la grâce est toute sortie inexpliquée de l’inertie des Lois, et le Créateur est l’auteur anonyme de nos trois hypostases : le Bien mystérieux, le Beau inutile, le Vrai universel. Mais les attribuer à Dieu : « L'âme, le cœur et l'esprit, c'est la trinité qui est dans l'unité de l'homme comme dans l'unité de Dieu » - Hugo – est un anthropomorphisme gratuit.

Le point de mire de tes émotions, de tes images, de tes idées doit rester inaccessible, pour que celles-ci se trouvent dans un état suspendu, inachevé, réduit aux commencements et aux élans.

L’alternative de la trace s’appellerait aura ; un lointain majestueux remplaçant la familiarité d’une proximité. « La trace est l’apparition d’une proximité ; l’aura – celle d’un lointain » - Benjamin - « Die Spur ist Erscheinung einer Nähe. Die Aura ist Erscheinung einer Ferne ».

La hauteur du regard est doublement bénéfique – elle égalise tous les actes sans créateur et divinise toute créature et toute création. « Bénie soit l’âme qui s’élance vers la hauteur, pour percevoir toute chose dans sa divinité » - Maître Eckhart - « Selig ist die Seele, die sich hinüberschwingt, um alle Dinge in der bloßen Gottheit zu empfangen ».

Les vrais croyants ne s’agglutinent pas et restent solitaires dans leurs vénérations et admirations devant l’œuvre du Créateur, inconnu et inconnaissable, génial dans le Vrai, sensible au Beau, mystérieux dans le Bien. Mais ces croyants sont entourés par deux clans de superstitieux : ceux qui pensent que Celui-la descendait, un jour, sur l’Olympe, Jérusalem ou l’Himalaya, et ceux qui réduisent les miracles de l’Univers aux collisions de particules élémentaires.

Le Créateur a muni notre conscience de ses trois facettes proprement divines – l’esprit, pour croître dans le vrai, l’âme, pour créer dans le beau, le cœur, pour croire dans le bon. Le vrai nous approfondit, le beau nous élève, le bon … - le bon, après le désenchantement fatal de sa traduction en actes, cherche, fébrilement, à remplir le vide ainsi créé – c’est ainsi que naît le sacré - religieux, tribal ou mystérieux.

La vraie proximité naît dans le lointain.

Ni le doute ni les certitudes n’apportent quoi que ce soit à l’appréhension du divin. Seuls les yeux éberlués, enivrés, face aux innombrables miracles de la Création, alimentent le sobre esprit, qui s’avoue impuissant, pour remonter aux origines du monde. Et c’est l’âme enthousiaste qui prend la relève, pour s’étonner, vénérer, admirer le Dessein incompréhensible.

Le dieu de Spinoza (que celui-ci, imperturbable, ne vénère même pas) est aussi loufoque que celui qui serait descendu, un jour, sur Terre, pour être entouré, ensuite, d’une vénération absurde et sincère. Le Dieu est dans le miracle réel de l’Univers et non pas dans la pseudo-logique ou dans la foi fanatique, toutes les deux imaginaires.

Dans la matière et dans l’esprit, tant de miracles réels, époustouflants et impossibles, dus à l’arbitraire divin ou à la liberté du vivant ; mais aux yeux tribaux, sans regard scrutateur ou créateur, il faut des miracles inventés, mensongers et primitifs. Au lieu d’une vénération de l’incompréhensible infini, ils se livrent à une adulation du transparent fini. La stupéfaction calculée d’Einstein ou la gratuité de la foi aveugle de Mauriac.

Ce qui te façonne, c’est la découverte, a posteriori, d’états d’âme, d’idées, de mélodies et même de faits, au passé, dont aucune prise de hauteur ne diminue les dimensions et même, souvent, les rehausse - la découverte du sacré.

La caresse fait de la proximité horizontale un lointain vertical, profond pour l’emphase et haut pour l’extase.

Le Créateur voulut que le monde des choses fût aussi merveilleux que le monde des idées. Par conséquence, il y a autant de chemins intéressants des choses aux idées (l’intellection) que des idées aux choses (la médiologie de R.Debray).

Nos sens esthétique et éthique portent, sans doute, quelques microscopiques traces d’une évolution naturelle, mais la beauté et l’harmonie fabuleuses de la matière, inerte et vivante, et la sensibilité inexplicable des esprits témoignent d’un prodigieux Dessein divin. Plus qu’un ingénieur, le Créateur fut un poète ! « Ce que nous appelons nature est un poème énigmatique, au sein d’une merveilleuse écriture »*** - Schelling - « Was wir Natur nennen, ist ein Gedicht, das in geheimer wunderbarer Schrift verschlossen liegt ».

Nous pouvons toujours améliorer nos pourquoi et nos pour quoi, mais nous n’atteindrons jamais leurs limites, qui appartiennent au Créateur.

La caresse n’est pas une approche physique, mais un moyen de jouir d’un lointain mystique, érotique ou poétique.

La matière existe dans l’espace-temps, et les esprits – dans les représentations. Les esprits ne sont connus que par leurs traductions en actes, actes physiques (qui rejoignent la matière) ou langagiers (qui peuvent rester dans la sphère spirituelle). Je ne peux juger l’esprit des autres que par ses traductions ; je ne ressens le contact viscéral, conscient, qu’avec mon propre esprit que j’appellerai mon soi inconnu. Celui-ci est une œuvre divine, et, en tant que source de mon inspiration, il se trouve en voisinage immédiat avec Dieu, mon seul interlocuteur. Je m’adresse à mon semblable, au voisin de mon soi inconnu.

Comprendre le monde (et mon soi qui en fait partie) est une tâche scientifique, rationnelle, l’intelligence des représentations ; comprendre que le monde et mon soi sont des merveilles inconcevables est un élan irrationnel de la Foi en Créateur-magicien. Aujourd’hui, les philosophes ignares (car toujours hors toute science) s’occupent de la première activité, sans posséder l’intelligence requise (le bavardage sur les connaissances et la vérité leur suffit). Les têtes sensibles aux mystères de l’Univers s’inclinent, humblement, devant ce Dieu inconnu.

Entre la nécessité, dans le monde matériel, et la liberté, dans le monde du vivant, - aucun objectif commun. Le plus grand miracle de la Création est que la demeure des esprits est matérielle. Le démiurge de la matière et l’Auteur de l’esprit ne se connurent jamais ; le gnosticisme part du nombre, et le vitalisme – du Verbe, de l’Amour, de la Caresse, ces supports de la liberté.

La vraie introspection n’est ni verbale, ni idéelle, ni imaginative, mais mystique et n’envisage que ton soi inconnu. C’est la seule voie au bout de laquelle tu te rends compte de la présence émouvante du Créateur. « Lorsque je m’éveille à moi-même, je sens se déployer en moi la vie la plus splendide, et que je me sens un avec la divinité »*** - Plotin.

Pour les croyants, Dieu voit, entend, juge, pardonne, punit, récompense, souffre, se réjouit, s’approche, s’éloigne, aime, déteste, marche, prévoit, se montre, se cache, promet, s’impatiente… Des milliers de verbes non-crucifiés se pressent dans ce commencement paisible.

Tu ne sais jamais, dans les instants extatiques de ta communion avec le Créateur, s’Il t’est proche ou lointain. Quelque chose de semblable arrive aux amoureux : cette merveille que, dans leur folie décisive, la proximité extrême et l’extrême éloignement se fusionnent, l’illumination et les ténèbres se fraternisent. « Qui peut distinguer les ténèbres de la dernière proximité et du dernier éloignement entre deux êtres ! » - L.Salomé - « Wer ergründet das Dunkel der letzten Nähe und Ferne voreinander ! » - c’est l’illumination alliée qui t’aidera !

À la pesanteur de l’existence on peut opposer la légèreté qu’on se procure en constituant un trésor de l’inexistant. Et si c’était cela – la Grâce !

Croire en Créateur, c’est savoir que le parfum de la rose n’appartient pas à nos sens, mais à elle-même.

L’entretien de ta mémoire te protège contre l’oubli ou le présentisme. C’est le parcours périodique de la mémoire à long terme qui en reconstitue, renouvelle ou réinvente l’essentiel. L’esprit y introduit des évaluations, des causalités et des coordonnées, spatiales ou temporelles ; le cœur y repêche des remords et des hontes ; l’âme imagine la profondeur de tes fidélités ou la hauteur de tes sacrifices et fait fusionner la forme spirituelle avec le fond corporel. Le goût pour la noblesse et la caresse, dans l’idéel courant, se reconnaissant dans la misère et la violence du réel passé.

L’esprit divin introduit la perfection en pénétrant les univers minéral (les pierres précieuses), végétal (la rose), animal (le papillon). L’esprit mathématique humain (re)découvre cette grâce en formalisant l’universel ; l’esprit musical humain la (re)crée en se focalisant dans le particulier. Ces talents, conscients dans le premier cas et inconscients – dans le second, s’appellent génies.

Les enthousiastes et les croyants ont le même besoin de vénérer, l’en-deça pour les premiers, et l’au-delà – pour les seconds. Les premiers finissent par être déçus par le savoir, l’intelligence, la noblesse des auteurs autrefois vénérés ; il ne leur restera que le respect du style et de l’ironie. Les seconds se transforment en grenouilles de bénitiers ou en adeptes des sectes asiatiques.

Dans la création se manifeste, étonnamment, la Trinité du Dieu chrétien : le talent, la noblesse, l’intelligence, correspondant à Dieu le Père, son Fils, l’Esprit Saint. La suite numérique humaine alignerait la solitude, l’amour, la création. Et pour aller jusqu’au chiffre 6, on peut songer au sang que firent couler la croix et les étoiles à 5 ou 6 branches.

De trois domaines possibles de l’existence – réalité, représentation, langage - Dieu n’existe que dans les deux derniers.

Dieu exista, à l’instant de la Création (avant que n’apparaissent le temps et l’espace) ; Il ne vécut donc jamais et donc Il n’est pas mort. Inexistant au présent, Il nous chagrine par Son absence, puisque Ses créatures restent sans pourquoi.

Devant mon soi inconnu, je suis le plus pieux des incroyants.

Qu'est-ce que le moi ? - le seul point de rencontre entre le plus proche et le plus lointain, le problème à égale distance entre l'évidence du mystère astral et la perplexité de sa solution corporelle.